Vie et opinions de Tristram Shandy/4/88

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 226-233).



CHAPITRE LXXXVIII.

Marie.


Ma foi quittons l’histoire aussi, s’il vous plaît. Car quoique j’aie eu la plus grande hâte d’arriver à cet endroit de mon ouvrage ; quoique je l’aie annoncé et que je le regarde encore comme le morceau le plus exquis que j’aie à donner au public, maintenant que m’y voilà, je voudrois que quelqu’un prît la plume et achevât l’histoire à ma place. Je vois toutes les difficultés qui se présentent, et je sens la foiblesse de mon talent. —

J’ai pourtant une petite ressource C’est que l’on m’a tiré cette semaine vingt-quatre onces de sang, à cause d’une fièvre terrible dont j’ai été attaqué en commençant ce chapitre ; de sorte qu’il me reste quelques espérance que ma cervelle se trouvant plus dégagée, mes vaisseaux moins tendus..... Dans tous les cas, une invocation ne sauroit nuire. Je m’abandonne donc entièrement à celui que j’invoque ; c’est à lui à m’inspirer ou à m’injecter ce qu’il croira de meilleur.


INVOCATION.


Aimable et doux génie, qui conduisis jadis la plume de mon ami Cervantes ; — toi qui te glissois par sa jalousie, et qui, par ta présence, changeois en un beau jour le crépuscule de sa retraite ; — toi qui versois le nectar des dieux à ce charmant auteur qu’ils avoient animé de leur esprit ; — toi enfin qui le couvris de tes ailes pendant qu’il traçoit le portrait de Sancho et de son aventureux maître, — et qui veillas constamment pour le défendre contre la pauvreté et les autres misères de cette vie ; — écoute-moi, je t’en conjure ! regarde, — vois ces culottes, — ce sont les seules que je possède ; et cette déchirure me fut faite à Lyon par un âne.

Vois mes chemises, — en quel état elles sont ! une partie en est restée en Lombardie ; je n’en ai rapporté que les débris ; je n’en avois que six, et une maudite blanchisseuse de Milan m’en a rogné cinq ; elle croyoit avoir ses raisons, — à la bonne heure. —

Cependant malgré ces accidens, malgré un fourreau de pistolet qui me fut volé à Sienne ; malgré deux œufs que l’on m’a fait payer cinq paules l’un à Raddicossini, et l’autre à Capoue, je ne trouve pas qu’un voyage de France et d’Italie soit une chose aussi effrayante que beaucoup de gens voudroient le persuader. Il y a par-ci par-là un peu de mal, mais ce n’est pas trop acheter le plaisir de parcourir ces campagnes riantes, que la nature semble étaler devant vous pour le plaisir de vos yeux. — Il est ridicule de penser que l’on vous présentera pour rien des voitures, que l’on expose à être brisées par vous et pour vous. — Ce sont les deux sols que vous donnez à cet homme qui graisse vos roues, qui le mettent en état d’avoir du beurre sur son pain. — Nous sommes en vérité trop exigeans. Eh quoi ! pour trente ou quarante sols que l’on vous demandera de trop pour votre souper et votre lit, votre philosophie sera déconcertée ! Qu’est-ce donc qu’un schelling et quelques sols ! Payez, — pour l’amour de Dieu et pour le vôtre ; payez, — et payez les deux mains ouvertes, plutôt que de laisser le mécontentement s’asseoir sur le front de votre belle hôtesse et de ses demoiselles, qui se tiendront d’un air affligé sur la porte de l’auberge au moment de votre départ. — D’ailleurs, mon cher monsieur, le baiser fraternel que chacune d’elles vous auroit donné, ne valoit-il pas mieux que vos vingt sols ? — à mon gré du moins. —

Pendant mes voyages j’avois la tête remplie des amours de mon oncle Tobie. C’étoit comme si j’eusse été amoureux moi-même. — J’étois dans un état parfait de bonté et de bienveillance ; à chaque mouvement de ma chaise je sentois en moi la vibration délicieuse de la plus douce harmonie. Il m’étoit indifférent que la route fût unie ou raboteuse ; tout ce que je voyois, tout ce que j’entendois, touchoit toujours quelque ressort secret de sentiment ou de plaisir. —

Un soir ; — c’étoit les plus doux sons que j’eusse jamais entendus. — Je baissai ma glace pour les mieux entendre. « C’est Marie[1], me dit le postillon, observant que j’écoutois. — Pauvre Marie, continua-t-il, en se penchant de côté, parce que son corps m’empêchoit de la voir ! Elle est assise sur un banc, jouant son hymne du soir sur son chalumeau, et sa petite chèvre à côté d’elle.

En me parlant de Marie, le postillon avoit l’air si touché, le son même de sa voix annonçoit un cœur si compatissant, que je me promis de lui donner une pièce de vingt-quatre sous en arrivant à Moulins. —

« Et qui est la pauvre Marie, lui dis-je ? » —

« L’amour et la pitié de tous les villages d’alentour, dit le postillon. — Il y a trois ans que le soleil ne luit plus pour cette fille si belle, si aimable, si spirituelle. — Sa raison est égarée. — Pauvre Marie, répéta-t-il, tu méritois un meilleur sort ! Devois-tu voir ainsi tes bans arrêtés par les intrigues du vicaire de ta paroisse ? »

Il alloit continuer, quand Marie, après un moment de silence, reprit son chalumeau, et recommença son air. — C’étoit les mêmes sons ; pourtant ils étoient dix fois plus doux. — « C’est l’hymne de la Vierge, dit le jeune homme ; c’est celle qu’elle chante tous les soirs. Mais d’où la sait-elle ? Mais qui lui a montré à jouer du chalumeau ? C’est ce que nous ne savons pas ; nous croyons que le ciel qui la protège lui a ménagé cette foible consolation. — Depuis qu’elle n’a plus l’usage de sa raison, c’est la seule qui lui reste. Elle ne quitte jamais son chalumeau ; et jour et nuit elle joue cette prière que vous entendez. »

Le postillon me raconta tout cela d’un air si honnête, avec une éloquence si naturelle, que malgré moi, je crus appercevoir en lui quelque chose au-dessus de son état ; et j’aurois voulu savoir sa propre histoire, si la pauvre Marie ne s’étoit pas entièrement emparée de moi. —

Cependant nous approchions du banc où Marie étoit assise. Elle étoit vêtue de blanc ; ses cheveux relevés en deux tresses, et rattachés sous un réseau de soie, avec quelques feuilles d’olivier placées sur le côté d’une manière assez bizarre. — Elle étoit belle ; et si j’ai jamais éprouvé dans toute sa force la douleur d’un cœur honnête, ce fut en voyant la pauvre Marie.

« Le ciel ait pitié d’elle, dit le postillon ! pauvre fille ! On a fait dire plus de cent messes dans toutes les paroisses et tous les couvens d’alentour ; mais sans effet. — Comme sa raison lui revient par petits intervalles, nous espérons, encore qu’à la fin la sainte Vierge la guérira. Mais ses parens, qui en savent plus que nous, sont tout-à-fait sans espérance, et croient que sa raison est perdue pour toujours. »

Comme le postillon parloit, Marie fit une cadence si mélancolique, si tendre, si plaintive, — que je m’élançai de ma chaise pour courir à elle, je me trouvai assis entre elle et sa chèvre, avant d’être revenu de mon extase.

Marie me fixa attentivement, — puis regarda sa chèvre, — et puis revint à moi, — et puis à sa chèvre, — et continua ainsi pendant quelque temps.

« Eh bien ! Marie, lui dis-je doucement, quelle ressemblance trouvez-vous ? »

Je supplie le candide lecteur de croire que je ne fis cette question, que d’après l’humble conviction où je suis, que l’homme n’est pas si éloigné de l’animal qu’on le pense. — Je le supplie de croire surtout, que, pour tout l’esprit de Rabelais, je n’aurois pas voulu laisser échapper une plaisanterie déplacée en la vénérable présence de la misère. — Et cependant, — mon cœur m’a reproché cette question faite à Marie, quand je me la suis rappelée. — Il me l’a reprochée si vivement, que j’ai juré de ne vivre désormais que pour la sagesse, et de ne prononcer le reste de mes jours que de graves sentences. — Et jamais, jamais, à quelque âge que je parvienne, il ne m’échappera de dire une plaisanterie devant homme, femme, ni enfant.

— Quant à en écrire ! — oh ! je crois que j’ai fait une réserve exprès ; j’en prends le public pour juge.

« Adieu, Marie, — adieu, pauvre infortunée. — Un temps viendra, mais non pas aujourd’hui, que je pourrai entendre tes malheurs de ta propre bouche… » Je me trompois. — En ce moment même elle prit son chalumeau, et m’apprit une suite de malheurs et de détails si touchans, que je regagnai ma chaise d’un pas incertain et chancelant, sans avoir la force de l’écouter davantage. —

— Il y a, ma foi, à Moulins une excellente auberge. — Arrêtez-vous y cependant le moins que vous pourrez.



  1. Dans la traduction du Voyage Sentimental, le traducteur a changé le nom de Marie en celui de Juliette ; il a transporté la scène de Moulins à Amboise. On a conservé à la pauvre Marie son nom et son pays, que Sterne appelle dans son Voyage Sentimental, la plus douce partie de la France. (Note de l’éditeur).