Aller au contenu

Vieilles gens et vieilles choses/6

La bibliothèque libre.
Imprimerie C.-P. Ménard (p. 190-334).

ses idées, son tempérament et les notions médicales qu’elle avait acquises. L’une agit par les fumigations, l’autre par boissons, frictions, applications variées ; celle-ci ordonna la chaleur, celle-là conseilla les rafraîchissants, toutes enfin tourmentèrent tant et si bien la patiente, qu’au coup de midi la fièvre chaude s’empara d’elle d’une telle force qu’elle perdit sur le-champ le parler et la connaissance.

À la première nouvelle de la maladie de Friquette, Catheline la Bardasse arriva bruyante et empressée. Bien des raisons l’engageaient à se hâter : d’abord, le bonheur de se mêler des affaires des autres, puis l’idée de tirer un parti fructueux et éclatant de son savoir ; enfin, par-dessus tout, le souci que lui causait sa qualité de créancière de la petite Vignolet. On pouvait croire que ce malaise subit ne serait que passager, mais si cependant il devenait grave… s’il devenait dangereux… s’il devenait mortel !… Certes, il y avait de quoi réfléchir : il s’agissait en fin de compte de sept écus !

Au fond de son âme, la Bardasse n’avait qu’un désir ramener la jeune imprudente à la santé pour ne pas perdre à la fois capital et intérêts. Il est possible même que les intérêts lui tinssent plus au cœur que la somme principale, étant donné les contes de Perrette que la vieille avait bâtis sur eux. Dans tous les cas, si un malheur devait arriver, la bonne pièce espérait bien faire dûment reconnaître par Friquette la dette qu’elle avait contractée, mais c’était là une suprême ressource à laquelle elle ne comptait recourir qu’au dernier moment.

Catheline, pour tous ces motifs, se montrait assidue et infatigable auprès de la pauvre Marie. Rien qu’à l’entendre vanter ses recettes, la charbonnière se sentait réconfortée, et chaque remarque sentencieuse de l’incorrigible bavarde lui semblait parole d’Evangile.

Cependant, les breuvages succédaient aux emplâtres sans améliorer l’état de la malade. Ce résultat tout à fait imprévu plongea les commères dans la stupeur. L’inefficacité de remèdes tant de fois éprouvés, non seulement les mortifia, mais leur fit naître le soupçon qu’un mal si foudroyant et si rebelle pourrait bien être l’effet d’une intervention surnaturelle, ou seulement d’un sortilége qu’il s’agissait de conjurer le plus vite possible.

Sur ce point encore, la Bardasse fut d’un grand secours : personne certainement ne possédait comme elle le répertoire complet des incantations, pratiques, remèdes, oraisons et mots mystiques destinés à délivrer des obsessions auxquelles se croyaient en butte les habitants de nos villages.

Il fallait en effet une dose de perspicacité peu commune pour discerner, dans le cas présent si l’on avait à combattre un mal donné ou bien une dégrâce, deux choses totalement opposées, puisque la première procède de sortiléges ou maléfices dus à la méchanceté humaine, tandis que la seconde provient de l’intervention céleste, que la dégrâce soit une punition, un avertissement, ou simplement le résultat de l’action directe de Dieu, de la Vierge ou des saints envers le mortel dont ils désirent les prières et l’offrande. Ce sont là matières graves et délicates que le vulgaire n’est pas appelé à comprendre, ce qui nécessite l’entremise d’hommes ou de femmes connaissants dans la vertu des herbes et les obscurs mystères de la sorcellerie.

Il n’y avait pas de doute qu’en tout autre circonstance, moins pressante, la Bardasse ne se fût chargée de la cure miraculeuse, mais le péril augmentait d’instant en instant : tantôt Friquette s’agitait sur sa couche, en râlant ; tantôt elle retombait dans un sommeil lourd, fréquemment interrompu par d’effrayants soubresauts. Il fallait donc aviser au plus tôt.

Après s’être suffisamment recueillie, Catheline déclara qu’elle désirait s’adjoindre quelqu’un de plus instruit qu’elle. Au reste, on pouvait choisir entre la Nanon-de dessus-les-Vignes et Gaspard-des-Embrunes, tous deux très capables vis-à-vis des gens et des bêtes.

On chapitra longtemps, on s’injuria même un peu avant de décider lequel des deux on irait quérir ; mais comme pendant la discussion la Friquette avait failli deux fois rendre l’âme, Jean Vignolet déclara qu’il allait au plus près, et, le cœur tout retourné, il s’en fut à travers les précipices de la montagne chercher l’homme qui en savait au Bourget-en-Huile, où il demeurait pendant l’hiver.

CHAPITRE V.


Ce que l’on apprend en cassant l’œuf
d’une poule noire.


C’était un personnage fort redouté celui que l’on attendait dans la maison du charbonnier de Tournalou. Aucun garçon, même des plus crânes et des plus solides du pays, n’eût osé sourire en voyant passer dans son étrange accoutrement ce grand vieillard aux traits durs, aux yeux couverts par des touffes de poils longs et raides comme les barbes des épis d’orge.

Vêtu d’une veste en peau de bique, d’une culotte de serge rousse, les jambes entourées de bandelettes de toile bise, il portait, en outre, hiver et été, sur son épaule, une peau de loup lui servant, suivant le besoin, de manteau, de couverture ou d’oreiller. Ses cheveux en broussailles tombaient en cascade blanche sur le col de son vêtement, et son chapeau en gros feutre noir, aussi large qu’un parapluie moderne, couvrait en partie son front plus ridé qu’une pomme de deux ans.

On ne savait rien de précis sur l’âge et sur le lieu de naissance de Gaspard-des-Embrunes. Avait-il eu des parents ?… C’était probable, mais nul ne s’en souvenait. Les plus vieux de la paroisse du Bourget-en-Huile, sa résidence hivernale, disaient que depuis tous les temps ils l’avaient vu partir au printemps pour conduire son troupeau de chèvres le long des pentes herbeuses des montagnes d’Arbarétan, de Combe-Noire, du Remord et du Grand-Charnier, jusqu’aux cimes neigeuses de Beauvoir.

Durant six mois de l’année, les fromagers des aberts (chalets), et les pâstres errants voyaient passer et repasser d’un ravin à l’autre le farouche chevrier, escaladant les rocs, sautant par-dessus les crases (crevasses), s’accrochant, ici à une touffe d’herbes, là aux branches pendantes, des sapins rabougris, toujours alerte et vigoureux, malgré l’âge et les fatigues d’une pareille vie.

Parfois, dans les jours de pluie ou d’orage, Gaspard s’abritait lui et ses chèvres dans une masure qu’il s’était construite au milieu d’un champ d’embrunes (myrtilles), auquel il devait le sobriquet que les gens de l’endroit lui avaient donné.

Ah ! on en contait de belles sur lui dans les veillées ! Bien qu’à proprement parler, ce vieux ne passât point pour sorcier dans la mauvaise acception du mot, il était positif qu’il en savait… En savoir, aux yeux des villageois de nos jours comme pour ceux du passé, c’est posséder une science et un pouvoir surnaturels sur les gens et sur les choses.

Au dire des mieux informés, le vieux chevrier avait à son actif autant de prodiges que les saints les plus prisés du paradis… Il voyait courir, disait-on, les sources dans la terre ; il tenait conversation avec les bêtes comme avec des amis ; d’un coup de sifflet il arrêtait un aigle au vol, rassemblait les chamois effarouchés par les chasseurs et les faisait danser en rond au clair de la lune en compagnie de ses huit chèvres et de ses deux boucs. Puis on l’avait vu, cela était certain, chasser d’un geste les nuages de grêle prêts à éclater sur sa tête, et Romain Tissot, le gardeur de vaches des aberts du Bocquart, assurait l’avoir entendu parler à un ours comme un notaire parlerait à son collègue.

Ces choses amplifiées à plaisir avaient porté la réputation de Gaspard à un tel degré, que l’on n’hésitait pas à faire cinq ou six heures de chemin pour le consulter ou le prier de visiter un malade ou un ensorcelé.

Lui se prêtait volontiers à jouer le rôle de miège (médecin) ou de voyant vis-à-vis des montagnards crédules. Ceux-ci, d’ailleurs, n’avaient guère d’autre secours que le sien à implorer et à attendre, en ce temps où les médecins étaient rares, même dans les villes. Cependant, le chevrier ne tirait point gros profit de son savoir magique : quelques gourdes d’eau-de vie ; de temps à autre, une pièce de monnaie qu’il ne réclamait jamais si on oubliait de la lui offrir ; voilà bien tout ce qu’il retirait de sa clientèle. En ajoutant à cela le droit de parcourir à sa guise les pâturages du pays, usant par-ci, par-là du bien d’autrui, le vieux Gaspard se regardait comme largement payé de ses services et de sa peine.

Maintenant qu’on connait l’homme, on comprendra facilement avec quelle anxiété la mère Colastique et ses encombrantes amies attendaient le retour du gros Jean, n’osant plus rien tenter pour soulager la pauvre Friquette dont l’état faisait pitié.

Enfin, vers la nuit, deux nouveaux arrivants entrèrent dans la maisonnette déjà pleine de monde, comme c’est la coutume chez les payans dès qu’il y a quelque part un malade en danger. L’un était le charbonnier, l’autre Gaspard le devin.

Sans perdre de temps en salutations, ce dernier se fit conduire de suite auprès de la malade. On y voyait à peine dans la petite chambre. La Colastique, toute pleurante, apporta une lampe.

Gaspard promena la lumière autour du visage empourpré de la jeune fille ; puis, avec la gravité d’un bonze, il accrocha le lampion à son clou et demanda cette fois-ci une assiette en terre, de l’eau et l’œuf d’une poule noire.

La Bardasse, qui brûlait de montrer son savoir, ajouta d’un air entendu qu’il serait bon de s’assurer si la poule noire avait les pattes jaunes. Tous les assistants, se bousculant pour mieux voir, chuchotaient mystérieusement entr’eux. Jean Vignolet sortit et rentra bientôt avec les objets demandés.

Alors le vieux versa l’eau dans l’assiette jusqu’à ce qu’elle fût aux trois quarts pleine, cassa avec mille précautions l’œuf, en murmurant des paroles que Catheline assura être du même latin que celui de la messe, et, séparant le jaune du blanc, il jeta brusquement celui-ci dans l’eau. Le blanc d’œuf alla au fond : le chevrier se mordit les lèvres ; la Bardasse hocha la tête ; les autres se regardèrent avec terreur. Jean et sa femme n’avaient pas un fil de leur chemise qui ne fût trempé de sueur.

— Ah ! Jésus ! Maria ! dites-moi si c’est bon ou mauvais, s’écria la mère.

— Il y a bien du mal de fait, articula sentencieusement Gaspard : l’œuf marque que c’est une dégrâce majeure, voilà tout. Mais à présent il faut savoir où la petite est attachée.

Sans doute, bon nombre de nos lecteurs n’auront pas compris la signification de ces mots mystérieux : « Il faut savoir où la petite est attachée. » Pour ceux-là, je donnerai quelques brièves explications sur une croyance encore en grand honneur de nos jours parmi les paysans, hommes et femmes, restés plus qu’on ne le pense sous la domination des idées mystiques du passé.

Être attaché c’est être voué, à son insu et par la seule permission de Dieu, à tel ou tel sanctuaire du pays ou de l’étranger.

Il n’est pas à dire que chacun soit soumis à l’influence occulte d’une madone célèbre ou d’un saint renommé, non ! souvent la vie entière s’écoule sans qu’on ait l’occasion de la constater ; par contre, il arrive aussi que, dès les premiers jours de l’existence d’un enfant, on remarque chez lui les symptômes d’un mal étrange que nul médecin ne sait définir, qu’aucun remède ne peut soulager. Dans ces cas assez fréquents, les gens experts déclarent que le nourrisson est attaché quelque part. C’est alors affaire aux parents de découvrir à quelle église. chapelle ou oratoire ils doivent porter leur offrande et solliciter la guérison du malade.

Pour ce faire, il existe deux moyens réputés infaillibles et que l’on peut employer avec une égale chance de succès. Le premier consiste à recourir à l’intervention de personnes reconnues pour posséder un don particulier : tel est, actuellement, le curé de M* dans le département de l’Isère, qui, dit-on, ne peut suffire aux bénédictions journellement implorées par la foule des pélerins.

L’autre moyen, nous allons le voir mettre en œuvre par Gaspard-des-Embrunes à l’occasion de notre héroïne, laquelle continuait à rester insensible au bruit et au mouvement qui se faisaient autour de son lit.


CHAPITRE VI.


Comment saint Jean-le-Vieux perdit une
messe et Gaspard-des-Embrunes son latin.


Après s’être débarassé, non sans peine, des curieux inutiles, le chevrier se fit apporter une cruche pleine de vin blanc et cinq feuilles de lierre les plus larges et les plus unies que l’on put trouver.

Quand ces objets furent devant lui, Gaspard prit une à une les feuilles, les marqua d’un signe différent, et, les balançant un moment sur la flamme fumeuse de la lampe, il les mcntra tour à tour aux assistants.

— La première, dit-il, doit appartenir à Notre-Dame de Myans, la Vierge des Vierges, qui donne la consolation et la santé. La seconde à Notre-Dame de Grignon, la plus grande madone noire du pays de l’Isère : celle-là est bonne pour les froidures des membres et les mauvaises fièvres. À présent, celle qui est la troisième, je la donne au grand saint Roch qui a sa chapelle dans les bois de Bramefarine : il guêrit le sang gâté et la pourriture du corps qui est la peste dedans et dehors. La quatrième revient à saint Jean-le-Vieux, dans le pays de Grenoble : c’est le saint des bonnes ressources dans les dangers qu’on ne connaît pas ; c’est aussi le seul saint qui combat la mort. Enfin, la cinquième, — que le saint pouvoir de Dieu en préserve la malade, — est attachée à Notre-Dame de la Pitié, la patronne des mourants, celle qui garantit les âmes des flammes de l’enfer.

Et, l’une après l’autre, les cinq feuilles de lierre furent plongées dans le vin. Après quoi, ayant recouvert la cruche, Gaspard-des-Embrunes la plaça lui-même sur la plus haute étagère du buffet, défendant qu’on y touchât avant une heure, et seulement sur son ordre.

Mais ce n’étaient là que les préliminaires obligés de l’opération magique que devait accomplir le devin pour arriver à connaître les volontés célestes au sujet de Friquette.

Aussi, sans prendre un instant de repos, notre homme tira d’un bissac en toile qui ne le quittait jamais deux ou trois paquets d’herbes et de fleurs desséchées, puis un cierge à moitié consumé. Sans doute, celui-ci avait été confectionné avec des ingrédients inusités, car, dès que le vieux l’eût allumé, une odeur insupportable de graisse rancie et d’aromates inconnus se répandit dans toute la maison.

Sans se préoccuper autrement du malaise des spectateurs, Gaspard se mit en devoir de brûler, brin à brin, à la flamme de l’étrange bougie, les plantes qu’il avait apportées, psalmodiant des oraisons que tous prirent pour du pur latin. À mesure que la provision d’herbes diminuait, la fumée et la puanteur augmentaient dans l’étroit réduit, au point que l’infortunée Friquette, plus d’à moitié étouffée, se roulait comme une possédée sous ses couvertures trempées de sueur.

Quand la dernière tige eût été brûlée, le devin ouvrit la porte. Aussitôt une bouffée d’air froid et vif pénétra avec force dans la chambre. La moribonde, un instant ravivée, étendit les bras en respirant bruyamment. Gaspard eut un hochement de tête de bon augure. Jean Vignolet et sa femme joignirent les mains en signe de remerciment, et la Bardasse, qui jusque-là n’avait pas bougé d’une semelle, murmura entre ses dents :

— Bon, le mal s’en va ! le mal s’en va !

— Maintenant, Jean, apporte la cruche, commanda gravement le chevrier ; c’est le moment d’apprendre ce qu’on veut connaître.

Le charbonnier alla vers le buffet, rapporta avec précaution la cruche, et, tout tremblant, la posa sur le coffre où sa fille serrait ses robes du dimanche.

Ceux qui étaient demeurés auprès de la malade regardaient, la bouche agrandie, le cœur serré, ce singulier vieillard qu’ils croyaient investi d’un pouvoir au-dessus de leur compréhension, mais dont les effets miraculeux ou réputés tels s’imposaient aux plus incrédules.

Au milieu de l’anxiété générale, Gaspard, toujours avec la même solennité, procéda à l’ouverture de la cruche, tout en donnant quelques explications sommaires sur ce qui allait se passer.

— Si les choses vont comme il faut, dit-il, la maladie de la petite sera marquée sur une des feuilles ; ou par tache ou par trou, nous devons voir un signe, et suivant à quelle vierge ou à quel saint elle appartiendra, nous saurons ce qui reste encore à faire.

Puis, plongeant la main dans le liquide, le devin en retira une feuille qu’il porta vers la lampe.

Chacun s’avança curieusement.

— C’est celle de saint Roch, prononça-t-il lentement ; elle n’a pas de marque.

Et il la laissa tomber à ses pieds.

Tout le monde respira autour de lui.

Ce n’était pas la peste on pouvait donc encore avoir de l’espoir.

Avec le même cérémonial et la même gravité, deux autres feuilles sortirent de la cruche ; une ne portait aucun signe apparent, c’était celle de Notre-Dame de Myans ; l’autre, à la grande stupeur des villageois, était toute marbrée de taches blanches.

— Laquelle est-ce ? Laquelle est-ce ? demandèrent avidement la charbonnière et la Bardasse. — C’est celle de saint Jean-le-Vieux, répondit Gaspard.

— Il paraît que le saint combat pour votre fille continua-t-il en s’adressant à la Colastique. Pour l’aider à continuer sa bataille contre la mort, il vous faut lever une messe tout de suite, avant de regarder les deux autres feuilles.

La charbonnière sortit et revint bientôt, tenant dans sa main des pièces de menue monnaie.

— C’est fait, dit-elle, avec un soupir aussi étouffé que possible.

Le chevrier mit de nouveau la main dans la cruche. Les deux dernières feuilles furent examinées : elles étaient intactes.

Il y eut comme une explosion de joie unanime.

— Saint Jean-le-Vieux l’en tirera, dit la Bardasse d’un air satisfait et convaincu.

— Il en a remonté bien d’autres qui étaient plus bas que celle là, acheva Gaspard.

— Ah ! nom de vipère, je donnerais bien mon gros mulet pour que ma filiotte retourne être drue comme avant, articula énergiquement le gros Vignolet.

— Que vous êtes bête, pauvre homme, riposta la Colastique, effrayée des velléités généreuses de son mari, qu’est ce qu’il y ferait le mulet ? On la guérira bien sans tant d’embarras.

La messe est levée, c’est déjà une avance, reprit le sorcier. Pourtant, Jean, va la porter sans manquer demain matin. Maintenant, mère Vignolet, écoutez bien ce qu’il faut encore faire. Vous prendrez trois écuellées d’huile et vous les porterez à Monsieur le curé : ça, c’est pour la lampe de l’église ; après l’huile, vous mettrez dans un sac cinq livres de sel et dans un autre sac huit livres d’orge des Pâques : ces deux choses-là, vous les donnerez à vos voisins les plus pauvres.

La vieille geignit un peu, mais fit signe que c’était entendu. — La commère sait assez ceux qui ont besoin ou non, souffla la Bardasse.

— Il semble que la petite est déjà plus tranquille, remarqua la Colastique, sans paraître avoir entendu ces derniers mots.

— Eh ! si les remèdes ne servaient à rien, il n’y aurait pas besoin de les faire, grommela Jean.

En effet, soit prostration extrême, soit que la fumée suffoquante des fumigations opérées par Gaspard-des-Embrunes eût provoqué chez la patiente un engourdissement du cerveau, toujours est-il que depuis quelques instants elle semblait apaisée, et, n’eût été le bruit de sa respiration courte et sifflante, on eût pu croire qu’elle reposait.

Aussi, un accès de confiance s’empara de tous les assistants, et ce fut au milieu des bénédictions et des remerciements de tous que l’homme qui en savait reprit le chemin de la montagne, promettant de revenir dans les trois jours, sans faute.

Dès qu’il fut loin, les curieux les plus tenaces se retirèrent chez eux. Catheline la Bardasse, en partie allégée de ses soucis, s’en alla se coucher comme les autres, emportant déjà, comme à-compte sur les bénéfices qu’elle rêvait, l’orge et le sel que la charbonnière avait strictement pesés, suivant l’ordonnance du chevrier.

Et comme la Friquette continuait à ne pas bouger et que, d’ailleurs, il semblait qu’une fois la messe levée et les aumônes faites la guérison devait venir toute seule, quand tous les étrangers eurent quitté la maison, le charbonnier se mit au lit ; et la grosse Vignolet, accroupie sur un escabeau au chevet de sa fille, ne tarda pas, malgré ses efforts, à s’endormir profondément.

À la fine pointe du jour, Jean se leva pour descendre au village. Au bruit qu’il fit, la Colastique s’éveilla, et, n’entendant plus souffler la Friquette, elle alla décrocher la lampe qui brûlait encore. Alors, s’approchant du lit, elle regarda… Ah ! malheur ! malheur ! La Marie était morte ! La Marie était déjà raide et glacée !…

Et voilà comment tous les orémus de Gaspard-des-Embrunes furent inutiles et comment saint Jean-le-Vieux dut se passer de la messe qui devait être dite en son honneur.


CHAPITRE VII.


Ce qui arriva chez la Bardasse la septième
nuit après la mort de Friquette.


Il y avait sept jours et six nuits que la Vignolette reposait dans le grand cimetière de Villard-Léger ; il y avait sept jours et six veillées que tous ceux qui avaient le filet proprement coupé jabotaient sur cet événement ; il y avait enfin sept jours et six nuits que la Bardasse ne décolérait pas.

Cette mort si inattendue et si désastreuse pour elle l’avait, suivant son expression, assommée sur le coup ; mais, peu à peu, sa nature violente, inconsidérée et querelleuse reprit le dessus. Au lieu d’aller simplement et honnêtement réclamer à la charbonnière le payement d’une dette que, peut-être celle-ci eût reconnue, dans le premier moment de sa douleur, la vieille toquée préféra remplir le village de ses doléances et de ses criailleries.

Echauffée et furieuse, elle pérorait tout le long du jour, au milieu du chemin, devant un groupe d’hommes et d’enfants fort scandalisés des injures qu’elle débitait contre la défunte.

— Comment ! criait-elle, hors d’elle-méme, après tout ce qu’on avait fait pour la guérir…, après las oraisons et les mystères du devin, cette civette était morte tout de même ! Et encore sans rien dire, sans sacrements, comme une qui se cache et qui veut faire perdre ce qu’elle doit ! D’abord, il ne fallait pas croire qu’elle, la Catherine Bachasson, fit cadeau à ce lève-nez des sept écus qu’elle lui avait empruntés… Savoir si une pauvre femme pouvait perdre son argent comme ça ! oui, son argent…, les sous de ses deux moutons que son Tony avait menés à la foire ! Pour ça, les parents pouvaient s’attendre à payer, quand elle devrait les arrêter en confession !… D’ailleurs, pendant que les pièces ne seraient pas revenues dans le tiroir, la Friquette était sûre de languir dans le purgatoire. Tout le monde savait assez qu’on n’entre pas au paradis avec des dettes… Il faudrait voir jusqu’à quand ce père et cette mère auraient le cœur de laisser leur fille en peine !…

C’était là, avec quelques variantes, le fond de toutes ses récriminations.

Dans les commencements, cette grande colère amusa les désœuvrés du village ; puis, comme le même refrain revenait sans cesse, personne ne l’écouta plus, ce qui, loin de calmer la méchante commère, ne fit qu’accroître son ire et l’enraciner dans son cœur.

Jean Vignolet et sa femme, charitablement tenus au courant des dits et des redits de la Bardasse, n’étaient pas gens à s’effrayer des menaces de leur voisine. Payer n’était certes pas leur fort en aucun temps, et, dans cette circonstance, ils se croyaient le droit de chicaner sur une dette très-problématique, étant donnée la réputation de leur créancière.

Du reste, tous ceux qui détestaient la vieille Bachasson s’empressèrent de leur donner raison.

Il fut toutefois décidé que, pour délivrer l’âme de Friquette des flammes du purgatoire, où, après tout, il pouvait se faire qu’elle fut en peine, la Colastique donnerait quatre petites messes de vingt sous, et une autre de trois francs avec Libera, les deux banquettes des morts couvertes du drap de la confrérie et tous les cierges de l’autel allumés.

Les choses en étaient là, et chacun semblait devoir reprendre son train accoutumé, lorsqu’au soir du septième jour la Bardasse, toujours rageuse et bougonnante, se mit au lit, non sans avoir défendu à son garçon de sortir de la maison.

Le gros Tony, très décidé à ne pas obéir, n’en promit pas moins tout ce qu’elle voulut, et, faisant grand tapage, il grimpa à l’échelle du fenil, lequel se trouvait en partie sur l’unique pièce de la baraque. Sa mère l’entendit quitter ses sabots, faire craquer les banquettes de sa mauvaise couchette et, tranquille du moins de ce côté-là, la vieille, pelotonnée sous sa mince couverture, ne tarda pas à s’endormir.

On ne peut pas savoir, au juste, quelle heure il était quand un bruit étrange et persistant l’éveilla. Ce bruit ce n’était ni le souffle du vent à travers les planches disjointes de la porte, ni le clapotement de la pluie sur les pierres du seuil, ni le grattement intermittent d’une souris essayant de percer la paroi ; ce bruit, c’était à la fois un peu tout cela et autre chose encore. On eût dit qu’une main se promenait sur les meubles et sur la muraille, cherchant à tâtons quelque issue ou quelque objet hors de portée. Une sorte de son guttural, étouffé et convulsif comme le râle d’un mourant, accompagnait ce frôlement inexplicable.

La Bardasse, toute lourde de sommeil, crut d’abord rêver. Depuis une semaine, du reste, ses songes étaient tourmentés et remplis d’images sinistres dues à son exaspération constante. Elle pensa donc qu’elle dormait encore ; mais après s’être raisonnablement frotté les yeux, secoué les membres et démenée de-ci de-là dans son lit, la vieille commença à comprendre qu’on ne pouvait être plus éveillée qu’elle l’était ; partant la frayeur la saisit.

— Est-ce toi, Tony, souffla-t-elle doucement, un peu pour entendre le bruit de sa propre voix, un peu pour finir de se convaincre qu’elle ne dormait point.

Les bruits continuèrent, mais nul ne répondit.

— C’est la chatte qui traîne un rat sur le plancher, se dit la Bardasse, et là-dessus elle essaya de se rendormir.

Les plaintes et le frôlement s’accentuèrent de plus belle.

— Tony, donc… est-ce toi ? interpella plus fort la mère, sentant un premier frisson lui courir dans le dos.

Au fond de sa pensée, elle était persuadée qu’un fantôme rôdait dans la maison… La Friquette peut-être ?… la Friquette pour sûr !… Elle en avait tant dit de mal, elle lui avait tant souhaité la damnation !

Mais pour diminuer la terreur qui la dominait, la Bardasse essayait de se dissimuler ses craintes. En toute autre circonstance, elle eût trouvé fort simple de se lever et de rallumer sa lampe à l’aide de quelques braises enfouies sous les cendres du foyer ; mais rien que de songer à mettre un pied à terre, ses cheveux se dressaient d’épouvante : si le revenant allait la toucher !

Et cependant, il fallait prendre un parti. Les bruits et les souffles devenaient de plus en plus forts et se rapprochaient sensiblement de son lit.

La vieille femme n’en pouvait plus : les quatre dents qui lui restaient s’entre-choquaient dans sa bouche sèche à l’étrangler, ses mains se cramponnaient machinalement à ses draps, et, toute suante, elle se sentait pourtant transie jusqu’aux moelles.

— Qui est-ce ? Qui est-ce ? Que voulez-vous ? Venez-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? balbutia-t-elle à moitié suffoquée de frayeur, espérant encore que personne ne répondrait.

— Catheline articula presque à côté d’elle une voix faible et haletante, Catheline, écoutez-moi. !…

La Bardasse sentit sur-le-coup son sang s’arrêter dans ses veines. Ça c’était tout de bon la voix de la Vignolette. Jésus ! Maria que voulait-elle ? Ah ! rien de bon pour sûr ! Certes, dans ce moment-là, la mégère eût donné de bon cœur non-seulement capital et intérêts de la créance en question, mais encore sa croix, sa bague et le laiton[1] qu’elle achevait d’engraisser, pour être délivrée de la sinistre présence de celle qu’elle croyait en enfer depuis huit jours.

— Catheline ! reprit la voix suppliante, Catheline ! voulez-vous me pardonner ?…

La Bardasse, qui sentait sa langue collée à son palais, sursauta d’étonnement en entendant ces mots.

Un pardon ? c’était un pardon que venait demander la Friquette ? ce n’était donc pas pour lui reprocher sa dureté, ses insultes, ses malédictions ? Ce n’était pas pour la maudire à son tour, mais pour s’humilier, implorer sa miséricorde que cette morte était sortie de sa fosse ?

Mais alors… mais alors… cela changeait bien les choses : il n’y avait plus de quoi tant trembler, tant se donner peur !

Et, sous l’impulsion rapide de ces pensées, toute la méchanceté, toute la colère, toute la rancune dont l’âme de la mauvaise créature était pétrie remplacèrent sa couarde frayeur.

Sans avoir conscience de ses paroles, ni de la présence du fantôme, que du reste elle ne voyait pas et n’entendait plus, la vieille enragée cria, injuria, fit le poing aux quatre murs, répétant cent fois : — Va-t’en, damnée, va-t’en au fond de l’enfer et reste-z-y jusqu’à ce que j’aille t’y chercher !

Mais voilà qu’au beau milieu d’une malédiction, tout d’un coup, les paroles s’éteignirent de nouveau dans sa gorge, ses yeux s’agrandirent, s’agrandirent, et tout son corps redevint froid comme un glaçon. Une main, rien qu’une main, rouge et rayonnante, traversa toute la chambre, pareille à ces éclairs des nuits d’été qui fendent les nuages noirs, et vint se poser sur l’épaule de la Bardasse épouvantée, pendant que la même voix, tout-à-l’heure douce et contrite, maintenant assurée et presque menaçante, articulait ces mots :

— Catheline ! dans un an d’ici, avant les trois coups de la grand’messe de la Noël, si vous venez à la porte de l’église de la Rochette, quelqu’un vous paiera ce que je vous dois. En attendant, souvenez-vous des mots qui sont dans le Pater : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »

Et la main de braise disparut, et toute la chambre redevint noire et silencieuse jusqu’au matin.

CHAPITRE VIII.


Comment monsieur le notaire
Jean Thibaut,
devenu veuf, fut assailli d’humeur noire.


Dans le même temps que ces choses se passaient à Tournalou, maître Jean Thibaut le tabellion, demeurant au bourg de la Rochette, fut pris subitement d’un grand ennui de vivre seul dans la maison qu’il avait habitée pendant vingt-sept années, en compagnie de défunte dame Innocente, son épouse acariâtre et despotique.

Maître Jean Rogne-Clou, comme l’avait baptisé le petit monde, était, suivant l’expression populaire, un faiseur de pauvres. Depuis qu’il avait su faire courir sa plume sur le papier timbré, il avait plus volé de liards et de sous à ses clients que le Gellon et le Joudron réunis ne roulent de cailloux dans la saison des pluies.

On ne lui savait point d’amis, et dans toutes les communes du mandement il avait des débiteurs. Connaissant à fond le caractère et le tempérament du paysan, il pratiquait avec toutes sortes de raffinements l’art de plunier la poule sans la faire crier. C’était un écorcheur ; mais si grande était son adresse, que nul n’eût pu dire au premier moment : — Monsieur le tabellion, vous me prenez trop cher. Jamais il n’avait donné un compte, dressé une note ou une parcelle lorsqu’on les lui demandait.

— Cela se trouvera avec autre chose, disait-il de son ton bourru et pressé. Donne-moi tant pour le gouvernement ; pour ce qui est de moi, j’attendrai… je te connais assez ! — Ou bien :

— Va-t’en vite à ta besogne et laisse-moi faire la mienne… J’ai la tête cassée… Je t’enverrai ton compte quand j’aurai le temps.

Et l’homme s’en allait avec les écus qu’il avait préparés de loin pour payer la main de monsieur le notaire. L’argent s’employait, la dette s’oubliait un an, deux ans ; puis, tout par un vilain jour, il arrivait un papier, un papier couvert de chiffres, accompagné de quatre ou cinq mots bien secs, et ça juste dans un moment où la récolte était en terre, le bétail à la montagne, la cave vidée… Rien à vendre ! rien même à sacrifier ! Alors le débiteur entrait un matin, l’oreille basse, chez maître Jean.

— Ah ! te voilà… Chose… Et tu ne peux rien me donner, à ce qu’il paraît… Je t’ai pourtant laissé assez de temps pour te retourner ! Enfin !… Je ne veux pas t’étrangler… signe moi ça et je te laisserai tranquille.

« Ça, » c’était une reconnaissance, un engagement, un billet, un titre quelconque, bien ficelé, bien catégorique, le premier coup de griffe sur le champ, la vigne, le pré, la maison convoités. Et quand un long temps, long temps s’était écoulé, on entendait dire :


— Monsieur Thibaut a fait faire élévation chez un tel. Deux mois après, le pauvre diable s’en allait en loyer, et maître Jean mettait un fermier dans sa nouvelle propriété.

Voilà comment s’était fait riche le plus gros notaire du bourg de la Rochette, dans la province de Savoie Propre. Où et quand cet homme avait il rencontré une femme capable de devenir sa moitié ? Ceci était bien vieux et fort peu de personnes s’en souvenaient. Toujours est-il que peut-être sans l’avoir ni cherchée, ni choisie, maître Rogne-Clou avait trouvé en plein sa doublure dans la personne de demoiselle Innocente Reverchon, dont le père appartenait à la très-détestée corporation des porteurs de contraintes, laquelle fournissait à monsieur le receveur des tailles et gabelles des garnisaires, gens de loisirs s’implantant chez le pauvre monde en retard avec le fisc.

Ce couple trié sur le volet avait, dès le premier jour, fait un total de ses vices et de ses travers pour les exploiter à frais et bénéfices communs.

Aussi âpres au gain que tenaces pour leurs avoirs, maître Jean et dame Innocente s’étaient partagé la lourde besogne de l’étude, ne pouvant se décider à payer un clerc, quelque diligent et appliqué qu’il pût être. Le mari minutait, minutait tout le long du jour ce que la femme expéditionnait sans relâche après lui.

Une vieille naine éclopée et sourde venait une heure ou deux, chaque matin, faire le gros du ménage, éplucher les herbés, relaver les marmites et monter l’eau. Laide comme un jour de jeûne, la Botolion[2], surnom qu’elle devait à sa taille exiguë, remplissait à merveille le rôle que lui avait dévolu la tabellionne, aussi férocement jalouse que maître Thibaut eût été paillard à l’occasion.

Vingt-sept ans ces deux sordides créatures menėrent, côte à côte, volontairement, cette vie dure et étroite, ne se lassant jamais d’empiler écus sur écus, d’ajouter un bois à un pré, une vigne à un champ, une lande à une broussaille, se sachant haïs et craints des petits, méprisés et rebutés des riches, mais conservant cette intime satisfaction de se savoir capables de payer tous les plaisirs qu’ils se refusaient.

À la fin, la peine tua la notaresse. Elle mourut sans maladie, comme une bête exténuée se couche après sa journée faite, heureuse de ne s’être rien coûté à elle-même, mais anxieuse de ce qu’allait devenir sans son aide et ses conseils cet époux qu’elle quittait malgré elle.

Pendant quelques mois, les choses allèrent à peu près comme devant chez maître Jean Thibaut ; il se levait plus tôt, se couchait plus tard et tenait tête à l’ouvrage, vivant sous l’impulsion de la poussée que sa femme lui avait imprimée dans une dernière et suprême recommandation :

— Écrase les gros et mange les petits !

Mais peu à peu, sans que sa volonté y fût pour rien, ce bûcheur forcené sentit diminuer son énergie, s’apaiser sa soif de lucre, son ambition de posséder, en même temps que naissait en lui un inconscient besoin de repos, un vague désir de bien-être, en même temps que lui venait la lointaine perception de satisfactions inconnues répondant à des penchants vicieux non cultivés jusque-là. Cette vilaine âme muait : elle changeait de vices, ne pouvant changer de peau.

Tout, dès lors, prit autour du tabellion un autre aspect. Il vit que sa maison était sombre et vide, que ses habits étaient crasseux et étriqués, que ses meubles disloqués tombaient pièce à pièce ; pour la première fois depuis qu’elle relavait ses assiettes, il regarda la Botolion et la trouva abominable, son service déplaisant, sa cuisine immangeable. Et quand il eût vu tout cela, il devint triste, inquiet, ne sachant ni ce qu’il souhaitait, ni ce qu’il ne voulait plus. Le travail lui fut pénible ; il oublia les âpres contentements des temps jadis, alors que chaque ligne, chaque mot, chaque lettre lui valait quelques liards de plus.

Il voulait autre chose, et ne sachant où chercher l’objet de ses nouvelles convoitises, il se sentit insupportablement malheureux.

Et les gens de la Rochette, et tous ceux des environs, qui s’aperçurent de son changement d’humeur et d’allures, devinrent aussitôt gais et pleins de contentement.

— Bon ! se disaient-ils les uns aux autres, maître Jean Rogne-Clou s’ennuie, le diable aura bientôt un damné de plus à faire cuire.

Et tout ce qui lui restait dans le pays de cousins et cousines, du premier au quinzième degré, se prit à compter un à un les arpents de terre, les maisons, les granges, les celliers que le tabellion possédait, projetant chacun pour son propre compte un partage peu amiable de toutes ces richesses.


CHAPITRE IX.


Bonum vinum lætificat cor hominis.


Sous le coup de son ennui toujours grandissant, monsieur Jean Thibaut, sans s’ouvrir à personne, prit un matin une résolution énergique. Il congédia la Botolion, lui donnant à entendre qu’il s’absentait pour un temps indéterminé, revêtit ses plus beaux habits, ceux qu’il ne mettait que deux fois l’an, à Pâques et à la Noël, verrouilla de la cave au grenier toutes les portes de sa maison et s’en fut cogner au portail de son voisin, monsieur Amable Riton, sergent royal, lequel était trop la créature du tenace notaire pour ne pas vivre en bons termes avec lui.

Rustique, le vieux cheval de l’huissier, en savait quelque chose : chaque fois qu’une affaire appelait le tabellion hors du bourg, il était de la partie, et, le soir de ces expéditions, on était sûr de voir revenir la pauvre bête, l’oreille basse, efflanquée et fourbue, réprendre sa place au ratelier, souvent vide, de son vrai maître presque aussi avare et regrettant que : le Rogne-Clou.

Cette fois comme de coutume, sur la demande de ce dernier, monsieur Riton s’empressa de seller le malheureux bidet, lequel regimba quelque peu en sentant s’installer sur sa maigre échine la lourde carrure du notaire.

— Ça, voisin Riton, dit maître Jean quand il eut Rustique entre les jambes, si toutefois je ne revenais pas ce soir, vous ne tirerez pas peine de la bête ; elle aura ce qui lui faut, soyez-en sûr.

— Allons donc ! allons donc ! monsieur Thibaut ! repartit l’huissier de ce ton qui essayait, sans y parvenir, de paraître convaincu. On sait à qui on a affaire… Faites le tour de la province avec mon cheval, si ça vous va, pourvu que vous ménagiez votre santé…

— Bon ! bon ! voisin Riton, au revoir !

— Sans adieu, monsieur Thibaut, et bon voyage ! Ah ! j’oubliais…, reprit le curieux voisin, est-ce que : vous avez laissé la Botolion de garle pour l’étude ?

— Ma foi, non, répondit maître Jean, elle est si bête !… Non, j’ai fermé partout et j’ai les clefs.

— Ah ! ah ! accentua le voisin toujours plus désireux de connaître les projets du notaire, et si quelqu’un vient pour vous parler, monsieur Thibaut ?

— Eh bien ! vous les renverrez à la semaine prochaine, voisin, dit simplement maître Jean.


— Alors, c’est bon ! Je n’ai plus qu’à vous souhaiter bonne campagne et prompt retour, monsieur Thibaut.

— J’y compte bien, voisin, acheva le tabellion, mais merci tout de même…

Et là-dessus maître Jean planta son talon dans le ventre de Rustique qui toussa de douleur, et messire Amable Riton rentra chez lui en se demandant où diable s’en allait ce ladre de Rogne-Clou.

Oui, où s’en allait-il, le nez au vent, le regard fixé vers l’horizon ? où s’en allait-il au milieu du joyeux épanouissement de la floraison printanière, répondant presque gracieusement aux timides bonjours des paysans étonnés de rencontrer monsieur le notaire un jour d’œuvre en grand tralala, sur la route qui conduisait de la Rochette au vieux bourg de Chamoux ?

Il allait… il allait chez le seul ami qu’il crût avoir, le meilleur de ses clients tout au moins, chez spectable Honoré Desmasures, anciennement juge au tribunal de Maurienne, et, pour lors, vivant retiré dans son bien des Blosières, en la commune de Villard-d’Isier.

Celui-là n’avait point pris la vie par le même bout que ce méchant crau de Rogne-Clou. Il s’était, au contraire, donné la tâche d’abuser de tous les plaisirs permis et d’user largement de tous ceux défendus. En tout temps, sa maison ne désemplissait pas de dineurs, alléchés par la réputation d’un caveau plus encombré de bouteilles poudreuses que la bibliothèque d’un savant ne l’est d’in-quarto jaunis et poussiéreux.

En maintes circonstances, maître Thibaut l’avait gourmandé sur ses folies et ses prodigalités, ce qui ne l’empêchait point de grossir à plaisir la note des honoraires que le vieux juge lui payait pour ceci ou cela à la fin de chaque année.

Dame Innocente, en son vivant, l’avait détesté d’instinct et n’eût point souffert que son mari acceptât les incessantes invitations dont l’accablait le joyeux viveur. Elle se connaissait en vices, la terrible notaresse, et savait fort bien qu’il ne faut pas pendre un sac d’avoine à la portée d’un âne.

Mais elle n’était plus là dame Innocente… Mais le notaire s’ennuyait… et sentant que son licol ne tirait plus, qu’aucune gronderie n’attristerait son retour, qu’il avait en poche la clef de sa maison, maître Jean s’en allait bravement, regaillardi par l’espoir d’une franche lippée, comme un vieux mulet hennit de plaisir en face d’un champ de trèfles en fleur.

À force de talonner sa rétive monture, notre tabellion s’arrêtait devant le grand portail du domaine des Blosières, juste au moment où le clerc mettait en branle la cloche de la paroisse pour sonner l’Angelus de midi.

On peut dire qu’il avait du flair à en revendre, maître Jean Thibaut ; il tombait ce jour-là en plein festin chez le spectable magistrat. Tout était en ébullition dans la grande cuisine pleine d’odeurs appétissantes les coquemars ventrus, les larges marmites de fonte, les cloches, les poêlons, les cafetières fumaient et bouillaient à qui mieux mieux de chaque côté de la flamme claire et ardente du foyer, au devant duquel se dorait lentement un énorme gigot, incessamment retourné sur la flèche d’un tournebroche monumental. Plus loin, sur un potager vaste à rendre des trous à un fourneau d’auberge, roussissaient, fricassaient, gratinaient, mijotaient une kyrielle de mets activement surveillés par l’œil expert et la main diligente de dame Pernette, l’intendante et le cordon bleu du logis.

On entendait un peu partout dans la maison les gros rires et les joyeux propos des invités : les uns aidant l’amphitryon à classer méthodiquement les vins que l’on allait déguster, d’autres flânant à travers les salons et les chambres, en gens habitués au sans-gêne des réceptions du vieux juge.

Ce fut au milieu du brouhaha de ces futures ripailles que l’avisé Rogne-Clou fit son entrée inattendue. Certes, on était peu habitué à chanter l’Alleluia à sa venue ; mais à cette heure, il se présentait avec une mine si avenante, avec un regard si aiguisé de convoitise, qu’il fut accueilli à bras ouverts par tous ces bons vivants en veine de liesse et de goinfrerie.

En temps ordinaire, les repas de nos aïeux duraient longtemps déjà ; mais s’agissait-il de gala, on n’en finissait plus.

Les convives du prodigue Mauriennais virent passer devant eux des plats, des plats et des plats, et chacun s’y mettant de bon cœur et de bonne volonté, les gosiers et les ventres ne tardèrent pas à faire le vide autour d’eux.

À dater du second service, maître Thibaut ne se possédait plus. Comme ces néophytes de la dernière heure, ne marchandant ni leur élan ni leur enthousiasme, messire Rogne-Clou se donna la tâche de prouver à toute la compagnie qu’il était digne de prendre sa part de cette plantureuse bombance.

Ah ! la belle chère et les bons vins ! Et comme il se sentait à l’aise entre ses deux voisins, trinqueurs acharnés, ayant à chaque bouchée un verre à vider à la santé de celui-ci ou de celui-là ! Un tourbillon de pensées voluptueuses et folâtres papillonnait dans son cerveau, excitant șa gaité un peu lourde, un peu gauche encore, faute d’habitude, crispant ses lèvres de grimaces sensuelles et pointillant ses yeux jaunes d’éclairs de paillardise, chaque fois qu’il les dirigeait vers l’une ou l’autre des grosses filles joufflues chargées du service de la table.

En fin de compte, maître Jean Thibaut, probablement pour la première fois de sa vie, se grisa, mais se grisa si complétement, qu’à neuf heures moins le quart du soir, il ronflait aussi fort qu’un bœuf enrhumé, dans un des lits de l’hospitalière maison du Mauriennais ; pendant que les autres convives et leur hôte, plus aguerris, trompaient l’attente de la traditionnelle soupe à l’oignon en risquant leur pièce de huit sous dans les hasards d’un rimpse passionné ou d’une bourre sans rachat.

Quand messire Thibaut eût dormi quatorze heures de suite sans se retourner, il se réveilla la tête lourde et l’esprit tout brouillé.

Où était-il ? — Voilà la première question qu’il se posa.

Qu’allait-on penser de lui ? — Telle fut l’autre façon d’envisager sa situation.

En rassemblant ses souvenirs, il se trouva en présence d’un fait certain : c’est qu’il avait dîné la veille comme jamais de sa vie cela ne lui était arrivé. Jusque là, rien que de fort agréable à se remémorer ; mais sur la fin, les choses lui semblaient s’être gâtées… Il se rappelait vaguement qu’étant ivre comme un Suisse un jour de jeûne fédéral, dame Pernette l’avait maternellement étendu sur ce lit où il était encore. Comment jugerait-on ce manque absolu de décorum de la part du notaire le plus conséquent de la vallée ?… Pour sûr, on jaserait. Les clients perdraient confiance, son chiffre d’affaires s’en ressentirait… peu à peu…

Cependant ce dîner… c’était bien bon ! Et puis cette gaité, cet entrain !… Qu’il y avait loin de là aux sordides privations qu’il s’imposait ! Tous ces gens-là savaient s’amuser, se distraire, vivre leur content enfin !… Et dire… et dire que depuis qu’il se connaissait, il vivait comme feu Tantale… pas même comme feu Tantale, plus bêtement encore !… Celui-là avait au moins une bonne raison pour ne pas toucher aux choses exquises qui lui faisaient venir l’eau à la bouche !… Mais lui, lui, l’hommé qui récoltait les meilleurs vins du pays : les Côte-Rouge, les Bottet, la Richarde, et ses vins blancs de Villard-d’Héry, de Saint-Clair, des Gorges, des Roussettes ; eh bien ! avec tout cela, il n’avait pas dans sa cave de quoi arroser cinq repas comme celui de la veille ! Année par année, il écoulait ses cuves et ses tonneaux dans les mâconnaises des marchands de vins. Et avec cela, quelle peine ! quelle vie de chien il avait menée pour gagner de quoi abreuver les autres ! Oh ! sa femme ! sa femme !…

Et sur cette amère exclamation qui le ramenait à ses tristesses habituelles, notre homme complétement réveillé s’étira les quatre membres, chercha des yeux ses habits que la prévoyante Pernette avait placés à la portée de sa main et s’en vétit prestement, honteux de voir resplendir à travers les fentes des volets mal joints les rayons d’un beau soleil d’avril.

À sa grande stupéfaction, le même entrain de la veille mettait en rumeur toute la maison.

Le festin allait-il donc recommencer sur nouveaux frais ? maître Thibaut un peu désorienté s’en informa en passant devant la cuisine, où les casseroles faisaient derechef entendre leur grésillement des jours de fête.

Une des servantes qui se trémoussaient autour du potager lui répondit que tous les messieurs qui avaient couché comme lui à la maison, s’étaient remis à table pour déjeuner avant de partir.

— Il faut faire comme les autres, vous, monsieur le notaire, acheva sans façon la grosse fille, point du tout effarouchée du regard affriandé que ce dernier fixait sur elle.

— Eh ben, quoi ! reprit la maritorne, impatientée de voir cette vieille tête pelée lui faire la bouche en cœur, sans mot dire… Eh ben, quoi ! vous voyez bien que ce n’est pas sur mon nez que la table est mise !

Me Jean, aiguillonné tout d’un coup par la grivoise familiarité de la délurée paysanne, eut un mouvement d’audace.

— Ah ! petiote, chevrota-t-il amoureusement en lui pinçant le menton, je me contenterais pourtant bien, moi, de croquer tes deux joues pour mon régal ! Et fier de cette gaillardise inouïe de sa part, Rogne-Clou, transfiguré, entra triomphant dans la salle à manger, sans voir le geste irrévérencieux avec lequel la rougeaude montagnarde payait son compliment.


CHAPITRE X


La fugue de Rustique.


Il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter !… soupirait mélancoliquement monsieur le tabellion de la Rochette quatre heures après s’être assis à table entre ses deux voisins de la veille ; — il n’est si bonne compagnie qu’il ne faille quitter !

Et, tout en réitérant la promesse vingt fois demandée de venir souvent se retremper au sein de l’amitié, il pria son hôte de lui faire seller son cheval, afin de pouvoir rentrer avant la grosse nuit au bourg, où son absence devait être commentée de cent façons différentes.

Ce n’était pas précisément une promenade agréable, ce trajet de plusieurs heures sur un chemin tantôt caillouteux comme le lit d’un torrent desséché, tantôt fangeux comme le fond d’une mare. Un peu sentier, un peu ruisseau, côtoyant ici les moraines boisées, là les champs nouvellement labourés, la route s’en allait droit devant elle, n’évitant ni les montées ni les descentes, fuyant les détours, n’ayant en un mot qu’un but : celui d’arriver en coupant au plus près.

Non, en vérité, ce n’était pas une simple promenade ; mais mons Rustique, aussi bien que son cavalier d’occasion, avait ce jour-là d’excellentes raisons de prendre les choses du bon côté. Elle aussi, l’heureuse bête, avait trouvé bon gîte et bonne compagnie chez l’opulent magistrat. Jamais meilleure chance ne lui était advenue ! Avoir vécu, pendant deux jours sur un pied d’intime égalité avec Ma Joson, la jument douairière de monsieur le Juge ! s’être gorgée de bon foin, grisée d’avoine, avoir dormi tout de son long sur une litière chaude et moelleuse comme un matelas ! n’y avait-il pas de quoi se sentir rajeunie de huit ou dix années ?…

Et ce pensant, notre bidet, requinqué, la panse ronde, la queue droite et l’œil allègre, sentant l’espace libre devant lui, sous le coup d’un vertige subit, se prit à galoper comme au temps des folles chevauchées de son jeune âge.

De son côté, maître Jean, fort échauffé par les copieuses libations de son dernier repas, se gaudissait dans le souvenir de cette joie d’un jour qu’il laissait derrière lui, mais qu’il savait pouvoir retrouver à volonté.

Car c’était bien arrêté maintenant dans son esprit : il ne se laisserait plus reprendre par sa vie misérable, plus écraser par son labeur journalier, plus affamer par son avarice. Non, non ! cent fois non ! il n’en voulait plus de ces choses du passé ! c’etait trop bon de rire, trop bon de se griser, trop bon de… Et, comme une affriolante vision, messire Thibaut se rappelait sa galante prouesse du matin : il avait tenu entre ses deux doigts, ces deux doigts-là justement, le menton d’une jolie fille !…

Ah ! certes, après cela, c’était bien fini de reprendre la Botolion à son service ! La Botolion !… jamais plus ! jamais plus ! N’était-elle pas l’ombre visible de sa défunte, cette laide naine que dame Innocente lui avait imposée ? Eh bien ! qui donc le forcerait à la garder chez lui ? Qui donc l’empêcherait de la remplacer avantageusement ? N’était-il pas libre ? n’était-il pas veuf ? Ah ! sa femme ! sa femme ! que le bon Dieu l’eût mise en gloire ou que le diable l’eût emportée, cela lui était fort égal ; elle n’était plus là : c’était bien suffisant.

Et notre homme, étourdi par les vapeurs de l’ivresse, électrisé par la perspective des futures jouissances qu’il convoitait, se laissait entraîner, inconscient de tout danger, par l’allure échevelée de Rustique tout d’un coup métamorphosé en cheval de steeple-chasse. Et ils allaient, ils allaient ainsi, l’un la bride sur le cou, l’autre la cervelle brouillée, à travers l’enchevêtrement désordonné des ronces et sous l’épais entre-croisement des branches d’arbres croissant à volonté, sans alignement et sans élagage, comme saisis dans l’emportement d’une de ces courses fantastiques que l’on fait quelquefois en rêve, où aucun obstacle n’arrête l’élan, où tout se franchit sans hésitation et sans secousses.

Depuis longtemps le soleil avait tourné la pointe du Granier, la nuit tombait, les villages l’un après l’autre disparaissaient dans la brume du soir ; les vignes, les champs, les prés s’unissaient en se confondant dans la même teinte sombre ; plus rien ne vivait autour d’eux, et ils allaient toujours, toujours plus vite, sans que le cheval endiablé parût se fatiguer. Et quand les étoiles piquèrent le bleu noir du ciel de scintillements lumineux, et quand la lune monta ronde et pâle au-dessus des grands sapins de la montagne, quand la plaine blanchit au loin, que la chouette commença ses lamentations et le hibou ses éclats de rire lugubres, Rustique galopait encore.

En proie à un effarement sans nom, le malheureux tabellion, l’esprit égaré déjà par les capiteuses fumées des vieux vins savoyards, avait perdu par degré le sentiment de l’existence. Maintenu en équilibre par une force étrange, il s’était, dès les premiers instants de cette course infernale, abandonné sans pensée et sans résistance au vertigineux élan qui l’emportait, ne sachant s’il était la proie d’un enchantement diabolique ou le jouet d’un cauchemar de l’ivresse.

Un enchantement diabolique Voilà deux mots qui font sourire bien des gens aujourd’hui mais au temps où remonte la légende que je vous raconte, le seul soupçon d’avoir encouru l’ire de Satan ou de ses chargés d’affaires sur terre sorciers, jeteurs de sorts ou mavegnants[3], mettait en sueur le dos des plus déterminés.

Et certes, maître Jean n’était pas de la pâte des sceptiques ou des fanfarons. Toute sa vie, il avait été dur et méchant par nature, avare et fripon par entraînement mais dans le domaine religieux, il partageait toutes les croyances, les obscurités, les terreurs des ignorants de son époque.

Du reste, en ceci comme en tout, depuis son mariage, il avait marché dans les pas de sa femme, ne s’inquiétant guère de ce qu’il en adviendrait. Celle-ci se chargeait de le tenir en règle vis-à-vis des commandements de l’Église, aussi bien qu’elle était exacte de s’acquitter des dîmes et redevances fiscales envers le gouvernement. Mais en dehors de l’observance stricte du code ecclésiastique, il y avait encore les chapitres complémentaires auxquels ne mordaient point les affairées de ce monde, mais que n’avait garde de négliger dame Innocente, femme de précautions et de coir venir. Partant, le couple Thibaut donnait en plein dans les croyances pieuses, les niaiseries louables, les superstitions tolérées, fausse monnaie dont les pratiquants sans morale espèrent payer leur place au paradis. Catholiques sans être chrétiens, assistant aux offices et ne priant jamais, si ce n’est en temps d’orage ou d’épidémie, afin d’éviter la grêle qui perd les récoltes ou la fièvre qui peut vous envoyer ad patres, nos époux n’avaient en réalité qu’une frayeur sincère : c’était celle du diable, de l’enfer et de leurs tenants et aboutissants.

On peut s’imaginer maintenant ce qu’éprouva de transes maître Jean au seul soupçon d’être sous le coup d’un enchantement. À travers les dernières vapeurs d’une ivresse décroissante, cette idée, d’abord vague et indécise, peu à peu se fit plus nette, plus plausible, l’envahit, l’obséda au point de devenir une terrifiante certitude pour lui. Ses sens même se firent les complices des aberrations de son esprit. Haletant d’angoisse, ne se sentant plus vivre que par le tourbillonnement de sa tête en feu, serrant à pleines mains les poils hérissés du cheval fou, il lui semblait voir, à travers ses paupières opiniâtrement closes, des flammes le poursuivre ; il entendait le sinistre crépitement d’un incendie se mêler au fracas assourdissant d’eaux furieuses et mal contenues. Alors, tremblant de fièvre, suant d’émotion, ce poltron de Rogne-Clou essaya de se souvenir d’une prière, d’un mot, d’un signe capable de le tirer des griffes de Satan.

De profundis ! bégaya-t-il d’une voix éteinte, De profundis ! — et n’en pouvant plus, à bout de forces, il se laissa retomber comme une masse inerte sur le dos de Rustique, lequel, se secouant d’une ruade furieuse, le rejeta sans façon sur le sol.


CHAPITRE XI


Comment maître Thibaut trouva un secours inespéré.


Il ne paraît pas que notre homme mit longtemps à reprendre la vie et le sentiment, puisqu’au moment où il rouvrit les yeux, les étoiles continuaient à briller sur sa tête et que la lune n’était pas encore au tiers de sa course.

S’être embarqué en plein jour, à cheval sur une bête non suspecte d’impétuosité, et se réveiller au milieu de la nuit, seul, au bord d’un pré, couché sur le flanc, étourdi, moulu, contusionné, sans se rappeler comment cette triste aventure vous est arrivée, n’est pas une chose absolument gaie ; aussi, fut-ce l’âme toute bouleversée que le tabellion jeta machinalement un regard autour de lui.

C’était un pré immense, celui au bord duquel il était tombé, un pré plat, sans arbres, sans maison, entouré seulement d’un fouillis de broussailles et coupé dans toute sa longueur par le lit profond d’un étroit ruisseau roulant jusque-là à travers les châtaigneraies de la montagne.

Tout endolori, ne sachant point encore où il se trouvait, maître Jean n’éprouvait pas moins déjà un soulagement inconscient à ne plus être en proie aux sinistres visions qui précédèrent sa chute. Incapable de coudre une pensée à l’autre, il était dans l’état de quelqu’un qui s’éveille après un long cauchemar : quelques lueurs de vérité traversent les brouillards du songe, les faits réels se mélent et se confondent aux terribles péripéties du rêve ; l’être dédoublé, pour ainsi dire, paraît vivre à la fois ici et ailleurs, sans que rien de complet et de logique se présente à son esprit troublé.

Mais survient-il autour du dormeur un incident matériel quelconque, un bruit, une lueur, une impression de froid ou de chaleur ? subitement, sous l’impulsion d’une force invisible produisant un ébranlement douloureux, l’hallucination cesse, l’intelligence reprend possession d’elle-même, et les sens, un moment paralysés, recouvrent leurs facultés normales.

Voici, en ce qui concerne messire Thibaut, ce qui le ramena au sentiment de sa très perplexe situation :

À deux ou trois cents pas en avant de lui, une lueur étrange vaguait à travers la prairie, ne suivant aucune ligne régulière, allant, venant, bondissant ici pour se traîner plus loin, se haussant, se baissant, s’arrêtant pour reprendre un instant après sa lente promenade ou sa course fantastique, sans toutefois s’élever jamais à plus de deux ou trois pieds du sol. Cette clarté singulière n’avait ni le rouge éclat, ni le vacillement d’une flamme ordinaire : c’était un corps lumineux sans rayonnement, d’un blanc bleuâtre, quelque chose comme une boule phosphorescente, semblant rouler au gré de la fantaisie d’un être invisible ou que l’éloignement empêchait d’apercevoir de la place où gisait encore le notaire.

Pauvre, pauvre Rogne-Clou ! Voilà que maintenant toutes ses folles terreurs le reprenaient. Et dans quel piteux état il était pour supporter de nouvelles émotions !

Bien que tout à fait revenu à lui, une prostration inouïe clouait ses membres meurtris à la place même où il était tombé. Il souffrait de tous les points de son corps et n’osait pourtant ni appeler à l’aide, ni gémir autant qu’il en sentait le besoin, de peur d’attirer sur lui l’attention de l’infernale apparition.

— C’est fini, fini de moi ! pensait l’infortuné. Ce feu qui roule là-bas, c’est quelque sorcier qui me cherche ou le diable qui vient me prendre… Pauvre moi, je suis perdu !…

Et comme s’il s’attendait d’un moment à l’autre à être emporté par des mains invisibles, maître Jean se pelotonna sur lui-même, tâchant de couvrir sa tête de ses deux bras ; puis, tout fiévreux, il écouta.

Quelqu’un marchait dans le chemin. Les pas encore éloignés étaient lents et indécis. Des cailloux, heurtés sans doute par la chaussure de l’arrivant, roulaient avec un bruit sec comme la détente d’une arme à feu.

Le cœur du notaire ne battait plus. — Tsss ! tsss ! tsss ! articula à vingt pas de lui une voix qui le glaça complètement.

— Tsss ! bêêê !…

— Bêêê !… répéta un écho lointain. Aussitôt, du fond de la prairie, arriva par bonds pressés un être qui sembla s’arrêter net à deux pas de l’endroit où se tenait blotti maître Jean, lequel étouffa un râle d’épouvante : il venait de sentir un souffle chaud lui passer sur le cou.

Dans la direction opposée, les pas s’étaient de plus en plus rapprochés.

— Monsieur Jean Thibaut, appela distinctement la voix qui semblait s’être fait entendre la première, monsieur Jean Thibaut !

Miséricorde ! Qui donc le connaissait si bien ? qui donc le savait là ?… Toujours plus, ce devait être le diable !… Aussi, malgré le ton rassurant de l’interpelant, le Rogne-Clou demeura muet ; mais, tournant légèrement la tête de côté, il osa entr’ouvrir un œil, afin de savoir à qui il avait affaire.

Soudain il le referma ; ce qu’il venait de voir l’avait pétrifié.

À deux pas de lui, la boule lumineuse, qui tout à l’heure vagabondait à travers la prairie, se trouvait maintenant suspendue au cou d’un animal étrange dont le museau démesurément allongé se terminait en haut par deux longues cornes recourbées, en bas par une énorme touffe de poils broussailleux.

Était-ce cette bête qui l’avait appelé ?… Sûrement, puisqu’il n’avait vu qu’elle… Cette bête ?… Un bouc ! le diable…

— Pardon ! pitié ! pardon ! gémit le notaire affolé, recouvrant par un suprême instinct de défense la force de parler, d’implorer, d’attendrir le monstre acharné à sa poursuite.

— Allons ! allons ! monsieur Thibaut, ne vous donnez pas si peur, reprit encore plus doucement que la première fois la voix vieillotte et cassée qui l’avait appelé. Je ne suis pas là pour vous faire du mal.

Il n’y avait pas à s’y tromper, cette fois c’était bien un secours humain qui lui arrivait ; messire Satanas n’aurait pas eu des façons d’agir si doucereuses avec sa victime. Cette rapide réflexion encouragea maître Jean à se remettre sur son séant et à ouvrir tout grands ses yeux du côté d’où lui venait cette consolante assurance.

Devant lui, deux formes noires et immobiles se profilaient nettement dans la sérénité du ciel étoilé : la grande bête cornue d’abord, et, un peu en arrière, une petite femme toute courbée, toute contrefaite, s’appuyant sur un bâton aussi haut qu’elle.

En y regardant de plus près, maître Jean comprit qu’en somme il n’avait pas trop de quoi s’épouvanter : la bête, c’était une grosse chèvre ; la femme paraissait une mendiante ou une paysanne de quelque hameau voisin. Donc, sauf la boule de feu qu’il ne s’expliquait pas encore, le tabellion se sentait revenu de ses terreurs insensées.

— Qui êtes-vous ? et où est-ce que je suis ici ? demanda-t-il d’un ton redevenu plus tranquille.

— Oh ! vous me connaissez assez, monsieur Thibaut, vous connaissez la Jeanne des Avé ; elle a été de belles fois à votre porte…

— La Jeanne des Avé, murmura à part lui le notaire, se rappelant en effet le nom de cette pauvresse tant de fois éconduite, la Jeanne des Avé ! mais je croyais qu’il y avait au moins six ans qu’elle était morte.

Sans paraître avoir entendu, la petite femme reprit la parole :

— Ici, monsieur Thibaut, vous êtes près du nant des Alisses. N’entendez-vous pas l’eau qui roule à trente pas de nous ? Eh bien ! votre cheval est justement étendu mort à côté de la grosse pierre du nant. Pauvre bête ! elle a reniflé si fort avant de crever, que je l’ai entendue depuis le coin de mon feu.

Alors, je suis sortie pour voir ; j’ai reconnu le rousseau de M. Riton, l’huissier, et comme je vous avais vu passer tous deux hier, j’ai pensé qu’il y avait quelque chose de mauvais pour vous qui venait d’arriver par-là. J’ai pris mon bâton, je suis venue à la recherche, et voilà tout ce qui en est, acheva la vieille, qui, malgré son apparence peu solide, aidait bravement le notaire à se remettre sur ses jambes.

Pendant que celle qui s’était donné le nom singulier de Jeanne des Avé se mettait charitablement au service de maître Jean, tout en répondant aux multiples questions qu’il lui adressait, la chèvre brune gambadait follement, en bêlant, autour de sa maîtresse.

— Laisse-nous la paix, Mion, lui dit amicalement la vieille ; laisse-nous, et va-t’en redonner un coup de dent au fond du pré ; quand j’aurai besoin de toi, je t’appellerai.

— Bêêêê ! fit la chèvre avec un ton de joyeux assentiment.

Et, reprenant sa course, elle disparut en un clin d’œil.

Il y avait dans ce colloque quelque chose de mystérieux qui intrigua et inquiéta de nouveau le peureux tabellion, déjà payé pour se méfier. Après tout, Lucifer n’était pas le seul à lui donner la chair de poule ! Et les sorciers ? Cette vieille était-elle bien la mendiante qu’il avait si souvent renvoyée sans lui rien donner ?… On la disait morte depuis des années, cette Jeanne des Avé, et voilà qu’il la retrouvait, lui, en pleine nuit, dans un pays où elle n’avait, à sa connaissance, ni feu ni lieu… Et cette chèvre qui comprenait la parole humaine mieux que quantité de villageois ne comprennent les prônes du dimanche ?… C’était louche, louche, mais qu’y faire ? Il fallait bien se confier à la seule main secourable qui lui était tendue.


CHAPITRE XII


Où maître Jean fait une nouvelle connaissance.


La vieille n’avait pas menti d’une syllabe, il n’y avait guère que trente pas à faire pour atteindre le ruisseau ; mais tel que maître Jean était accommodé, il lui fallut un grand quart d’heure pour y arriver en boîtant et geignant à faire pitié.

Enfin, après bien des haltes, nos deux personnages se trouvèrent tout près de la pierre du nant, où gisait le cadavre déjà raidi du pauvre Rustique, sans doute mort foudroyé par un coup de sang avant d’avoir pu franchir le cours d’eau fort grossi par la fonte des neiges.

Quelques rayons obliques de lune, glissant à travers les branches embrouillées des hauts noyers, dessinaient par place les contours de cette carcasse osseuse et efflanquée, et zébraient de reflets lumineux les poils roux de sa crinière encore suante et hérissée par la violence de sa course dernière.

Le Rogne-Clou jeta un regard attristé de son côté.

— Maudit festin ! murmura-t-il en étouffant un soupir plus gros que les autres, — maudit festin ! tu vas me coûter cher.

La vieille, cette fois encore, n’eut pas l’air d’avoir entendu l’aparté.

— Voilà la ferme des Alisses, monsieur Thibaut, dit-elle ; vous allez pouvoir vous reposer à votre aise.

En effet, de l’autre côté du chemin, se dressait une masse noire de bâtiments en ruine ; les murs décrépits, éventrés, croulants, ne paraissaient tenir debout que par un reste d’habitude ; le toit, crevé en maints endroits sous le poids des neiges de cent hivers, laissait pendre çà et là des poutrelles et des lattes à moitié rompues ; aux fenêtres, veuves de vitrages, comme du reste toutes celles des maisons villageoises de ce temps-là, quelques ferrures rongées par la rouille retenaient, à grand’peine, des débris de planches vermoulues, souvenirs de volets dont chaque tempête, chaque ouragan emportait un morceau,

C’était pour tout le pays un lieu sinistre que celui-là ; la vieille femme avait reçu jadis une maudition, suivant le terme populaire. Pourquoi ? On n’en savait rien. Les vieux disaient que les habitants s’étaient dispersés après un grand malheur, et rien de plus. Et comme pendant les douze mois de l’année on entendait les quatre vents se battre dans cette masure de mauvaise mine, que l’eau du nant voisin mêlait son éternel grondement aux bruits étranges qu’ils y faisaient, comme les rares passants attardés le soir sur cette route déserte voyaient par les trous et les lézardes la clarté de la lune se refléter en taches blafardes sur les pierres noircies, chacun frissonnait à l’idée de se trouver seul la nuit auprès de la ferme pleurante des Alisses.

Maître Jean Thibaut n’avait garde d’échapper à cette émotion, lui qui connaissait à fond toutes les histoires vraies ou fantaisistes de son canton ; aussi fut-ce avec une répugnance très visible qu’il consentit à suivre la mendiante vers un des angles les moins délabrés de l’habitation. Il était à bout de forces, du reste, et sentait trop le besoin impérieux de se reposer pour ne pas passer par-dessus les craintes secrètes qu’il éprouvait.

Une porte basse et large se trouvait devant eux ; la vieille la poussa, elle n’était pas même fermée au loquet. La flamme joyeuse d’un feu bien entretenu vint frapper le regard du notaire, l’empêchant de distinguer de prime abord les objets qui l’entouraient.

— Tiens ! il fait bon entrer chez vous, fit-il, en sentant la chaleur du brasier arriver jusqu’à lui.

Et, faisant un ou deux pas de plus, il chercha un siège pour s’y asseoir. Tout d’un coup il recula… une autre femme que la vieille se trouvait devant lui… Quelle était cette inconnue ? Maître Jean se sentit froid en la regardant.

Elle était jeune assurément ; peut-être eût-elle été fort jolie en même temps, mais sa figure si pâle, si pâle, encore blanchie par les lueurs vacillantes. qui venaient du foyer, la faisait ressembler à une trépassée. Deux yeux brillants comme des diamants noirs animaient seuls ce visage sérieux et triste. Cette femme portait le costume grossier des paysannes de la montagne. Sans rien dire, elle présenta un escabeau boiteux et mal raboté au notaire.

— Il faut prendre patience chez les pauvres, monsieur Thibaut, dit la Jeanne des Avé, en avançant les broussailles qui se consumaient sur le landier.

Le Rogne-Clou, sans répondre directement à la remarque, se laissa choir lourdement sur le siège rustique.

— Je croyais que vous demeuriez seule ici ? dit-il d’un ton interrogateur.

— Je ne demeure pas plus ici qu’ailleurs, monsieur Thibaut, répliqua la femme : les mendiants vous le savez bien, sont un jour à un endroit, le lendemain plus loin ; on va où l’on peut, on couche où l’on est.

Tout cela était dit tristement, mais sans amertume et sans colère.

La jeune fille, toujours debout, demeura silencieuse et comme étrangère à la conversation.

— Est-ce votre fille, celle-là ? demanda enfin un peu brusquement maître Jean, las d’attendre les explications que la vieille ne se hâtait pas de lui donner.

— Non, monsieur, non ; c’est une pauvre orpheline du pays d’en haut qui reste avec moi en, attendant de trouver quelque place de servante.

Le tabellion se retourna vivement pour mieux voir celle dont il était question.

— Elle, une servante ? murmura-t-il, et, sans le vouloir, il frissonna.

— J’ai besoin de gagner, monsieur le notaire, dit d’une voix faible l’étrange créature. J’ai besoin… répéta-t-elle.

Ces mots accentués d’un ton douloureux, presque suppliant, frappèrent le cœur endurci du notaire ; pourtant, il resta muet, la paysanne lui faisait peur.

— J’ai bien soif, articula-t-il au bout de quelques moments d’attente. Pouvez-vous me donner quelque chose à boire ?

— Un peu d’eau dégourdie, avec une croûte de pain brûlé, monsieur, s’empressa de répondre la Jeanne, je n’ai rien autre….

Pendant que le pain rôtissait sur les braises, la mendiante tira d’un trou de la muraille une espèce d’écuelle ébréchée, l’emplit d’eau, y jeta le croûton grillé et présenta le tout au tabellion, lequel, en faisant une grimace de dégoût, avala cependant le liquide jusqu’à la dernière goutte.

— Ah ! mon lit me fait bien faute ! soupira-t-il après un moment de silence, en jetant un regard piteux sur une misérable escabelle sœur de celle qu’il occupait et seul meuble existant dans ce taudis, plutôt étable à porc que logis de chrétien.

La jeune paysanne, qui s’était retirée dans un coin de la baraque, s’avança de nouveau.

— Monsieur le notaire, dit-elle, si vous le voulez, je puis vous faire conduire chez vous tout de suite.

Maître Jean, en entendant pour la seconde fois cette voix douce et presque éteinte, eut un tressaillement involontaire.

Il leva les yeux sur l’étrange créature et demeura bouche béante comme fasciné par le regard de braise qu’elle fixait sur lui. Ce ne fut que par un effort de sa volonté qu’il retrouva le courage de parler.

— Toi, ma fille, dit-il, tu me parais bien trop malade pour aller ainsi courir, la nuit, par les chemins, à la recherche d’une carriole et d’un voiturier.

— Je ne suis pas malade, monsieur le notaire, répondit d’un ton plus haut et plus résolu la paysanne pâle, et je ne suis jamais fatiguée.

— Et tu n’as pas peur non plus ?

Elle sourit d’une singulière façon.

— Je n’ai pas peur, prononça-t-elle brièvement. Elle demeura calme, sans paraître avoir conscience de l’effet qu’elle produisait, attendant la décision qu’il allait prendre.

La vieille, assise sur la large pierre qui servait de landier, avançait brin à brin les broussailles sèches, dont il y avait ample provision dans la masure.

Pendant un long temps, tous trois demeurèrent silencieux.

— Est-ce vrai, demanda tout d’un coup le notaire, est-ce vrai que tu peux me faire ramener à la Rochette avant le jour ?

— Aussitôt que vous aurez dit : « Va ! » répondit la jeune fille.

— Je donnerai un écu, tu sais !…

Je ne veux pas votre argent, monsieur, dit-elle ; un service ne se vend pas ; le travail seul doit être payé.

Le Rogne-Clou était peu habitué à de pareilles répliques.

— Tu es une drôle de fille, toi, et je n’en ai jamais vu de ta sorte… Mais j’ai trop besoin de me tirer de là pour ne pas prendre pour bonne l’offre que tu me fais… Va !

Comme si elle avait glissé sur le sol sans remuer les pieds, la paysanne disparut tellement promptement, qu’on eût pu croire qu’elle s’était évanouie, comme une vapeur, à travers les ais disjoints de la porte.

— Maître Jean, écrasé de fatigue, secoué par tant d’émotions violentes, se sentait incapable de supporter une longue attente ; aussi se démenait-il péniblement sur son escabeau boiteux, lançant de temps à autre une apostrophe de mauvaise humeur à l’adresse de Jeanne des Avé, toujours placide et réservée.

Du reste, parler était un besoin pour lui dans la disposition d’esprit où il se trouvait, un peu la frayeur et beaucoup la curiosité l’engageaient à ne pas laisser tomber la conversation que la mendiante ne paraissait pas désireuse d’entretenir.

— Il y a fort longtemps que je ne vous ai vue chez nous, lui demanda-t-il une fois. Où vous êtes-vous tenue pendant ce temps ?.…

— Il y a huit ans, à tel jour, monsieur Thibaut, que votre femme — le bon Dieu lui fasse miséricorde ! — a fait pour moi ce que j’ai fait ce soir pour vous, répondit la vieille. Depuis cette fois-là, je ne suis plus repassée par la Rochette.

— Quel service, interrogea maître Jean, ma femme vous a-t-elle rendu ? Ça m’étonne diantrement, acheva-t-il entre ses dents, elle n’en était pas coutumière ?

— Elle m’a mise à l’abri de la grosse pluie dans l’écurie de vos lapins, monsieur Thibaut, et j’ai passé toute la nuit au chaud, moi avec la Mion.

— Il fallait bien qu’elle eût fait ses pâques la veille pour avoir tant pitié d’une roulante ! remarqua maître Jean. Ça ne lui est pas arrivé souvent de recommencer.

— Une fois fait le bon poids quand il s’agit d’aumône, articula sentencieusement la Jeanne. Le bon Dieu lui en a tenu compte, soyez sûr, monsieur Thibaut.

— Tant mieux pour elle, grogna celui ci, elle en avait assez besoin.

Et comme ce sujet d’entretien déplaisait à notre homme, il redevint muet et songeur.

Au bout d’un peu de temps, il se fit quelque bruit au dehors.

Presque aussitôt la porte fut poussée doucement, et la pâle montagnarde reparut. Derrière elle, la tête velue et haut cornée de la grande chèvre maigre se faufila entre l’huis et la muraille.

Quand vous voudrez partir, monsieur le notaire, dit la jeune fille, la carriole attend de l’autre côté du nant. Il n’y a que dix pas à faire.

Maître Jean, en proie à un malaise physique et moral indéfinissable, en face de ces trois créatures plus qu’étranges ne savait quel parti prendre. Transi de fièvre, pris d’une peur inconsciente, par moment croyant rêver encore et d’autres fois ramené brusquement à la réalité par une circonstance en apparence naturelle, il se sentait entrainé malgré lui dans les péripéties d’une aventure qu’il avait le plus urgent besoin de voir se terminer.

— Alors, tu as trouvé quelqu’un qui peut me conduire ? demanda-t-il, plutôt pour gagner du temps et se convaincre qu’il allait reprendre enfin le cours simple et prosaïque de sa vie.

— J’ai quelqu’un, oui, monsieur le notaire, dit-elle. Mais si vous voulez me croire, vous agirez avec votre conducteur suivant ce que je vous dirai.

Maître Thibaut dressa l’oreille.

— Est-il aussi de ta sorte, celui-là ? fit-il d’un ton perplexe et peu avenant.

— Celui-là, souligna tristement la paysanne, vous le connaissez pour sûr c’est Braise[4] Cavagnat, Braise l’Endormi, comme on l’appelle.

Le tabellion chercha un moment.

— Je crois que oui, dit-il, j’ai entendu parler de lui.

— Alors, vous savez qu’il peut aller et venir en dormant la nuit comme s’il était en plein jour et bien réveillé.

— C’est bien quelque chose comme ça qu-’on m’a raconté en effet, dit maître Jean ; mais pourquoi es-tu allée chercher ce garçon-là au lieu d’un autre ?

— Je le connaissais, lui, et puis… — la montagnarde eut une imperceptible hésitation dans la voix — et puis je savais qu’il viendrait si j’allais l’appeler.


CHAPITRE XIII


Comment maître Jean trouva tout de suite ce qu’il n’avait pas encore cherché.


Tout en parlant, le notaire s’était à grand’peine remis sur ses jambes. La vieille des Avé se présenta pour lui aider à faire les premiers pas. La chèvre elle-même avança curieusement sa longue tête, dardant ses yeux jaunes sur cette figure décomposée.

Maître Jean lui lança un regard de travers.

— Face de Satan ! mâchonna-t-il entre ses dents, c’est bien temps que je ne te voie plus !

Ramené cependant aux convenances de la situation, il ne voulut point quitter la mendiante sans lui témoigner, à sa manière, la reconnaissance qu’il lui devait.

— À présent, dit-il, en faisant sonner au fond de sa poche la monnaie qui s’y trouvait, à présent ce n’est pas tout… Je vous dois quelque petite chose, vieille, et je ne veux pas que ça se passe comme ça… voyons !

Mais les pièces tintaient toujours sans sortir du gousset.

— Je vous ai déjà dit, monsieur Thibaut, que je n’ai rendu que ce que je devais, répliqua simplement la Jeanne.

— Allons donc ! allons donc, insista le Rogne-Clou, devenant pressant à mesure que le danger de débourser son argent semblait diminuer, je ne veux pas qu’il soit dit… non, non, tenez !… Et d’un geste décidé, il tendit sa main fermée vers la pauvresse.

Celle-ci la repoussa tranquillement.

— Ça se retrouvera plus tard, monsieur Thibaut, dit-elle d’un ton particulier ; on est bien gens de revue.

— Eh bien soit dit, vieille, quand vous passerez par la Rochette, venez me voir ! dit le tabellion remettant en poche sa monnaie.

— C’est entendu, j’irai pour la Noël qui vient… En attendant, que le bon Dieu vous garde, monsieur Thibaut !

— Merci, merci, dit prestement le tabellion, déjà hors de la baraque et désireux d’en finir au plus vite.

Et tirant des deux jambes, notre homme suivit la jeune paysanne en avance de quelques pas sur lui.

La Jeanne des Avé, immobile sur le seuil de la masure, le regarda s’éloigner dans la nuit devenue plus claire, maintenant que la lune avait tourné les crêtes boisées de la Table et les collines de Rotherens et du Verneil.

— Va ! murmura-t-elle. Oui, ça se retrouvera avec tout le reste…

Et, faisant signe à sa chèvre, la mendiante rentral avec elle dans son misérable réduit.

Si d’aventure un montagnard attardé eût longé la ferme pleurante des Allisses un quart d’heure après le départ de maître Jean, il ne se fût certes pas douté que des êtres vivants venaient d’y passer plusieurs heures. Nul bruit intérieur, si ce n’est l’éternel frémissement de toutes ces choses mortes ; aucune lueur, aucun mouvement, nul indice de vie humaine n’apparaissaient plus autour de la vieille masure, et le lendemain et les jours suivants personne ne put dire avoir vu rôder dans le pays la vieille Jeanne des Avé, qui, du reste, passait pour morte depuis des années déjà.

Quand maître Thibaut fut arrivé près de la carriole qui devait le reconduire dans ses pénates, il avait reçu les instructions très précises de sa mystérieuse compagne.

— Vous n’adresserez pas la parole à celui qui vous conduira, lui dit-elle, sans cela je ne réponds de rien.

Maître Jean, tout en se sentant de nouveau retombé dans le fanatisme, n’eut garde de se montrer récalcitrant. Après tout, s’il y avait du sortilège dans son fait, il était obligé de convenir qu’il n’en avait récolté que des bénéfices, et sa nature égoïste et intéressée lui commandait de ménager les gens dont il avait un besoin immédiat, quitte à les malmener au moment de payer leurs services.

— C’est bon, je ne lui dirai rien ; mais sait-il au moins où il doit s’arrêter ? — Je ferai la route avec vous, monsieur le notaire, répondit l’étrange fille.

Notre homme ne parut que fort peu reconnaissant de l’attention.

— Montez sur le banc de derrière, monsieur, dit la paysanne, je vais vous aider.

Et sans la moindre apparence d’effort, elle souleva sous les bras le notaire éclopé et le hissa doucement sur la carriole.

Le conducteur, assis sur l’espèce de planche plate qui servait de siège, était demeuré, pendant tout le coloque, aussi raide et aussi immobile que s’il eût été une statue. Son costume sombre, son grand chapeau baissé et surtout l’obscurité, empêchaient de rien distinguer de sa taille et de ses traits. Il tenait ramassées, dans l’une de ses mains, les cordes servant de brides, et laissait pendre l’autre le long de son corps. Le fouet était fiché droit dans une courroie de cuir clouée à l’un des montants de la charrette.

La jeune montagnarde sauta légèrement à côté du tabellion ; mais, avant de s’asseoir, elle se pencha à l’oreille de l’homme-fantôme et murmura doucement quelques paroles que maître Jean ne put entendre.

Un frisson fit trembler ce corps rigide, un grand soupir sortit de sa poitrine, et sa main, tirant sur les guides, imprima une secousse au mors que mâchait patiemment la vieille mule noire attelée à la carriole, laquelle, comprenant cet ordre muet, se mit en route sur-le-champ.

Jusque-là, maître Jean s’était pour ainsi dire laissé faire, soit par les événements, soit par les personnages qui s’étaient successivement présentés à lui, croyant fermement n’être que le jouet d’un de ces rêves prolongés et pénibles, résultant d’une préoccupation violente ou d’un écart de régime.

Mais lorsqu’il se vit en face de ces paysages qui, tout voilés qu’ils étaient par les ombres de la nuit, n’en étaient pas moins très connus de lui, quand il se fut assuré que la mule qui traînait l’attelage était du caractère le plus paisible, que le silencieux voiturier continuait à demeurer assis ferme et droit comme une barre de fer ; lorsqu’enfin notre peureux notaire eut bien constaté que la fille pâle se tenait tranquillement dans son coin sans souffler mot, une certaine sécurité succéda en lui aux tremblantes émotions qu’il venait d’éprouver. De là à redevenir lui-même, il n’y avait pas loin. Une fois sur cette pente, ses réflexions le ramenèrent au souvenir de ce passé vieux seulement de quelques heures. Il reconstruisit, instant par instant, cette journée si accidentée, et parvint à se persuader que tout ce qui lui était arrivé restait dans le domaine du possible.

Revenant par la pensée dans la joyeuse demeure de son ami Desmasures, il voyait encore la table garnie de ces mets délicats dont il avait tant apprécié la saveur ; il entendait les gros rires bruyants qui éclataient en chœur à chaque propos grivois, accompagnant le récit des victoires et conquêtes, dont les hôtes du domaine des Blosières se vantaient d’être les héros. Cette vie de jouissance, de volupté, il ne l’avait jamais connue. Dame Innocente, se concentrant dans son avarice, l’avait privé de tous plaisirs pour accumuler les uns sur les autres les écus serrés dans son coffre ou prêtés à la grand’semaine.

Eh bien ! maintenant, de cet argent qui était à lui, qu’il avait dûment gagné par son travail, ses privations et son savoir-faire, il voulait en jouir. Il voulait, lui aussi, faire bonne chère, boire du bon vin, avoir des maîtresses ; enfin, passer gaiement le temps qu’il lui restait à vivre.

Comme on le voit, les vapeurs des vins de Côte-Rouge et de Villard-d’Héry agissaient encore sur le cerveau non refroidi du tabellion, malgré la chute qu’il avait faite et sa halte forcée dans la ferme des Alisses.

Le notaire promena lentement ses longs doigts décharnés sur son crâne nu, comme pour y chercher des idées, regardant alternativement le cocher toujours roide et inerte sur son siège, et la pâle et silencieuse paysanne assise auprès de lui.

Fou, se dit-il tout à coup, au lieu de me nourrir de souvenirs et d’espérance, la réalité n’est-elle pas là, près de moi ?… Il faut que je m’attache cette jeune fille que Dieu ou le diable a mise sur mon chemin. Elle veut se placer comme domestique.

Eh bien ! puisque j’ai eu l’heureuse idée de me débarrasser de la Botolion, je la prends à mon service, et… si elle y consent, je ferai son bonheur, foi de notaire.

On commençait à traverser le petit village de Rotherens. Un crouaiju jetait sa faible clarté sur la route, au travers d’une porte entr’ouverte. Le véhicule du tabellion traversa ce rayon de lumière qui illumina, comme un éclair, le blanc et fantastique visage de sa compagne. Cette figure de vierge excita de nouveau ses désirs.

Nous approchons du logis, il faut une décision, pensa-t-il, et d’une voix mal assurée, qu’il essaya de rendre douce, il s’adressa à la jeune fiile.

— Tu m’as dit, petite, que tu voulais te placer comme domestique ?

— Je le dois, monsieur le notaire.

— Veux-tu venir chez moi ?

— Aussi bien chez vous que chez un autre.

— Et… pourras-tu entrer bientôt ?

— Tout de suite. Ce soir, si vous le voulez.

— Certainement que je le veux, car je suis seul et n’ai personne pour me soigner. Eh bien ! si tu es gentille… soumise et fidèle, dit le notaire, en appuyant sur chaque mot, je serai généreux.

— Je prie Dieu qu’il m’accorde la grâce de bien faire mon service, répondit simplement la jeune paysanne.

— Et quel prix mets-tu à ton service ? reprit Rogne-Clou avec un peu d’hésitation, car, malgré ses promesses de générosité, il sentait revivre son avarice et craignait que sa nouvelle servante mit déjà à profit la bonne volonté qu’il avait démontrée.

— Juste de quoi payer une dette que j’ai, dit la pauvre fille en poussant un profond soupir.

— À combien se monte cette dette ?

— Sept écus de six livres et les intérêts d’un an.

— Quarante-quatre livres deux sous, quoi ! Et quel temps penses-tu mettre à gagner cette somme ?

— J’ai jusqu’à la nuit de Noël qui vient.

— La nuit de Noël ! Voilà une singulière échéance.

— Les accords sont les accords, monsieur, c’est mon convenu.

— Comment t’appelles-tu ?

— Marie.

— Et l’autre nom ?

— Pour le moment, je n’ai que celui-là.

Cette réponse parut étrange à maître Thibaut, qui se demanda quel pouvait être le motif qui poussait sa nouvelle domestique à lui cacher son nom de famille. Cependant, il n’insista pas, se réservant d’éclaircir ce point plus tard.

— Et quand tu auras payé ton dû, Marie, reprit-il, est-ce que tu ne voudras plus rester chez moi ?

— Après, monsieur, répondit-elle sentencieusement, il en sera pour vous comme pour moi, à la volonté de Dieu.

Les prétentions de la jeune fiille ne parurent pas exagérées au notaire, car il y avait encore huit longs mois avant la Noël. Quant à l’engager à prolonger le service au-delà de l’échéance, il comptait le faire en temps opportun, surtout s’il était satisfait.

— Marché conclu et tope là, petite, dit-il en tendant une de ses longues mains ridées

Marie ne fit qu’effleurer d’une main celle que lui présentait son maître. Celui-ci frissonna… Cette main était glacée !

La carriole s’engagea sur les pavés mal joints de la grand’rue de la Rochette, et bientôt s’arrêta devant la porte cochère de la demeure du notaire.

La chute de maître Thibaut, la fraîcheur de la nuit et les cahotements de la voiture avaient tellement roidi son pauvre corps qu’il se souleva avec peine ; mais en un clin d’œil Marie fut à terre, et saisissant son maître avec autant de facilité qu’elle l’avait fait pour le hisser snr son banc, elle le déposa sur le pavé.

Maître Jean resta stupéfait de trouver tant de force dans cette créature qui paraissait si chétive et si frêle.

Revenu de son étonnement, il mit la main à sa poche :

— J’ai promis un écu, dit-il en se retournant pour le tendre au conducteur, mais… voiture et cocher, tout avait disparu.

— C’est mon affaire, monsieur, dit Marie ; je réglerai avec Braise ; tout est compris dans les sept écus de gage.

Etrange ! étrange ! murmura maître Thibaut, en remettant distraitement l’écu en place et s’acheminant clopin-clopant vers sa maison, précédé de sa nouvelle domestique, qui entra délibérément et semblait se mouvoir dans cette habitation comme si elle y avait toujours vécu.

À peine maître Jean se fut-il glissé dans ce lit tant désiré que, abattu et alourdi par les libations et les fatigues de la veille, il s’endormit profondément. Bientôt, au milieu d’un ronflement aussi sonore que la note basse d’un orgue de cathédrale, il rêva qu’une statue de marbre blanc était couchée à côté de lui, superbe de figure et de formes, et que, plus heureux que le sculpteur antique amoureux de son œuvre, il était parvenu à la réchauffer et à l’animer à force de baisers brûlants…


CHAPITRE XIV


Le trouble et les angoisses de maître Jean Thibaut.


Le soleil laissait tomber depuis plus d’une heure ses rayons brillants dans la chambre à coucher du notaire, lorsqu’il s’éveilla.

Son sommeil avait dû être pénible et agité, car, bien que l’on ne fût pas encore dans la chaude saison, de nombreuses gouttes de sueur perlaient sur son front.

Maître Jean dirigea nonchalamment la main droite sous son oreiller et, prenant un large mouchoir à carreaux bleu, blanc et rouille, il s’épongea soigneusement la figure.

Ouf ! quel rêve, fit-il, et refermant lentement les paupières, il essaya de recomposer les faits dont il restait si vivement impressionné.

Il paraît, se dit-il, que j’ai accompli, en dormant, le projet que j’avais formé d’aller voir mon ami Desmasures : un grand repas… joyeuse compagnie… bon vin… course échevelée sur une monture quelconque… puis, je me suis trouvé, je ne sais comment, à la ferme des Alisses avec le diable sous la forme d’un bouc et une sorcière morte depuis longtemps… retour en compagnie de deux fantômes dont l’un s’évanouit à ma porte et l’autre se change en statue de marbre…

À ce souvenir, notre paillard eut un sourire de contentement et regarda à côté de lui :

Songe, mensonge, soupira-t-il.

Tout à coup il frémit, se signa et sauta à bas du lit. Ses yeux venaient de se rencontrer avec ceux de dame Innocente, avec ces yeux roux qu’un peintre de quatrième ordre avait dessinés au pastel sur une toile accrochée en face du lit de son ancien époux.

Afin de rendre moins repoussante cette figure laide et sévère, le peintre avait essayé de fixer un sourire sur cette bouche torse, et n’avait réussi qu’à la faire grimaçante et, vu la circonstance, l’époux infidèle lui avait trouvé un air goguenard. Aussi, s’habilla-t-il complètement sans oser donner un second regard au portrait de son ancienne moitié.

Le coucou de la salle à manger chanta neuf fois. Neuf heures, se dit maître Jean. Il y a bien longtemps que je ne me suis levé aussi tard. Je suis sûr que ma Botolion doit être étonnée de ce je n’ai pas encore demandé mon café. Et s’approchant d’un vieux cordon de sonnette, il le tira fortement. Bientôt la porte s’ouvrit, et la nouvelle domestique parut apportant le café.

— Marie ! exclama le notaire en fixant la jeune fille.

Sans faire attention à cette exclamation, la paysanne déposa sur une table le plateau qu’elle tenait à la main et se retira.

— Marie ! répéta le tabellion. Alors… ce n’est pas un rêve ? Et ses yeux se portèrent aussitôt sur son lit. Mais… il n’y avait que l’empreinte d’un seul corps.

C’est à en perdre la raison. Suis-je réellement bien éveillé ?

Il s’avanca vers une des croisées de sa chambre et l’ouvrit. La journée était magnifique. Le soleil dardait ses rayons dorés sur la belle colline de Montraillan et illuminait sa végétation luxuriante. En même temps une légère brise vint rafraîchir le cerveau du pauvre notaire.

Cet air lui fit du bien.

— Allons, oui ; c’est un rêve, fit-il d’un air décidé.

Cependant, pour s’enlever un dernier doute, il prit sur le rayon d’une étagère une tabatière de réserve dont il n’usait que dans les grandes circonstances et pcur s’éclaircir les idées, dame Innocente, par économie, ne l’ayant pas autorisé à s’en servir habituellement. Il renifla une forte prise de tabac qui produisit bientôt son effet par plusieurs éternuements retentissants.

Il parut satisfait de l’épreuve, et, s’approchant de la table, maître Jean versa le café dans la tasse, y mit une petite cuillerée de cassonade et s’assit.

Pendant longtemps sa main distraite tourna et remua le liquide, tandis que, le regard fixe, il laissait de nouveau vagabonder sa pensée. Cet état aurait pu durer longtemps, si quelques coups n’avaient retenti sur la porte cochère. Le tabellion, rappelé à lui avala son café devenu froid.

— Allons, pensa-t-il, laissons de côté rêve et illusions, et revenons à la vie réelle. C’est un client, sans doute. Un notaire se doit au public. Et il passa dans son cabinet.

Peu après, la porte se rouvrit.

— Bonjour, monsieur Thibaut.

— Bonjour, voisin Riton.

J’ai vu votre fenêtre ouverte, et je suis venu vous demander si vous aviez fait un bon voyage puis vous débarrasser de ma bête.

— Bon voyage… votre bête… Mais quel voyage ? quelle bête ?

— Je ne sais où vous êtes allé, monsieur Thibaut ; ce que je sais, c’est qu’avant-hier vous m’avez dernandé Rustique, et que tous deux vous vous êtes acheminés le long de la grand’rue, du côté de Rotherens.

— Mais alors, ce n’est pas un rêve ! exclama pour la deuxième fois le malheureux notaire, qui se mit à arpenter fiévreusernent l’étude. Puis se plaçant les bras croisés en face du visiteur :

— Êtes-vous bien sûr, Riton, que je sois parti et que je sois revenu ?

Cette question parut si ébouriffante à l’huissier, qu’il resta interloqué et se demanda si maître Jean n’avait pas perdu la tête, Cependant, même, dans ce cas, il ne fallait pas brusquer, et voyant que Rogne-Clou attendait sa réponse avecune certaine anxiété, il répliqua simplement :

— Je suis bien sûr de votre départ, monsieur Thibaut, puisque je l’ai vu moi-même. Quant à être revenu, je ne puis en douter, puisque je vous vois là.

— C’est juste. Alors… alors… si c’est vrai, Rustique est resté mort près du nant de la ferme des Alisses.

— Mort ! Rustique ! Mais comment ?

— Je ne sais pas bien, voisin. Ce matin, je ne puis parvenir à débrouiller mes souvenirs. Mais allez voir, je vous prie. Et, s’il est nécessaire, demandez des renseignements à la Jeanne des Avé, qui demeure dans la maison des Alisses.

— Il y a beau temps que la Jeanne des Avé est morte, et que cette maison n’est plus habitée, monsieur Thibaut ! reprit l’huissier, de plus en plus convaincu que son interlocuteur était devenu fou, ou bien était rentré tellement ivre qu’il en avait perdu la mémoire.

Cette réponse renouvela toutes les angoisses du pauvre tabellion.

— Quoi qu’il en soit, reprit le sergent royal, je vais voir dans votre écurie si, par hasard, Rustique n’y est pas. En cas contraire, j’irai à la recherche, et j’espère encore le trouver vivant. Une si bonne bête… si douce… si sage… si sûre… infatigable et encore jeune…

— Oui, oui, s’empressa de riposter Rogne-Clou, qui vit poindre l’attaque que l’huissier voulait faire à sa bourse ; oui, les morts ont toujours toutes les vertus qu’ils auraient dû avoir. Si votre haridelle n’est plus et qu’elle soit réellement trépassée en servant à mon usage, je vous la paierai à sa juste valeur, soyez-en persuadé, voisin Riton.

L’huissier n’osa pas insister sur ce sujet sensible et pensa que plus tard, le cas échéant, il saurait bien faire valoir tous ses droits et faire payer à l’avare toutes les qualités que son cheval aurait pu avoir.

— Pardon, monsieur Thibaut, reprit-il, si ce n’est pas une indiscrétion, où donc avez-vous pris cette jeunesse qui m’a ouvert la porte tout à l’heure ?

— Ah ! oui, Marie… mais c’est aussi aux Alisses, et je l’ai ramenée avec moi dans la carriole de Braise l’Endormi.

— Braise l’Endormi ? mais il y a bien au moins quatre ans qu’il n’est plus de ce monde.

Pour le coup, maître Jean devint cramoisi. C’était à craindre une attaque.

— Allons, décidément, la tête a déménagé, pensa l’huissier. Inutile de chercher à raisonner plus longtemps avec lui. M’est avis que sous peu il faudra le conduire au Betton. Et, sans plus de compliments, il salua et sortit.

Resté seul, le notaire se mit de nouveau à arpenter son cabinet.

Cette pièce assez vaste, toujours ouverte au public, était presque interdite à la domestique qui, sous prétexte de nettoyage, aurait pu changer de place, perdre ou égarer quelques papiers importants. Telle était du moins l’opinion de dame Innocente qui, pendant qu’elle vivait, s’était réservé la propreté du bureau. Elle s’était acquittée de cette charge sans trop user balais et plumeaux, et, depuis lors, ce n’était que le dimanche matin que la Botolion, sous l’œil du maître, venait balayer les ordures de la semaine, toutefois après les avoir humectées d’un grand arrosoir d’eau. Tant pis s’il avait plu, neigé ou grêlé, la boue délaissée par la chaussure des clients restait en place jusqu’au jour et à l’heure indiqués.

Contre l’un des pans de cette salle étaient établis plusieurs rayons en bois de sapin, sur lesquels on voyait entassés les uns sur les autres de grossiers papiers, des parchemins et de très rares livres.

Deux croisées éclairaient cette pièce qui faisait angle dans la maison. De l’une de ces fenêtres, située du même côté que celle de la chambre à coucher du notaire, on apercevait, comme nous l’avons déjà dit, le superbe panorama de la colline de Montraillan, s’étendant jusqu’au château des seigneurs de Montmayeur. Par l’autre, on voyait une partie du bourg et, par-dessus, dominant une forêt d’arbres toujours verts, le château de la Rochette, ce magnifique château qui était alors dans toute sa splendeur, qui avait, disait-on, autant de fenêtres qu’il y a de jours dans l’année, et dont les propriétaires étaient si riches qu’ils jouaient aux boules avec des boules en or.

Près de chaque croisée était placé un long et large pupitre de sapin coloré en noir, garni d’une écritoire en faïence peinte, contenant plusieurs plumes d’oie, crayons, canif, et l’indispensable sablier rempli du sable le plus fin que l’on eût pu trouver dans le torrent de Bréda. Puis des règles, un compas, l’ancien pied de Savoie en buis, avec ses divisions en pouces et lignes, et enfin une quantité de papiers et parchemins éparpillés par-ci par-là.

Devant chaque pupitre était un fauteuil en noyer avec le siège muni d’une torche en maroquin, autrefois d’un vert sombre, mais devenu tendre à force de contact avec les fonds de culotte de maître Rogne-Clou.

Un de ces fauteuils et l’un de ces pupitres avaient été occupés par dame Innocente, de son vivant. Depuis lors, le notaire se servait indifféremment de l’un ou de l’autre, suivant les exigences des affaires.

Une demi-douzaine de chaises avec dossier et siège en bois, étaient disséminées un peu partout pour l’usage des clients.

Au milieu de la salle, une grande table carrée servait d’entrepôt à toutes sortes d’objets.

Un peu plus loin, un très haut poêle en faïence, dont les tuyaux traversaient toute la pièce et allaient aboutir à plusieurs pieds au-dessus d’une vaste cheminée. Sur le rebord en mollasse de ladite cheminée, étaient étalés, sans symétrie et sans ordre, quatre chandeliers en étain garnis de chandelles de suif en partie consumées. Tout auprès, un éteignoir en cuivre et une paire de mouchettes sur son petit support en fer-blanc vernissé. Tout à fait à l’angle, un lanternin garni de sa queue de rat, qui servait aux maîtres du logis pour leurs petites courses à travers les appartements lorsque l’obscurité était venue.

Le tout, très sale et couvert d’une épaisse couche de poussière.

Telle était la pièce où maître Jean Thibaut, le notaire le plus riche et le plus couru du canton, passait les trois quarts de son existence.

Après une assez longue promenade, entrecoupée d’arrêts et de gestes déclamatoires, le tabellion se laissa choir sur son fauteuil,

Impossible de rien tirer au clair, se dit-il. Que, monté sur l’haridelle de Riton, je sois allé aux Blosières, c’est tout naturel… Que je me sois… grisé et que Rustique m’ait semé en route, cela se peut encore. Mais avoir vu et parlé à la Jeanne des Ave… être revenu avec Braise l’Endormi, tous deux morts depuis longtemps… avoir couché avec cette statue de marbre, qui… Non, c’est impossible, que diantre ! Il n’y a pas de revenants… donc, c’est un rêve. Mais alors, où commence-t-il ? Où finit-il ?

Et Marie ! Marie que j’ai trouvée aux Alisses, qui m’a procuré la carriole, Marie qui est ici, que j’ai vue ce matin… et Riton aussi. Voilà que je retombe dans le fantastique. Vrai, c’est à en devenir fou !

Voyons, se dit-il après un moment de silence, il faut y mettre de l’énergie et réagir. Pour cela, il faut se remettre courageusement à l’ouvrage ; c’est le seul moyen de fixer la pensée. J’ai promis à Novel de la Table que je tiendrais son acte prêt et qu’il pourrait venir faire sa croix au premier jour de marché ; commençons par celui-là.

Le tabellion prit une feuille de papier, donna un léger coup de canif au bec de sa plume d’oie et écrivit :

« L’an mil six cent huitante-huit et le treize du mois d’avril, par-devant moi notaire ducal soussigné, ont comparu :

« D’une part, le sieur Rustique… »

— Inutile inutile ! exclama le malheureux notaire, je ne ferai que des bêtises aujourd’hui, et tout démonté et découragé, il s’achemina vers la fenêtre, où il se mit à tambouriner distraitement sur une vitre, tandis que ses regards se fixaient au dehors.


CHAPITRE XV


Comment maître Jean Thibaut reste vertueux malgré lui.


L’angélus de midi sonnait au bourg et se prolongeait en écho dans les communes voisines, quand deux petits coups furent discrètement frappés à la porte de l’étude. Bientôt après, Marie apparut sur le seuil ; elle venait dire à son maître qu’elle servirait le dîner s’il le désirait.

Le notaire fit un signe d’adhésion et passa dans la salle à manger.

Comment la nouvelle domestique avait-elle su préparer le dîner, elle qui était depuis si peu de temps dans la maison ? c’est ce que l’on peut se demander et ce qu’il serait très difficile d’expliquer, si tout ce qui tenait à la jeune fille ne touchait pas au surnaturel. Douée d’une rare intuition et d’une espèce de double vue, elle devinait ce qu’il était nécessaire de savoir et voyait à travers portes et murailles ce que toute autre créature humaine n’aurait pu apercevoir.

C’est ainsi que, sans vouloir distraire son maître d’occupations qu’elle devait croire importantes, elle avait pris connaissance de quelques provisions qui se trouvaient dans la maison, puis, ayant vu dans un des tiroirs du buffet de la cuisine deux tailles qu’elle pensa être celles du boucher et du boulanger, elle s’était acheminée dans le bourg avec un cabas au bras. Quelques indications qu’elle récolta sur son passage lui eurent bientôt fait trouver la demeure des fournisseurs.

Le service continua à se faire ainsi, sans l’intervention du notaire, qui, dégagé de toutes préoccupations matérielles, aurait pu s’adonner au travail, s’il n’avait continué à être obsédé par les péripéties de son voyage aux Blosières. Il avait eu beau s’informer, réfléchir et se souvenir, son retour était resté énigmatique. Il n’y avait de certain que la perte de Rustique, dont il avait dû payer le prix à son maître, après l’avoir longuement discuté.

L’apparition de la nouvelle domestique dans les rues de la Rochette fit naître plus d’un sourire, et quelques bonnes langues disaient, en se pinçant les lèvres, que le Rogne-Clou n’était pas aussi fou que l’huissier Riton avait voulu le dire.

Les petits cancans allèrent bon train pendant quelques jours ; mais en remarquant le maintien doux et modeste de la jeune fille, sa figure si pâle et si triste, on se dit qu’avec cet air-là elle devait certainement être sage. D’ailleurs, on avait rencontré quelquefois le notaire, et, à le voir sombre et préoccupé, ou pouvait être sûr que cet homme n’était pas heureux dans son ménage.

La mère Coppet, une des commères les plus bavardes de la localité et qui avait été une des premières à mal juger la domestique, était devenue son défenseur. Elle aurait mis sa main au feu pour soutenir qu’elle était honnête.

Maître Jean Thibaut, lui, n’avait pas besoin d’être converti. Du premier moment qu’il avait vu la jeune fille, il s’était senti subjugué. Son extérieur, du reste, était plutôt agréable ; à des traits réguliers elle joignait une grâce naturelle qui, avec son air maladif et souffrant, attiraient tout d’abord l’intérêt et la sympathie. Sa mise était simple, mais toujours d’une propreté irréprochable. Quant à sa démarche, elle était tellement légère qu’elle semblait glisser sur le sol.

Tout en elle plaisait au notaire, même ses allures mystérieuses et étranges ; aussi éprouvait-il, en la voyant, des impressions qu’il n’avait jamais ressenties et qu’il ne savait pas définir.

Jamais ce cuistre n’avait connu l’amour.

Dès son enfance, une seule passion l’avait dominé : c’était celle du lucre, et, lorsqu’il épousa demoiselle Innocente, c’était un peu à cause de la sympathie qui existait entre eux sous le rapport du gain et de l’économie, et beaucoup parce que le notaire avait besoin des écus que le père Reverchon donnait en dot à sa fille unique, pour finir de payer l’achat de son étude.

Après son mariage, la féroce jalousie de Mme Thibaut l’avait maintenu dans les limites de la fidélité conjugale.

Mais depuis son veuvage, maître Jean n’était plus le même. Nous l’avons dit, il s’ennuyait, et, fatigué d’empiler des écus et d’acquérir du terrain, il ambitionnait une vie plus douce et plus agréable que celle qu’il avait menée jusqu’alors.

Il ne lui serait cependant pas venu en idée de contracter un autre mariage. Il avait subi le joug du premier ; mais, appréciant sa délivrance, il n’aurait plus voulu laisser enchaîner sa liberté. Et puis, il n’était plus assez jeune, et disons-le, pas assez considéré dans le pays pour trouver une personne de son rang qui l’eût accepté pour conjoint.

Depuis que Marie était à son service, le notaire avait senti se réveiller tous ses instincts de volupté. Bien des fois, en la regardant, il s’était souvenu de cette statue de marbre qu’il avait animée, et il se livrait à l’espoir de voir ce rêve converti en réalité. Souvent l’idée d’une séduction et même d’une violence lui était venue, mais toujours il avait été retenu par le regard sévère de la jeune fille, par ce maintien modeste qui commande le respect. Et maître Jean vivait ainsi, tantôt livré aux atteintes farouches de sa passion, tantôt dominé par cette force irrésistible qui l’obligeait aux convenances et même à la crainte.

Cependant, l’image de la jeune fille le suivait partout, son travail en souffrait, sa santé dépérissait, et, pour comble de malechance, chaque fois qu’il rentrait dans sa chambre à coucher, il rencontrait le sourire gouailleur de dame Innocente. Il aurait voulu l’éviter, il se disait qu’il ne voulait plus regarder ce portrait qui était un reproche constant pour lui, et toujours, comme fasciné, il ne pouvait s’empêcher d’interroger cette figure grimaçante.

La situation était devenue insupportable. Il fallait une solution ; aussi maître Jean prit une résolution virile.

Il se souvint que le seul jour où il avait eu un peu de courage, c’était le jour de sa visite à son client Desmasures, et ce courage il l’avait trouvé dans le bon vin et la bonne chère.

Un matin donc qu’il se sentait encore plus surexcité que d’habitude, il passa dans sa cuisine, et sans oser regarder sa domestique :

— Marie, dit-il, soigne bien le dîner d’aujour-d’hui, je te prie, puis tu iras au caveau et tu prendras une bouteille de mon plus vieux vin de Bottet et une de mon meilleur vin blanc de Côte-Rouge.

— Monsieur attend quelqu’un à dîner ?

— Non, mais…

Et ne sachant que dire, le pauvre homme se sauva dans son étude pour cacher sa confusion.

— Lâche ! se dit-il. Non, jamais je n’oserai… et cependant je ne puis plus rester ainsi, il faut absolument que je lui parle.

Le dîner fut tel qu’il l’avait désiré. Il savoura lentement les mets qui lui furent servis, but beaucoup et toujours sec. Chaque fois que la domestique paraissait dans la salle à manger, il la suivait d’un regard avide qui devint de plus en plus ardent à mesure qu’il dégustait les vins généreux qu’il avait fait monter de son caveau. Il prit encore une tasse du plus pur moka, suivie d’un double gloria, puis, se sentant fort, il commença l’exécution de ses projets.

Tout d’abord, il entra dans sa chambre à coucher, et, montant sur une chaise, il décrocha le portrait de son ex-moitié, passa ensuite dans la cuisine et le suspendit à un clou déjà placé au-dessus de la cheminée. Pendant tout le temps de cette exécution capitale, l’infidèle avait eu soin de baisser les yeux, de crainte de rencontrer le regard jaloux, ironique et menaçant de la défunte.

Satisfait de cette première expédition, maître Thibaut passa de nouveau dans sa chambre à coucher, et, après quelques mouvements un peu agités, la figure rouge comme le jabot d’un dindon, il fit un geste résolu, et, s’avançant vers le cordon de sonnette, il le tira vivement.

Quelques secondes après la domestique paraissait. Le notaire la fit entrer, et, après avoir refermé la porte :

— Marie, lui dit il avec une voix qui avait plusieurs raisons pour être émue, depuis le premier jour que je t’ai vue, j’ai ressenti pour toi un sentiment inexplicable. Je crois que je ne pourrais vivre sans toi, et j’ai le projet de t’attacher à moi par des liens indissolubles. Tu le sais, je suis riche… J’ai de l’argent de quoi assouvir les désirs d’un avare… des biens, autant que le marquis de Carabas. Eh bien ! toute cette fortune peut être à toi. Veux-tu être ma femme ?

La passion du notaire était vive, mais l’amour du lucre ne l’avait pas abandonné. Il faisait l’offre de sa fortune comme moyen de tentation, de séduction, mais il espérait bien posséder la jeune fille avant qu’il n’eût rien abandonné de ses avoirs, ni fait mettre de l’eau bénite sur leur union. Aussi, il eut presque un soupir d’allégement quand il entendit sa domestique lui répondre timidement :

— C’est impossible, monsieur Thibaut.

— Impossible ! Pourquoi donc ?

— Pour des motifs que je ne puis vous dire, mais que vous saurez peut-être plus tard.

— Encore un mystère ?… Marie, ne me désespère pas… si tu savais comme je t’aime !… Tu ne veux pas devenir ma femme, je respecte tes raisons, mais par pitié, je t’en supplie, accorde-moi au moins une nuit de faveur… mets-y le prix que tu voudras, mais ne me refuse pas… Crois-le, un damné ne peut souffrir plus que moi !…

Un sourire indéfinissable parut sur les lèvres de la jeune fille à ces dernières paroles.

— Écoutez bien, monsieur Thibaut, répondit-elle, je vous accorde ce que vous sollicitez, mais vous m’avez permis d’y mettre les conditions que je voudrais ?

— J’accepte tout, s’empressa de répondre le notaire transporté.

— Eh bien ! le rendez-vous est pour la veille de Noël, quelques minutes avant minuit.

— La nuit de Noël ! Oh ! non, non, c’est impossible. Il faut attendre deux mois encore !

— Vous avez accepté d’avance toutes mes conditions, monsieur. Et j’ajoute que d’ici là, vous ne me tiendrez aucun propos d’amour, vous ne ferez aucune tentative envers moi, autrement je retire ma promesse.

Et sans donner à son maître le temps de répliquer, la jeune fille se retira prestement.

XVI


Comment Marie Vignolet paie sa dette.


Nous sommes au 24 décembre. Il est près de onze heures du matin ; le temps est sombre, le ciel chargé de nuages, et bien que la terre soit couverte de neige, il menace d’en tomber encore. Un froid rigoureux se fait sentir, et maître Thibaut, outre le feu qui pétille dans la cheminée de son étude, a fait aussi allumer son grand poêle de faïence.

Le notaire est dans son fauteuil, les pieds nonchalamment étendus vers le feu ; sa domestique qui vient d’entrer se tient respectueusement à deux pas de lui.

― Monsieur Thibaut, dit-elle timidement, êtes-vous content de mon service ?

— Certainement, Marie.

— Alors, monsieur, le moment est venu de tenir votre parole et de me payer notre convenu.

— C’est sept écus et les intérêts d’un an, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, mais si vous le voulez bien, vous ne me donnerez pas d’argent et me ferez seulement une quittance comme je vous l’indiquerai.

— Explique-toi un peu mieux ?

— Voilà. Est-ce que Catherine Bachasson, de Villard-Léger, ne vous doit pas sept écus payables à la Saint-François prochain ?

— En effet. Eh bien ! c’est elle qui est ma créancière. Ayez donc la bonté, monsieur, de lui faire quittance de ce qu’elle vous doit, et dites que c’est pour le service que Marie Vignolet a fait chez vous.

— Vignolet ! répéta le notaire, qui entendait ce nom pour la première fois et cherchait à deviner pourquoi la jeune paysanne n’avait pas voulu le dire quand il le lui avait demandé. Puis, comme ce nom ne lui rappelait rien, il n’y attacha pas d’importance, et il se leva pour aller écrire le reçu demandé.

— Voilà, Marie, dit-il en lui tendant le papier et en essayant de grimacer un sourire qu’il voulait rendre gracieux, je tiens ma promesse… tu tiendras la tienne ?

— Ce que j’ai dit est dit, monsieur Thibaut.

— Merci, Marie, exclama l’heureux tabellion.

Puis, comme frappé d’une idée subite, il reprit vivement :

— Quoique tu m’aies demandé tes gages, j’espère bien que tu ne penses pas à me quitter ?

— Tout se décidera ce soir, repartit la jeune fille, qui s’esquiva lestement.

« Tout se décidera ce soir… » ce n’est donc pas sûr, se dit avec anxiété le malheureux notaire, qui se laissa retomber tout découragé sur son fauteuil.

Quelques minutes après, trois coups furent frappés sur la porte cochère. Marie alla ouvrir.

— C’est vous, Jeanne, dit la domestique en tendant la main à une bonne vieille femme munie d’un gros bâton ferré et suivie d’une chèvre qui se mit à gambader de çà de là en entrant dans la cour ; je vous attendais… merci d’être venue.

Elle remit à la pauvresse le papier que son maître lui avait donné un peu auparavant, lui dit quelques mots à voix basse, rouvrit la porte et lui souhaita bon voyage.

Psss ! Mion, fit la vieille.

— Bêêè ! répondit la chèvre en sautillant et suivant sa maîtresse.

Il y avait loin de la Rochette à Villard-Léger ; les chemins étaient couverts de neige gelée et, bien que la vieille connut tous les sentiers de traverse du pays, elle mit longtemps à arriver à destination.

La veille de Noël est déjà un peu fête au village. Chacun se prépare pour le lendemain, et cette activité de tous met de l’animation partout. La messe de minuit est surtout très impatiemment attendue par les jeunes gens, qui trouvent dans les préliminaires l’occasion de rire un brin, et espèrent souvent dans l’obscurité pour faire des aveux qu’ils ont gardés jusqu’alors. Aussi, la course nocturne que font les habitants de chaque hameau pour se rendre à l’église de paroisse, ressemble-t-elle plus souvent à un retour de vogue qu’à un pèlerinage de dévotion.

Ce jour-là, comme d’habitude, il avait été entendu que les gens de Tournalou viendraient se joindre au village des Clercs, et qu’à dix heures sonnantes on s’acheminerait tous ensemble vers l’église de Villard-Léger. La réunion avait lieu chez Pierre Riboud le dégourdi. Ce jeune homme avait reçu ce surnom pour son activité infatigable et son aptitude à toutes sortes de métiers. Il était, au besoin, maçon ou charpentier, maréchal-ferrant ou vétérinaire, et son bien était le mieux travaillé du pays. À vingt-quatre ans il avait épousé une femme charmante qui lui avait apporté une grosse dot ; enfin, il avait si bien su faire qu’il était devenu le gros bonnet de la localité. En outre, comme il savait lire et écrire, — chose rare à cette époque, — il avait été nommé vice-syndic de la commune.

Donc, à la grosse nuit, Catheline la Bardasse, notre ancienne connaissance du village de Tournalou, arrivait au lieu du rendez-vous avec son gros Tony et plusieurs autres personnes.

Aussitôt que les cloches, avec leur gai carillon, eurent fait appel aux paroissiens, Pierre le dégourdi donna le signal du départ en entonnant le Noël de circonstance. Bientôt torches, lanternes et falots furent allumés, et la bande joyeuse se mit en marche en répétant le refrain.

— Nous sommes moins nombreux que l’année dernière, dit Pierre ; il paraît que les vieux de Tournalou se sont donnés peur des chemins ?

— De Tournalou il ne manque que le père Manot et la Friquette, tous deux morts, répondit quelqu’un de la troupe.

— Bin oui ! parlons-en de cette mijaurée, se hâta de dire la Bardasse. Il y a juste un an aujourd’hui qu’elle avait voulu être belle, comme l’était autrefois la femme des seigneurs de Montmayeur, et puis, c’est moi qui ai payé la robe ! Oh ! mais… elle ne doit pas l’avoir portée en paradis… faire perdre une pauvre malheureuse comme moi, c’est une abomination… Ce n’est pas facile de refaire les sept écus que je devais donner à monsieur Thibaut, et quand viendra la Saint-François, je suis bien sûre d’être mise dehors de ma baraque, car il n’est pas tendre le Rogne-clou.

— N’avez-vous pas raconté, Catheline, que la Friquette était venue vous voir un soir et qu’elle vous avait dit qu’elle vous payerait pour la nuit de Noël ?

— Oui, et à la porte de l’église de la Rochette, encore… J’avais la berlue, quoi ! Pas si bête d’aller faire cette trotte par de pareils chemins, sans avoir plus d’assurance… mes écus sont bien perdus, allez.

— Avant de dire ça, il faut attendre à demain, dit Tony, qui avait toujours eu un faible pour Marie Vignolet et ne partageait pas les rancunes de sa mère.

— Les morts sont bien morts et ne reviennent pas, riposta sentencieusement la Bardasse ; monsieur le curé l’a dit bien souvent. Cependant… ce soir-là, j’aurais parié que c’était la Friquette qui me parlait.

— Oh ! monsieur le curé dit qu’il n’y a pas de revenants, parce qu’il n’en n’a jamais vu, dit une femme, mais moi, je dis qu’il y en a. Quand mon pauvre Joset est mort, — le bon Dieu ait son âme, — pendant bien longtemps, tous les soirs il venait frapper trois coups au pied de mon lit.

— Mais l’avez-vous vu ?

— Oh non !

— Eh bien, c’est seulement un signe pour demander des prières. Mais les revenants, c’est quand les gens reviennent en chair et en os.

— J’en ai vu un, moi, reprit un jeune homme. C’était une nuit qu’il menaçait de pleuvoir ; nous avions laissé du blé dehors, et comme j’allais au grand champ pour le rentrer, il y avait devant moi un fantôme tout blanc qui ne touchait pas terre, et puis il a disparu tout à coup.

— Mais qu’est ce donc que l’on voit là bas ? dit le dégourdi, en désignant quelque chose de l’index.

Toute la troupe s’arrêta et se groupa. La conversation que l’on venait de tenir n’était pas faite pour donner du courage ; aussi, les jeunes filles se rapprochèrent des garçons, qui ne demandaient pas mieux que d’être leurs défenseurs et surtout d’avoir l’occasion de les serrer de près.

À une centaine de pas d’eux, une faible lumière allait, venait, sautillait de droite et de gauche pour rester parfois immobile.

— Un feufollet, dit la Bardasse.

— Il n’y a pas plus de feux-follets que de revenants, riposta Pierre ; la lumière s’approche, nous allons bien voir ce que c’est.

— Qui va là ? cria-t-il fortement.

— Ami, répondit une voix aigrelette.

— Si c’est un ami, il faut attendre. Quelqu’un, sans doute, qui a envie de faire route avec nous.

Peu après le mystère fut éclairci. Une chèvre ayant une petite lanterne suspendue à son cou arrivait en gambadant et précédait une vieille femme.

— Avez-vous parmi-vous Catherine Bachasson ? dit la nouvelle venue, en s’adressant à la société.

La Bardasse ! Oui, répondirent plusieurs voix.

— J’ai une commission pour elle. Et la vieille tendit un papier.

— Une lettre ! miséricorde ! Ils veulent se moquer de moi ; on sait bien que je ne sais pas lire.

— On lira pour toi, Catheline, à moins que tu ne veuilles pas que l’on sache ce que ton amoureux t’écrit, dit le vice-syndic.

Un rire général accueillit cette grosse plaisanterie.

On se rapprocha des lumières, et Pierre lut à haute voix :

« Je soussigné déclare devoir pour gages, à Marie Vignolet, la somme de sept écus de six livres, avec les intérêts d’un an, et sur sa demande j’en fais quittance à Catherine Bachasson, de Villard-Léger, ma débitrice.

« En foi de quoi,

« Jean Thibaut,
« Notaire à la Rochette, »

— Jésus ! Marie !

— La Friquette !

— Seigneur ! exclamèrent plusieurs voix.

On se retourna du côté de la commissionnaire pour lui demander des explications, mais femme et chèvre, tout avait disparu.

— Eh bien, mère, vous voilà payée, s’empressa de dire Tony. Vous pouvez bien vous repentir maintenant de tout ce que vous avez dit contre cette pauvre Marie.

Tous restaient plantés sur place comme des champignons sous un sapin.

— En route ! cria la voix retentissante du dégourdi.

Tout le cortège se remit en marche.

— Jarnicoton ! dit enfin la Bardasse, c’est à n’y rien comprendre, car enfin, si la Friquette est morte, elle n’a pas pu aller servir chez monsieur le notaire. Tout ça n’est peut-être que de la farce.

— Alors, non, dit le vice-syndic. J’ai vu souvent des actes de Me Thibaut, et je vous assure que c’est son écriture et sa signature.

— Pas moins vrai que je veux tirer la chose au clair, et, pas plus tard que demain matin, j’irai à la Rochette. Puisque vous dites qu’il n’y a pas de revenants, comment expliquez-vous la chose, Pierre ?

— Je ne puis l’expliquer, c’est vrai, et cependant, je vous le répète, le reçu est bien de la main du notaire.

— Ainsi soit-il ! fit la Bardasse.

— Quant à dire qu’il n’y a pas de revenants, c’est pas vrai, dit la Maurise Bibolet, qui jusque-là n’avait dit mot. Moi, j’en ai vu comme je vous vois là. On dit que le bon Dieu accorde quelquefois la grâce de revenir sur terre à des âmes qui ont besoin de prières ou de se faire pardonner quelque chose.

— Oui, mais revenir en corps et en âme pour faire une domestique, cela ne s’est jamais vu. Alors il ne vaudrait pas la peine de mourir.

— Puisque le bon Dieu est tout-puissant, il peut bien faire ce qu’il veut.

— C’est juste, dirent plusieurs voix.

La petite troupe continua de discourir sur l’incident survenu sur les revenants, fantômes, sarvants, signes et feux follets, et arriva dans l’église comme le clerc venait de sonner les trois coups.

L’office commença. La Bardasse courbée sur son banc de bois, paraissait absorbée ; son regard était fixe et sa bouche ne murmurait aucune prière. Elle resta longtemps ainsi.

« Mon Dieu ! dit-elle enfin, pardonnez-moi tout ce que j’ai dit de mal contre Marie Vignolet, d’aussi bon cœur que je lui pardonne moi-même, et mettez-la dans votre saint paradis. »


CHAPITRE XVII


Le rendez-vous de Friquette.


Pendant que les faits que nous venons de raconter se passaient dans la commune de Villard-Léger, maître Jean Thibaut attendait avec impatience l’heure fixée pour le rendez-vous. La journée avait été excessivement pénible. Depuis le moment où sa domestique lui avait laissé entrevoir la possibilité de quitter son service, le pauvre homme n’avait plus eu un moment de tranquillité. Cette perspective ne lui était pas venue en idée plus tôt, et il se demandait sérieusement s’il lui serait possible de vivre sans cette créature qui lui était devenue si nécessaire sous tous les rapports. C’est que, outre la passion qu’il avait conçue pour elle, il reconnaissait que son ménage n’avait jamais été aussi bien tenu, et puis, il lui avait découvert une qualité inappréciable : elle ne mangeait pas ou presque rien. On conçoit donc combien ce cuistre, qui savait mener plusieurs vices de front, avait intérêt à conserver cette domestique. Aussi, il était arrivé à la nuit bourrelé entre le bonheur de voir s’approcher le moment où il espérait satisfaire ses désirs et la crainte d’être abandonné.

Plusieurs fois dans l’après-midi, il avait été sur le point de s’adresser directement à la jeune fille pour se faire rassurer sur ce doute qui l’accablait, mais toujours il avait été retenu par une crainte inexplicable, et aussi par cette fatuité inhérente à tous les hommes de croire que, dans l’intimité de l’entrevue qui lui avait été promise, il saurait faire valoir des raisons plus convaincantes pour la décider à rester auprès de lui. Il était donc bien décidé à employer tous les moyens de séduction qui étaient en son pouvoir, et, à cet effet, il avait aussi bourré ses poches d’argent, — argument qu’il croyait irrésistible.

Son inquiétude, un peu calmée par ces derniers préparatifs et diverses considérations, il ne pensa plus qu’au bonheur qu’il espérait et, en attendant, il arpentait fiévreusement son étude, consultant de temps à autre une grosse montre d’argent en forme d’oignon, qu’il tirait soigneusement de son gousset, tout en s’exerçant aux phrases brûlantes qu’il voulait débiter pour préparer sa victoire.

La grosse cloche de la Rochette venait de sonner à toute volée. Maître Jean s’approcha de la fenêtre et regarda le manteau de neige qui couvraitle bourg.

Allez, dévots et dévotes, se disait-il en souriant malicieusement, courez à la messe de minuit, vous ne trouverez pas dans vos oremus la félicité que je vais goûter sans aller la chercher si loin.

Gourmands et gourmandes, préparez seulement vos pâtés, vos saucisses et vos rissoles, vous ne ferez pas un meilleur réveillon que moi !…

Et le notaire reprit sa marche agitée.

Peu après il consulta de nouveau sa montre. Enfin ! dit-il avec un soupir de satisfaction, et se dirigeant vers la cheminée, il prit le lanternin. Il eut de la peine à allumer la petite bougie, tant il tremblait ; jamais il n’avait éprouvé une émotion aussi vive. Notre vieux mit une main sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et c’est dans cette attitude, ridicule pour son âge, qu’il s’achemina sans bruit, sur la pointe des pieds.

Il entra dans la salle à manger et, comme il fallait aussi traverser la cuisine pour aller à la chambre de la domestique, il s’aperçut, par la porte mal jointe, qu’il y avait encore de la lumière dans cette pièce.

Le notaire étonné s’arrêta déconcerté.

Dans ce moment il entendit comme une plainte arrachée par la souffrance ; surpris il prêta l’oreille, mais un gémissement nouveau suivit bientôt le premier.

Elle est malade, sans doute, se dit maître Thibaut, et il entra résolûment dans la cuisine.

Un spectacle inattendu et affreux s’offrit à sa vue. Marie, couchée tout de son long devant la cheminée, revêtue d’une belle robe de drap noir et mise comme un jour de grande fête, avait ses pieds nus posés sur le chenet, au-dessus d’un feu ardent.

La pauvre enfant se tordait de douleur.

Le notaire restait terrifié.

— Vous voilà, monsieur Thibaut, dit la jeune fille d’une voix entrecoupée de soupirs déchirants… vous avez bien fait de ne pas oublier mon rendez-vous… il faut que mon exemple vous soit salutaire.

Par coquetterie, l’année dernière, j’ai emprunté de l’argent pour m’acheter la robe de drap que j’ai sur moi, et je suis morte sans avoir pu le rendre… Depuis lors, chaque soir, je souffre ce que vous voyez, heureuse encore d’avoir pu obtenir de Dieu la grâce de revenir gagner pour payer ma dette.

Monsieur Thibaut, souvenez-vous que le bien d’autrui n’entre pas en paradis.

À peine eut-elle achevé ces mots, prononcés sans doute dans le même moment que la Bardasse faisait son invocation à Dieu, qu’il se passa un phénomène étrange. Le feu qui était sous les pieds de la pauvre martyre s’éteignit subitement ; il ne resta qu’une clarté douce qui forma une auréole tout autour d’elle. De noire qu’elle était, sa robe se changea en vêtement blanc d’une légèreté idéale, et son visage si souffrant prit un air rayonnant. Puis, lentement, elle s’éleva comme portée sur un nuage.

— Marie Marie ! exclama le notaire en tendant les bras vers elle.

Mais tout à coup il tomba foudroyé !

À la clarté de l’auréole, il avait vu le sourire railleur et le regard sévère de dame Innocente.


CHAPITRE XVIII


Comment un brave homme peut se trouver dans la peau d’un fripon.


Le jour commençait à poindre, quand une vieille femme suivie d’une chèvre entra dans la maison de M. Thibaut.

Le notaire, encore étendu à terre, roulait des yeux hébêtés autour de lui, comme une personne qui sort d’un long évanouissement et cherche à rappeler ses souvenirs. En voyant la chèvre, il se couvrit les yeux d’une main.

Ne vous effrayez pas, monsieur, c’est moi, la Jeanne des Ave ; ne vous avais-je pas dit que je viendrais vous voir pour la Noël ?

Ce nom n’était pas fait pour rassurer le notaire, il avait entendu dire si souvent que cette femme était morte.

— Venez-vous de la part de Satan ? dit-il en se signant.

— De la part de Marie, qui m’a envoyée pour vous secourir et pour vous recommander de vous souvenir. Allons, monsieur, il faut vous mettre au lit ; vous tremblez, vous avez la fièvre.

La vieille aida maître Jean à se soulever et l’accompagna dans sa chambre.

— Et maintenant, lui dit-elle, après l’avoir arrangé maternellement dans son lit, à nous revoir dans un monde meilleur, monsieur Thibaut. Je vais prévenir le médecin et vous envoyer de la compagnie.

Aussitôt seul, le notaire chercha à se remémorer les événements de cette nuit terrible : « Il faut que mon exemple vous soit salutaire ! » a dit Marie. Et ensuite : « Souvenez-vous que le bien d’autrui n’entre pas en paradis ! » Le bien d’autrui… mais c’est toute ma fortune ! Et le notaire resta longtemps absorbé.

Il fut tiré de ses réflexions par deux ou trois petits coups frappés à sa porte.

— Entrez, dit-il. — Faites excuse, monsieur, si j’ai pris la liberté de venir jusque dans votre chambre ; je ne savais pas que vous étiez encore couché. J’ai trouvé la porte ouverte et personne pour me répondre. Mais, puisque j’ai la chance de vous voir, permettez que je vous demande un petit renseignement.

Vous ne me reconnaissez peut-être pas ? Je suis Catheline Bachasson, de Villard-Léger. Une personne m’a apporté, hier soir, une quittance de ce que je vous dois, et je viens vous demander si c’est bien vous qui l’avez faite ?

— Oui, Catherine, le reçu est bien de moi et vous ne me devez plus rien.

— Mais comment donc que ça s’est fait que la Vignolette, qui était morte, est revenue en service chez vous ?

— Rien n’est impossible à Dieu, Catherine.

La porte s’ouvrit de nouveau, et deux personnes entrèrent à la fois : c’était le médecin et l’huissier Riton.

Après les saluts et compliments d’usage, le docteur tâta le pouls du malade, examina sa langue et l’engagea à lui conter à quoi il pouvait attribuer son malaise.

Le notaire narra simplement ce qui était arrivé, sans omettre aucune circonstance ni aucun détail.

Pendant le récit, le médecin hochait de temps en temps la tête ; puis, quand il eut fini, s’adressant à l’huissier :

Bien malade !… il bat la campagne. Je vais d’abord pratiquer une saignée, nous verrons ensuite.

— Non, docteur, reprit maître Jean, je ne délire pas, et je ne pense pas être aussi malade que vous le croyez. Je comprends que les émotions de cette nuit m’aient donné la fièvre, mais j’espère être remis sous peu. Quoique très invraisemblables, les faits que je viens de vous raconter sont vrais ; je ne saurais vous les expliquer, comme tout ce qui m’est arrivé depuis près d’un an. Attendez donc à ce soir avant de m’infliger aucun remède.

Voisin Riton, je compte sur vous pour m’aider dans l’accomplissement d’une résolution qui est inébranlable. Veuillez aller dire au syndic que je le prie de faire annoncer, au son du tambour, — afin qu’on le sache dans tout le canton, — que mes biens sont en vente, et que toutes les personnes qui ont à se plaindre de moi pour une chose ou l’autre, n’ont qu’à se présenter, et justice leur sera faite.

Quant à vous, Catherine, puisque la Providence vous a envoyée ici, je vous serais reconnaissant de rester encore quelques jours avec moi ; je paierai ce qu’il faudra.

Quelques heures plus tard, toute la Rochette connaissait les événements arrivés chez Me Thibaut, et chacun les commentait à sa manière. Ce qui étonnait le plus, c’est que le Rogne-Clou se résignât à restituer.

Pendant plusieurs jours, ce fut un va-et-vient continuel chez le notaire, qui s’occupa du règlement de ses affaires avec une activité fébrile, vendit ses biens, rendit des avoirs mal acquis, restitua des honoraires indûment perçus, distribua des aumônes, augmenta des indemnités, etc., etc., enfin tous ceux qui se présentèrent reçurent satisfaction. Il n’y eut pas jusqu’à l’huissier Riton qui ne profita de cet élan de générosité pour faire ajouter encore quatre écus au dédommagement déjà discuté et payé de Rustique.

Puis, un beau jour, maître Thibaut congédia la Bardasse, après l’avoir largement rétribuée, et, portant une valise qui contenait le reste de sa fortune, il alla frapper à la porte de la Chartreuse de Saint-Hugon.

— C’est un pécheur qui demande l’entrée du couvent pour prier et faire pénitence, dit-il au supérieur.

— Soyez le bien venu, frère Jean, lui fut il répondu.

Pendant plusieurs années après, on donna de fortes aumônes, soit à l’abbaye même, soit à la maison de Saint-Clair, sur la Rochette, qui était une succursale. Le jour de Noël surtout, il y avait une distribution générale. C’était la fortune du frère Jean qui s’en allait en bonnes œuvres.

Cette histoire fit grand bruit dans le pays ; elle s’est conservée de mère en fille, et maintenant encore, dans les soirées d’hiver, quand il s’agit de donner une leçon de morale à une jeune fille trop coquette ou à de petits maraudeurs, la grand’mère, en tillant son chanvre, raconte la légende de la Marie aux pieds brûlés.



LA FERRURE DE LA MAURISE




La Maurise Porraz fut pendant trente-cinq ans notre fermière. C’était, quand j’avais huit ans, une bonne grosse mère, vive et gaie comme une alouette, n’ayant jamais une minute de repos. De l’aube à minuit elle travaillait toujours. Ses enfants, son ménage, les bouvillons, les porcs, les poules, elle tenait à tout. L’ouvrage lui fondait dans les mains, et quand la maison était propre, la soupe cuite, la basse-cour tranquille, la Maurise prenait une pioche et s’en allait retourner un carré du jardin dont elle seule prenait souci. Toutes ces choses, elle les faisait sans grand fracas, heureuse de contenter son monde et de voir tout prospérer autour d’elle.

Ceux qui l’avaient connue jeune disaient qu’on n’avait jamais baptisé une aussi jolie fille dans la paroisse de Triviers. Elle était née, disait-elle, l’an qu’on avait tué le roi de France, et s’était mariée l’année après la grande misère c’était là tout ce qu’elle savait d’histoire et de chronologie.

Voici comment se fit son mariage, dont tout le pays parla longtemps. L’aventure est aussi véridique que curieuse, et peut-être trouverait-on encore à Challes quelques vieilles gens qui s’en souviendraient comme moi.

La Maurise était la seconde fille de Bernard Couter, un cadet de famille qui n’avait rien. Je me trompe : il avait une mauvaise baraque près des châtaigniers de Bois-Plan, où deux douzaines de poules eussent été fort gênées, mais où il vivait, lui, sa femme, ses deux filles et une chèvre.

C’était un journalier, travaillant tantôt ici, tantôt là pendant les mois chauds de l’année, rapportant fidèlernent à la Clinon, sa querelleuse moitié, les quelques sous qu’il recevait pour prix de son labeur.

L’ainée des filles, laide mais forte et vaillante, s’était vite casée : un vigneron du château de Challes l’avait épousée. Restait la jolie Maurise, non moins robuste et entendue que sa sœur, mais qui par malheur s’était prise, dès longtemps, d’amitié pour Claude Porraz ; un cadet aussi celui-là, beau garçon et fort comme un cric, seulement n’ayant pas plus de patrimoine que la Maurise n’avait de dot.

Ils avaient trente-cinq ans à eux deux quand leurs amours commencèrent. C’était un enfantillage encore ; on n’y prenait pas garde ; quelques-uns même en riaient, mais eux, du premier jour, mirent tout leur cœur dans l’espoir de vivre unis.

Bernard Couter, qui savait ce qu’il en était de la pauvreté, moralisait sa fille à perte de vue sur les inconvénients de marier la faim avec la soif. De leur côté, les parents de Claude ne voulaient point entendre parler de ses projets, quelque éloignés qu’ils puissent paraître, François leur aîné ayant arnené déjà une belle-fille dans la maison, ce qui, à leur dire, suffisait amplement pour mettre la misère au landier.

Donc, les pauvres amoureux continuaient à passer leurs veillées d’hiver et leurs après-vêpres d’été ensemble, sans trop savoir ce qu’il adviendrait plus tard, supportant les lazzis des uns et les remontrances des autres avec bonne grâce mais bien décidés à en arriver un jour ou l’autre à leurs fins.

— Mais, mon garçon, disait Bernard, quand vous seriez tous deux en âge et que je te dirais oui, où en serais-tu tout de même ?… As-tu seulement de quoi ferrer ta femme ?…

Cela, c’était vrai de reste : notre galant n’aurait pas su où prendre les trois louis nécessaires à l’achat de la croix avec son cœur d’or et la bague d’argent, qui constituaient ce qu’autrefois on appelait la ferrure de l’épouse.

Et c’est parce qu’il pensait à toutes ces choses qu’il était bien triste et bien découragé, Claude Porraz, chaque fois qu’il quittait la Maurise pour retourner au Chaffard, où ses parents demeuraient.

Dans ce temps-là, le grand Napoléon prenait tous les garçons depuis l’âge de dix-huit ans pour les emmener avec lui faire la guerre aux quatre coins de l’Europe ; il ne laissait dans les villes et les villages que les bossus, les borgnes, les boiteux et les manchots. La conscription enleva donc Claude comme les autres ; seulement, parce qu’il était grand et fort, on en fit un canonnier de la garde de l’Empereur. C’était un honneur dont il se serait bien passé, mais il n’y avait rien à dire : c’était réglé comme ça d’avance, on allait où l’on vous envoyait… et voilà !

Quand il vint faire ses adieux à la Maurise, celle-ci lui prit la main, et le regardant dans le fond des yeux :

— Va seulement, Daudon[5], lui dit-elle, je t’attendrai tout le temps qu’il faudra.

Et les unes après les autres les années se passèrent sans que la jeune fille changeât d’idée.

Malgré qu’elle fût devenue plus fraîche et plus avenante qu’une rose des haies, aucun des jeunes gens, qui, par faveur ou autrement, demeuraient au pays, n’osaient s’arrêter à causer avec elle, quand elle travaillait aux champs ou menait paître le long des fossés de la route sa vieille chèvre blanche.

On savait que c’était peine perdue de lui parler mariage, et chacun respectait son sentiment.

Pourtant c’était bien dur alors, l’absence… bien peu savaient lire de ceux qui étaient partis… De loin en loin, il arrivait d’Espagne, de Russie ou d’Allemagne une lettre d’un soldat de la paroisse.

Ces pages, écrites par un camarade complaisant, disaient toujours les mêmes choses : on s’était battu ; on se battait, on allait se battre… c’était là le résumé de la vie de l’époque.

Pauvres lettres ! que de temps on mettait à les lire, à deviner ces noms de pays ou de villes que jamais on n’avait entendus !… Les voisins, avertis, arrivaient les uns après les autres, et à chaque nouvelle entrée, on recommençait la lecture.

Claude, lui, était le seul du village qui fût canonnier de la Garde ; aussi jamais personne ne donna de ses nouvelles, jamais il n’écrivit, c’était comme s’il eût été mort.

Enfin, quand toutes les guerres furent terminées, que les Anglais eurent emmené une bonne fois pour toutes de l’autre côté de la mer l’empereur de France, ce qui restait de soldats en vie revint au pays.

Il y eut alors dans toutes les maisons une grande fête ou un grand deuil. Les mères, les sœurs, les fiancées s’attardaient, soir et matin, au détour de chaque sentier, au sommet de chaque côte déboisée, et regardant loin, bien loin devant elles si quelqu’un des leurs ne cheminait point dans les replis sinueux de la route ou dans les chemins caillouteux du village.

Les premiers venus parlaient des autres : un tel était mort à Moscou, l’autre en Espagne ; celui-ci était passé caporal ou sergent, celui-là n’avait plus donné de ses nouvelles… Et les parents pleuraient le mort ou continuaient à espérer le retour de l’absent.

Claude Porraz revint des derniers. Fait prisonnier dans la campagne de France, il lui avait fallu du temps pour être libre et revenir du fond de l’Allemagne, où les Prussiens l’avaient emmené.

Au Chaffard, on le croyait mort ; mais la Maurise, sans rien savoir de lui, l’attendait toujours.

Un soir enfin, il frappa à la porte de Bernard Couter ; c’était la première habitation sur la route de Chambéry à Triviers. Les deux vieux étaient seuls. Claude eut de la peine à se faire reconnaître, il était si changé ! Après les premiers bonjours, il demanda tout tremblant si la Maurise ne demeurait plus avec eux. La Clinon grommela quelques paroles entre ses dents d’un air fâché. Elle n’avait jamais aimé le jeune homme et lui en voulait d’avoir empêché sa fille de se marier richement.

Bernard, plus franc et moins intéressé que sa femme, secoua la tête tristement et répondit :

— Ne sais-tu pas, garçon, ce que la Maurise t’avait promis ?… Eh bien ! malgré l’ennui et… la misère, la petite t’a tenu parole, elle t’a attendu…

Depuis ce jour-là, les deux amoureux semblèrent reprendre leur vie d’autrefois ; mais hélas ! il ne pouvait être encore question de mariage pour eux. Les temps étaient devenus si durs, la famine s’était si bien abattue sur tout le pays de Savoie que, dans les meilleures maisons des villages, le pain manquait et que les pauvres n’avaient plus d’autres aliments que l’herbe des prés et quelque peu de graines fourragères ramassées sur les planches des fenils ou dans les coins oubliés des vieux greniers. Plus de travail, plus de ressources, plus d’espérances ! On entendait derrière les portes closes des pleurs d’enfants qu’aucune parole ne pouvait apaiser, et le long des champs et des haies, on voyait errer, sombres et désespérés, des pères et des mères cherchant quelques pousses d’herbes nouvelles ou déterrant les racines de chicorées et d’oseilles sauvages pour la maigre soupe du soir.

Oh ! la sinistre année que celle-là, et comme le souvenir en est resté vif et poignant dans la mémoire des vieux ! On venait d’avoir l’une après l’autre les deux invasions ; la terreur des habits blancs était à peine calmée. Chacun essayait de réparer ses pertes, de se reprendre au travail trop longtemps interrompu par les sanglantes fantaisies de Napoléon ; les champs étaient de nouveau labourés et ensemencés ; on espérait vivre tranquille en peinant et se privant autant que les paysans savent le faire quand ils le veulent.

Mais, hélas ! le froid, la pluie, l’inondation même vinrent paralyser tous les efforts, abattre tous les courages. Que faire contre le manque de soleil, les bourrasques, les averses continuelles ? Que faire quand le foin versé pourrissait sur plante, quand le peu d’épis venus à bien germait sur la tige en andains, en javelles ? Que faire des pommes de terre gâtées, du raisin resté vert, des fruits tombés avant la maturité ? Jamais misère pareille ne s’était vue : le froment se vendait cinquante francs le sac ; le vin ?… il n’y en avait pas !

Avec ça, le pays n’était pas tranquille. Il y avait des bandes de rôdeurs de nuit, on arrêtait les voitures sur les grandes routes et les colporteurs dans les chemins écartés. Toutes sortes de mauvais bruits couraient parmi les gens du hameau on avait enlevé la vache du vieux Chiron dans son écurie on avait arrêté Ambroise Basset au pont Dégala ; parfois, ceux qui rentraient tard voyaient des bandes de cinq ou six hommes filer le long des bois de Barby, gravir les rocs pelés des Combes de Challes, et disparaître, à la moindre alerte derrière les grandes haies ou les massifs de buis bordant les vignes du mas du château. Quels étaient ces individus ? où allaient-ils ? Quelques uns prétendaient que les Mandrins, ces vieux débris des bandes du célèbre brigand, tentaient de se reformer dans les environs de Chambéry. La Savoie les connaissait bien ces terribles aventuriers que rien n’arrêtait. Les grands-pères en avaient tant parlé le soir dans les veillées que tout le monde tremblait au souvenir des orgies, des vols, des massacres dont les vallées de Nance, de Novalaise et des Echelles avaient jadis été le théâtre. La terreur s’ajoutait donc aux autres souffrances, et l’on était triste, triste, et personne n’osait penser à l’avenir.

Chez Bernard Couter, plus qu’ailleurs peut-être, la misère noire et tenace s’était fait sentir.

Ceux-là n’avaient pas eu de prés à faucher, de champs à moissonner, de bétail à vendre !…

Si fait, cependant. À la dernière extrémité, quand toute l’herbe sèche avait été mangée, quand les ronces n’eurent plus de feuilles, les broussailles de pousses tendres à ronger, Bernard s’était défait de la chèvre blanche. Les deux écus qu’il en avait tirés durèrent un peu de temps, puis il n’y eut plus rien, plus rien dans la baraque de Bois-Plan.

La Clinon, hargneuse et méchante, accablait de reproches son mari. Pour la Maurise, elle n’eût point osé l’attaquer en face, elle savait trop que la jeune fille saurait se défendre à l’occasion. Mais Bernard… c’était autre chose !

Depuis près de trente ans qu’elle le tourmentait de querelles journalières, le pauvre homme n’avait jamais eu l’idée de lui clore la bouche d’un soufflet ou d’une taloche. Ah ! Bernard… il était à elle, c’était son homme, son souffre-douleur et son gagne-pain ; elle pouvait donc, la mégère, l’accabler d’insultes et de malédictions ! Et, certes, il n’en chômait pas.

Ah ! s’il n’avait pas été toute sa vie un lâche, un pousse-mou, un gaga, est-ce qu’il n’aurait pas forcé sa fille à se mettre au pain !… Pourquoi n’avait-elle pas pris Jacquot des Voiron ?… Parce qu’il était borgne ? La belle raison ! Ça l’empêchait-il de faucher son andain aussi droit que les autres ? Et le vieux Grisard de Saint-Baldoph, il n’était peut-être pas assez bon pour son lève-nez de fille qui n’avait que les ongles et les dents ?… Et c’était ainsi, des journées entières, une avalanche d’injures que le placide Bernard se gardait bien d’arrêter.

Au fond du cœur, il eût peut-être bien désiré que la Maurise ne se fût pas entêtée à aimer son Claude, mais il ne se sentait ni la force, ni la volonté de la contrarier. Elle ne voulait pas ?… Eh bien ! elle ne voulait pas, puis voilà ! Si elle restait à marier, elle ne resterait pas à mourir, après tout ! Chacun n’était-il pas maître de sa peau, aussi bien une fille qu’un garçon ?

C’était, d’habitude, par ces raisonnements assez concluants que se terminaient les fréquentes altercations des deux vieux, qui, du reste, avaient toujours lieu en l’absence de leur fille.

Celle-ci, sans en avoir l’air, n’ignorait pas ce qui se passait entre son père et sa mère, et c’était son crève-cœur, mais elle se sentait devenir toute froide à l’idée de prendre un autre mari que le canonnier, comme on l’appelait dans la paroisse.

Certainement, du train dont les choses marchaient, elle avait encore de belles croûtes à manger avant d’être sa femme !… Claude lui avait dit assez souvent que le gros Porraz ne voulait pas deux belles-filles à la maison, et que s’ils se mariaient, il leur faudrait aller en ferme tout de suite.

Etre fermière ! ah ! cela ne l’effrayait pas la courageuse jeune fille, bien au contraire ! Avoir des bœufs, des vaches, des poules, se sentir sur les bras autant de besogne qu’on en peut faire, avoir de la peine, des embarras, un grand branle en un mot, quel rêve pour la Maurise ! Mais pour cela il aurait fallu des avances, de l’argent pour le cheptel, de l’argent pour les outils, les semences et la première cense… et que d’autres choses encore… cela faisait trembler rien que d’y penser !

Autrefois, avant que Claude partît pour son sort, tout leur temps se passait en rires et en chansons, c’était à celui qui aurait plus vite tillé son paquet de chanvre, dépouillé le plus gros tas de maïs, rempli le premier sa benne de raisins foulés, et lorsqu’assis sous le grand poirier du pré, les après-midi des dimanches, ils causaient du temps lointain où ils puiseraient la soupe à la même marmite, jamais une pensée de tristesse, jamais un souci n’était venu assombrir leur front. Maintenant ils ne pouvaient plus se voir sans se sentir envie de pleurer… Lui, Claude, si crâne au travail, si dur à la fatigue, était tout sombre et tout accablé devant la Maurise, et de longues heures se passaient dans un silence douloureux.

Il savait bien, le brave cœur, que chez les Couter les cendres du foyer n’étaient pas souvent chaudes, que la maie était vide et le buffet sans provisions ; il savait bien que la Clinon passait sa vie à le maudire, que Bernard souffrait sans se plaindre et que surtout la Maurise séchait d’ennui…

Mais que faire ? que faire ?… Plus il y pensait, plus les choses se brouillaient dans sa tête, et moins il trouvait le moyen de sortir d’embarras,

Un dimanche, en quittant la jeune fille à l’heure habituelle, Claude rencontra un camarade de Barby. Sans avoir grande envie de causer, il répondit cependant honnêtement à Paul Guidon qui était, lui, un passe-à-quatre fini, tenant aussi ferme la fourchette à table que la pioche à la vigne, et faisant sonner à toute occasion la monnaie dont son gousset était garni.

On ne savait pas, par exemple, d’où venait cet argent. Fils d’un fermier des hospices qui payait un lourd fermage, il était peu probable que son père lui donnât les pièces blanches avec lesquelles il faisait le garçon le dimanche.

Pourtant, il en avait, et c’était là un mystère qui faisait jaser bien des gens.

Paul s’aperçut vite que Claude était sombre et contraint. Du reste, il savait dès longtemps d’où provenait l’ennui de son compagnon.

— Écoute, lui dit-il après s’être entretenu de choses insignifiantes, parlons peu et que ce soit bon. Tu veux te marier avec la Maurise de Bernard Couter ? De ce côté-là, tu as raison, c’est une bonne luronne qui vous retourne les mottes de terre comme un cuisinier une omelette, elle fera donc ton affaire si tu prends une ferme, ou comme que ce soit ; mais ton père ne veut rien te donner ; toi, tu n’as pas le premier sou pour t’acheter une marmite, tu te casses les reins à piocher pour ton frère et sa marmaille, et de tout ça, tu es gonfle de chagrin et tu ne sais pas que devenir. Eh bien ! là, tu as tort, parce que, vois-tu, celui-là qui veut gagner de l’argent y arrive toujours. Tiens, regarde ! j’en ai bien moi, est-ce que tu crois que c’est le père Colas qui m’en donne ? Ah ! ben, oui ! Comptes-y !

Et, ce disant, le jeune homme montrait à Claude une poignée de gros sous et de menue monnaie.

— C’est bien aisé de dire : on peut, on peut, reprit Porraz d’un ton piteux, encore faut-il savoir où tu le trouves l’argent que tu as… À moins de le voler, je ne saurais où en prendre, moi !…

— Ah ! canonnier, mets un peu le sabot à ta langue, répliqua Paul. Qui te parle de voler ? Je ne suis pas un Mandrin, moi ! je ne prends pas l’argent dans la poche des autres, et les sous que je gagne ne font pleurer personne !

— Je ne dis pas… mais alors, interrogea Claude, je ne puis pas comprendre, et… cependant, je donnerais gros pour en savoir autant que toi.

— Veux-tu venir coucher chez nous ce soir, Daudon, reprit Guidon, je te conterai l’affaire.

À dater de cette nuit-là, Claude changea à la fois d’humeur et d’allures. Durant toute la semaine, il travaillait avec ses parents, ne marchandant pas sa peine ni sa bonne volonté ; mais quand venait le samedi soir, notre garçon quittait les champs de bonne heure, s’en allait accrocher sa pioche au râtelier, chaussait ses gros souliers d’hiver, et muni d’un fort bâton d’épines qu’il avait cuit lui-même au four, il prenait d’un bon pas la route de Chambéry, et personne ne le revoyait plus avant le lendemain matin. Que faisait-il toute la soirée et même une partie de la nuit ? C’est ce qui avait d’abord inquiété son père et sa mère. Mais lui, il avait si bien répondu à toutes les questions, il les avait si bien déroutés dans leurs suppositions, que ceux-ci finirent par croire que son cœur s’était tourné d’un autre côté et qu’il allait courtiser quelque autre fille de Saint-Alban ou de Bassens.

S’ils eussent été moins éloignés de la maison des Couter, ils auraient su que, loin d’oublier sa prétendue, leur garçon passait chaque dimanche toutes les heures de liberté auprès d’elle.

Il semblait, du reste, redevenir gai et parleur comme aux premiers temps de leurs amours, et ce qui était tout à fait extraordinaire, c’est qu’il était parvenu à apaiser un peu l’ire de la Clinon. On pouvait même prévoir le temps prochain où elle lui ferait un accueil relativement gracieux.

C’est que Claude, depuis sa rencontre avec Paul Guidon, n’arrivait plus les mains vides : tantôt ceci, tantôt cela, le jeune homme trouvait toujours un prétexte pour apporter quelques menues friandises auxquelles la mère Couter faisait grand honneur. Un jour même, le canonnier posa sur la table une bouteille d’eau-de-vie, en disant que rien ne guérirait mieux les maux d’estomac de la vieille femme qu’un doigt ou deux de goutte de temps en temps. Cette fois-là, Claude parut se croire tout de bon de la famille, tant sa future belle-mère lui fit des protestations d’amitié.

Eh bien ce qui aurait dû combler d’aise la Maurise la rendait, au contraire, triste et soucieuse ; sans bien s’en rendre compte, la conduite nouvelle de Claude la tourmentait ; elle ne pouvait comprendre ce qui motivait ce changement si brusque d’humeur, puis ces cadeaux, bien modestes, il est vrai, mais qui se renouvelaient si souvent… Comment se procurait il l’argent nécessaire pour en faire l’achat, car la jeune fille en savait assez sur les Porraz pour croire que toute cette provende ne venait pas de chez eux. Et alors ?… Elle avait essayé de faire parler Claude ; mais celui-ci, toujours sur ses gardes, ne s’était point embrouillé dans ses réponses, et la Maurise avait dû se contenter des explications que son fiancé lui donnait.

Quant à Bernard, il comptait si peu dans la maison, que personne ne lui demandait son avis, et, pensa-t-il bien ou mal, il jugeait plus prudent de laisser faire ce qu’il ne pouvait empêcher.

Pourtant, les jours et les mois se passaient.

La nouvelle récolte s’annonçait bonne, les paysans reprenaient confiance, les visages s’épanouissaient un peu en voyant les riches promesses de la terre, et plus que tout autre, Claude paraissait franchement heureux. Depuis quelque temps surtout, on eût dit qu’un espoir grandissant lui redonnait force et courage ; il parlait plus souvent de mariage à la Maurise, l’assurant qu’ils seraient plus tôt mariés qu’elle ne le croyait, et que certainement avant l’autre carnaval, c’est-à-dire avant quinze mois, ils seraient mari et femme.

— Comment peux-tu me parler comme ça, Daudon ? lui dit-elle finalement un jour. Tu sais bien que nous ne sommes pas plus avancés à présent qu’il y a sept ans : tu n’as rien, ni moi non plus…

Et de grosses larmes vinrent aux yeux de la pauvre petite.

— Maurise, ne te fâche pas de mes paroles, reprit Claude tout attristé des larmes de la jeune fille, ce que j’ai dit, je le maintiens, tu me connais assez pour savoir que je ne parle pas en l’air !

— Et alors, avec quoi comptes-tu payer les dépenses et nous mettre en ménage ? demanda un peu brusquement la Maurise. Voyons ! explique-toi une bonne fois, moi je ne puis plus tenir comme ça…, réponds donc, avec quoi ?…

Claude, pris au piège, et désireux de convaincre sa fiancée, tira de sa poche un écu presque neuf, et le faisant reluire fièrement au soleil, il répliqua :

— Avec quelques douzaines de ceux-là !…

En voyant la pièce blanche, la Maurise avait pâli.

— Oh ! malheureux ! où as-tu pris ça, où as-tu pris ça ?… dit-elle. Et tremblante, elle secouait le bras de Claude pour le presser de répondre.

Celui-ci se rapprocha d’elle.

Ne te tourmente pas, mie, lui dit-il d’un ton soumis et caressant. Je sais bien que j’ai eu tort, que je devais tout te dire puisqu’on est pour être mari et femme… mais, vois-tu, dans les premiers temps je t’ai caché les choses parce que j’avais crainte de t’ennuyer et que tu me fisses renoncer à mon idée… Tu sais bien, continua-t-il, que si je ne m’aide pas de moi-même, il faudra passer toute notre jeunesse l’un sans l’autre… Alors, j’ai fait à ma tête… et voilà tout.

Eh bien ! à présent, dis-moi de quoi il s’agit, reprit la paysanne, et s’il n’y a point de mal à faire ce que tu fais, je te promets que je te laisserai libre de gagner de quoi nous marier et que je te garderai le secret.

Oh ! Maurise, se récria Claude, tu peux bien penser que je ne veux faire de tort à personne et que, quand ce serait encore pour nous mettre tous deux chez nous, je ne prendrais pas deux liards à un enfant. Ne me connais-tu pas, mie… depuis le temps qu’on se parle ! acheva le jeune homme d’un air un peu fâché.

— Que si, Daudon, que si je te connais ! et je ne veux pas te faire de la peine, mais que veux-tu ? quand on ne sait pas, on pense tout de travers… Voyons, pria de nouveau la jeune fille, soit franc dis-moi ce que c’est.

Claude, un peu décontenancé, mais se sentant forcé de parler, mit sa bouche tout près de l’oreille de la Maurise.

— Je me suis fait contrebandier, prononça-t-il à demi voix.

— Oh ! Jésus ! Marie ! nous sommes perdus, murmura la pauvrette. Contrebandier ! mais tu vas te faire tuer, mon Daudon, tu vas aller par les galères ! Ah ! pauvre moi ! Contrebandier ! Je ne veux pas que tu fasses ce métier-là, entends-tu ? Je ne veux pas ! J’aime cent fois mieux rester fille le reste de mes jours que de te savoir par les routes toutes les nuits avec les gâpians à tes trousses… Et puis, continua vivement la paysanne, c’est un péché de frauder le gouvernement. Comment feras-tu pour tes Pâques ? Le curé t’arrêtera en confession et toute la paroisse le saura. Non, non, laisse-moi ces gens tranquilles. Si on n’a rien, on n’a rien, mais au moins on garde son honneur sur sa tête.

Ils parlèrent comme ça bien longtemps, l’un expliquant ses raisons et tâchant de rassurer sa craintive fiancée, l’autre grondant, priant, se fâchant tour à tour, afin de faire renoncer Claude à ses périlleuses expéditions.

En fin de compte, et comme compromis, le jeune homme jura qu’il ne ferait plus que trois voyages pour tenir ses engagements, puis il quitterait la bande de Paul Guidon pour reprendre sa vie d’autrefois.

Ceci bien promis et bien signé par deux ou trois baisers, les amoureux se dirent adieu jusqu’au prochain dimanche.

La fille de Bernard Couter n’avait point exagéré la frayeur et l’éloignement qu’éprouvaient les simples paysans à ce nom de contrebandier, qui avait alors une toute autre signification et une toute autre portée que de nos jours. Les lois étaient si cruelles pour les fraudeurs ! On allait fort bien en galère pour avoir passé six livres de sel sans déclaration, absolument comme y allaient les meurtriers, les incendiaires et les voleurs de grands chemins. L’homme des champs, habitué à juger de la gravité des choses par leurs résultats matériels, ne pouvait manquer d’ériger en crime une faute qui mettait le coupable au rang des pires scélérats. Puis, il y avait encore la crainte de la réprobation religieuse. Les curés, seuls régulateurs de la morale publique, seuls arbitres de la conscience, n’entendaient pas badinage sur certains sujets, la contrebande était du nombre. Quiconque avait enfreint les règlements douaniers pour une valeur de trois francs, ne pouvait recevoir l’absolution, et ce n’était pas là, croyez-le, une punition d’écolier ! Être arrêté en confession !… il y avait de quoi y réfléchir. Toute la paroisse le savait, tout le monde en jasait, sans compter que fort souvent le prône du dimanche contenait des allusions plus ou moins voilées à l’adresse de ceux qui n’avaient point fait leurs Pâques.

Toutes ces raisons réunies faisaient que le métier de contrebandier, quelque lucratif qu’il fût dans un pays enclavé comme le nôtre entre deux frontières, n’était exercé que par des hommes n’attachant qu’une importance très limitée aux avantages d’une bonne renommée et aux pieuses faveurs de l’Église.

Pourtant, soit la misère présente, soit manque d’ouvrage, depuis que la Savoie était redevenue une province du royaume de Sardaigne, le nombre de fraudeurs s’était considérablement accru, et plus d’un cultivateur, garçon ou père de famille, s’était embauché, ainsi que Claude Porraz, dans les bandes nouvellement organisées par des chefs intelligents et audacieux, traitant les affaires sur une grande échelle.

Ainsi établie, la contrebande devenait une véritable industrie profitant, il est vrai, plus aux commerçants suisses et français qu’aux pauvres diables qui risquaient leur peau ou au moins leur liberté pour un gain peu proportionné à leur peine. Mais il fallait vivre… mais l’argent était rare, bien rare, et après tout, avec un peu d’adresse, de bonnes jambes, un écu était tantôt gagné !

Les choses, d’ailleurs, étaient fort bien organisées, et les douaniers perdaient de belles heures en embuscade pour n’arrêter par-ci par-là qu’un pauvre diable moins leste que les autres. Je pourrais écrire bien des pages à propos des aventures que j’entendis raconter dans mon enfance, dont les héros ou les victimes étaient des contrebandiers fort connus dans le pays.

On ne saurait s’imaginer quelle fécondité d’imagination déployaient ces hommes pour éluder la surveillance incessante des gâpians et pour tenir à distance les curieux qui, trop souvent, devenaient des espions ou des délateurs.

Je me souviens avoir vu, le soir de la Toussaint, la farandole des morts dans les bois de Bramefarine, situés entre Allevard et Pontcharra. C’était, autant que l’éloignement et l’obscurité permettaient d’en juger, une ronde de fantômes agitant chacun une torche fumeuse et tournant, tournant avec une vertigineuse rapidité le long des côtes ravinées de la montagne ; à la ronde fantastique succédaient des simulacres de combats, une mêlée, une cohue où les flammes tremblantes des brandons jouaient le rôle d’épées et de lances flamboyantes. Les villageois se signaient tout autour de moi, jurant que c’étaient les âmes des protestants que l’on avait massacrés dans les gorges de Bréda et de Saint-Hugon du temps des vieilles guerres, et qui se réunissaient chaque année la veille des Morts pour célébrer quelque fête diabolique. J’avais plus peur qu’eux, et je n’osais plus m’attarder le soir dans mes courses à travers champs, je revoyais toujours la farandole.

Plus tard, après l’annexion de la Savoie à la France, un vieux bonhomme de *** me donna l’explication fort simple de ces apparitions. C’était, me dit-il, une bande de contrebandiers qui, pour frapper de terreur les gens du pays et rester libres d’arpenter en tous sens les grands bois d’Avalon, des Bretonnières et du Moutaret, avaient imaginé de jouer aux revenants et y avaient, ma foi, fort bien réussi. Si les fraudeurs de la vallée de l’Isère n’étaient point à court de ruses pour échapper à la surveillance des douaniers, ceux des frontières de la Suisse, des départements de l’Ain et du Rhône ne manquaient pas d’expédients pour arriver au même but. Leurs bandes s’étaient divisées en équipes de six ou sept hommes lesquels se rendaient à un endroit désigné à l’avance, et trouvaient là les ballots de marchandises déposés par une autre troupe ne faisant qu’un trajet déterminé.

Cette organisation permettait d’employer des gens connaissant parfaitement tous les sentiers, couloirs, embuscades fréquentés par les douaniers ; en outre, les distances étant très limitées, chaque homme conservait ses forces entières en cas de course forcée.

La troupe de Paul Guidon, à laquelle appartenait Claude, se chargeait à Chambéry et s’en allait déposer ses ballots près d’une masure du mas de la Maladière, le fameux vignoble de Montmélian.

Pour plus de précautions, l’ordre était que chacun se rendrait isolément au lieu du chargement, prendrait sa balle et partirait sans attendre ses compagnons, marchant, du reste, à volonté, par les chemins qu’il préférait.

Impossible aussi aux douaniers de suivre dans des directions opposées ces hommes qui paraissaient revenir de la ville et se rendre directement chez eux.

L’organisation, comme on le voit, laissait peu à désirer, et les chances de succès restaient certainement du côté des contrebandiers, au grand dommage des finances de l’État, ce qui ne touchait guère de pauvres diables de paysans besoigneux et ignorants.

C’était le troisième samedi d’octobre. Claude, ce soir-là, devait faire sa dernière course, suivant la promesse exigée par la Maurise.

Comme d’habitude, il était parti à la nuit du Chaffard, mais au lieu de prendre par les marais pour rejoindre la route au-delà de La Ravoire, une fantaisie d’amoureux le poussa vers Bois-Plan. Il voulait faire encore une tentative auprès de sa fiancée avant de se délier complètement vis-à-vis de Paul Guidon.

Hélas ! ce fut bien inutilement qu’il répéta, pour la vingtième fois peut-être, ses meilleures raisons à la jeune fille. Celle-ci lui signifia carrément que s’il voulait continuer ce métier-là, il ne fallait plus penser à elle.

— Si c’est comme ça que tu me parles, Maurise, je vois bien que tu ne tiens pas tant à moi que moi je tiens à toi, dit tristement Claude ; enfin, puisque ce n’est tout de bon pas ton idée, je dirai ce soir à Paul que je me dédis. Tant pis pour après ! achevat-il avec un geste de découragement.

— Ne te mets pas tant l’ennui dans la tête, Daudon, reprit la Maurise amicalement, il y en a bien d’autres que nous qui s’en sont tirés sans avoir deux quarts vaillants d’avance. Nous en ferons autant qu’eux quand le bon Dieu voudra que ce soit notre tour. Il y a plus de rosée sur l’herbe que sur le chêne.

Plaise à Dieu que ce soit vrai ce que tu dis, Maurise, soupira Claude, qui, sur ce souhait, reprit rapidement la direction de Chambéry. Il faisait froid, la matinière (vent d’est) soufflait dur, fouettant les cimes des grands noyers, tourmentant les rameaux pendants des haies et chassant en tourbillons épais les feuilles déjà jaunes et desséchées.

Il y avait dans l’air toute espèce de bruits lugubres : sifflement du vent, craquement des branches mortes, froissement des feuilles, tout faisait rage et vacarme. Néanmoins le ciel était clair comme un miroir et tout piqué d’étoiles. Pas de lune, — elle ne devait se lever qu’un peu avant le jour. — C’était bien la nuit qu’il fallait aux contrebandiers comme aux voleurs.

Claude Porraz avançait, avançait toujours sans prendre garde au tintamarre qui se faisait autour de lui. Tristement, il songeait que maintenant c’était fini de croire à son prochain mariage… fini d’espérer avoir un chez lui, une famille, un avenir, fini… fin, tout fini, et le pauvre garçon sentait son cœur se gonfler de chagrin, sa gorge se serrer et ses yeux se remplir de larmes. Oh ! pourquoi la Maurise ne voulait-elle pas se laisser convaincre ? Pourquoi ? pourquoi ?

Si tout avait marché comme j’avais pensé, se disait notre désolé garçon, à l’autre Saint-Jean j’aurais pris la ferme du vieux monsieur Gaillard. Ce n’est pas bien grand, mais les terres sont bonnes et de bon rapport ; nous aurions fait marcher ça rondement, la Maurise et moi, en faisant des plantations ou seulement en soignant bien ce que l’on aurait fait. Nous aurions tenu de bonnes vaches, qui auraient servi pour labourer et qui nous auraient donné des élèves, du lait, du beurre, des tommes. J’aurais acheté, pour la foire froide, une truie qui nous aurait fait une grosse portée de cochons pendant l’hiver. En les vendant pour la Saint-Pierre, — mettons dix à vingt-cinq francs pièce, — cela aurait fait deux cent cinquante francs… Nous aurions tenu des poules et, en en faisant couver une demi-douzaine, on aurait pu vendre des œufs et des poulets. Chaque samedi la Maurise, en allant au marché à Chambéry, aurait pu rapporter sa pièce de cent sous… et en mettant les écus les uns à côté des autres, non seulement nous aurions eu pour payer la cense à chaque Saint André, mais on aurait encore pu mettre de côté pour s’habiller, s’outiller et faire élever les enfants…

Et le pauvre garçon poussa un profond soupir. Tout en faisant ces comptes à la Perrette, Claude enfilait la grand’rue du faubourg Montmélian. En arrivant au lieu du chargement, il trouva Paul Guidon qui avait déjà son ballot prêt et se disposait à sortir. Son cœur se serra de nouveau en pensant à la pénible commission qu’il avait à lui faire ; aussi, ce fut avec un certain tremblement dans la voix qu’il lui dit :

— Dis donc, Pau’, veux-tu me faire le plaisir de m’attendre vers les capucins ? J’ai quelque chose à te dire.

— C’est bon, on t’attendra, répondit laconiquement le jeune homme, qui, en voyant l’air de Claude, soupçonna de suite une mauvaise nouvelle.

Quelques minutes après les deux contrebandiers se trouvaient réunis.

— Eh bien, qu’as-tu à me dire ? interpella Paul, sans autre préambule.

— Je veux te prévenir que je quitte la bande et que je fais ce soir mon dernier voyage.

— Je ne te croyais pas un capon, mon pauvre Daudon, mais puisque tu as peur, tu fais bien.

— Oh, Paul ! tu ne pouvais pas me faire une plus grosse injure que de me dire que je suis un couyon.

Tu sais bien que ce n’est pas vrai et, si tu voulais me croire, je te dirais que c’est avec le plus grand regret que je renonce au métier.

— Et alors, qu’est-ce qui t’y force ? N’es-tu pas majeur ?

— C’est vrai, mais vois tu, la Maurise ne veut pas. Elle s’est inquiétée de mes absences et a voulu en connaître la cause ; j’ai été obligé de lui dire ce que je faisais, et elle m’a fait promettre de renoncer à être contrebandier, autrement elle ne voudrait plus m’épouser. Et tu sais que je ne pourrais pas vivre sans elle. C’était déjà pour gagner de quoi acheter la ferrure que j’avais suivi ton conseil.

— Es-tu donc déjà assez riche pour t’en passer ?

— Certes, nou ! mais puisqu’elle ne veut pas. Tout en causant, les jeunes gens ne se départaient pas de leur vigilance habituelle, et promenaient de tous côtés des regards inquiets.

Attention, dit tout à coup Paul Guidon après avoir jeté un coup d’œil en arrière, m’est avis que nous avons derrière nous deux gogos qui ont tout l’air de nous moucharder. Pressons le pas et, s’ils nous emboîtent, nous nous glissons sous le pont Dégala.

Malgré l’heure avancée, à la lueur du dernier reverbère de la ville, on voyait deux personnes marcher très vite. Paul ne s’était pas trompé ; les contrebandiers étaient surveillés, et plus ils pressaient leur marche, plus les ombres qui les poursuivaient gagnaient du terrain.

— Filons, et lestement, Daudon.

Et tous deux se mirent à courir à toutes jambes. Ils eurent bientôt distancé les poursuivants et, pour les dépister, se glissèrent sous le pont Dégala. Il y avait au-dessous du tablier de ce pont une petite excavation bien connue des contrebandiers et qui servait souvent de refuge à eux et à leurs ballots, suivant les circonstances.

La tradition rapporte, à ce sujet, qu’il existait autrefois une communication souterraine entre ledit pont et une maison voisine qui servit plusieurs fois d’asile à Mandrin et à sa bande. Quelques personnes du pays racontent même, pour l’avoir entendu dire à leurs ancêtres, que le célèbre brigand y séjourna assez longtemps en compagnie d’une maîtresse que les habitants de la localité désignaient sous le nom de la dame aux grands talons !

Favorisés par l’obscurité, les jeunes gens purent disparaître sans avoir été aperçus, et ce fut avec une certaine satisfaction qu’ils entendirent ce petit colloque des douaniers passant au-dessus d’eux :

Que diable sont-ils devenus, Pinet ?

— Tu leur as vu prendre la patelle. Sois sûr que c’étaient bien des contrebandiers et que nous avons été reconnus.

— Je le crois aussi. Eh bien ! puisque nous avons perdu la piste, il vaut mieux nous en retourner ; ces gaillards pourraient être cachés dans quelque coin, nous tomber dessus avec leurs bâtons ferrés, et nous faire passer le goût du pain sans même nous crier gare ! Ma foi, le gouvernement n’est pas assez généreux pour que je lui fasse hommage de mes cervelles. Allons nous-en.

Il paraît que l’autre douanier fut du même avis, car on les entendit repasser le pont et retourner en silence du côté de Chambéry.

La Maurise a tout de même raison, se disait Claude Porraz du fond de sa cachette, ce n’est pas sans danger que l’on fait ce métier. Nous avons pu échapper aujourd’hui, c’est bien, mais il ne faut qu’une fois pour qu’un malheur arrive. Si cela avait été de jour, ou seulement une nuit de clair de lune, ils avaient cependant le droit de nous tirer dessus comme on a le droit de tuer un chien enragé. S’ils avaient su où nous trouver, ils auraient pu nous prendre comme des rats dans une trape et nous faire condamner aux galères… On se défendrait, me dirait Guidon… Oui ! avec nos bâtons, pendant qu’ils ont des fusils… Et puis, on n’assomme pas des chrétiens comme un bœuf à l’abattoir ; pour moi d’abord, je n’aurais jamais ce courage, quel que soit le danger. Paul a donc bien raison de me dire que je suis un capon. D’ailleurs, il n’y a plus à hésiter, puisque la Maurise ne le veut pas, ce sera fait comme elle l’a dit. Et puis tant pis, ce sera à la volonté de Dieu.

Les deux jeunes gens, après avoir attendu quelques minutes pour laisser aux douaniers le temps de s’éloigner, s’apprêtaient à sortir de leur retraite, quand ils entendirent dans le lointain un bruit de grelots et le roulement d’une voiture.

C’est le courrier de Turin, dit Paul, laissons-le passer, nous sortirons ensuite, et le bruit que nous pourrions faire sera couvert par celui de la voiture.

Mais tout à coup ils entendirent les grelots s’agiter vivement, le fouet claquer plus fortement et des voix qui semblaient appeler au secours.

— Qu’est-ce que cela ? exclama Claude, en prêtant l’oreille et en appuyant la main sur le bras de son compagnon.

Au secours ! au secours ! cria-t-on de nouveau.

Nos jeunes gens laissèrent leurs ballots sur place, ne conservant que leurs bâtons, et en deux ou trois bonds furent sur la grande route.

Ils eurent bientôt reconnu d’où venait l’appel. À quelque distance d’eux un bruit confus de voix, de coups de fouet, de cris, de piétinements de chevaux se faisait entendre.

— Bien sûr que c’est un mauvais coup que l’on veut faire, dit Guidon, et ils se mirent à courir de toutes leurs forces.

À mesure qu’ils avançaient, le bruit paraissait diminuer ; on n’entendait plus que de temps à autre le son des grelots.

— Courage courage ! on y va, cria Claude, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas de la voiture.

Aussitôt la scène changea. Les jeunes gens virent deux ombres quitter la route et fuir à toutes jambes à travers champs.

Les lapins se sauvent, dit Paul ; c’est du gibier de carabiniers, et nous ne sommes pas à la chasse. Voyons plutôt le mal qu’ils ont fait ou voulaient faire. Ce disant, il donnait du pied contre une masse noire qui se débattait à terre.

— En voilà déjà un, reprit-il, en essayant de relever l’individu qui gigottait.

— Et moi j’en tiens un autre, dit Claude en remettant sur pied un second personnage.

— Avez vous du mal ?

— Qui êtes-vous ?

— Que vous est-il arrivé ? demandèrent ensemble chacun des jeunes gens.

Un des voyageurs put enfin se débarrasser d’un bâillon qu’on lui avait mis dans la bouche et répondre à ces différentes questions.

Le véhicule était celui de milord Wilman, voyageant en poste et venant de Turin. Malgré la célérité des chevaux, la route ayant été empierrée à frais, on n’avait pu arriver plus tôt à Chambéry, le seul endroit où un voyageur de ce rang pouvait décemment loger. En arrivant dans la plaine de la Madeleine, deux individus étaient sauté au cou des chevaux, avaient fait descendre le postillon, l’avaient bâillonné et lié ; la même chose avait été faite pour l’Anglais, et tous deux, couchés sur le bord de la route, étaient tenus en respect par un des brigands muni d’un pistolet, pendant que l’autre fouillait la voiture.

C’était dans ce moment que les deux contrebandiers étaient arrivés au secours.

Le postillon, qui était d’Aiguebelle, avait raconté tout ceci d’une voix tremblante. Quant à milord Wilman, il était tellement effrayé qu’il ne pouvait rien dire. On le débarrassa à son tour de ses liens.

— Avez-vous du mal ? lui demanda Guidon.

— Je ne sais pas, répondit-il, sans bien savoir ce qu’il disait.

— Et vous, cocher ?

— Je ne crois pas, sauf que j’ai eu une peur que je ne sais plus où j’en suis.

— C’est bon, buvez tous deux une goutte de ceci.

Et Paul tendit à l’Anglais d’abord et au postillon ensuite, une gourde remplie d’excellente eau-de-vie qu’il portait toujours avec lui dans ses expéditions nocturnes.

— Pour le moment, ils ne valent pas plus l’un que l’autre, dit Guidon à son compagnon, et nous ne pouvons les abandonner ; mets-les tous deux dans le carrosse, pendant que je vais chercher les ballots et nous les conduirons quelque part.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, Claude Porraz était un robuste paysan, fort comme un turc ; il prit à bras le-corps milord Wilman qui restait collé sur place, et le déposa doucement sur les coussins de la voiture en le câlant de son mieux, fit monter le postillon sur le banc de face, et quand Paul Guidon fut de retour :

— Écoute, lui dit Claude, je crois, qu’il ne faut pas aller sur Chambéry ; d’abord, on pourrait nous pincer avec nos ballots, et nous ne saurions pas non plus que faire de nos voyageurs. Retournons du côté de Montmélian, ça nous rapproche de la Maladière, et à Saint-Jeoire nous nous arrêterons à l’hôtel du père Thomas où nous sommes connus.

— Bien pensé, répondit Paul, qui entreposa les ballots sur le siège, et, ayant fait retourner les chevaux, nos deux amis reprirent à pied et au pas la route de Montmélian, tout en causant des événements qui venaient d’arriver.

À cette époque il n’était pas rare de rencontrer des chaises de poste. Ce moyen de transport avait surtout été adopté par les Anglais qui, poussés par leur caractère aventureux, allaient au loin dépenser leur or et promener leur nullité, espérant trouver dans une existence hasardeuse un remède à leur spleen.

Ces voyageurs de profession se faisaient construire des berlines qui contenaient dans leur intérieur tout le confort nécessaire à ces enfants gâtés de la fortune et, de poste en poste, de relais en relais, ils faisaient dans les différentes contrées civilisées de l’Europe des voyages qui duraient plusieurs années.

Aujourd’hui que les chemins de fer ont simplifié les moyens de transport, cette race de nomades est à peu près disparue.

La lune commençait à éclairer faiblement la campagne. De temps à autre nos jeunes contrebandiers, heureux de leur bonne action, allaient prendre des nouvelles des voyageurs, et c’était avec une véritable satisfaction qu’ils leur voyaient reprendre vie et courage.

On arrivait près de Saint-Jeoire.

Daudon, dit Paul, il ne faut pas qu’une affaire en fasse négliger une autre. Je vais me charger des deux ballots pour les porter à destination, et toi tu prendras soin des voyageurs.

— C’est entendu, et je ferai de mon mieux.

— Est-ce donc tout de bon que tu ne veux plus du métier ?

— Puisque ma promise ne veut pas, dit simplement Claude.

— Eh bien comme tu voudras ; mais, tu sais, garde ta langue au chaud à présent que tu connais nos secrets ; et puis, si tu as besoin d’un ami, rappelle-toi que nous avons couru les dangers ensemble et que je ne suis pas un Cosaque, moi.

— Merci, dit Claude ému, en serrant la main que son compagnon lui tendait.

Paul prit les deux ballots et disparut

Arrivé à Saint-Jeoire, Claude frappa à la porte de l’hôtel qu’il connaissait. C’était encore de très bonne heure, un profond silence régnait partout. Il fallut frapper de nouveau et très fort pour se faire entendre. Une tête parut enfin à la fenêtre.

— Venez nous ouvrir, monsieur Thomas, dit Porraz ; il y a chevaux et voyageurs à soigner.

— On y va, répondit l’hôtelier, qui, apercevant la berline, flaira de suite une bonne aubaine.

Bientôt maître et valet furent sur pied. Ce dernier se hâta de dételer les chevaux et de les conduire dans l’écurie, où les pauvres bêtes trouvèrent bon foin et bonne litière.

De son côté, le patron engageait les voyageurs à passer dans la grande cuisine de l’auberge. Mais, avant de quitter la voiture, l’Anglais, qui avait repris ses sens et son sang-froid, demanda qu’on lui apportât de la lumière. Il fit alors une perquisition minutieuse du véhicule, et ce fut avec une satisfaction non dissimulée qu’il constata que les caissons n’avaient pu être forcés, que sa grande malle était encore ficelée derrière la berline, et que le vol dont il avait été victime ne consistait que dans la perte de sa canne et de son parapluie, objets très faciles à remplacer.

Soulagé de cette inquiétude, il entra plus calme dans la grande salle, où bientôt tous se réchauffaient près d’un bon feu, et se réconfortaient avec tout ce que l’hôtelier avait pu leur servir de mieux.

Peu après, le postillon disparut. Sous prétexte d’aller donner un coup d’œil à ses chevaux, il s’étendit sur une botte de paille et s’endormit profondément.

Milord Wilman, resté seul avec Claude, s’occupa enfin de son sauveur, et, dans un français un peu martyrisé, il le remercia et lui demanda comment lui et son compagnon se trouvaient sur la route à une heure aussi avancée de la nuit.

Cette question embarrassa beaucoup le pauvre garçon. Il resta un moment sans rien dire, et la rougeur lui monta au front. Il comprit que ne pas répondre c’était faire naître de fâcheux soupçons ; cependant pouvait-il avouer qu’il faisait de la contrebande ? C’est alors qu’il comprit encore que le métier n’était pas honnête, puisqu’il n’osait en parler ouvertement.

Après un moment d’hésitation, voyant le regard interrogateur de l’Anglais fixé sur lui, il se dit qu’après tout il pouvait bien se confier à un homme qui, dans quelques jours, serait loin du pays, et ne pouvait ni lui vouloir du mal ni lui porter préjudice. Il lui raconta donc tout simplement comment il s’était fait contrebandier, afin de gagner quelque chose pour pouvoir se marier avec une jeune fille qu’il aimait.

L’Anglais prit beaucoup d’intérêt au récit du jeune homine, lui demanda même plusieurs explications sur sa position et ses projets, et comme il apprit que le village que Claude habitait se trouvait sur la route qu’il fallait parcourir pour aller à Chambéry, il lui témoigna le désir de voir sa fiancée en passant.

Après cette nuit d’émotion, milord Wilman avait besoin d’un peu de repos. Il demanda une chambre, mais avant de se retirer, il fit promettre à son sauveur qu’il attendrait son réveil, et qu’ils retourneraient ensemble dans la commune de Challes.

Il était plus de midi quand nos trois voyageurs se retrouvèrent sur pied. Après avoir encore pris un repas, le postillon monta sur son cheval, l’Anglais et Claude dans la voiture, et l’équipage reprit au grand trot la route de Chambéry.

Les deux premiers avaient pu dormir, et ce sommeil réparateur les avait remis dans leur état normal, mais il avait été impossible au jeune paysan de fermer les yeux. Toute la matinée, il avait songé à l’inquiétude que devaient avoir ses parents sur son absence prolongée, et peut-être aussi sa chère Maurise. Combien il regrettait d’avoir promis d’attendre, au lieu de courir les rassurer tous. Chaque minute lui paraissait des heures.

Le brave garçon ne s’était pas trompé dans ses suppositions. Quand le père Porraz eut reconnu que son fils n’était pas venu coucher, il avait commencé à grommeler dans la maison, puis il était descendu chez les Couter, pensant qu’il y avait passé la nuit à blonder. Son intention était de lui donner une forte semonce, car il lui était arrivé quelquefois de rentrer tard, mais il ne découchait jamais, à moins de causes sérieuses, et toujours il en prévenait ses parents à l’avance.

Quel ne fut donc pas l’étonnement et le désappointement du père Porraz quand on lui apprit que l’on n’avait pas vu son garçon depuis la veille, à la tombée de la nuit. Il s’en retourna très inquiet en ruminant toutes sortes de suppositions, sans cependant aborder celle de la contrebande et de ses dangers, puisqu’il ne connaissait pas les engagements de son fils à ce sujet.

Il n’en était pas de même de la pauvre Maurise, et le père Porraz, en venant réclamer son fils chez les Couter, ne se doutait pas du mal qu’il venait de faire à la jeune fille. Elle savait bien, elle, que son fiancé était parti pour faire un voyage de contrebande, et elle avait tout droit de croire qu’il lui était arrivé un malheur. Ah ! comme elle se reprochait d’avoir été aussi faible et d’avoir encore autorisé cette dernière course qui devait lui être si fatale. À coup sûr, son Daudon gisait dans quelque coin, tué par ces vilains gâpians… ou bien il avait été pris par eux, et, pour le moment, il était en prison en attendant qu’on l’envoie aux galères. Et, dans ces tristes alternatives, la pauvre enfant pleurait toutes les larmes de ses yeux.

C’était un dimanche, impossible de penser à aller à la messe dans cet état ; elle était donc restée toute la journée avec ces sombres pensées, sans vouloir les communiquer à ses parents, et regardant à chaque instant dans le lointain, espérant toujours voir arriver son amoureux.

Enfin, la voiture roulait vers le village et ce grand chagrin devait se changer en grande joie.

Pendant le trajet, milord Wilman remercia de nouveau chaleureusement Claude du secours que, lui et son compagnon, lui avaient donné dans la nuit et lui offrit un rouleau de pièces d’or comme gage de sa reconnaissance.

Le brave garçon ne voulait pas le recevoir. Il lui semblait que ce n’était pas de l’argent gagné, ou tout au moins qu’il y en avait trop pour le petit service qu’il avait rendu. Mais l’Anglais y mit de l’insistance ; d’un autre côté, Claude y vit la réalisation de son mariage, et il accepta non seulement pour lui, mais aussi pour son compagnon.

On approchait de Challes et, ainsi qu’il en avait été convenu, le jeune paysan indiqua au postillon le chemin qu’il devait prendre pour arriver devant la baraque des Couter.

De loin, on voyait les villageois sortant des vêpres se disséminer de côté et d’autre pour rentrer à domicile. Claude avait donc l’espoir de trouver de suite sa chère Maurise. Son cœur battait bien fort il se représentait la surprise des Couter et même de tous les habitants en le voyant arriver en voiture à deux chevaux ; il s’essayait à raconter l’histoire des voleurs sans parler en rien de ce qui touchait à la contrebande, enfin il jouissait à l’avance de la joie de sa promise quand il lui montrerait sa main pleine d’or et qu’il lui dirait à présent nous pouvons nous marier !

Une chaise de poste ne s’était jamais vue dans les chemins caillouteux de Challes ; aussi fut-elle suivie par un grand nombre d’enfants et même de grandes personnes, tous curieux de savoir ce qui arrivait. La voiture s’arrêta devant la maison indiquée, et quelle ne fut pas la surprise de chacun quand ils en virent descendre Claude Porraz et un monsieur qui, ma foi, avait l’air d’être bien cossu.

— Bonjour Clinon, bonjour père Bernard, dit Claude, en voyant le père et la mère Couter paraître sur leur porte. Où donc est la Maurise ?

— Ah ! Seigneur, tu fais bien d’arriver mon pauvre garçon depuis ce matin elle pleure que c’est une fontaine, dit le père très étonné de voir arriver son futur gendre en équipage.

La jeune fille paraissait à son tour et se précipitait dans les bras de son fiancé en lui disant

— Ah ! mon pauvre Daudon… que j’ai eu peur le que ton absence m’a fait de mal. Qu’est-il donc arrivé ? Et elle le regardait avec des yeux encore pleins de larmes.

Le jeune homme la pressa contre lui et lui mit un gros baiser sur le front.

En ce moment elle aperçut seulement la voiture et l’étranger.

— Qui est ce monsieur ? dit-elle.

L’Anglais, debout à quelques pas de distance, les regardait d’un air ému.

— Entrons d’abord, dit Claude, et offre ta meilleure chaise à ce brave milord, car c’est un bienfaiteur.

Après qu’ils furent tous assis, sauf la Clinon, par la raison toute simple qu’il n’y avait plus de siège, le jeune homme prit la parole.

Il raconta comme quoi, la veille au soir, il était allé à Chambéry pour une commission, qu’il s’y était rencontré avec Paul Guidon et que, revenant tous deux sur le tard, ils avaient été assez heureux pour porter secours à ce monsieur qui venait d’être attaqué par des voleurs ; qu’ensuite ils étaient revenus jusqu’à Saint-Jeoire, etc., etc. Enfin, parlant de la générosité de milord Wilman, il rompit le rouleau qui lui avait été donné et montra sa main pleine de pièces d’or.

À ce spectacle inattendu, il y eut une exclamation générale. Le père et la mère Couter ouvraient des yeux grands comme des verres de lanterne. Quant à la Maurise, sa joie était muette, mais son émotion bien visible.

Yes, dit alors l’Anglais, qui comprenait beaucoup mieux le français qu’il ne le parlait, et qui, pendant tout le temps du récit, s’était contenté de faire des signes de tête affirmatifs, yes, lui a sauvé la bourse et la vie de moa et j’ai donné à lui mon gratitude.

Charmante miss, ajouta-t-il en s’adressant plus directement à la jeune paysanne, je voulais donner aussi à vô mon petite…

Après un moment d’hésitation, le mot faisant visiblement défaut, l’Anglais plongea la main dans une des nombreuses poches de sa confortable douillette et en retira un petit livre qu’il consulta.

— Mon petite cadeau de noce, dit-il enfin, et il lui offrit une jolie bourse tricotée en cordonnet bleu, à travers les mailles de laquelle on voyait briller quelques pièces d’or.

Il y eut alors une nouvelle explosion de la Clinon et du père Bernard, mais la Maurise restait confondue, et c’est à peine si elle put murmurer quelques paroles de remerciment.

L’Anglais se leva, prit la main de la jeune paysanne, la mit dans celle de Claude, et les pressant toutes deux dans les siennes : pensez toujours, leur dit-il, que j’étais l’ami de vô.

Et après cette espèce de fiançailles il sortit gravement, mais visiblement impressionné.

Claude embrassa sur les deux joues sa chère Maurise : à ce soir, mie, lui dit-il, je vais rassurer le père et la mère Porraz. Et il suivit l’Anglais.

La berline continuait à être entourée de curieux. Les enfants ne pouvaient se lasser d’admirer cette belle voiture peinte en marron avec des filets rouges. Tout ce petit monde allait, venait, inspectait, commentait les moindres détails en se communiquant des réflexions qui excitaient l’envie ou l’hilarité générale. Les plus hardis se tenaient près des chevaux, essayaient de leur faire une petite caresse en leur passant la main sur le museau, et se reculaient effrayés quand ceux-ci piaffaient d’impatience ou relevaient fièrement la tête en faisant sonner leurs grelots.

Le postillon avait mis pied à terre et, après avoir recouvert ses chevaux d’une grossière couverture en laine, il profita de ce temps d’arrêt pour fumer une pipe. Tandis qu’il battait le briquet, un jeune homme un peu plus osé que les autres essaya de lui faire quelques questions, auxquelles il répondit avec tant de complaisance que bientôt un cercle nombreux se forma autour de lui, et, pendant qu’à l’intérieur de la chaumière, Claude faisait part à la famille Couter de ce qui s’était passé et de la libéralité de l’Anglais, le conducteur, de son côté, racontait à ses curieux auditeurs les événements de la nuit. Aussi, le soir de ce même jour, tout Challes connaissait l’aventure de Daudon Porraz, et chacun en jasait et la commentait à sa manière.

Claude aida milord Wilman à remonter en voiture et à se calfeutrer dans ses magnifiques fourrures, puis il accompagna l’équipage jusqu’au moment où celui-ci quitta le chemin du village pour prendre la grande route blanche de Chambéry.

Alors, il serra une dernière fois la main de ce bienfaiteur qu’il ne devait plus revoir, et lui souhaita bon voyage.

La berline s’ébranla ; les roues écrasèrent le gravier avec un bruit sec ; les sabots des chevaux lancèrent des étincelles. Le jeune paysan regarda la voiture qui s’éloignait rapidement et la suivit jusqu’à ce qu’il la vit enfin disparaître dans un nuage de poussière, doré par le soleil couchant. Et tandis que l’Anglais, livré à ses réflexions, se félicitait du plaisir d’avoir fait deux heureux et de l’aventure qui l’avait distrait de la monotonie de son voyage, Claude prenait allègrement le chemin du Chaffard.

Les Porraz avaient déjà appris, par la rumeur publique, une partie des événements arrivés à leur garçon, mais ils n’en connaissaient ni les heureux résultats, ni les détails ; aussi, pendant le repas du soir, celui-ci dut satisfaire la légitime curiosité de ses parents en répondant à une foule de questions qui lui furent adressées.

À la veillée, il retourna chez les Couter, où il était impatiemment attendu, et c’est alors qu’on mena les projets à grandes guides. Il fut convenu que dès le lendemain Claude irait arrêter la petite ferme de M. Gaillard, bien qu’elle ne fût libre qu’à la Saint-Jean prochaine.

Le mariage fut fixé bientôt après Pâques, et en attendant que les jeunes époux pussent entrer dans la ferme, Claude viendrait habiter chez les parents de sa femme et les aiderait dans les travaux du printemps.

La petite fortune fut comptée : la bourse longue offerte à la jeune paysanne contenait cinq pièces d’or de chaque côté, et il y en avait trente dans le rouleau remis à Claude ; seulement, il fallait en soustraire dix pour Paul Guidon. L’Anglais avait lui-même fixé cette somme, tenant à donner au contrebandier un gage de sa reconnaissance, tout en avantageant Porraz afin de favoriser son mariage et son établissement dans une ferme. Le jeune homme déclara que le lendemain, à l’aube, il irait porter la part de Paul et l’inviterait à la noce comme premier garçon d’honneur.

Malgré les dix louis prélevés, il restait encore amplement aux futurs époux pour acheter un peu de linge et préparer leur entrée en ménage.

On choisit une belle journée de carnaval pour aller acheter la ferrure à Chambéry, et certes, le fiancé ne lésina pas, car, je ne vis jamais plus gros cœur d’or et plus belle croix que celle que la vaillante fermière portait, du reste, très fièrement.

Telle est l’histoire que je me suis fait raconter bien souvent par la Maurise elle-même, et que j’écoutais chaque fois avec un nouveau plaisir.

Bien des événements sont survenus depuis. Après la mort de grand’mère, mon père vendit sa petite propriété de Challes et emmena les Porraz à la ferme de la Chapelle-Blanche. Comme dans tous les mariages d’inclination, ou à peu près, et ainsi qu’il était d’usage à cette époque, ils eurent beaucoup d’enfants ; l’un d’eux se laissa tenter par l’appât des richesses que l’on devait trouver à Buenos-Ayres, et peu après y attira toute sa famille.

Depuis lors, je n’ai plus entendu parler d’eux.


FIN.
  1. Porcelet d’un an.
  2. Petite bouteille.
  3. Littéralement : mal-venant, celui qui apporte le mal.
  4. Braise : diminutif d’Ambroise.
  5. Claude, en français.