Vie et opinions de Tristram Shandy/4/69

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 190-192).



CHAPITRE LXIX.

Amours de Tom et de la Juive.


« La place de Tom lui valoit de l’argent, et lui donnoit peu de besogne. — Le climat de Lisbonne est chaud. — C’est ce qui lui donna la fantaisie de se marier. »

« Or, il arriva vers ce temps-là qu’un Juif, qui vendoit des saucisses dans la même rue où Tom demeuroit, tomba malade d’une rétention d’urine, et mourut. Sa veuve resta en possession d’une boutique bien achalandée ; et, comme à Lisbonne, ainsi qu’ailleurs, chacun est pour soi, Tom pensa qu’il n’y auroit point de mal d’aller se présenter à la veuve, pour lui offrir d’aider à continuer son commerce. »

« Tom en conséquence, se décida à l’aller trouver. — Il pensa d’abord comment il se feroit annoncer chez elle. — La manière la plus simple étoit de feindre d’y aller acheter une aune de saucisses ; ce fut celle qu’il choisit. Et voici comme il raisonnoit ;

» Si je suis mal reçu, il ne m’en coûtera jamais qu’une aune de saucisses, et le malheur n’est pas grand. — Si au contraire les choses tournent bien, je puis gagner, non-seulement une aune, mais une boutique entière de saucisses, et une femme par-dessus le marché. »

« Toute la maison, du plus grand jusqu’au plus petit, souhaita à Tom un heureux succès, et il partit. — Sauf le respect de monsieur, je m’imagine le voir en veste et culottes de bazin, le chapeau sur l’oreille, — marchant légèrement dans la rue, agitant sa canne en l’air, — souriant et abordant d’un air gai tous ceux qu’il rencontroit. — Mais, hélas ! Tom, tu ne souris plus ; tu ne souriras plus, s’écria le caporal en détournant la tête, les yeux fixés à terre, comme s’il eût apostrophé son frère au fond de son cachot. — » —

« Pauvre garçon, dit mon oncle Tobie, d’un air touché ! » —

« Je puis bien dire à monsieur, dit le caporal, que c’étoit le meilleur garçon, et le plus honnête qu’on eût jamais vu. » —

« Il te ressembloit donc, Trim, répliqua vivement mon oncle Tobie ! »

Le caporal rougit jusqu’au bout des doigts.

— L’embarras de l’homme modeste qui s’entend louer, — la reconnoissance d’un serviteur affectionné que son maître exalte, — la douleur d’un frère sensible au souvenir d’un frère malheureux, — tout cela se peignit à-la-fois sur le visage du caporal, et les larmes coulèrent le long de ses joues.

Ce spectacle émut mon oncle Tobie. Il prit le caporal par son habit, qui avoit été celui de Lefèvre, et s’appuya sur lui, en apparence, pour soulager sa jambe boiteuse, mais réellement pour donner au caporal une nouvelle marque de bonté. — Il resta en silence une minute et demie ; ensuite, il retira sa main, et le caporal s’inclinant, reprit l’histoire de son frère Tom et de la veuve du juif.