Vie et opinions de Tristram Shandy/4/62

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 165-169).



CHAPITRE LXII.

Les deux amours.


« Les anciens, dit mon père, ont reconnu, frère Tobie, deux sortes d’amour, très-distinctes l’une de l’autre, suivant la partie du corps où elles prennent naissance, la cervelle ou le foie. Ainsi, quand un homme devient amoureux, il doit considérer où est le siège du mal. » —

« Et qu’importe, frère Shandy, répliqua mon oncle Tobie, qu’importe d’où l’amour vienne, quand on ne veut que se marier, aimer sa femme, et lui faire quelques enfans ? » —

« Quelques enfans, s’écria mon père, en sautant de sa chaise les yeux fixés sur ma mère, et passant brusquement entre son fauteuil et celui du docteur Slop ! — Quelques enfans, s’écria mon père, en répétant les mots de mon oncle Tobie, et continuant à se promener avec agitation ! »

« Ce n’est pas, frère Tobie, dit mon père en revenant à lui, et se rasseyant derrière le fauteuil de mon oncle Tobie, — ce n’est pas que je fusse fâché de t’en voir une vingtaine ; au contraire, j’en serois charmé ; et j’aimerois chacun d’eux, Tobie, autant que si j’étois son père. »

Mon oncle Tobie passa sa main derrière sa chaise, sans être aperçu, pour serrer celle de mon père. —

Mon père prit la main de mon oncle Tobie. —

« Bien plus, mon cher frère, continua mon père, — formé comme tu l’es de tout ce qu’il y a de plus doux dans la nature humaine, ayant si peu de ses aspérités, c’est une pitié que la terre ne soit pas toute peuplée d’habitans qui te ressemblent. — Et si j’étois monarque d’Asie, ajouta mon père, en s’échauffant pour ce nouveau projet, je t’obligerois (pourvu que la chose ne fût pas au-dessus de tes forces, et ne desséchât pas trop promptement ton humide radical, — pourvu enfin que cet exercice ne fît aucun tort à ton imagination ni à ta mémoire, ce qui arrive quand on s’y livre inconsidérément) oui, frère Tobie, je te procurerois les plus belles femmes de mon empire, et je t’obligerois, nolens et volens, de me faire un sujet tous les mois. » —

« Tous les mois, dit ma mère, en prenant une prise de tabac ! » —

« Je ne voudrois pas, dit mon oncle Tobie, faire un enfant, nolens et volens, ce qui signifie, je crois, que je le voulusse ou non, pour plaire au plus grand prince de la terre. » —

« J’avoue, dit mon père, qu’il y auroit de ma part un peu de cruauté à t’y contraindre. — Mais c’est une supposition que j’ai faite, frère Tobie, pour te montrer que ce n’est pas sur ton projet de faire des enfans (en cas que tu en sois capable) mais sur les systèmes que tu as sur l’amour et le mariage, que je veux te redresser. »

« Mais, dit Yorick, il y a beaucoup de raison et de bons sens dans l’opinion que le capitaine Shandy se forme de l’amour ; et dans les heures perdues de ma vie, dont je rendrai compte un jour ; j’ai lu beaucoup de poètes et de rhéteurs, desquels je n’aurois jamais pu en extraire autant. » —

« Je voudrois, Yorick, dit mon père, que vous eussiez lu Platon, il vous auroit appris qu’il y a deux amours. — Je sais, dit Yorick, qu’il y avoit deux religions parmi les anciens ; l’une pour le peuple, et l’autre pour les savans. Mais je pense qu’un seul amour pouvoit suffire aux uns et aux autres. — Point du tout, dit mon père, et par les mêmes raisons ; — car de ces deux amours, suivant le commentaire de Ficinus sur Velasius, l’un est spirituel, l’autre est matériel.

» Le premier est le plus ancien, n’a point eu de mère, et n’a rien à démêler avec Vénus ; le second est engendré de Jupiter et de Dioné. » —

« De grâce, frère, dit mon oncle Tobie, qu’est-ce qu’un homme qui croit en Dieu a besoin de tout cela ? » Mon père ne s’arrêta point à lui répondre, de crainte de perdre le fil de son discours. —

» Ce dernier, continua-t-il, participe entièrement de la nature de Vénus.

» Le premier est la chaîne d’or qui lie le ciel à la terre, c’est lui qui nous excite à l’amour héroïque, lequel renferme et fait naître le désir de la philosophie et de la vérité ; le second excite seulement le désir. » —

« Je crois, dit mon oncle Tobie, que la procréation des enfans est bien aussi utile au monde, que la découverte des moyens de déterminer les longitudes en mer. » —

« Il est certain, dit ma mère, que l’amour entretient la paix dans le monde. » —

« Et qu’il la détruit dans les familles, s’écria mon père. » —

« C’est lui qui peuple la terre, dit ma mère. » —

« et qui dépeuple le ciel, dit mon père. » —

« C’est la virginité, dit Slop d’un air triomphant, qui peuple le paradis. » —

« Propos de nonne, répliqua mon père. » —