Vie et opinions de Tristram Shandy/4/71

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 195-198).



CHAPITRE LXXI.

Les saucisses.


» Tom qui n’avoit rien à démêler avec la négresse, passa dans la chambre qui étoit au-delà de la boutique pour parler à la veuve du juif — de son amour… et de son aulne de saucisses. — C’étoit, comme je l’ai dit à monsieur, un garçon honnête et de joyeuse humeur, et il portoit ce caractère écrit sur toute sa personne. Il prit donc une chaise, il se plaça près d’elle et contre la table, et s’assit sans plus de cérémonie, mais avec la plus grande politesse. »

« Pour un galant, c’est la plus sotte chose du monde, s’il m’est permis de le dire à monsieur, que de débuter auprès d’une femme qui fait des saucisses. — En effet, quelle fleurette lui conter ? — Tom débuta gravement, en demandant d’abord à la veuve comment se faisoient les saucisses, — quelle espèce de viande, quelles herbes, quelles épices y entroient. — Ensuite, d’un ton un peu plus gai, avec quels boyaux, — si les plus gros étoient les meilleurs, — s’ils ne crevoient jamais, — etc. ? Ayant seulement l’attention de rester plutôt en arrière que de trop s’avancer, et de ne rien risquer sans être à-peu-près assuré du succès. » —

« C’est pour avoir négligé cette précaution, Trim, dit mon oncle Tobie en s’appuyant sur l’épaule du caporal, que le comte de la Motte perdit la bataille de Wynendale. Il s’avança imprudemment dans le bois ; et sans cela Lille ne seroit pas tombé dans nos mains, non plus que Gand et Bruges, qui suivirent son exemple. L’année étoit si avancée, continua mon oncle Tobie, et la saison devint si mauvaise, que si les choses n’avoient pas tourné comme elles firent, nos troupes auroient péri en pleine campagne. » —

« Mais, dit Trim, ne seroit-ce pas que les batailles, ainsi que les mariages, sont écrites dans le ciel ? »

Mon oncle Tobie rêva.

Sa religion l’engageoit à dire d’une façon. — Sa haute idée de l’art militaire le poussoit à dire d’une autre. — Ne pouvant les accorder ensemble, mon oncle Tobie préféra de ne rien dire ; et le caporal acheva son histoire.

« Tom, s’apercevant qu’il gagnoit un peu de terrein, et que tout ce qu’il avoit dit sur les saucisses avoit été bien reçu de la belle, se hasarda à lui offrir de l’aider un peu. D’abord il prit l’entonnoir, et le tint, pendant que la veuve avec son pouce faisoit entrer la viande dans le boyau ; ensuite il coupa des attaches de longueur convenable, et les tint dans sa main pendant qu’elle les prenoit une à une ; — après cela il les mit dans la bouche de la veuve, où elle pouvoit les prendre selon le besoin ; — enfin, peu-à-peu il en vint à lier les saucisses à son tour, tandis que la veuve en tenoit le bout dans ses dents.

» Or, monsieur saura qu’une veuve tâche toujours de choisir son second mari entièrement différent du premier. — Si bien que l’affaire étoit d’à-moitié réglée dans l’esprit de la juive, avant que Tom eût parlé de rien.

» Elle feignit pourtant de vouloir se défendre, et se saisit d’une saucisse, mais Tom à l’instant se saisit d’une autre…

» Monsieur comprend bien que la veuve ne fut pas la plus forte.

» Elle signa la capitulation, Tom la ratifia, et l’affaire fut finie. »