Vies des hommes illustres/Comparaison de Nicias et de Marcus Crassus

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 207-213).
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COMPARAISON
DE
NICIAS ET DE MARCUS CRASSUS.


Mettons en parallèle Nicias et Crassus. D’abord les richesses de Nicias furent acquises par des voies moins blâmables que celles de Crassus. Sans doute on ne peut trouver estimable l’exploitation des mines, puisqu’on n’y emploie ordinairement que des malfaiteurs et des Barbares, quelquefois enchaînés, et qui périssent dans ces lieux profonds et malsains. Mais, comparés à l’achat des biens que confisquait Sylla, aux spéculations sur le feu, les moyens mis en œuvre par Nicias paraîtront plus honnêtes. Et ce métier, Crassus le pratiquait ouvertement, comme il eût fait l’agriculture ou la banque. Pour les autres faits qu’on lui imputait, et qu’il persista toujours à nier, comme de vendre sa voix dans le Sénat, de commettre des injustices envers les alliés, de circonvenir les femmes par des flatteries, de receler des malfaiteurs, jamais on ne reprocha, même faussement, rien de pareil à Nicias : s’il donnait de l’argent aux sycophantes, s’il s’en laissait tirer par la crainte qu’il avait d’eux, et s’il en devint l’objet des railleries de la foule, il faisait là une chose qui n’eût pas convenu peut-être à un Aristide ou à un Périclès ; mais c’était pour lui une nécessité à cause de sa timidité naturelle. C’est même de quoi l’orateur Lycurgue se fit dans la suite honneur devant le peuple. Accusé d’avoir acheté un des sycophantes qui le poursuivaient : « Je suis charmé, dit-il, qu’après avoir si longtemps administré pour vous, l’enquête m’ait convaincu d’avoir plutôt donné que reçu. » Il y avait une politique plus grande dans les dépenses de Nicias, qui mettait son honneur à employer son#argent en offrandes aux dieux, en frais de jeux publics et de chœurs de tragédies. Mais, en comparaison de la dépense que fit Crassus, quand il donna un banquet à tant de milliers d’hommes, et leur distribua en outre de quoi se nourrir pendant quelque temps, toutes les libéralités de Nicias, en y joignant même tout le bien qui lui restait, n’en étaient pas la cinquantième partie. Aussi je m’étonne que cette réflexion ait pu échapper à qui que ce soit : que le vice n’est qu’une anomalie, une contradiction dans la manière d’être ; puisqu’on voit des hommes qui ont amassé leur fortune par des moyens si honteux, la dépenser si utilement.

Voilà pour ce qui est de leur richesse.

Quant à leur conduite politique, on ne voit dans celle de Nicias aucun acte de fourberie, d’injustice, de violence, ou d’emportement ; il fut plutôt dupe d’Alcibiade ; il ne se présentait devant le peuple qu’avec une réserve craintive. Au contraire, on reproche à Crassus, changeant sans cesse d’amis comme d’ennemis, un grand manque de foi et de noblesse. Il ne niait pas lui-même qu’il n’eût employé la violence pour parvenir au consulat, puisqu’il avait loué des assassins afin de se défaire de Caton et de Domitius. Dans l’assemblée pour le partage des provinces, plusieurs hommes du peuple furent blessés, quatre tombèrent morts, et lui-même, ce qui nous a échappé dans le récit de sa vie, donna un coup de poing dans le visage à Lucius Analius, sénateur, qui parlait contre lui, et le chassa tout sanglant de la place. En cela Crassus montra une violence tyrannique ; mais, d’un autre côté, la timidité de Nicias dans les actes politiques, sa crainte du bruit, sa facilité à céder aux plus méchants, tout cela mérite bien les plus grands reproches. Crassus, du moins, montra sous ce rapport de l’élévation et de la grandeur d’âme : ce n’est point, par Jupiter ! contre des Cléon et des Hyperbolus, qu’il avait à lutter, mais contre la gloire brillante de César et les trois triomphes de Pompée ; pourtant il ne céda point : contre l’un et l’autre il dressa sa puissance ; et, par la dignité de la censure, il s’éleva au-dessus même de Pompée. Il faut, dans les hautes positions, ambitionner non pas ce qui excite l’envie, mais ce qui donne de l’éclat politique, et amortir l’envie par la grandeur de la puissance. Que si tu aimes par-dessus tout la sécurité et le repos, si tu crains Alcibiade à la tribune, les Lacédémoniens à Pylos, Perdiccas en Thrace, tu trouveras dans Athènes un assez large espace pour y vivre dans le loisir, et t’y tresser, comme disent certains rhéteurs, line couronne d’imperturbabilité. C’était du reste quelque chose de réellement divin que l’amour de Nicias pour la paix ; c’était une politique digne de l’humanité grecque que celle qui tendait à mettre fin à la guerre. Sous ce rapport, Crassus ne mériterait point d’être mis en parallèle avec Nicias, quand même il aurait acquis pour bornes à l’empire romain la mer Caspienne ou l’océan Indien.

Mais aussi, dans une ville qui a le sentiment de la vertu, quand on est fort de sa puissance, on ne doit pas faire place aux méchants, ni donner le commandement à des hommes vicieux, ni accorder sa confiance à des gens suspects. Or, c’est là ce que fit Nicias : Cléon n’était rien dans l’État qu’une voix impudente criaillant dans la tribune ; et lui, il l’établit à la tête des armées. Ce n’est pas toutefois que je loue Crassus d’en être venu, dans la guerre de Spartacus, à une affaire décisive, avec plus d’empressement que de sûreté ; cependant c’était le fait d’une noble ambition, de craindre que Pompée, en arrivant, ne lui enlevât la gloire de cette expédition, comme Mummius avait enlevé à Métellus l’honneur de prendre Corinthe. Mais la conduite de Nicias est tout à fait déraisonnable, indigne ce qu’il cède à un rival, ce n’est pas un honneur, un commandement environné de belles espérances, de succès faciles ; non, il voyait dans cette expédition de grands dangers, et il préfère la sûreté de sa personne à l’intérêt public. Or, au temps des guerres contre les Perses, Thémistocle, pour empêcher qu’un homme sans mérite, sans raison, ne perdît la ville en se trouvant à la tête des troupes, l’éloigna du commandement à prix d’or. Et Caton ne brigua le tribunat que parce qu’il voyait Rome dans une situation embarrassante et pleine de périls. Nicias, au contraire, se réservait pour commander des expéditions contre Minoa, Cythère et les malheureux Méliens[1] ; mais fallait-il combattre les Lacédémoniens, alors il se dépouillait de la chlamyde, et il livrait à l’incapacité, à la fougue d’un Cléon, des vaisseaux, des armes, des hommes, un commandement militaire qui exigeait la dernière habileté : c’était trahir non point sa propre gloire, mais la sûreté et le salut de sa patrie.

Et voilà pourquoi dans la suite, malgré lui, en dépit de ses désirs, on le mit dans la nécessité d’aller faire la guerre contre les Syracusains : on croyait ses refus dictés non point par une raison d’utilité publique, mais par sa mollesse et son indolence ; c’était là uniquement, pensait-on, ce qui le portait à priver les Athéniens de la conquête de la Sicile. Ce qui prouve cependant en lui une grande capacité, c’est que, quoiqu’il fût toujours opposé à la guerre, et qu’il refusât constamment le commandement de l’armée, on ne cessa de lever la main pour l’élire, comme le plus habile général et le meilleur. Crassus, au contraire, désira pendant toute sa vie le commandement militaire ; et il ne parvint à l’obtenir que dans la guerre des esclaves, et par nécessité, parce que Pompée, Marcellus et les deux Lucullus étaient éloignés ; et cependant c’est alors qu’il était le plus considéré et le plus puissant. Mais, à ce qu’il paraît, aux yeux mêmes de ceux qui montraient le plus d’empressement pour lui, c’était un homme, suivant l’expression du poète comique[2],

Très-bon à tout, excepté au combat ;

et cette persuasion ne servit de rien aux Romains, qui furent forcés de céder à sa passion pour l’argent et pour les honneurs. Les Athéniens envoyèrent Nicias à la guerre malgré lui ; Crassus y emmena les Romains malgré eux. L’un dut ses malheurs à sa patrie ; l’autre, sa patrie lui dut les siens.

Il y a cependant en cela plutôt matière à louer Nicias qu’à blâmer Crassus. L’un avait l’expérience et faisait le raisonnement d’un prudent capitaine ; et il ne se laissa point séduire par les fausses espérances de ses concitoyens, mais il se refusa, il renonça à conquérir la Sicile. Crassus, en entreprenant la guerre des Parthes, eut tort de la traiter comme œuvre d’une exécution très-facile. Mais il aspirait à un but plein de grandeur. César subjuguait l’Occident, les Celtes, les Germains, la Bretagne ; lui, il s’en allait pousser son cheval vers l’aurore et la mer de l’Inde, et faire la conquête de l’Asie. Pompée avait aspiré à cette conquête, et Lucullus l’avait entreprise : c’était des hommes d’un naturel doux ; ils conservèrent leur bonté envers tout le monde, quoiqu’ils eussent les mêmes projets que Crassus, et que leur but fût le même. Lorsqu’on avait donné ce commandement à Pompée, le Sénat s’y était opposé ; et, lorsque César eut mis en déroute trois cent mille Germains, Caton proposa de le livrer aux vaincus, et de détourner sur lui la vengeance céleste qu’il avait provoquée en violant des traités ; mais le peuple ne tint compte de l’avis de Caton : pendant quinze jours on offrit des sacrifices en reconnaissance de cette victoire, et on se livra à des réjouissances excessives. Quels eussent donc été leurs sentiments, et combien de jours eussent duré les sacrifices, si Crassus eût écrit de Babylone qu’il était vainqueur, et qu’ensuite, envahissant la Médie, la Perse, l’Hyrcanie, Suse, la Bactriane, il en eût fait des provinces romaines ? Et en effet, s’il faut commettre une injustice, comme dit Euripide, quand on ne peut vivre en repos et qu’on ne sait pas faire un bon usage des biens présents, ce n’est pas une raison pour raser Scandie[3] ou Mendès[4], et pour donner la chasse à des Éginètes fugitifs, qui abandonnent leurs demeures et vont se cacher, comme des oiseaux, dans des contrées étrangères. Non, mettons la justice à un plus haut prix, et n’abandonnons point le juste si aisément, pour un avantage quelconque, comme chose vile et méprisable. Louer l’entreprise de l’expédition d’Alexandre, et blâmer celle de Crassus, c’est mal juger le commencement par la fin.

Quant aux expéditions mêmes, Nicias a fait, durant les siennes, un assez grand nombre de nobles actions. Dans plusieurs combats il a vaincu les ennemis ; peu s’en est fallu qu’il ne prît Syracuse ; et tout le mal n’est pas arrivé par sa faute : on pourrait l’attribuer à sa maladie, et à la jalousie des citoyens restés à Athènes. Crassus, par la multitude de ses fautes, ne permit pas à la Fortune de faire rien pour lui ; tellement que l’on s’étonne, non pas que son incapacité ait été vaincue par la puissance des Parthes, mais qu’elle ait pu vaincre le bonheur des Romains.

L’un n’a jamais rien méprisé de ce qui tient à la divination ; l’autre l’a dédaignée entièrement ; et tous deux sont morts de la même manière. Il y a donc là une question fort obscure, et fort difficile à juger. Cependant plus pardonnables que les fautes commises par une présomption qui ne respecte aucune loi, sont les fautes que fait commettre un scrupule religieux conforme aux croyances anciennes et généralement reçues.

Quant à la mort de l’un et de l’autre, celle de Crassus n’a rien de blâmable. Il ne s’est pas rendu ; il n’a pas été enchaîné, objet des sarcasmes des vainqueurs : il ne fit que céder aux exigences de ses amis, et il périt victime d’ennemis sans foi. Nicias, au contraire, dans l’espoir de conserver une vie honteuse et déshonorée, se rendit aux ennemis, et ajouta ainsi à l’ignominie de sa mort.


  1. On a vu, dans la Vie d’Alcibiade, que tous les jeunes gens de l’île de Mélos avaient été massacrés par les Athéniens.
  2. Ménandre, ainsi désigné comme le poète comique par excellence.
  3. Ville maritime de l’île de Cythère.
  4. Ce n’est point Mendès, en Égypte ; celle dont il est question ici était une colonie des Érétriens, dans la Thrace.