Vie et opinions de Tristram Shandy/4/51

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 142-145).



CHAPITRE LI.

Trim succombe.


» Jusques-là, continua le caporal, j’avois résisté à l’amour ; ou plutôt je lui avois échappé et j’aurois continué ainsi jusqu’au bout, si la providence n’en avoit décidé autrement. — Mais qui peut éviter sa destinée ? »

» C’étoit un dimanche après midi, comme je le disois à monsieur.

» Le vieillard et sa femme étoient sortis.

» Il n’étoit resté personne dans la maison ni dans la cour ; — pas un chien, pas un chat, pas un canard.

» Tout y étoit tranquille et calme comme à minuit.

» Je vis entrer la belle béguine.

» — Ma blessure commençoit à se guérir ; l’inflammation avoit disparu, mais il lui avoit succédé une démangeaison, surtout au-dessous et au-dessous du genou, qui m’étoit insupportable, et qui m’empechoit de fermer l’œil de toute la nuit. »

« Laissez-moi voir l’endroit, dit-elle, en s’agenouillant tout contre mon lit, et soulevant le drap pour visiter la plaie, — cela ne demande dit la béguine qu’à être un peu gratté. — Aussitôt ayant ramené la couverture par-dessus, elle commença à gratter le dessous de mon genou avec le premier doigt de la main droite, qu’elle avoit passée sous la flanelle qui enveloppoit tout l’appareil.

» Au bout de cinq ou six minutes, je sentis légèrement le bout de son second doigt qui arrivoit, et qui peu-à-peu se plaça à côté de l’autre ; elle, continuant toujours de gratter. — Il commença à me venir en pensée que je pourrois bien devenir amoureux. Je rougis en voyant l’extrême blancheur de sa main. — Je puis bien dire à monsieur que de ma vie je ne verrai une main aussi blanche. —

» Du moins à la même place, dit mon oncle Tobie. »

Quoique ce fût la chose du monde la plus sérieuse pour le caporal, il ne put s’empêcher de sourire.

« La jeune béguine, continua-t-il, voyant que de me gratter avec deux doigts me faisoit le plus grand bien, commença à me gratter avec trois ; jusqu’à ce qu’enfin le quatrième doigt et puis le pouce, vinrent se placer à côté des autres ; et alors elle me gratta avec toute sa main. — Je n’ose plus rien dire sur les mains depuis que monsieur m’a plaisanté ; mais en vérité celle-là étoit plus douce que du satin. —

» Vante-la tant qu’il te plaira, Trim, dit mon oncle Tobie, je t’assure que je t’écoute avec le plus grand plaisir. » Le caporal remercia son maître ; mais n’ayant rien de nouveau à dire sur la main de la béguine, il en vint à ses effets.

« La belle béguine, dit le caporal, continua de me gratter avec toute sa main au-dessous du genou. — Je craignis à la fin que son zèle ne vînt à la fatiguer. — Bon Dieu ! dit-elle ! j’en ferois mille fois plus pour l’amour de Jésus-Christ. — En disant cela elle glissa sa main par-dessous la flanelle jusqu’au dessus du genou, où j’avois senti aussi de la démangeaison ; et là elle recommença à gratter.

» Je commençai alors à m’apercevoir tout de bon que je devenois amoureux.

» Comme elle continuoit à gratter, je sentis l’amour, qui, de dessous sa main, se répandoit dans toutes les parties de mon corps.

» Plus elle grattoit, plus ses grattemens étoient prolongés, et plus le feu s’allumoit dans mes veines ; — jusqu’à ce qu’enfin deux ou trois grattemens ayant duré plus longtemps que les autres, mon amour se trouva à son comble. Je saisis sa main… » —

« Eh bien ! Trim, dit mon oncle Tobie, tu la portas à tes lèvres, et tu fis ta déclaration ? . . . . . . . . . . . » —

Il importe peu de savoir si les amours de Trim se terminèrent précisément de la manière que mon oncle Tobie avoit imaginée. Il suffit qu’on y trouve l’essence de tous les amours de roman qui aient jamais été écrits depuis le commencement du monde. —