Vies des hommes illustres/Nicias

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Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 107-154).


NICIAS.


(De l’an 465 environ, à l’an 413 avant J.-C.)

Comme j’ai cru qu’il n’y avait rien de déraisonnable à mettre en parallèle Nicias et Crassus, les malheurs de celui-ci chez les Parthes, et ceux du premier en Sicile, j’ai besoin d’adresser quelques explications à ceux qui liront cet écrit ; car il ne faut pas qu’on puisse croire qu’en reprenant à mon tour ces récits, dans lesquels Thucydide a déployé plus que jamais un pathétique, une vivacité, une variété inimitables, j’aie voulu rien faire qui ressemble au dessein de Timée[1]. Il espérait surpasser Thucydide par l’éloquence, et prouver que Philistus n’est absolument qu’un rustre et un sot ; et il s’est jeté, dans son histoire, au beau milieu des sujets que Thucydide et Philistus ont le mieux traités, combats de terre, batailles navales, harangues publiques. Mais il n’était, par Jupiter ! au prix d’eux, pas même

Un homme à pied courant près d’un char lydien,


comme dit Pindare[2] ; et il s’est montré, dans cette entreprise, un véritable apprenti, un enfant sans raison, et, pour me servir des termes de Diphilus[3],

Un homme épais, et tout bouffi de graisse sicilienne.


Souvent aussi il se laisse aller à des inepties dignes de Xénarchus[4]. Par exemple, il dit qu’à son avis c’était un mauvais présage pour les Athéniens, que le général dont le nom était formé du mot victoire[5], se fût opposé à l’expédition ; que, par la mutilation des Hermès, la divinité leur faisait d’avance entendre qu’ils auraient beaucoup à souffrir, dans cette guerre, de la part d’Hermocratès, fils d’Hermon[6] ; enfin qu’Hercule devait naturellement prêter main-forte aux Syracusains, à cause de Proserpine, qui lui avait livré Cerbère, et ne montrer au contraire que rigueur aux Athéniens de ce qu’ils soutenaient les Égestains, descendants de ces Troyens dont lui-même il avait renversé la ville pour une injustice de Laomédon. Tout cela lui a été dicté par le même bon sens qui lui a fait critiquer le style de Philistus et injurier Platon et Aristote. Quant à moi, toute jalousie, toute rivalité d’écrivains me semble une bien pauvre chose : cela sent l’école des sophistes. Mais prétendre lutter contre des écrits inimitables, c’est avoir perdu le sens commun. Il m’est impossible de passer sous silence les actions de Nicias qui ont été rapportées par Thucydide et Philistus, et spécialement celles qui font connaître son caractère et ses dispositions naturelles, que dérobent trop à notre vue le nombre et la grandeur de ses infortunes ; mais je ne ferai que les rappeler rapidement, et en exposant celles que je ne pourrais taire sans encourir le reproche de négligence et de paresse. J’essaierai d’ailleurs de recueillir les faits moins généralement connus, ce qu’on ne trouve que çà et là dans d’autres auteurs ou dans des inscriptions et des décrets anciens ; car mon but n’est point de composer une histoire inutile et sans fruit, mais de présenter ce qui peut faire connaître les mœurs et le caractère de Nicias.

On peut dire d’abord de Nicias ce qu’en a écrit Aristote : qu’il y avait à Athènes trois hommes, les meilleurs citoyens, qui avaient pour le peuple une bienveillance, une affection paternelle, Nicias fils de Nicératus, Thucydide fils de Milésias[7], et Théramène fils d’Agnon. Ce dernier toutefois avait ces qualités moins que les deux autres : on lui faisait un crime de sa naissance, comme étranger, natif de Céos ; et son manque de fixité dans la politique, qui se faisait flotter sans cesse entre les partis, l’avait fait surnommer Cothurne[8]. Thucydide était le plus âgé des trois ; et plusieurs fois il se mit à la tête du parti des nobles et des gens de bien, et combattit Périclès, qui disposait du peuple. Nicias était plus jeune ; cependant il jouissait de quelque considération dès le temps de Périclès : il fut son collègue dans le commandement des armées, il commanda même seul plus d’une fois. Après la mort de Périclès, il se trouva aussitôt porté au premier rang, surtout par les personnages les plus riches et les plus distingués, qui voulaient se faire de lui un rempart contre le cynisme et l’audace de Cléon. Malgré cela, il était dans les bonnes grâces du peuple, qui appuya son élévation. Cléon était fort puissant, il est vrai, parce qu’il traitait le peuple comme on fait un vieillard[9], et le payait pour qu’il se laissât conduire. Mais, en voyant son insatiabilité, son effronterie, son impudence, la plupart de ceux même qu’il voulait séduire par cette conduite s’attachaient à Nicias. La gravité de celui-ci n’avait rien d’austère, ni de trop roide ou d’odieux, mais elle était tempérée par une certaine circonspection ; et par cela même qu’il semblait craindre le peuple, le peuple se laissait conduire par lui. Naturellement timide et défiant, son bonheur dans la guerre jetait un voile sur cette faiblesse ; car son commandement ne fut qu’une suite non interrompue de succès[10]. Dans les discussions politiques, le moindre bruit l’alarmait, la présence des calomniateurs suffisait pour le troubler. Et c’était là pour lui un mérite aux yeux du peuple, qui le payait en bienveillance, et auprès duquel il était en grand crédit : le peuple craint ceux qui le dédaignent, et favorise l’agrandissement de ceux qui le craignent ; car la multitude regarde comme un extrême honneur de n’être pas méprisée par les grands.

Périclès, qui gouvernait Athènes par l’ascendant d’une vertu véritable, et par la force de l’éloquence, n’avait besoin d’employer avec le peuple ni déguisement ni artifices. Nicias, inférieur par le talent, mais supérieur du côté de la fortune, se servait de ses richesses pour conduire le peuple. Cléon maniait à son gré les Athéniens, grâce à la souplesse de ses manières et à la bouffonnerie qu’il étalait pour leur plaire ; quant à lui, incapable d’opposer à ce rival de pareils moyens, il briguait les charges de chorége, de gymnasiarque, et autres de même nature, par lesquelles on pouvait acquérir de la popularité, et il y déployait une magnificence et un bon goût comme jamais n’en avaient fait briller ses devanciers et ses contemporains. Parmi les offrandes qu’il consacra aux dieux, on voit encore dans l’Acropole une statue de Pallas qui a perdu sa dorure, et, dans le temple de Bacchus, la chapelle portative placée au-dessous des trépieds qu’il dédia comme vainqueur dans les jeux[11] ; car il y fut souvent couronné, jamais vaincu. Or, on raconte qu’un jour, dans une représentation dont Nicias faisait les frais, parut sur la scène un esclave, qui jouait le rôle de Bacchus : c’était un grand et beau jeune homme, et qui n’avait pas encore de barbe. Les Athéniens, charmés à sa vue, applaudirent longtemps ; et Nicias s’étant levé dit qu’il regarderait comme une impiété de retenir dans l’esclavage un homme que ces applaudissements venaient de consacrer au dieu ; et il donna au jeune homme la liberté.

On rappelle encore la magnificence qu’il déploya à Délos, en homme qui sentait profondément le respect dû à la divinité. Les villes y envoyaient des chœurs, pour chanter les louanges d’Apollon[12]. Mais, lorsqu’ils abordaient, la population accourait aussitôt vers leur vaisseau, et exigeait qu’ils chantassent, comme ils se trouvaient, sans ordre, dans le trouble et l’agitation d’un débarquement, pendant qu’ils mettaient leurs couronnes et revêtaient leurs robes. Nicias conduisit une de ces théories ; mais il débarqua dans l’île de Rhénia[13] avec son chœur, ses victimes et tout son appareil. Il avait fait faire à Athènes, sur la mesure du canal étroit qui séparait les deux îles, un pont richement orné de dorures, de peintures, de couronnes, de tapisseries. Pendant la nuit il le jeta, et joignit ainsi Rhénia et Délos ; et, au lever du jour, il traversa le pont, et descendit dans l’île à la tête de sa procession, suivi d’un chœur magnifiquement paré, et qui marchait en chantant les hymnes en l’honneur du dieu. Après le sacrifice, les jeux et les banquets, il dressa un palmier d’airain comme offrande au dieu ; puis il acheta pour dix mille drachmes[14] et consacra un champ, dont les Déliens devaient employer les revenus à offrir des sacrifices et à célébrer des banquets sacrés, en priant les dieux de combler de biens Nicias : condition qu’il fit graver sur une colonne, qui demeura à Délos comme monument de cette donation. Quant au palmier, il a été brisé par le vent, et, dans sa chute, il a renversé la grande statue[15] offerte par les habitants de Naxos.

Qu’en cela il y ait une grande part pour l’amour-propre, l’ambition de faire mieux qu’un autre, le désir de la popularité, on n’en peut douter. Cependant toute la conduite de Nicias, toute sa manière d’être porte à croire que ses soins pour plaire au peuple et le gagner n’étaient que la suite d’une piété réelle. Il avait pour les dieux une crainte profonde, et il était, suivant l’expression de Thucydide « fort adonné à la superstition[16]. » On lit, dans un des dialogues de Pasiphon[17], qu’il offrait des sacrifices tous les jours, qu’il avait un devin attaché à sa maison, et que, tout en paraissant le consulter sur les affaires publiques, il ne le consultait le plus souvent que sur ses affaires particulières et principalement ses mines d’argent. Il en possédait à Laurium[18], dont il tirait des revenus considérables, mais qu’il n’exploitait qu’avec de grands dangers pour les travailleurs : il y entretenait, pour cet effet, un grand nombre d’esclaves ; et l’argent qu’il en retirait formait sa principale richesse. Aussi une foule de personnes l’entouraient-elles sans cesse, demandant et recevant ; car il donnait tout autant à ceux qui étaient capables de mal faire qu’à ceux qui méritaient qu’on leur fît du bien. Sa faiblesse était un revenu sûr pour les méchants, comme sa libéralité pour les honnêtes gens. Nous en trouvons la preuve même dans les vers des auteurs comiques. On lit dans Téléclide[19] ce passage contre un sycophante :

Chariclès ne lui a pas donné une mine[20] pour l’obliger à ne pas dire
Que lui, Chariclès, est sorti de la gibecière maternelle avant ses frères.
Mais Nicias fils de Nicératus lui a donné quatre mines.
Pourquoi il les lui a données, je le sais très-bien,
Mais ne le dirai pas ; car Nicias est mon ami et me paraît homme de sens.


Eupolis[21] introduit, dans son Barica[22], un autre sycophante s’entretenant avec un homme paisible et pauvre :

LE SYCOPHANTE.

Combien y a-t-il de temps que tu n’as parlé à Nicias ?

LE PAUVRE.

Je ne l’ai jamais vu que ces jours passés, comme il était dans la place publique.

LE SYCOPHANTE.

Notre homme avoue qu’il a vu Nicias ;
Et pourquoi l’aurait-il vu, sinon pour lui vendre son suffrage ?
Vous l’avez entendu, mes amis ; voilà Nicias pris sur le fait.

LE PAUVRE.

Quoi ! insensés, vous voudriez convaincre de quelque méfait le plus vertueux des hommes !


Aristophane fait dire à Cléon[23] d’un ton menaçant :

Je serrerai les orateurs à la gorge, et je troublerai Nicias.


Phrynichus[24] fait aussi allusion à sa timidité, et à la facilité avec laquelle on lui en imposait, par ces deux vers :

C’était un bon citoyen, j’en suis bien sûr,
Et qui ne marchait pas, comme Nicias, tout transi de peur.

Cette crainte continuelle des calomniateurs était cause que jamais il ne soupait avec aucun de ses concitoyens, qu’il fuyait toutes les conversations, tous les commerces, et qu’il se refusait à tous les délassements de cette nature. Lorsqu’il était archonte, il restait au palais jusqu’à la nuit ; il arrivait le premier au conseil, et n’en sortait que le dernier. Mais n’avait-il rien à faire en public, il se renfermait dans sa maison, et il était difficile de le rencontrer et d’arriver jusqu’à lui. Alors ses amis venaient au-devant de ceux qui se présentaient à sa porte, et les priaient d’excuser Nicias : « Dans ce moment encore, disaient-ils, il est occupé des intérêts publics ; il n’est pas libre. » Celui qui le secondait le mieux dans ce jeu, et qui lui donnait à lui-même plus de poids et de considération, c’était Hiéron, homme élevé dans la maison de Nicias, et auquel il avait lui-même appris les lettres et la musique. Cet Hiéron se prétendait fils de Dionysius, surnommé Chalcos[25], dont il nous est resté des poésies ; chargé de conduire une colonie en Italie, Hiéron y bâtit Thurium[26]. Cet Hiéron était l’agent de Nicias dans les consultations secrètes auprès des devins ; et il répandait ces bruits dans le peuple : « Nicias mène une vie bien laborieuse et bien pénible par dévouement à l’État : dans le bain, à table, partout, il lui survient sans cesse quelque pensée d’intérêt général ; il néglige ses affaires particulières pour ne penser qu’aux affaires publiques ; et, à peine endormi du premier sommeil, il lui faut s’éveiller. Aussi sa santé s’en va dépérissant, et il n’a plus pour ses amis ni affabilité ni agrément ; il les perd, tout en perdant sa fortune, et cela parce qu’il gouverne. Tandis que les autres hommes d’État se font des amis, s’enrichissent à la tribune, mènent une vie de bonheur, et se jouent de l’État. » Telle était en effet la vie de Nicias ; et il pouvait dire ce qu’Agamemnon dit de lui-même :

… Notre vie brille entre toutes
Par le faste ; mais nous sommes les esclaves de la multitude[27].

Nicias voyait que s’il y avait des hommes puissants par la parole, excellents par la pensée, le peuple, après avoir profité de leur capacité dans quelques occasions, devenait défiant à leur égard, qu’il prenait ombrage de leur habileté, et s’appliquait à ravaler leur courage et leur réputation. Cela était évident depuis le jugement prononcé contre Périclès, le bannissement de Damon par l’ostracisme, les soupçons qui s’étaient élevés contre Antiphon de Rhamnuse, et surtout par ce qui était arrivé à Pachès, qui avait pris Lesbos. Pachès, appelé à rendre compte de sa conduite comme général, tira son épée, et se tua en plein tribunal. Aussi Nicias essayait-il toujours de se soustraire au commandement d’expéditions trop difficiles ou de peu d’importance ; et, quand il commandait, il ne tentait qu’à coup sûr : aussi réussissait-il ordinairement. Et puis ce qu’il avait fait, il ne l’attribuait pas à ses propres connaissances, à ses forces, à son mérite ; mais il le rapportait à la Fortune, et se couvrait de la divinité, faisant céder à la crainte de l’envie l’amour même de la gloire. C’est ce que les faits ont prouvé.

La république éprouva dans ce temps de nombreux et graves revers, et Nicias n’y eut absolument aucune part. Les Athéniens furent vaincus en Thrace par les Chalcidiens, mais ils étaient commandés par Callias[28] et Xénophon[29] ; lors de leur échec en Italie, leur général était Démosthène. À Délium, ils perdirent mille hommes sous la conduite d’Hippocratès ; la peste d’Athènes fut attribuée en grande partie à Périclès, parce qu’à cause de la guerre il avait enfermé dans la ville la population des campagnes, laquelle, ainsi déplacée, se trouva jetée dans une vie et un séjour nouveaux pour elle.

Nicias demeura innocent de tous ces maux. Bien plus, ce fut lui qui se rendit maître de Cythère, si bien située contre la côte de Laconie, et habitée par des Lacédémoniens. Les peuples de la Thrace s’étaient soulevés ; il en reconquit plusieurs, et les ramena au devoir. Il enferma les Mégariens dans leur ville, puis il s’en alla tout droit prendre l’île Minoa[30] ; et bientôt il en partit pour s’emparer de Nisée[31]. Corinthe le vit opérer une descente sur ses rivages, gagner une bataille, et tuer beaucoup de Corinthiens, entre autres Lycophron, leur général. Dans cette occasion, il arriva que deux de ses morts étaient restés sur le champ de bataille, parce qu’on ne les avait pas retrouvés. Lorsqu’il le sut, il fit aussitôt arrêter toute la flotte, et il envoya un héraut vers l’ennemi pour les redemander. Et pourtant, suivant les lois et coutumes, demander une trêve pour enlever ses morts, c’était renoncer à la victoire, et par là s’ôter le droit d’élever un trophée. Car ceux-là ont vaincu qui sont les maîtres ; et ce n’est pas être maître que de demander : c’est preuve qu’on ne peut pas prendre. Malgré cela, il aima mieux renoncer à l’honneur de la victoire et à la gloire, que de laisser sans sépulture deux de ses concitoyens. Ensuite il ravagea les côtes de la Laconie, mit en déroute ceux des Lacédémoniens qui se présentèrent devant lui, prit Thyrée[32], occupée par les Éginètes, et emmena dans Athènes ceux d’entre eux qu’il y fit prisonniers.

Cependant Démosthène avait fortifié Pylos, et les habitants du Péloponnèse étaient allés attaquer cette place par terre et par mer. Vaincus en bataille rangée, ils avaient laissé dans l’île de Sphactérie[33] quatre cents soldats Spartiates, dont les Athéniens croyaient avec raison qu’il leur était fort important de se rendre maîtres. Mais il fallait pour cela faire un siège difficile et laborieux, dans un pays où l’on manquait d’eau, et où l’on ne pouvait transporter des vivres en été que par un long circuit et à grands frais, et en hiver que par des moyens fort dangereux et vraiment impraticables. Aussi étaient-ils fâchés de l’avoir entrepris ; et ils se repentaient d’avoir rejeté les propositions de paix que les Lacédémoniens leur avaient faites par des ambassadeurs. Ces propositions, on les avait rejetées, parce que Cléon s’y était opposé ; et Cléon s’y était opposé surtout à cause de Nicias, dont il était l’ennemi. Parce qu’il voyait Nicias appuyer vivement les demandes des Lacédémoniens, il avait persuadé au peuple de refuser tout accommodement.

Mais, lorsqu’on vit le siège se prolonger, et que l’on apprit que l’armée se trouvait dans une grande pénurie, on s’en prit à Cléon. Celui-ci rejetait la faute sur Nicias, et il l’accusait de laisser, par sa lâcheté et sa nonchalance, échapper des hommes qui, lui général, n’auraient point tenu si longtemps. Alors les Athéniens : « Eh bien ! que ne vas-tu tout de suite t’embarquer pour les combattre ? » Et Nicias, se levant, déclara qu’il lui cédait le commandement de l’expédition de Pylos, et l’engagea à enrôler autant de troupes qu’il voudrait, et, au lieu de se livrer là à des bravades sans danger, à aller rendre à sa patrie quelque service important. Cléon était si loin de s’attendre à cela qu’il en demeura d’abord confus, et qu’il eût voulu retirer sa parole ; mais les Athéniens lui ordonnèrent formellement d’agir, et Nicias ne cessait de crier après lui. Alors son ambition et son courage se rallumèrent : il accepta ce commandement ; et, en s’embarquant, il fixa même le terme de son expédition, en s’engageant à passer tous les ennemis au fil de l’épée sur le lieu même avant vingt jours, ou à les amener vivants à Athènes. Ce qui ne fit qu’exciter dans la foule un mouvement général d’hilarité. On ne comptait guère sur sa promesse. On était d’ailleurs accoutumé à se faire un jeu, un amusement de sa légèreté et de sa folie. On raconte, en effet, qu’un jour d’assemblée, le peuple prit place, et l’attendit longtemps. Il entra enfin bien tard, la tête couronnée de fleurs, et il demanda qu’on remît la séance au lendemain. « Car, dit-il, je n’ai pas le temps aujourd’hui ; j’ai des hôtes à traiter, et j’ai offert un sacrifice aux dieux. » Tout le peuple se prit à rire ; la séance fut levée, et chacun se retira.

Cependant, la Fortune lui fut alors si favorable, et le seconda si bien, qu’avant le terme qu’il avait fixé, il força de mettre bas les armes tous les Spartiates qui n’étaient pas morts dans les combats, et les amena prisonniers à Athènes. C’était pour Nicias un sanglant affront. Il n’avait pas jeté son bouclier ; mais il y avait dans sa conduite quelque chose de pire encore et de plus honteux : par timidité, il avait volontairement renoncé au commandement de l’armée, et abandonné à son ennemi l’occasion d’un si grand succès, en se démettant lui-même de son emploi. Aussi Aristophane le raille-t-il encore pour ce fait dans ce passage de la comédie des Oiseaux :

Sommeiller, par Jupiter ! nous n’en avons guère le temps,
Ni de temporiser à la Nicias.


et dans celui-ci de ses Laboureurs[34] :

Je veux labourer ma terre. — Hé bien, qui t’en empêche ? —
Vous-mêmes. Mais je vous donne mille drachmes

Si vous m’exemptez du commandement. — Nous acceptons :
Cela fait deux mille, en comptant celles de Nicias.

Ce fut certainement un grand mal pour la république, que Nicias eût laissé Cléon arriver à un si haut degré de renommée et de crédit. Sa présomption et sa confiance insolente n’eurent plus de frein ; et il attira sur l’État des malheurs dont Nicias ressentit l’effet autant et plus que nul autre. Par Cléon la tribune perdit sa dignité : c’est lui qu’on vit le premier, en haranguant le peuple, pousser de grands cris, rejeter son vêtement en arrière, se frapper la cuisse, parler en courant sur la tribune, et donner aux hommes d’État l’exemple de ce laisser aller, de ce dédain de toutes les convenances qui ne tarda point à plonger tout dans la confusion.

Mais déjà Alcibiade commençait à se mêler des affaires, et à se faire écouter des Athéniens. Tout en lui n’était pas corruption, comme chez les autres démagogues : il avait quelque chose de la nature du sol de l’Égypte, qui de lui-même produit tout à la fois, dit-on,

Quantité de plantes salutaires mêlées à quantité de funestes[35].


Tel était le caractère d’Alcibiade : s’emportant au bien comme au mal avec le même abandon, le même éclat. Ses écarts donnèrent lieu à des changements considérables dans la république. Nicias, quoique débarrassé de Cléon, n’eut pas le temps de rétablir dans Athènes le repos et le calme. À peine avait-il remis les choses en voie de salut, qu’entraîné par le cours impétueux de l’ambition d’Alcibiade, il se trouva de nouveau rejeté dans la guerre. Voici comment. Ceux qui étaient le plus opposés à la paix de la Grèce étaient Cléon et Brasidas, parce que la guerre couvrait la perversité de l’un et faisait briller le mérite de l’autre ; elle était pour le premier une occasion de grandes injustices, et pour le second de grands succès. Or, tous les deux périrent dans une même bataille près d’Amphipolis[36]. Nicias, voyant que depuis longtemps les Spartiates désiraient la paix, et que les Athéniens n’avaient plus grande confiance dans la guerre ; que les deux peuples, également las, laissaient leurs bras pendre de fatigue, chercha donc à renouer l’amitié entre les deux républiques, à délivrer tous les Grecs de leurs maux, à leur procurer le calme, et à rétablir chez eux une durable félicité.

Les riches, les vieillards, la foule des laboureurs, entrèrent tout d’abord dans le parti de la paix. Puis, par des conversations particulières et de sages avis, il amortit l’ardeur guerrière de plusieurs personnes des autres classes. Lorsqu’il put donner des espérances aux Spartiates, il les pressa, les provoqua à faire des ouvertures de paix. Et ils eurent confiance en lui, parce qu’ils l’avaient toujours trouvé doux et bon, et que, dernièrement encore, lorsque leurs soldats avaient été pris à Pylos et jetés dans les fers, il avait pris soin d’eux, il les avait traités avec humanité, et avait allégé le poids de leur infortune. Déjà on avait fait une trêve d’un an ; et, en goûtant de nouveau le plaisir de se trouver les uns avec les autres sans crainte, de se livrer au repos, et de voir librement leurs hôtes et leurs proches, tous désiraient vivement passer une vie pure et sans guerre. On aimait à entendre des chœurs qui chantaient :

Laissons ma lance se couvrir des toiles de l’araignée[37] ;

et l’on se rappelait avec plaisir ce mot que : ceux qui dorment dans la paix, ce n’est point la trompette, mais le coq qui les éveille. On raillait donc et l’on rejetait bien loin ceux qui disaient que, suivant l’arrêt du destin, la guerre devait durer trois fois neuf années. Par suite de ces dispositions, et à force de causer ensemble sur toute sorte de sujets, ils en vinrent à faire la paix.

La plupart se crurent délivrés de leurs malheurs ; ils n’avaient à la bouche que le nom de Nicias : c’était un homme aimé des dieux ; le ciel lui accordait pour récompense de sa piété de donner son nom au plus beau, au plus grand de tous les biens. En effet, on appela paix de Nicias, cette paix qui était son ouvrage, comme la guerre était celui de Périclès. Celui-ci, par des causes légères, avait jeté les Grecs dans d’immenses malheurs ; lui, il les amena à oublier les calamités passées, au sein d’une amitié réciproque. C’est pour cela que de nos jours encore cette paix est appelée Niciéum[38].

Un des articles du traité portait que les deux peuples se rendraient réciproquement les terres et les villes qu’ils s’étaient enlevées, et même leurs prisonniers ; et l’on tira au sort celui des deux qui ferait le premier cette restitution. Nicias acheta secrètement le sort, et les Lacédémoniens durent restituer les premiers. Cependant les Corinthiens et les Béotiens, mécontents de ce qui se passait, paraissaient vouloir renouveler la guerre par leurs plaintes et leurs récriminations ; Nicias alors engagea les Athéniens et les Lacédémoniens à ajouter à leur traité de paix un traité d’alliance, comme une force ou un lien nouveau, qui devait les rendre plus redoutables aux rebelles, et plus sûrs les uns des autres.

Tout cela se faisait en dépit d’Alcibiade. Il n’était point né pour l’inaction, et il haïssait les Lacédémoniens parce qu’ils s’appuyaient sur Nicias, qu’ils s’étaient attachés à Nicias, tandis qu’ils n’avaient pour lui-même que dédain et mépris. Aussi s’était-il tout d’abord opposé à la paix ; mais son opposition avait été inutile. Quelque temps après, voyant que les Athéniens n’étaient plus aussi engoués des Lacédémoniens, mais qu’ils croyaient avoir à se plaindre de ceux-ci, parce qu’ils avaient fait alliance avec les Béotiens et n’avaient point rendu en bon état les villes de Panacte[39] et d’Amphipolis, il s’empara de ces griefs, insista avec force sur chaque point, et il parvint à irriter le peuple. À la fin il fit venir d’Argos une ambassade ; et il travaillait à un traité d’alliance entre Athènes et cette ville, lorsque arrivèrent aussi des ambassadeurs de Lacédémone, munis de pleins pouvoirs. Ceux-ci conférèrent d’abord avec le Sénat ; et leurs propositions paraissaient toutes justes. Alcibiade, qui craignait que le peuple ne se laissât entraîner aux mêmes discours, les circonvint par ses artifices, et leur jura qu’il les seconderait en tout, s’ils disaient, s’ils déclaraient formellement qu’ils n’étaient point plénipotentiaires : c’était là, suivant lui, le meilleur moyen d’obtenir ce qu’ils désiraient. Ils le crurent, et se détournèrent de Nicias vers Alcibiade, lequel les amena aussitôt en présence du peuple, et commença par leur demander s’ils venaient avec des pleins pouvoirs. À peine avaient-ils répondu non, que, contre leur attente, ils le virent changer complètement : il prit le Sénat à témoin de ce qu’ils avaient déclaré en premier lieu, et exhorta le peuple à ne point accorder de confiance à des gens si manifestement convaincus de mensonge, et qui, sur un même sujet, disaient tantôt noir tantôt blanc. Grand fut leur trouble, comme cela devait être. Nicias ne savait que dire : il demeura frappé de douleur et d’étonnement ; et le peuple, dans son premier élan, demandait qu’on appelât les Argiens, et qu’on fît avec eux le traité d’alliance. Mais, à cet instant, il survint un tremblement de terre, fort à propos pour Nicias ; et l’assemblée fut rompue.

Le lendemain, le peuple s’assembla de nouveau ; et Nicias fit tant par ses paroles et par ses démarches, qu’il fit décider, quoiqu’à grand’peine, qu’on laisserait en suspens l’affaire des Argiens, et qu’on l’enverrait, lui Nicias, à Lacédémone, assurant qu’ainsi tout irait bien[40]. Il s’en alla donc à Sparte ; les citoyens l’accueillirent avec honneur, comme un homme de bien et qui leur avait donné des preuves de son attachement ; mais, vaincu par l’influence du parti béotien, il ne fit rien, et s’en retourna sans honneur, en mauvais renom, et même peu rassuré sur les sentiments des Athéniens. Ceux-ci se repentaient vivement et s’indignaient de l’avoir cru, et d’avoir rendu tant de prisonniers et de personnages si importants ; car ceux qu’on avait amenés de Pylos étaient tous des premières familles de Sparte, parents et amis des citoyens les plus puissants de cette ville. Cependant la colère ne les porta à rien de fâcheux pour lui, sinon d’élire pour général Alcibiade, de laisser là les Lacédémoniens, et de faire alliance avec les Mantinéens, les Éléens et ceux d’Argos. Puis ils envoyèrent des corsaires à Pylos, pour ravager les terres laconiennes. Et voilà la guerre rallumée.

Or, comme les dissentiments entre Nicias et Alcibiade étaient dans toute leur vivacité, arriva l’époque du bannissement par ostracisme. C’était une coutume chez ce peuple, que de temps en temps un des hommes qui lui portaient le plus d’ombrage, ou qui excitaient l’envie par leur réputation ou leurs richesses, fût banni pour dix ans par la voie de l’ostracisme. Tous les deux ils étaient dans une grande appréhension et un égal danger, car il semblait que l’ostracisme ne pût tomber que sur l’un ou l’autre. On détestait la vie que menait Alcibiade ; on frémissait de son audace effrénée, comme nous l’avons exposé plus longuement dans sa Vie[41]. Quant à Nicias, ce qui excitait contre lui une certaine animosité, c’était sa richesse, et surtout sa manière d’être, que l’on trouvait insociable, impopulaire, sauvage, oligarchique, étrange. Plusieurs fois déjà il avait résisté aux désirs du peuple, et l’avait entraîné contre son gré à des partis utiles ; et par là il était devenu odieux. En un mot, il y avait lutte entre les jeunes gens et le parti de la guerre d’une part, et de l’autre le parti de la paix et les hommes d’un âge plus avancé ; les uns voulaient bannir Nicias, les autres Alcibiade.

Mais, dans la sédition, le plus scélérat même a sa part aux honneurs[42].


C’est ce qui advint alors : le peuple, divisé en deux partis, laissa le champ libre aux plus effrontés et aux plus méchants. Il y en avait un, entre autres, nommé Hyperbolus[43], du dème Périthoïde[44]. Ce n’était pas un homme qui tînt son audace de sa puissance, mais bien sa puissance de son audace ; la considération dont il jouissait dans l’État était une honte pour Athènes : il se croyait alors lui-même bien loin de l’ostracisme, car il était plus digne du pilori ; et pourtant il espérait que, si l’un de ces deux rivaux était banni, il deviendrait, lui Hyperbolus, l’adversaire de celui qui resterait. Aussi ne cachait-il pas la satisfaction que lui causait cette division des partis, et il excitait le peuple contre l’un et l’autre.

Nicias et Alcibiade voyaient bien sa malice : aussi entrèrent-ils secrètement en pourparlers, et, réunissant les deux partis dans un but commun, ils s’assurèrent la majorité ; et la sentence, au lieu de tomber sur l’un d’eux, tomba sur Hyperbolus. Le peuple trouva d’abord la chose plaisante, et n’en fit que rire ; mais ensuite il s’indigna que le jugement de l’ostracisme eut été ainsi déshonoré par l’indignité du personnage. On voyait une certaine dignité dans le châtiment, ou plutôt l’ostracisme était un châtiment quand il frappait un Thucydide, un Aristide, ou un citoyen de cette sorte ; mais quand il atteignait un Hyperbolus, c’était pour lui un honneur, un aliment à sa vanité, puisque sa méchanceté lui valait le même traitement qu’aux plus gens de bien leur mérite. Aussi Platon le comique dit-il à son sujet[45] :

Le châtiment était bien digne de ses mœurs ;
Mais lui, mais son infamie, en étaient indignes.
Ce n’est pas pour de telles gens qu’on a inventé l’ostracisme.


Jamais depuis il n’y eut un citoyen condamné par l’ostracisme : Hyperbolus fut le dernier. Le premier avait été Hipparque de Cholarges[46], à cause de sa parenté avec le tyran[47].

Mais la fortune est chose qu’on ne peut soumettre à des raisonnements et à un calcul fixe. Si Nicias avait accepté nettement le danger de l’ostracisme contre Alcibiade, ou bien il aurait eu la majorité et aurait fait bannir son rival, et il serait lui-même demeuré tranquillement dans sa patrie ; ou bien, vaincu dans la lutte, il serait allé en exil, mais avant de tomber dans les derniers malheurs, et en conservant sa réputation d’excellent capitaine.

Je n’ignore pas que, suivant Théophraste, le bannissement d’Hyperbolus fut l’effet des dissentiments d’Alcibiade avec Phéax et non avec Nicias ; mais j’ai suivi l’opinion du plus grand nombre des historiens.

Quand vinrent les députés d’Égeste et de Léontium, engageant les Athéniens à faire une expédition en Sicile, Nicias s’opposa à leurs demandes ; mais il fut vaincu par l’adresse et l’ambition d’Alcibiade. Celui-ci, avant même qu’on eût tenu séance à ce sujet, s’était emparé déjà de la multitude, séduite par ses discours et de belles espérances. C’était au point que les jeunes gens dans les gymnases, et les vieillards dans les ateliers et les hémicycles où ils allaient s’asseoir pour converser, ne faisaient que dessiner le plan de la Sicile, et décrire la nature des mers qui l’entourent, ses ports, et le gisement de ses côtes en face de la Libye. La Sicile, ce n’était point le but et le prix de la guerre, non ; mais un point de départ d’où l’on irait s’attaquer aux Carthaginois, puis s’emparer à la fois de la Libye et de toute la mer en deçà des colonnes d’Hercule. L’élan était général. Nicias y était contraire ; mais ceux qui le secondaient n’étaient qu’en petit nombre et sans influence. Les gens riches craignaient de paraître chercher à se soustraire aux charges publiques, à l’obligation d’armer des trirèmes ; et ils restaient dans une immobilité qui trompait son attente.

Cependant il ne se laissa point abattre ni déconcerter. Bien plus, lorsqu’on eut décrété la guerre, et qu’on l’eut élu général, lui premier, avec Alcibiade et Lamachus, à l’assemblée suivante il se leva encore, et essaya de dissuader le peuple. Il le conjura de revenir sur sa délibération, et finit par accuser Alcibiade de ne consulter que ses intérêts particuliers et son ambition personnelle, en exposant la république à tous les risques d’une guerre difficile au delà des mers. Tout cela n’avança rien. Au contraire, son expérience le fit juger plus propre que pas un autre à conduire cette entreprise, et à en assurer le succès ; sa circonspection, pensait-on, empêcherait la témérité d’Alcibiade et le mol abandon de Lamachus[48] : aussi ne fit-on que confirmer la délibération. Alors Démostratus, celui des orateurs publics qui poussait le plus à la guerre, se leva, et dit qu’il saurait bien mettre un terme à toutes les raisons de Nicias ; et il rédigea ce décret : « Que les généraux aient plein pouvoir délibératif et exécutif et dans Athènes et en Sicile. » Et il le fit adopter par le peuple.

Il est vrai que les prêtres opposaient à l’expédition de nombreux présages ; mais Alcibiade avait à lui d’autres devins, et il fit répondre que, d’après certains oracles anciens, Athènes devait acquérir beaucoup de gloire dans la Sicile. Il lui arriva aussi des hommes qui venaient de consulter l’oracle d’Ammon, et qui en rapportaient cette réponse : « Les Athéniens prendront tous les Syracusains. » Quant aux présages contraires, pour ne prononcer aucune parole de mauvais augure, on les tenait secrets. Rien ne put prévaloir contre la détermination prise, pas même les signes manifestes et qui frappaient les yeux de tout le monde, comme la mutilation des Hermès, auxquels toutes les extrémités avaient été coupées en une seule nuit, à l’exception d’un seul, appelé l’Hermès d’Andocide. C’était une statue consacrée par la tribu Égéide ; elle se trouvait devant une maison qui était alors à Andocide. On ferma les yeux sur ce qui s’était passé à l’autel des douze dieux : un homme sauta tout à coup sur cet autel, tourna autour, et puis il se coupa avec une pierre les parties génitales. Il y avait à Delphes une statue d’or de Pallas, posée sur un palmier d’airain ; c’était une offrande faite par Athènes des dépouilles des Mèdes. Pendant plusieurs jours, des corbeaux s’abattirent dessus, et, à force de becqueter le fruit du palmier, qui était d’or, ils le rongèrent et le firent tomber. On prétendit que c’était une fable imaginée par les Delphiens gagnés aux Syracusains. Un oracle ordonna d’amener de Clazomène la prêtresse de Minerve : on la fit venir. Or elle s’appelait Hésychia ; ce que le dieu conseillait à la ville, c’était sans doute de demeurer tranquille dans les circonstances présentes[49].

Soit par crainte de ces présages, soit par un raisonnement purement humain qui lui faisait redouter cette expédition, l’astrologue Méton, qui devait y avoir un commandement, contrefit le fou, et mit le feu à sa maison. Il y en a toutefois qui disent que sa folie n’était point simulée, mais qu’il incendia sa maison pendant la nuit, et que, le lendemain, il se présenta tout abattu, et pria ses concitoyens d’avoir pitié d’un si grand malheur, et d’exempter de l’expédition son fils qui devait partir pour la Sicile comme triérarque. Le Génie familier de Socrate lui donna ses indications ordinaires, et lui fit connaître que cette expédition maritime devait être fatale à la république. Socrate en fit part à ses amis et aux personnes de sa connaissance, et le bruit s’en répandit dans la foule. Beaucoup aussi ne remarquaient pas sans trouble l’époque où tombèrent les jours de l’embarquement : les femmes célébraient les fêtes d’Adonis ; et partout dans la ville on ne voyait qu’images et cérémonies funèbres, que femmes se frappant la poitrine en signe de douleur. Ceux qui tenaient compte de ces observations s’en affligeaient, et craignaient, en voyant ces préparatifs et ce déploiement de forces, que tout cet éclat, cette grandeur, cette magnificence ne fût bientôt flétrie[50].

Que Nicias se fût opposé à ce que l’on décrétât cette expédition, qu’il ne se fût pas laissé enivrer d’espérances, ni éblouir par la grandeur du commandement, et qu’il fût demeuré ferme dans son premier sentiment, tout cela était d’un bon citoyen et d’un homme sage. Mais, après avoir fait inutilement tous ses efforts pour détourner le peuple de la guerre, et s’exempter du commandement, sans pouvoir rien obtenir par ses prières ; lorsque le peuple l’eut pris, et, pour ainsi dire, emporté et mis de force à la tête de l’armée, alors il ne s’agissait plus de circonspection, de lenteur : il n’était plus temps de regarder sans cesse du vaisseau vers le rivage, comme un enfant, et de rappeler et de répéter sans cesse que si son opposition avait été vaincue, ce n’était point par la raison. C’était décourager ses collègues, déflorer l’entreprise et la ruiner. Il fallait, au contraire, se mettre à l’œuvre sur-le-champ, s’attacher aux ennemis, et forcer la Fortune par des actions de vigueur.

Lamachus était d’avis de faire voile droit vers Syracuse, et de livrer bataille tout près de la ville ; Alcibiade, de détacher les villes du parti des Syracusains, et de marcher ensuite contre eux. Nicias fut d’un avis tout opposé : il voulait qu’on se contentât de longer les côtes et de faire ainsi tranquillement le tour de la Sicile, et qu’on s’en retournât à Athènes, après avoir fait montre de ces armes et de ces trirèmes, et avoir coulé quelques troupes dans Égeste. Il rompit aussitôt tous leurs plans, et détruisit leur confiance.

Peu de temps après, les Athéniens rappelèrent Alcibiade pour le mettre en jugement, et Nicias fut déclaré général en second, ou plutôt il eut seul toute l’autorité. Eh bien, alors même, il ne cessa de temporiser, de louvoyer le long des côtes, de délibérer, et de laisser se flétrir la fleur de l’espérance, et se dissiper la frayeur et l’épouvante générale que l’apparition des forces athéniennes avait inspirée tout d’abord à l’ennemi.

Cependant, lorsque Alcibiade était encore dans l’armée, soixante navires voguèrent vers Syracuse ; et, tandis que cinquante s’arrêtaient et demeuraient en ligne en dehors et au-dessus du port, les dix autres y entrèrent pour y faire une reconnaissance, et, par la voix d’un héraut, rappelèrent les Léontins dans leurs foyers ; puis on prit un vaisseau ennemi, qui portait des tablettes sur lesquelles étaient inscrits les noms de tous les Syracusains par tribus. Elles restaient ordinairement en dépôt hors de la ville, dans un temple de Jupiter Olympien ; les Syracusains les avaient alors envoyé chercher, pour revoir et dresser la liste des hommes en âge de porter les armes. Lors donc qu’on les eut prises et apportées aux généraux, et qu’on vit la multitude des noms, les devins en furent affligés, et craignirent que ce ne fût l’accomplissement de cet oracle :

Les Athéniens prendront tous les Syracusains.

Quoi qu’il en soit, d’autres prétendent que l’oracle fut réellement accompli, à l’époque où l’Athénien Callippus tua Dion, et fut maître de Syracuse.

Alcibiade ne tarda pas à quitter la Sicile ; et toute la flotte resta entre les mains de Nicias. Lamachus était bien un homme vaillant et juste, et qui ne s’épargnait point dans les combats ; mais il était si pauvre et si simple, que, chaque fois qu’il rendait ses comptes après une expédition, il portait en dépense aux frais de l’État une petite somme pour un vêtement et des pantoufles. Nicias, au contraire, outre bien d’autres qualités, avait encore sa richesse et sa réputation pour le grandir. On rapporte qu’un jour, les officiers délibérant en conseil au quartier général, il invita le poëte Sophocle à donner le premier son avis, parce qu’il était le plus vieux : « Oui, répondit celui-ci, je suis le plus vieux par l’âge, mais tu l’es par la considération. » Ainsi donc Nicias tenait alors Lamachus en sous-ordre, quoique celui-ci fût plus habile capitaine. Toujours fidèle à sa circonspection et à ses habitudes de lenteur, il s’en alla d’abord louvoyer autour de la Sicile, toujours loin des ennemis, et rendit ainsi la confiance aux Syracusains. Ensuite il marcha sur Hybla, qui n’était qu’une pauvre petite ville, l’assiégea, et se retira sans l’avoir prise. Il tomba de la sorte dans le mépris général. Enfin il s’en alla à Catane, sans avoir rien fait que ruiner Hyccara, petite place barbare. On dit que la courtisane Laïs était de cet endroit, qu’elle fut à cette époque, toute jeune encore, vendue avec les autres captifs, et transportée dans le Péloponnèse.

Vers la fin de l’été, Nicias apprit que les Syracusains s’avançaient pleins d’audace et déterminés à attaquer les premiers. Leurs cavaliers poussaient leurs chevaux jusqu’auprès de son camp, et l’insultaient en demandant si les Athéniens étaient venus pour habiter avec les Cataniens, ou pour rétablir les Léontins dans leurs foyers. Nicias alors se décida, quoique avec peine, à voguer vers Syracuse. Afin de s’assurer les moyens d’asseoir son camp sans crainte et à son aise, il envoya de Catane un homme pour engager les Syracusains, s’ils voulaient se saisir du camp des Athéniens pendant qu’il serait désert, ainsi que de leurs armes, à se rendre, à jour marqué, sous Catane avec toutes leurs forces. « Les Athéniens, devait-il dire, passent la plus grande partie du temps dans la ville, et les partisans des Syracusains ont résolu de s’emparer des portes aussitôt qu’ils seront instruits de leur approche, et de mettre en même temps le feu à la flotte. Beaucoup déjà sont presque en révolte, et n’attendent que leur arrivée. »

Ce stratagème est ce que Nicias a fait de mieux dans toute l’expédition de Sicile. Lorsqu’il eut, par ce moyen, tiré de chez eux tous les ennemis, et que par là il eut enlevé à la ville ses défenseurs, il partit de Catane, et à son arrivée il s’empara des mouillages, et fit occuper à ses troupes de débarquement un poste où les ennemis ne pouvaient lui faire aucun mal, malgré les avantages qu’ils avaient sur lui, et d’où il comptait, au contraire, profiter des moyens qui faisaient sa force, et conduire la guerre sans aucun obstacle.

Cependant les Syracusains, en revenant de Catane, se mirent en bataille devant leurs remparts : il conduisit aussitôt contre eux ses Athéniens, et resta maître du champ de bataille. Néanmoins il ne tua que peu de monde à l’ennemi, parce que la cavalerie syracusaine l’empêcha de poursuivre les vaincus ; et il s’occupa de couper et de détruire les ponts, ce qui fit dire à Hermocratès, pour encourager les Syracusains, que Nicias était bien plaisant d’employer toute sa science stratégique à ne point combattre, comme s’il n’avait point traversé la mer tout exprès pour combattre. Cependant Nicias jeta parmi les Syracusains tant d’épouvante et de consternation, qu’à la place des quinze généraux qu’ils avaient auparavant, ils en créèrent trois autres, auxquels le peuple s’engagea par serment à laisser un pouvoir illimité[51].

Les Athéniens, campés auprès du temple de Jupiter Olympien, désiraient fort de s’en rendre maîtres. Il était rempli d’offrandes d’or et d’argent ; c’est ce qui fit que Nicias différa à dessein, et laissa l’occasion lui échapper et les Syracusains survenir et y jeter une garnison. Sa pensée était que, si ses soldats pillaient les richesses qu’il renfermait, il n’y aurait dans ce fait aucun avantage pour le trésor public, et il en résulterait pour lui une juste accusation d’impiété. Cependant il était vainqueur, et sa victoire avait eu du retentissement ; mais il ne profita aucunement de ses succès. Quelques jours s’étaient à peine écoulés, qu’il se retira tout droit à Naxos[52], et y passa l’hiver, entretenant à grands frais une aussi nombreuse armée, et faisant bien peu de chose. Quel résultat, en effet, que de recevoir quelques Siciliens qui se détachaient des leurs pour venir à lui ! Aussi les Syracusains, reprenant courage, revinrent sur Catane, ravagèrent le pays, et incendièrent le camp que les Athéniens y avaient établi. C’est pourquoi l’on blâmait généralement Nicias de toujours délibérer, retarder, prendre des précautions, et de perdre ainsi toutes les occasions d’agir. Au contraire, agissait-il ? jamais il n’y avait à redire ; car il montrait autant de vigueur et d’activité dans l’exécution que de lenteur et de timidité à entreprendre.

Ainsi, lorsqu’il remit ses troupes en mouvement vers Syracuse, il les dirigea si habilement, il avait si bien prévu tous les obstacles, il fit une marche si rapide, qu’avant que l’ennemi pût connaître son dessein il atteignit Thapsus[53] avec sa flotte, débarqua ses gens, et s’empara des Épipoles[54]. Un corps d’élite vint au secours du fort, il le battit, fit trois cents prisonniers, et mit en fuite la cavalerie des ennemis qui passait pour invincible. Mais ce qui frappa le plus d’étonnement les Siciliens, ce qui parut même incroyable aux Grecs, c’est qu’en peu de temps il eût bâti une muraille autour de Syracuse, d’une ville qui n’avait pas moins d’étendue qu’Athènes, et dont le sol inégal, voisin de la mer et tout couvert de marécages, rendait d’autant plus difficile la construction d’un tel ouvrage de circonvallation. Il s’en fallut pourtant de bien peu que cette œuvre ne fût entièrement achevée par un homme d’une santé bien mauvaise pour qu’il pût se livrer à de si grandes conceptions. Il souffrait alors d’une colique néphrétique ; et c’est à son état de souffrance qu’il est juste d’attribuer l’inachèvement des travaux. Pour moi j’admire le soin du général et la vaillance des soldats dans le succès qu’ils surent obtenir. Après leur défaite et leur mort, Euripide a écrit ces vers pour leur épitaphe :

Huit fois ces guerriers ont vaincu les Syracusains,
Alors que les dieux étaient neutres entre les deux partis.


Mais non, ce n’est pas huit victoires, c’est plus encore, qu’ils ont remporté sur les Syracusains, avant que la divinité, sans doute, ou la Fortune, se déclarât contraire aux Athéniens dans le temps même de leur plus grande puissance.

Nicias se faisait violence pour assister à toutes ces actions ; mais à la fin la maladie prit tant de force, qu’il resta couché dans ses retranchements, assisté d’un petit nombre de serviteurs, tandis que Lamachus livrait une bataille générale. Les Syracusains conduisaient de la ville vers les ouvrages des Athéniens un mur de contrevallation, afin de couper leur muraille, et de les empêcher d’enfermer la ville. Les Athéniens, emportés par la joie de la victoire, se mirent à poursuivre en désordre les vaincus ; et Lamachus se trouva isolé au moment où il lui fallait soutenir une charge de la cavalerie syracusaine. Le premier des cavaliers qui arriva était Callicratès, homme habitué au métier de la guerre et plein de bravoure : il provoqua Lamachus ; celui-ci accepta, et ils se battirent corps à corps. Lamachus frappé le premier, rendit le coup, tomba, et expira en même temps que Callicratès. Les Syracusains s’emparèrent de son corps et de ses armes qu’ils enlevèrent ; et aussitôt ils se portèrent au galop sur les retranchements des Athéniens, où était Nicias sans défenseurs. Dans cette nécessité pressante, il se leva, et, voyant le péril, il ordonna à ses gens de mettre le feu à tout le bois qui se trouvait amassé devant le camp pour la construction des machines, et aux machines mêmes. Cela arrêta les Syracusains, et sauva Nicias, les retranchements, et tout ce qu’y avaient les Athéniens ; car, à la vue des flammes qui s’élevaient entre eux et le camp, les Syracusains se retirèrent.

Nicias, demeuré seul général, avait les plus grandes espérances. Des villes se détachaient du parti ennemi pour embrasser le sien ; de tous côtés arrivaient vers son camp des embarcations chargées de vivres ; ses succès attiraient tout le monde. Déjà on lui faisait de Syracuse des ouvertures de paix ; on parlait de capitulation ; on désespérait de la ville. Gylippe même, qui était parti de Lacédémone pour venir au secours de la place, ayant appris en mer le blocus et la situation désespérée de Syracuse, ne continua sa route qu’avec la pensée que c’en était fait déjà de toute la Sicile, et qu’il n’avait plus qu’à préserver les villes des Grecs d’Italie, si même il en était temps encore. En effet, le bruit s’était grandement répandu que les Athéniens étaient maîtres de tous les points, et qu’ils avaient un général que son bonheur et sa prudence rendaient invincible.

Nicias lui-même, comptant sur sa force et sa bonne fortune, se laissa aller à une confiance trop prompte, et qui ne lui était pas naturelle. Il avait des intelligences dans Syracuse, il recevait des avis secrets, la ville était presque livrée, la capitulation presque arrêtée ; il le croyait du moins. Aussi ne se mettait-il pas en peine de Gylippe, qui voguait vers l’île ; il ne le surveilla en aucune manière : il le méprisait, et négligeait entièrement de se tenir en garde contre lui. Et à son insu, Gylippe aborda sur un simple bateau, débarqua loin de Syracuse ; et il avait déjà rassemblé des forces considérables que les Syracusains ne savaient pas qu’il fût arrivé, et ne l’attendaient même point. Déjà l’assemblée avait été convoquée pour délibérer sur les conventions à faire avec Nicias ; et plusieurs voulaient marcher vite à la conclusion du traité, persuadés qu’il fallait l’arrêter avant que la muraille des assiégeants ne fût entièrement achevée ; car il n’en restait plus à faire qu’une très-petite partie, et tous les matériaux étaient amassés et prêts pour la construction.

Dans ses conjonctures critiques, Gongylus arriva de Corinthe sur une trirème. Tout le monde accourut autour de lui, comme cela était naturel ; et il leur dit que Gylippe allait arriver bientôt avec d’autres navires qui voguaient à leur secours. On avait peine à en croire Gongylus, lorsque survint un courrier de Gylippe, lequel leur ordonnait de sortir à sa rencontre. Alors tous s’armèrent pleins de confiance ; et, dès son arrivée, Gylippe se mit à leur tête, et marcha en bataille contre les Athéniens.

Comme Nicias rangeait ses troupes, Gylippe fit faire halte, les armes prêtes et tournées contre l’ennemi, et il envoya un héraut déclarer qu’il laisserait les Athéniens évacuer tranquillement la Sicile. Nicias ne daigna pas répondre. Quelques-uns de ses soldats se mirent à railler, et à demander : « Est-ce la présence d’un manteau et d’un bâton laconien qui a donné tout à coup tant de consistance aux affaires des Syracusains, qu’ils en soient venus à mépriser les Athéniens ? Il n’y a pas si longtemps que les Athéniens ont tenu dans les fers et rendu aux Lacédémoniens trois cents hommes bien autrement vigoureux qu’un Gylippe, et plus chevelus que lui. »

Timée dit que les Siciliens ne firent de lui aucune estime, ni alors, ni dans la suite : dans la suite, parce qu’ils connurent sa passion honteuse pour le lucre et sa sordide avarice ; alors, parce qu’aussitôt qu’ils le virent, ils se moquèrent de son pauvre manteau et de sa longue chevelure. Cependant, le même Timée ajoute que quand Gylippe parut, ils accoururent en foule, comme des oiseaux qui volent autour d’une chouette, tout remplis d’ardeur pour la guerre. Version qui me paraît plus vraisemblable que la première ; car ils voyaient dans ce bâton et ce manteau le symbole et la dignité de Sparte, et ils se rangèrent alentour. Du reste, tout ce qui s’est passé à cette époque lui est attribué non-seulement par Thucydide, mais encore par Philistus, qui était de Syracuse, et qui fut témoin oculaire de tous ces événements.

Les Athéniens cependant, vainqueurs dans la première action, tuèrent quelques Syracusains, et en outre le Corinthien Gongylus. Mais, le lendemain, Gylippe montra ce que c’est que l’expérience. Avec les mêmes armes, les mêmes chevaux, le même terrain ; en ne les employant pas de la même manière, mais en changeant seulement son ordonnance, il battit les Athéniens. Puis, quand ils se furent retirés dans leur camp, il arrêta les Syracusains ; et, avec les pierres et les matériaux apportés par les ennemis eux-mêmes, il les mit à bâtir dans l’espace encore vide, et coupa ainsi le mur de circonvallation ; de manière que, quand même les assiégeants seraient vainqueurs, leur ouvrage ne leur fût d’aucun avantage.

Ces succès rendirent la confiance aux Syracusains : ils équipèrent des vaisseaux ; et avec leur cavalerie et leurs valets ils coururent la campagne, et enlevèrent beaucoup d’hommes à l’ennemi. Gylippe, de son côté, parcourait les villes, excitait, soulevait, réunissait toutes les populations, empressées à se mettre sous ses ordres. Nicias, au contraire, était retombé dans ses calculs d’autrefois ; réfléchissant au changement soudain de ses affaires, il perdait courage ; et dans ses lettres aux Athéniens il les engageait à envoyer une autre armée, ou même à retirer de la Sicile celle qui y était ; il les priait, en tout cas, de le décharger du commandement, à cause de sa maladie.

Même avant cette époque, on avait pensé à lui envoyer de nouvelles forces ; mais l’envie, excitée par les heureux résultats des efforts de Nicias, avait apporté à ces mesures bien des retards. Alors pourtant on s’empressa de lui envoyer des renforts. Démosthène devait prendre la mer avec une flotte nombreuse au sortir de l’hiver ; mais Eurymédon mit à la voile au milieu même de l’hiver, pour porter de l’argent à Nicias, et l’informer que le peuple avait nommé pour commander avec lui deux hommes qui faisaient déjà partie de l’armée de Sicile ; c’était Euthydème et Ménandre.

Sur ces entrefaites, Nicias fut attaqué à l’improviste par terre et par mer : sa flotte fut d’abord battue, mais ensuite il repoussa les ennemis, et coula à fond plusieurs de leurs navires. Il n’arriva pas à temps pour soutenir ses troupes de terre. Par une attaque soudaine, Gylippe ; se rendit maître du Plemmyrion[55], l’arsenal de marine des Athéniens et leur magasin général ; il s’empara de toutes les provisions, tua beaucoup de monde, et fit de nombreux prisonniers. Ce qu’il y eut de plus important, c’est que par ce coup il enlevait à Nicias la facilité de se ravitailler. Les convois arrivaient promptement et sans danger par le Plemmyrion, tant que les Athéniens en étaient les maîtres ; mais, dès qu’ils en eurent été chassés, les transports ne purent s’opérer que difficilement, et toujours en forçant les vaisseaux ennemis, qui stationnaient sur ce point pour les enlever. D’ailleurs les Syracusains ne croyaient pas avoir perdu le combat naval par la force des Athéniens, mais à cause du désordre qu’ils avaient mis dans leurs propres lignes en les poursuivant. Aussi firent-ils un armement plus considérable, et se préparèrent-ils à une seconde action.

Nicias ne voulait plus combattre sur mer, et disait que ce serait folie, lorsqu’une flotte si nombreuse voguait vers eux avec des forces toutes fraîches que Démosthène amenait en toute hâte, de tenter les chances d’une bataille, avec des troupes inférieures en nombre et en si mauvais état. Mais Ménandre et Euthydème, qui avaient été tout récemment élevés au commandement, étaient jaloux des deux généraux ; ils ambitionnaient l’honneur de prévenir l’arrivée de Démosthène par quelque coup d’éclat, et de surpasser la gloire de Nicias. Le motif qu’ils mettaient en avant était la gloire de leur patrie, qu’ils prétendaient perdue et détruite, si l’on redoutait la rencontre d’une flotte syracusaine. Ils le forcèrent ainsi à livrer une bataille navale. Leur défaite, commencée par le stratagème du pilote corinthien Ariston[56], fut, suivant le récit de Thucydide, achevée à l’aile gauche par la force ouverte ; et ils perdirent beaucoup de monde. Alors Nicias tomba dans un découragement profond : lorsqu’il commandait seul en chef, il avait éprouvé des revers, et il venait de s’en attirer un nouveau par la faute de ses collègues.

Tout à coup Démosthène apparaît au-dessus du port, avec une flotte magnifique, terrible pour les ennemis. Sur soixante-treize vaisseaux, il amenait cinq mille hoplites et plus de trois mille hommes de traits, archers et frondeurs. L’éclat des armes et des ornements qui distinguaient les trirèmes, le nombre des officiers qui commandaient la manœuvre, des joueurs de flûte qui donnaient le signal, tout cet appareil présentait une pompe théâtrale et fort propre à frapper l’ennemi d’épouvante. Aussi la terreur fut grande dans Syracuse, comme elle devait l’être : ils ne voyaient pas de fin, pas de changement à leurs maux ; il n’y avait donc pour eux, pensaient-ils, que fatigues toujours nouvelles, et qui les épuisaient sans utilité.

Nicias se réjouit de l’arrivée de ces forces ; mais sa joie fut de courte durée. Dès le premier entretien qu’il eut avec Démosthène, celui-ci fut d’avis d’attaquer sur-le-champ, de mettre tout au hasard d’une bataille générale, pour prendre au plus tôt Syracuse, et retourner à Athènes. Nicias, effrayé et étonné de cette vivacité et de cette audace, le pria de ne pas agir en désespéré et sans réflexion, disant qu’il était dans leurs intérêts et contre ceux de l’ennemi de traîner la guerre en longueur ; que Syracuse n’avait plus d’argent, et que ses alliés ne lui resteraient pas longtemps fidèles ; que, si on pressait les Syracusains par la disette, ils ne tarderaient pas à proposer une capitulation, comme ils l’avaient déjà fait auparavant. Il y avait en effet dans Syracuse beaucoup de gens qui avaient des intelligences avec Nicias, qui l’engageaient à attendre, parce que les assiégés étaient extrêmement fatigués de la guerre, que Gylippe était devenu pour eux un fardeau insupportable, et que, pour peu qu’ils sentissent une disette pressante, ils perdraient entièrement courage. Nicias fit entendre une partie de ces raisons, tint le reste secret ; et les officiers crurent voir dans son fait de la timidité. « Le voilà, disaient-ils, revenu encore à ses lenteurs, à ses délais, à ses calculs méticuleux, avec lesquels il a d’abord amorti tout élan ; c’est ainsi qu’en n’attaquant pas de suite, il a laissé ses troupes se refroidir, et il est devenu pour les ennemis un objet de mépris. » Tous se rangèrent à l’avis de Démosthène, et Nicias lui-même fut à la fin forcé de s’y rendre.

Ainsi dès la nuit suivante, Démosthène, prenant toutes les troupes de débarquement, attaqua les Épipoles : il arrive, sans avoir été aperçu des ennemis, il égorge les uns, et met en fuite les autres qui voulaient se défendre. Maître de cette position, il ne s’y arrêta point, mais il s’avança plus loin, jusqu’à ce qu’il rencontra les Béotiens. Ceux-ci avaient déjà formé leurs rangs : ils courent tous ensemble, la lance en avant et poussant de grands cris ; ils fondent sur les Athéniens, et en abattent un grand nombre sur la place. Soudain dans toute l’armée se répandirent la stupeur et la confusion : les troupes mises en déroute se mêlaient aux troupes victorieuses ; ceux qui descendaient du fort pour marcher à l’ennemi se sentaient refouler par les premiers rangs épouvantés, et ils retombaient sur eux-mêmes, prenant leurs gens en fuite pour des ennemis qui les chargeaient, et recevant leurs amis comme des ennemis. C’était un mélange confus, effrayant, où il était impossible de se reconnaître, où la vue flottait incertaine ; car la nuit, sans être d’une obscurité complète, n’offrait qu’une faible clarté, comme est nécessairement la lumière de la lune quand elle se couche ; et cette clarté était en quelque sorte offusquée par le mouvement de tant d’armes et de tant de soldats. Dans l’impossibilité de bien distinguer les objets, la crainte de rencontrer un ennemi rendait suspects les amis mêmes. Les Athéniens se trouvèrent donc dans une perplexité cruelle, et livrés aux plus grands maux. Le hasard fit encore qu’ils eurent la lune à dos ; d’où il arrivait que, leur ombre se prolongeant devant eux, ils cachaient eux-mêmes le nombre et l’éclat de leurs armes, tandis que la lueur de la lune, reflétée sur les boucliers de ceux qu’ils avaient en face d’eux, rendait les armes de ceux-ci plus brillantes, et multipliait leur nombre. Enfin ils lâchèrent pied ; et alors, enveloppés complètement, ils furent tués en fuyant, les uns par les ennemis, les autres par leurs propres gens, d’autres en tombant du haut des rochers. Lorsque le jour parut, la cavalerie des Syracusains prit et tailla en pièces ceux qui erraient dispersés dans la plaine. Il y eut deux mille morts ; et de ceux qui échappèrent bien peu se sauvèrent avec leurs armes.

Frappé comme il s’y était attendu, Nicias reprochait à Démosthène sa témérité. Celui-ci, après avoir cherché à justifier sa conduite, exprima l’avis qu’on mît à la voile en toute hâte pour partir ; car il ne devait plus leur venir d’autres forces, et avec celles qui leur restaient ils ne pouvaient plus vaincre. Et, fussent-ils même vainqueurs, il leur faudrait décamper, fuir un climat connu pour être ordinairement dangereux et malsain à une armée, et que la saison rendait mortel. L’automne commençait ; la plupart des soldats étaient malades, et tous étaient découragés. Nicias entendit avec peine prononcer les mots de fuite et d’embarquement. Ce n’est pas qu’il ne craignît point les Syracusains, mais il redoutait encore plus les Athéniens, leurs tribunaux, leurs calomnies. Il se mit donc à dire et à répéter que l’on n’avait à attendre dans ce pays rien de bien terrible ; et que d’ailleurs, le cas échéant, il aimait mieux la mort de la main de ses ennemis que de celle de ses concitoyens : sentiment bien différent de celui de Léon le Byzantin, lequel, à une époque plus rapprochée de nous[57], disait à ses concitoyens : « J’aime mieux mourir par vous qu’avec vous. » Il ajouta que, quant à la place et au terrain sur lequel on devrait transporter le camp, on en délibérerait à loisir. Lorsqu’il eut ainsi exprimé son avis, Démosthène, qui avait vu le résultat malheureux du premier avis que lui-même avait fait prévaloir, ne s’opiniâtra point dans le sien, et fit comprendre aux autres que Nicias s’attendait à quelque événement dans l’intérieur de la ville, qu’il comptait sur ses intelligences, et que c’était pour cela qu’il s’opposait si fortement à l’évacuation ; tous se rangèrent donc à l’opinion de Nicias.

Cependant on apprit que les Syracusains avaient reçu de nouvelles forces ; et la contagion se répandait de plus en plus parmi les Athéniens. Alors enfin Nicias lui-même crut qu’il fallait partir, et il fit annoncer aux troupes de tout préparer pour mettre à la voile. Tout était prêt, l’ennemi n’avait rien remarqué, il ne s’attendait à rien de semblable. Or, voilà que pendant la nuit la lune s’éclipse. Soit ignorance, soit superstition, une vive frayeur s’empara de Nicias et de ses soldats, frappés de ce phénomène.

Que la lumière du soleil soit couverte d’ombre vers le trentième jour du mois, la multitude même comprenait bien à peu près que cela était produit par la lune. Mais que la lune elle-même se rencontre avec un corps quelconque, et comment tout à coup, tandis qu’elle brille dans son plein, elle perd sa lumière et se revêt de mille couleurs, c’est ce qu’il n’était pas facile de comprendre ; et l’on regardait ce phénomène comme fort extraordinaire, comme un signe précurseur de grands malheurs et envoyé par la divinité. Celui qui a traité le premier par écrit, et avec le plus de clarté et de hardiesse, des phases de lumière et d’ombre qu’on observe dans la lune, Anaxagore, n’était pas lui-même un ancien auteur ; et son traité, loin d’être fort connu, était encore tenu secret, et il ne se répandait que parmi un petit nombre de personnes, et qui ne l’accueillaient qu’avec une certaine circonspection, une confiance très-bornée. Et l’on ne pouvait souffrir les physiciens et ceux que l’on appelait en ce temps-là météorolesques[58], parce qu’ils rapetissaient, disait-on, la divinité en la réduisant à des causes sans raison, à des forces imprévoyantes, à des passions nécessaires. De là vint que Protagoras fut exilé, et Anaxagore mis en prison et sauvé à grand’peine par Périclès[59] ; et Socrate, quoique ses études n’eussent aucun rapport avec celles-là, fut pourtant condamné à mort à cause de la philosophie. Bien tard enfin la doctrine de Platon fit éclater sa lumière ; et, grâce à la vie de son auteur, et parce qu’il soumettait les causes physiques nécessaires à des principes divins et souverains, elle fit cesser les imputations calomnieuses dont on noircissait la philosophie, et mit en vogue l’étude des mathématiques. C’est pourquoi Dion, son ami, ayant vu la lune s’éclipser au moment où il était près de mettre à la voile du port de Zacynthe pour aller attaquer Denys, n’en fut point troublé, et n’en leva pas moins l’ancre : il aborda à Syracuse, et en chassa le tyran.

Nicias eut alors un autre malheur encore, ce fut de ne pas avoir auprès de lui un habile devin, comme celui qu’il avait ordinairement, et qui lui ôtait beaucoup de sa superstition : il se nommait Stilbidès, et il était mort quelque temps auparavant. Car il n’y avait, comme le dit Philochorus, dans ce prodige aucun signe mauvais pour des gens qui voulaient fuir ; il leur était, au contraire, tout à fait favorable. Ce que l’on fait avec crainte d’être vu demande de l’obscurité ; rien n’y est plus contraire que la lumière. D’ailleurs on n’observait les phénomènes solaires et lunaires que pendant trois jours, ainsi que l’écrit Anticlidès[60] dans ses Exégétiques. Or, Nicias conseilla d’attendre une autre révolution de la lune[61], comme s’il n’avait pas vu la lune redevenir claire et pure tout aussitôt qu’elle eut traversé l’espace qu’occupait l’ombre de la terre.

Bientôt, laissant tout autre soin, il se mit à offrir des sacrifices, et resta dans l’inaction, jusqu’à ce que les ennemis vinrent l’attaquer. Par terre, ils assiégèrent les murs et le camp des Athéniens ; par mer, ils enveloppèrent et fermèrent le port. Et ce n’étaient pas seulement les hommes avec leurs trirèmes, mais même des enfants qui s’avançaient de tous côtés sur des bateaux de pêcheurs et sur des barques, et provoquaient les Athéniens par des railleries. Un d’entre eux, nommé Héraclide, fils de parents distingués, s’était avancé plus loin que les autres sur un canot ; un vaisseau athénien lui donna la chasse, et lui coupait la retraite. Effrayé du danger qu’il courait, Pollichus, son oncle, poussa contre le vaisseau athénien dix trirèmes qu’il commandait ; les autres Syracusains, craignant pour Pollichus, se mirent de même en mouvement. Et il s’engagea ainsi un combat animé, dans lequel les Syracusains furent vainqueurs et tuèrent Eurymédon et beaucoup d’autres.

Les Athéniens se virent donc dans la nécessité de rester plus longtemps, et ils se mirent à crier contre leurs généraux, et à vouloir faire la retraite par terre. En effet, les Syracusains, aussitôt après leur victoire, avaient fortifié et fermé la sortie du port. Nicias ne pouvait s’y décider ; c’était trop de honte, selon lui, d’abandonner tant de vaisseaux de charge et tant de trirèmes, dont le nombre ne s’élevait à guère moins de deux cents. Il fit embarquer l’élite de son infanterie et les plus vigoureux de ses gens de traits ; et il en remplit cent dix trirèmes, les autres n’ayant plus de rames. Quant au reste de l’armée, il le rangea sur le rivage, abandonnant le grand camp et ses retranchements, qui touchaient au temple d’Hercule. Les Syracusains n’avaient pas célébré les fêtes ordinaires d’Hercule ; alors leurs prêtres et leurs généraux montèrent au temple et y firent les sacrifices.

Ensuite, comme les troupes étaient déjà embarquées, les devins annoncèrent aux Syracusains, d’après les entrailles des victimes, une brillante victoire s’ils ne commençaient pas eux-mêmes le combat, et s’ils ne faisaient que se défendre ; à l’exemple d’Hercule, qui avait toujours été vainqueur parce qu’il ne faisait que se défendre, que repousser les attaques d’autrui. Alors on leva l’ancre ; et il s’engagea entre les deux flottes une bataille générale, fort longue et acharnée, qui affectait et agitait non moins vivement ceux qui en étaient spectateurs que les combattants eux-mêmes. Du rivage on voyait distinctement toute l’action, ses alternatives aussi diverses qu’inattendues. Les Athéniens recevaient du genre de leurs forces et de leur armement autant de mal que leur en faisait l’ennemi. Avec des vaisseaux pesants et serrés les uns contre les autres, ils avaient à combattre des navires légers, qui se portaient sur eux tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, d’où on leur lançait des pierres dont le coup portait toujours, de quelque point qu’elles partissent, tandis qu’eux ils ne lançaient que des traits et des flèches que le balancement des flots détournait de leur direction, et faisait porter à faux. C’était Ariston, le pilote corinthien, qui avait conseillé l’emploi des pierres aux Syracusains. Il mourut dans cette journée en combattant avec ardeur, au moment où la victoire se déclarait pour Syracuse.

Les Athéniens essuyèrent une déroute complète et une perte considérable, et la retraite par mer leur fut entièrement coupée. Il ne leur était pas moins difficile de se sauver par terre, ils le voyaient bien ; aussi les ennemis venaient tout près d’eux s’emparer de leurs vaisseaux, et ils ne les en empêchaient point : ils ne demandèrent pas même à enlever leurs morts ; car, que ceux-ci manquassent de sépulture, c’était chose moins misérable encore que l’abandon des malades et des blessés. La vue de ces infortunés, qu’ils avaient toujours devant les yeux, leur faisait sentir plus vivement encore leur propre situation ; car enfin il leur fallait nécessairement aussi arriver au même terme, mais après bien des souffrances de plus.

On était tout disposé à commencer la retraite pendant la nuit suivante. Gylippe, voyant les Syracusains dans les sacrifices et les festins, à cause de leur victoire et de la fête qui tombait à cette époque, n’espérait pas les décider, ni par persuasion ni par contrainte, à reprendre déjà les armes pour courir sur l’ennemi qui s’en allait. Mais Hermocratès imagina une ruse pour tromper Nicias : il lui envoya quelques-uns de ses amis l’engager, comme de la part des personnes avec lesquelles Nicias avait eu longtemps des intelligences secrètes, à ne point se mettre en marche cette nuit-là, parce que les Syracusains avaient placé des embuscades, et s’étaient saisi des passages. L’habileté militaire de Nicias fut mise en défaut par ce stratagème, et il attendit ; et ce fut pour tomber réellement dans le piège qu’on lui avait fait craindre à tort. En effet, le lendemain, au point du jour, les Syracusains partirent, et allèrent s’emparer de tous les passages difficiles, fortifier les gués, couper les ponts, poster de la cavalerie dans les terrains plats et unis ; de sorte que les Athéniens ne pouvaient faire un pas en avant sans avoir à combattre. Ceux-ci, après être restés là tout le jour et la nuit suivante, se mirent en marche en poussant des gémissements et des cris de douleur, comme s’ils eussent quitté leur pays et non une terre ennemie : c’est qu’ils manquaient de tout ; c’est qu’ils abandonnaient leurs amis, leurs parents incapables de les suivre ; c’est que leurs maux présents, ils les croyaient plus légers que ceux qu’ils s’attendaient à souffrir encore.

C’était un bien triste spectacle que celui de cette armée ; mais ce qu’il y avait de plus digne de pitié, c’était de voir Nicias affligé par la maladie, indignement réduit à la privation des choses les plus nécessaires, alors que son état de santé lui créait tant de besoins. Malgré sa faiblesse il faisait et supportait ce qui était tolérable à peine pour beaucoup des plus valides. On voyait bien que ce n’était point pour lui-même, ni par amour de la vie qu’il persistait à endurer tant de peines, mais dans l’intérêt de tous, et parce qu’il n’avait pas encore perdu l’espoir. Lorsque les autres pleuraient et se lamentaient de crainte et de chagrin, lui, s’il ne pouvait retenir ses larmes, on sentait bien que c’était à cause de la honte et du déshonneur de cette expédition, comparés à la grandeur et à la gloire des succès qu’il en avait espérés. Mais ce n’était pas tout de le voir ; on se rappelait encore les discours, les harangues pressantes qu’il avait prononcées pour empêcher le départ de la flotte, et l’on croyait ses malheurs encore moins mérités. Et l’on tombait dans un découragement plus profond, et l’on désespérait même du secours de la divinité, quand on faisait la réflexion qu’un homme qui avait toujours aimé les dieux, qui leur avait offert des sacrifices si nombreux, si magnifiques, n’était pas traité par eux avec plus de douceur que le plus vil soldat et le plus méchant de toute l’armée.

Cependant par le ton de sa voix, la sérénité de son visage, son affabilité, Nicias s’efforçait de paraître supérieur à ses maux. Dans sa marche, pendant huit jours, harcelé, blessé par l’ennemi, il ne laissa pas entamer les forces qu’il avait autour de lui, jusqu’à ce que Démosthène fut pris ainsi que tout le corps qui marchait sous ses ordres. Démosthène fut enveloppé avec les siens dans le village de Polyzélium[62], où il était resté en arrière, et où il se défendit vigoureusement. Il tira son épée et s’en perça ; mais il ne mourut pas du coup : les ennemis se jetèrent sur lui et l’enlevèrent. Des Syracusains coururent annoncer cette nouvelle à Nicias : il dépêcha des cavaliers pour reconnaître le fait ; et, quand il fut assuré de la prise de ce corps d’armée, il crut devoir traiter avec Gylippe. Il demanda qu’on laissât les Athéniens sortir de la Sicile, en donnant des ôtages pour caution des sommes que les Syracusains avaient dépensées dans cette guerre. Mais ils rejetèrent sa proposition avec insolence et colère ; et, en le menaçant, en l’accablant d’outrages, ils recommencèrent à le charger. Il manquait absolument de vivres : cependant il se soutint encore toute la nuit et le lendemain ; toujours harcelé, il s’avança jusqu’à la rivière Asinarus[63].

Là, les ennemis, fondant en masse sur les Athéniens, en culbutèrent une partie dans le courant ; les autres s’y étaient déjà jetés pour apaiser leur soif. Il s’y fit un affreux et sanglant carnage : on les égorgeait au milieu de l’eau pendant qu’ils buvaient. Nicias enfin tomba aux pieds de Gylippe et lui dit : « Pitié, Gylippe ! toi et les tiens vous êtes vainqueurs. Pitié, non pas pour moi, tant de malheurs m’ont acquis assez de célébrité et de gloire, mais pour ces Athéniens. Rappelez-vous que les chances de la guerre sont communes à tous, et que les Athéniens en ont usé modérément envers les Lacédémoniens, lorsqu’ils ont eu l’avantage. » Tandis que Nicias parlait ainsi, Gylippe fut quelque peu ému et par son aspect et par ses paroles. Il savait bien que les Lacédémoniens lui avaient eu des obligations lors du dernier traité[64]. Et puis il pensait que ce lui serait une grande gloire d’amener vivants les généraux ennemis. Il releva donc Nicias, le rassura, et donna ordre de faire prisonnier tout ce qui restait. Mais l’ordre ne se répandit que lentement ; et le nombre de ceux qui échappèrent fut bien moindre que celui des morts, quoique les soldats en eussent épargné secrètement quelques-uns.

On rassembla tous les prisonniers connus, puis on choisit les plus grands et les plus beaux arbres qu’il y eût le long de la rivière, et l’on y attacha des armures complètes enlevées sur les vaincus. Ensuite les hommes, se ceignant le front de couronnes, parèrent magnifiquement leurs chevaux, coupèrent le crin à ceux des ennemis, et retournèrent dans la ville.

C’était la guerre la plus brillante que des Grecs eussent soutenue contre des Grecs ; et ils avaient remporté la victoire la plus complète, grâce à de prodigieux efforts d’activité et de bravoure.

Les Syracusains et leurs alliés étant réunis en assemblée générale, le démagogue Euryclès proposa ce décret : « Le jour dans lequel Nicias a été pris est consacré ; il n’y aura ce jour-là que des cérémonies religieuses, et suspension de toute affaire ; la fête s’appellera Asinaria du nom de la rivière (ce jour était le quatrième avant la fin du mois Carnius, que les Athéniens nomment Métagitnion[65]). Les valets des Athéniens et leurs alliés seront vendus ; les Athéniens et leurs auxiliaires de Sicile seront gardés et jetés dans les Latomies[66], à l’exception des généraux : ceux-ci seront mis à mort. » On adopta le décret.

Hermocratès représenta qu’il y avait une chose plus belle même que la victoire, c’était de faire de la victoire un noble usage ; mais il souleva contre lui un mécontentement tumultueux. Gylippe demanda à emmener vivants à Lacédémone les généraux athéniens ; et les Syracusains, que leurs succès rendaient déjà insolents, l’accablèrent d’injures. D’ailleurs, même pendant la guerre, sa dureté laconienne, la rudesse de son commandement leur avaient été pénibles à supporter ; et on lui reprochait, dit Timée, une sordide avarice et une cupidité insatiable. C’était chez lui une maladie héréditaire ; car Cléandridès, son père, avait été banni pour s’être laissé corrompre. Et lui-même, des mille talents que Lysandre envoya à Sparte, il en détourna trente, et les cacha sous le toit de sa maison ; mais il fut dénoncé et chassé de sa patrie de la manière la plus honteuse. J’ai raconté ce fait avec plus de détails dans la Vie de Lysandre.

Quant à Démosthène et à Nicias, Timée ne dit pas qu’ils soient morts lapidés par les Syracusains, comme le rapportent Philistus et Thucydide[67]. Suivant lui, pendant que l’assemblée était encore en séance, Hermocratès leur envoya un de ses gens, que les gardes laissèrent entrer ; et ils se donnèrent la mort de leurs propres mains. Toutefois il est vrai que leurs cadavres, jetés devant la porte de la prison, restèrent exposés aux regards de ceux qui les voulaient voir. J’entends dire qu’à présent encore on montre dans un temple à Syracuse un bouclier que l’on croit être celui de Nicias ; le dessus en est composé d’un tissu de fils d’or et de pourpre artistement entrelacés.

La plupart des Athéniens périrent dans les Latomies par la maladie ou la mauvaise nourriture : ils ne recevaient par jour que deux cotyles[68] d’orge et une d’eau. Beaucoup qui avaient été soustraits à la mort par les soldats, ou bien qui avaient échappé en passant pour des valets, furent vendus comme esclaves, après qu’on leur eut imprimé sur le front un cheval ; et le nombre fut assez considérable de ceux qui, outre l’esclavage, supportèrent encore cette ignominie. Mais leur modestie et leur bonne conduite leur furent très-utiles : ou ils obtinrent promptement leur liberté, ou bien, s’ils demeurèrent chez ceux qui les avaient acquis, ils y jouirent de quelques égards. Plusieurs même durent leur salut à Euripide. Il paraît qu’entre tous les Grecs du dehors, il n’en était pas qui eussent pour ses poésies autant de passion que ceux de Sicile. Chaque fois que les voyageurs leur en apportaient des fragments et leur en faisaient goûter quelques essais, ils les apprenaient par cœur, et se les transmettaient avec amour les uns aux autres. Aussi dit-on qu’alors beaucoup de ceux qui revinrent sains et saufs allèrent, en rentrant dans leur patrie, saluer Euripide avec reconnaissance, et lui raconter les uns qu’ils avaient été affranchis pour avoir appris à leurs maîtres ce qu’ils se rappelaient de ses poëmes ; les autres, qu’en errant après le combat ils avaient reçu à manger et à boire pour avoir chanté ses vers. On ne doit certes pas s’en étonner, d’après ce que l’on raconte d’un navire monté par des Cauniens[69]. Des pirates leur donnant la chasse, ils poussèrent leur navire vers les ports de Sicile ; mais d’abord on ne voulut pas les recevoir, et on les en écartait. Ensuite, pourtant, on leur demanda s’ils savaient quelques chants d’Euripide ; et comme ils dirent que oui, on laissa entrer le navire.

On dit que les Athéniens ne purent croire à la nouvelle de ce désastre, surtout à cause de celui qui l’apporta. Un étranger, à ce qu’il paraît, récemment débarqué au Pirée, alla s’asseoir dans la boutique d’un barbier, et se mit à parler de ce qui était arrivé comme d’un événement déjà connu à Athènes. Le barbier l’ayant entendu, court à la ville avant que d’autres sussent la nouvelle, va trouver les archontes, et jette bientôt ce bruit dans la place. La ville fut, comme on peut croire, remplie de trouble et de consternation. Les archontes convoquèrent l’assemblée, et firent amener l’homme. « De qui tiens-tu cette nouvelle ? » lui dit-on. Mais, ne pouvant donner aucun renseignement précis, il fut accusé de l’avoir forgée, et de chercher à semer le trouble ; on l’attacha sur une roue, et on le tortura bien longtemps, jusqu’à ce qu’il arriva des gens qui rapportèrent tout le détail de ce funeste événement. Tant on eut de peine à croire que Nicias eût éprouvé les maux qu’il avait si souvent prédits à ses concitoyens.




  1. Timée de Tauroménium en Sicile. Les anciens ne sont pas tous aussi sévères sur son compte que l’est ici Plutarque ; et l’on doit croire que, s’il était fort loin d’égaler Thucydide, il n’était pas moins un historien d’une réelle valeur.
  2. Dans quelqu’un des chants qui sont perdus.
  3. Poëte de la nouvelle comédie.
  4. On ne sait pas ce que c’était que Xénarchus ; probablement quelque moraliste naïf et ridicule.
  5. Le nom de Nicias est dérivé de νίκη, victoire.
  6. Le général des Syracusains.
  7. C’est celui dont il est si souvent fait mention dans la Vie de Périclès, et qu’il ne faut pas confondre avec Thucydide fils d’Olorus, l’historien, qui fut aussi homme d’État.
  8. La raison de ce surnom bizarre, c’est, dit-on, que le cothurne était à la fois une chaussure pour les hommes et pour les femmes, et qu’on pouvait mettre indifféremment de l’un ou de l’autre pied.
  9. C’est-à-dire au moyen de complaisances excessives et de flatteries.
  10. Bien entendu, jusqu’à l’expédition de Sicile.
  11. Platon, dans le Gorgias, fait mention de ces trépieds dédiés par Nicias.
  12. Les Athéniens faisaient cette cérémonie chaque année ; ils nommaient théorie la pompe sacrée qu’ils envoyaient à Délos, et théores ceux qui étaient chargés de la conduire.
  13. C’était un îlot séparé de Délos par un canal de cinq cents pas de largeur.
  14.  Environ neuf mille francs de notre monnaie.
  15. On sait, par d’autres auteurs, que c’était une statue d’Apollon.
  16. Θειασμῷ προσκείμενος, c’est le mot même de Thucydide.
  17. Philosophe socratique né à Erétrie, connu surtout pour avoir mis quelques-unes de ses productions sous les noms d’Eschine et d’Antisthène, qui avaient été comme lui disciples de Socrate.
  18. Dème ou bourg de l’Attique, à peu de distance du cap Sunium.
  19. Poëte de l’ancienne comédie, contemporain de Nicias.
  20. Cent drachmes, ou environ quatre-vingt-dix francs de notre monnaie.
  21. Poëte de l’ancienne comédie
  22. Suivant Hésychius, c’est un nom barbare qui signifie mou, efféminé.
  23. C’est une erreur de Plutarque. Dans cet endroit de la pièce des Chevaliers, ce n’est point Cléon qui parle, mais un fripier nommé Agoracritus.
  24. Poëte comique du temps, qu’il ne faut pas confondre avec le tragique Phrynichus qui fut antérieur même à Eschyle.
  25. Ce Dionysius était de Phères, en Thessalie ; il avait été surnommé Chalcos ou l’Airain, parce qu’il avait, le premier, enseigné aux Athéniens à fabriquer la monnaie de cuivre.
  26. Sur l’emplacement de l’ancienne ville de Sybaris.
  27. Dans l’Iphigénie en Aulide, d’où ce passage est tiré, on lit le mot δῆμον, au lieu de ὄγκον, vers 450 ; ce qui s’accorde mieux avec le sens du mot προστάτην. Cela signifie alors : Nous avons le peuple pour arbitre de notre vie. Mais la citation, avec ce texte, ne conviendrait plus ici.
  28. Ce nom est une correction de Ménage, au lieu de Calliadas ; correction justifiée par le récit de cet événement tel que le font les autres historiens.
  29. Ce n’est pas le philosophe Xénophon, lequel ne commença à se faire connaître qu’après la mort de Nicias.
  30. Île de la mer Égée, vis-à-vis de Mégare.
  31. Nisée était le port des Mégariens, à peu de distance de leur ville.
  32. Thyrée était un fort situé entre la Laconie et Argos ; les Lacédémoniens l’avaient donné aux Éginètes, chassés de leur île par les Athéniens.
  33. Petite île des côtes de la Messénie, qui couvrait le port de Pylos.
  34. Cette pièce n’existe plus.
  35. Homère, Odyssée, IV, 230.
  36. Dans la Thrace, sur le fleuve Strymon.
  37. De quels chœurs s’agit-il ici ? Je laisse à d’autres à le décider ; mais on peut douter que ce soit de chœurs de tragédies. Nous avons déjà trouvé des vers analogues à celui-ci dans la Vie de Numa, et qui étaient du poëte lyrique Bacchylide.
  38. C’est-à-dire l’œuvre de Nicias.
  39. Ville d’Attique, limitrophe de la Béotie.
  40. Nicias ne fut pas envoyé seul, mais il était le chef de l’ambassade.
  41. Cette Vie est dans le premier volume.
  42. Ce vers a déjà été cité dans la comparaison de Lysandre et de Sylla.
  43. Voyez la Vie d’Alcibiade.
  44. Ce dème, peuplé, dans l’origine, par des réfugiés thessaliens, était situé près des montagnes qui séparent l’Attique de la Béotie.
  45. Ce passage a déjà été cité dans la Vie d’Alcibiade.
  46. Dème de l’Attique, sur les bords du Céphise
  47. Il s’agit du tyran du même nom.
  48. Cependant Plutarque, dans la Vie d’Alcibiade, représente Lamachus comme un homme ardent, intrépide, et qui préférait les emportements d’Alcibiade à la froide sagesse de Nicias.
  49. Le nom d’Hésychia, en grec, signifie repos.
  50. Allusion à la courte durée des fleurs qui formaient les jardins d’Adonis.
  51. Ces trois généraux furent Hermocratès, Héraclide et Sicanus.
  52. Ville de la côte orientale, près de Catane, et qui prit depuis le nom de Tauroménium.
  53. Près de Syracuse, sur la côte orientale de la Sicile.
  54. Un des quartiers de Syracuse.
  55. C’était un promontoire à l’entrée du grand port de Syracuse.
  56. C’était un homme de mer très-habile, qui s’était dévoué au service des Syracusains.
  57. Du temps d’Alexandre le Grand.
  58. C’est-à-dire gens qui perdent leur temps à discourir sur les phénomènes célestes.
  59. Voyez la Vie de Périclès dans le premier volume.
  60. Ce nom est une correction de Valois, au lieu du nom inconnu d’Autoclidos. Anticlidès est cité comme auteur d’un certain nombre d’écrits philosophiques ou historiques, entre autres d’une Vie d’Alexandre.
  61. Thucydide dit qu’il voulut attendre trois fois neuf jours.
  62. Un peu au delà du fleuve Cacyparis, en descendant de Syracuse, au midi.
  63. Un peu au dessous de Polyzélium, en tirant vers le midi.
  64. Après l’affaire de Pylos et de l’île de Sphactérie.
  65. Ce mois correspondait, pour la plus grande partie de ses jours, à notre mois de septembre.
  66. Ce mot signifie, en français, carrières : c’était une prison.
  67. Thucydide dit qu’ils furent égorgés par les Syracusains.
  68. La cotyle était une mesure à peu près équivalente à notre ancien demi-setier, et contenant litr. 0,270.
  69. La ville de Caunus était dans un canton de la Carie, vis à vis de l’île de Rhodes, dont elle dépendait politiquement depuis la plus haute antiquité.