Vie et opinions de Tristram Shandy/4/7

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 17-24).



CHAPITRE VII.

Histoire de l’abbesse des Andouillettes.


L’abbesse des Andouillettes, dont le couvent est situé dans ces montagnes qui séparent la Bourgogne de la Savoie, comme on peut le voir dans les nouvelles cartes de l’académie des sciences de Paris, — l’abbesse des Andouillettes se trouvoit en danger d’un anchylose au genou, la sinovie s’en étant desséchée par son assiduité à de trop longues matines.

Vainement elle avoit tenté tous les remèdes. — Premièrement des prières et des actions de grâces à Dieu. — Puis des neuvaines, d’abord à tous les saints indistinctement, ensuite à chaque saint dont le genou avoit été anchylosé avant le sien. — Les neuvaines n’opérant pas, elle avoit eu recours à toutes les reliques du couvent, et principalement à l’os de la cuisse du boiteux de Lystra. — On appliquoit tour à tour chaque relique sur le mal ; on passoit dessus le rosaire en croix, et enveloppoit le tout avec le voile de madame, qui se mettoit au lit dans ce saint appareil.

Enfin, lasse de tant d’essais inutiles, madame s’étoit livrée au bras séculier. — Il falloit voir combien d’huiles et de graisses émollientes, — combien de fomentations adoucissantes et résolutives, — combien de frictions anodines ! — Tantôt des cataplasmes de mauve, de guimauve et de bonhenry, auxquels on ajoutoit des oignons de lys et du sénégré ; — tantôt la vapeur de certains bois, dont on dirigeoit la fumée sur la cuisse de madame, qui tenoit dessus son scapulaire en croix ; — tantôt enfin des décoctions de chicorée sauvage, de cresson d’eau, de cerfeuil de cochléaria et de myrrhe. —

Mais tous les remèdes furent sans effet, et la faculté décida enfin que l’on essayeroit des eaux thermales de Bourbon. — On obtint au préalable du révérend père visiteur les permissions nécessaires, et tout fut ordonné pour le voyage.

Marguerite, novice d’environ dix-sept ans, qui, pour avoir trempé son doigt trop fréquemment dans les cataplasmes bouillans de madame l’abbesse, avoit gagné un mal d’aventure, Marguerite, dis-je, avoit inspiré tant d’intérêt que, sans s’inquiéter d’une vieille religieuse perdue de sciatique, et que les bains de Bourbon auroient peut-être guérie radicalement, la petite novice fut choisie pour compagne de voyage.

Une vieille calèche, doublée de velours d’Utrecht verd, et appartenant à madame l’abbesse, revit le soleil après vingt ans d’obscurité. — Le jardinier du couvent fut créé muletier, et fit sortir les deux vieilles mules pour leur rogner les crins de la queue. — Deux sœurs converses s’employèrent l’une à reprendre les trous de la doublure, l’autre à recoudre les bords du galon jaune que la dent du temps avoit rongés. — Le garçon jardinier repassa le chapeau du muletier dans de la lie de vin chaud ; — et un tailleur versé dans le plein-chant, s’assit sous un auvent, en face de l’abbaye, pour assortir quatre douzaines de sonnettes pour les harnois, sifflant un air à chaque sonnette, à mesure qu’il l’attachoit avec une courroie.

Le maréchal et le charron des Andouillettes tinrent conseil sur les roues, et dès le lendemain à sept heures du matin, tout fut réparé, tout se trouva prêt, et fut rendu à la porte du couvent. — Deux files de malheureux y étoient rassemblées une heure auparavant.

L’abbesse des Andouillettes, soutenue par Marguerite, sa novice, s’avança lentement vers la calèche, toutes deux vêtues en blanc, avec leurs rosaires noirs pendant sur leur poitrine.

Il y avoit dans ce contraste de couleurs, je ne sais quoi de modeste et de solemnel.

Elles montèrent dans la calèche. — Les religieuses, dans le même uniforme (doux emblème de l’innocence !) se tinrent à leurs fenêtres, et quand l’abbesse et Marguerite levèrent les yeux sur elles, chacune, la pauvre religieuse à la sciatique exceptée, — chacune relevant le bout de son voile avec sa main de lys, envoya le dernier baiser et le dernier adieu. — La bonne abbesse et Marguerite croisèrent saintement leurs mains sur leur poitrine, — levèrent les yeux au ciel, — les portèrent sur les religieuses, — et ce double regard vouloit dire : Dieu vous bénisse, mes chères sœurs !

Je déclare que cette histoire m’intéresse. — J’aurois voulu être là. —

Le jardinier, que désormais j’appellerai muletier, étoit un bon compagnon trapu, carré, de joyeuse humeur, aimant à jaser, et surtout à boire. — Les pourquoi et les comment de la vie ne le troubloient nullement. — Il avoit sacrifié un mois de ses gages pour se procurer un outre, ou tonneau de cuir qu’il avoit rempli du meilleur vin de l’endroit, placé derrière la calèche, et couvert d’une grosse casaque brune, pour le garantir du soleil.

Le fouet résonne, — les mules s’ébranlent, — on part, — on est parti. —

Il faisoit chaud. — Le muletier qui ne craignoit pas de se fatiguer, alloit et venoit sans cesse autour de la voiture, rarement sur sa mule, et presque toujours à pied. — Il avoit à combattre l’occasion et le penchant. — Il n’en falloit pas tant pour le faire succomber. — Bref, il tomba si souvent sur l’arrière-garde des équipages, il fit tant d’allées et de venues, qu’avant la moitié de la journée tout le vin de l’outre s’étoit enfui, sans qu’il s’en fut perdu une seule goutte.

L’homme est un animal d’habitude. — Il avoit fait tout le jour une chaleur étouffante ; — la soirée étoit délicieuse, — le vin du pays excellent. Le coteau de Bourgogne qui le produisoit étoit escarpé. — Au pied de ce coteau, à la porte d’une cabane fraîche, pendoit un petit bouchon séduisant, dont la vue réveilloit le désir. — À travers le feuillage murmuroit un doux bruit qui sembloit dire : Venez, venez beau muletier. Muletier altéré, entrez ici.

Le muletier étoit enfant d’Adam. Ce seul mot le désigne assez. — Il donna un bon coup de fouet à chacune de ses mules, en regardant l’abbesse et Marguerite, comme pour leur dire me voilà. — Il donna un second coup de fouet, comme pour dire à ses mules allez toujours. — Et s’échappant par derrière, il se glissa dans le cabaret qui étoit au pied de la montagne.

Le muletier, tel que je l’ai dépeint, étoit un bon vivant, sans soucis, sans affaires, songeant peu au lendemain, et ne se souciant guère de ce qui avoit été avant lui, ou de ce qui seroit après. — Pourvu qu’il eût avec du vin, un visage à qui parler, il étoit content. — Il entra aussi-tôt en conversation ; et tout en buvant chopine, il se mit à raconter à l’aubergiste comme quoi il étoit jardinier en chef du couvent des Andouillettes, etc. — et comment, par amitié pour madame l’abbesse et pour mademoiselle Marguerite, laquelle n’étoit encore qu’à son noviciat, il les avoit amenées depuis les frontières de la Savoie. — Comment madame avoit gagné une enflure au genou par l’excès de sa dévotion ; — et comment, lui jardinier, avoit fourni une légion d’herbes pour adoucir cette tumeur ; mais le tout en vain ; — et que, si les eaux de Bourbon ne guérissoient pas cette jambe, madame pourroit bien boiter de l’autre avant qu’il fût peu. —

Tandis que le muletier brochoit ainsi son histoire, il en oublioit l’héroïne, — et avec elle, la petite novice, — et avec la novice, les deux mules ; ce qui étoit pis que tout le reste.

Or, les mules sont des animaux qui n’ont pas été assez bien traités par leurs parens, pour se croire tenues à la reconnoissance envers le public. — Privées d’une faculté commune aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ne pouvant s’acquitter envers la nature, ni se rendre utiles aux générations à venir, — elles servent la générations présente du pis qu’elles peuvent ; allant, venant, tramant, montant, descendant, plus souvent à leur fantaisie qu’à celle de leur conducteur. — C’est ce que les philosophes et les moralistes n’ont jamais bien considéré ; et comment le pauvre muletier, du fond de son cabaret, s’en seroit-il douté ? — Il n’y songea pas le moins du monde. — Mais il est temps que nous y songions pour lui. Laissons-le donc au milieu de son élément, le plus heureux et le plus insouciant des mortels ; et occupons-nous un moment des mules, de l’abbesse et de la douce Marguerite.

Par la vertu des deux derniers coups de fouet, les deux mules suivant tranquillement leur chemin, avoient à-peu-près atteint la moitié de la montagne, quand la plus âgée, qui étoit maligne comme un vieux diable, jetant un coup-d’œil par derrière au bout d’un angle, n’aperçut point de muletier.

« Par ma figue, dit-elle en jurant, je n’irai pas plus loin. — Et si je fais un pas de plus, dit l’autre, je consens qu’il fasse un tambour de ma peau. — »

Les deux mules s’arrêtèrent d’un commun accord. —