Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres/6/Antisthène

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J. H. Schneider, Libraire (Tome IIp. 1-13).
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Livre VI


LIVRE VI.

ANTISTHENE.



Antisthene, fils d’un homme qui portoit le même nom, étoit d’Athenes. On dit pourtant qu’il n’étoit point né d’une Citoyenne de cette ville ; & comme on lui en faisoit un reproche, La mere des Dieux, repliqua-t-il, est bien de Phrygie. On croit que la sienne étoit de Thrace ; & ce fut ce qui donna occasion à Socrate de dire, après qu’Antisthene se fut extrêmement distingué à la bataille de Tanagra, qu’il n’auroit pas montré tant de courage s’il eût été né de pere & de mere tous deux Athéniens ; & lui-même, pour se moquer des Athéniens qui faisoient valoir leur naissance, disoit que la qualité de naturels du pays leur étoit commune avec les limaçons & les sauterelles.

Le Rhéteur Gorgias fut le premier maître que prit ce Philosophe ; de là vient que ses Dialogues sentent l’Art Oratoire, surtout celui qui est intitulé De la vérité, & ses Exhortations.

Hermippe rapporte qu’il avoit eu dessein de faire dans la solemnité des Jeux Isthmiques l’éloge & la censure des Athéniens, des Thébains & des Lacédémoniens ; mais que voyant un grand concours à cette solemnité, il ne le fit pas. Enfin il devint disciple de Socrate, & fit tant de progrès sous lui, qu’il engagea ceux qui venoient prendre ses leçons, à devenir ses condisciples auprès de ce Philosophe. Et comme il demeuroit au Pirée, il faisoit tous les jours un chemin de quarante stades pour venir jusqu’à la ville entendre Socrate. Il apprit de lui la patience, & ayant conçu le désir de s’élever au-dessus de toutes les passions, il fut le premier auteur de la Philosophie Cynique. Il prouvoit l’utilité des travaux par l’exemple du grand Hercule parmi les Grecs, & par celui de Cyrus parmi les étrangers.

Il définissoit le Discours, La Science d’exprimer ce qui a été & ce qui est. Il disoit aussi qu’il souhaitoit plutôt d’être atteint de folie que de la volupté ; & par rapport aux femmes, qu’un homme ne doit avoir de commerce qu’avec celles qui lui en sauront gré. Un jeune homme du Pont, qui vouloit se rendre son disciple, lui ayant demandé de quelles choses il avoit besoin pour cela, D’un livre neuf, dit-il, d’un style[1] neuf, & d’une tablette neuve, voulant dire qu’il avoit principalement besoin d’esprit[2]. Un autre, qui cherchoit à se marier, l’ayant consulté, il lui répondit que s’il prenoit une femme qui fût belle, elle ne seroit point à lui seul ; & que s’il en prenoit une laide, elle lui deviendroit bientôt à charge. Ayant un jour entendu Platon parler mal de lui, il dit, qu’il lui arrivoit, comme aux Rois, d’être blâmé pour avoir bien fait. Comme on l’initioit aux mystères d’Orphée, & que le Prêtre lui disoit que ceux, qui y étoient initiés, jouissoient d’un grand bonheur aux Enfers, Pourquoi ne meurs-tu donc pas, lui répliqua-t-il ? On lui reprochoit qu’il n’étoit point né de deux personnes libres : Je ne suis pas né non plus, repartit-il, de deux lutteurs, & cependant je ne laisse pas de savoir la lutte. On lui demandoit aussi pourquoi il avoit si peu de disciples : C’est que je ne les fais pas entrer chez moi avec une verge d’argent[3] répondit-il. Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/22 Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/23 Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/24 Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/25 Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/26 sans cœur, que d’avoir à se défendre avec une pareille troupe contre un petit nombre des premiers : Qu’il faut prendre garde de ne pas donner prise à ses ennemis, parce qu’ils sont les premiers qui s’apperçoivent des fautes qu’on fait : Que la vertu des femmes consiste dans les mêmes choses que celle des hommes : Que les choses qui sont bonnes sont aussi belles & que celles qui sont mauvaises, sont honteuses : Qu’il faut regarder les actions vicieuses comme étant étrangeres à l’homme : Que la prudence est plus assurée qu’un mur, parce qu’elle ne peut ni crouler, ni être minée : Qu’il faut élever dans son ame une forteresse, qui soit imprenable.

Antisthène enseignoit dans un College appelé Cynosarge, pas loin des portes de la ville ; & quelques-uns prétendent que c’est de là que la Secte Cynique a pris son nom. Lui-même étoit surnommé d’un nom qui signifioit un Chien simple, & au rapport de Diocles, il fut le premier qui doubla son manteau, afin de n’avoir pas besoin d’autre habillement. Il portoit une besace & un bâton ; & Néanthe dit, qu’il fut aussi le premier qui fit doubler sa veste. Sosicrate, dans son troisieme Livre des Successions remarque que Diodore Aspendien ajouta à la besace & au bâton l’usage de porter la barbe fort longue.

Antisthene est le seul des disciples de Socrate, qui ait été loué par Théopompe. Il dit, qu’il étoit d’un esprit fin, & qu’il menoit, comme il vouloit, ceux qui s’engageoient en discours avec lui. Cela paroît aussi par ses Livres, & par le Festin de Xénophon. Il paroît aussi avoir été le premier Chef de la Secte Stoïque, qui étoit la plus austere de toutes ; ce qui a donné occasion au Poëte Athénée de parler ainsi de cette Secte :

Ô vous ! auteurs des Maximes Stoïciennes ; vous, dont les saints ouvrages contiennent les plus excellentes vérités, vous avez raison de dire que la vertu est le seul bien de l’ame : c’est elle qui protege la vie des hommes, & qui garde les cités. Et s’il y en a d’autres qui regardent la volupté corporelle comme leur derniere fin, ce n’est qu’une des Muses qui le leur a persuadé[4].

C’est Antisthene qui a ouvert les voies à Diogene pour son systême de la tranquillité, à Crates pour celui de la continence, à Zénon pour celui de la patience ; de sorte qu’il a jeté les fondemens de l’édifice. En effet, Xénophon dit qu’il étoit fort doux dans la conversation, & fort retenu sur tout le reste.

On divise ses ouvrages en dix volumes. Le premier contient les pièces suivantes : De la Diction, ou des figures du discours. Ajax, ou la harangue d’Ajax. Ulysse, ou de l’Odyssée. L’Apologie d’Oreste. Des Avocats. L’Isographie, ou Défias, autrement Isocrate ; pièce contre ce qu’Isocrate a Page:Diogène Laërce - Vies - tome 2.djvu/29 autrement de Télémaque. D’Hélène, & de Pénélope. De Protée. Du Cyclope, ou d’Ulysse. De l’Usage du vin, ou de l’Ivrognerie ; autrement du Cyclope. De Circé. D’Amphiaraüs. D’Ulysse & de Pénélope. Du Chien. Le tome X traite : D’Hercule, ou de Midas. D’Hercule, ou de la Prudence & de la Force. Du Seigneur, ou de l’Amoureux. Des Seigneurs, ou des Émissaires. De Ménexene, ou de l’Empire. D’Alcibiade. D’Archélaüs, ou de la Royauté.

Ce sont-là les ouvrages d’Antisthene, dont le grand nombre a donné occasion à Timon de le critiquer, en l’appelant un ingénieux Auteur de bagatelles. Il mourut de maladie, & l’on dit que Diogene vint alors le voir, en lui demandant s’il avoit besoin d’un ami. Il vint aussi une fois chez lui, en portant un poignard ; & comme Antisthène lui eut dit, Qui me délivrera de mes douleurs ? Ceci, dit Diogene, en lui montrant le poignard : à quoi il répondit, Je parle de mes douleurs, & non pas de la vie ; de sorte qu’il semble que l’amour de la vie lui ait fait porter sa maladie impatiemment. Voici une épigramme que j’ai faite sur son sujet :

Durant ta vie, Antisthene, tu faisois le devoir d’un chien, & mordois, non des dents, mais par tes discours qui censuroient le vice. Enfin tu meurs de consomption. Si quelqu’un s’en étonne, & demande pourquoi cela arrive : Ne faut-il pas quelqu’un qui serve de guide aux Enfers ?

Il y a eu trois autres Antisthenes ; l’un, disciple d’Héraclite ; le second, natif d’Ephese ; le troisieme de Rhodes : ce dernier étoit historien.

Après avoir parlé des disciples d’Aristippe, & de ceux de Phœdon, il est tems de passer aux disciples d’Antisthene, qui sont les Cyniques & les Stoïciens.



  1. Sorte de poinçon dont les Anciens se servoient pour écrire.
  2. C’est un jeu de mots, qui consiste en ce que le terme grec, qui signifie ici neuf ou nouveau, peut aussi signifier & d’esprit.
  3. Cela veut dire que les choses les plus cheres étoient les plus estimées. Les Cyniques ne prenoient point d’argent de leurs disciples.
  4. Voyez la note sur ces vers dans la vie de Zénon.