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Vingt années de Paris/Eugène Vermesch

La bibliothèque libre.
C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 203-215).


EUGENE VERMESCH



En feuilletant chez l’éditeur Charavay, l’autre soir, un manuscrit posthume de ce condamné mort en exil, sa physionomie m’est réapparue dans le souvenir…

Lors de ma prime jeunesse, un beau matin, nous vîmes entrer, dans l’hôtel où je vivotais en compagnie de quelques étudiants, un garçon de vingt ans, blondasse, râpé, nez en quête, chapeau sur l’oreille, qui semblait un composé de Gringoire et de Panurge.

Le carabin qu’il venait voir nous le présenta :

— M. Eugène Vermesch, poète.

La maison, rue Vavin, maison aujourd’hui détruite, était précédée d’une cour plantée d’arbres, sous lesquels on dressait en ce moment la nappe de la table d’hôte. Invité à prendre sa part du déjeuner frugal, Vermesch, à la hâte, engloutit quelques bouchées, puis, c’était là sa préoccupation, tira de ses poches quelques feuillets imprimés fraîchement, et commença de nous jeter à la tête ses élucubrations.

Ce qu’il nous lut, c’était les Lettres à Mimi, une brochure qu’on a vue se faner parmi tant d’autres sous les galeries de l’Odéon, l’inévitable vagissement de la vingtième année en ce temps, une ritournelle ressassée en l’honneur de la grisette idéale, ce mythe évanoui.

La guitare d’Eugène en valait une autre du même genre, pas plus. Difficilement, sur cet échantillon, l’auteur eût obtenu le moindre brin du « vert laurier » dont Banville est dépositaire ; mais il montrait un rêve si pareil au mien, de si bon cœur enfilait le chapelet des hémistiches, que tout d’abord il me fut sympathique, et qu’aujourd’hui encore, je me rappelle en souriant sa tête enthousiaste, renversée en arrière, laissant pendre les cheveux, ses longs yeux doux filtrant une lueur charmée, les trois fils d’or de sa moustache, et le geste de sa main, qu’il avait belle, envolé à la suite des rimes dans la brise qui, là haut, chantait à travers les arbres, et semait des fleurs d’acacia dans nos verres.

Ce qu’un autre, plus expérimenté dès lors, aurait pu lui reprocher, c’était un manque de personnalité, une assimilation trop flagrante ; ses vers, pas mal faits d’ailleurs, sonnaient trop clairement l’écho des Béranger, des Musset, des Mürger. Pas de notes individuelles. Par là, il manquait au premier devoir de l’homme, et surtout de l’artiste, qui est de se montrer soi-même afin de rendre fidèlement à l’œuvre les virtuosités originales qu’il a reçues de la nature.

Mais tant d’autres ont réussi et sont honorés pour une pareille lâcheté de tempérament, que je ne saurais en faire un crime à Vermesch. D’ailleurs il en est mort. Oui, feu Vermesch est une victime du pastiche, et je le montrerai tout à l’heure.

Depuis son débarquement du pays, Lille en Flandre, il vivait rue de Seine, en une chambre d’hôtel qui l’abrita jusqu’à l’heure de la fuite, c’est-à-dire neuf années environ.

Partout, sur les meubles détraqués, sur le vieux divan, sur le carreau, des montagnes, des écroulements de livres et de brochures qu’il empilait sans cesse. La demeure en était encombrée ; ce que Vermesch a lu de l’écriture des autres est incalculable. Il ne se plaisait qu’en ce fouillis d’imprimés ou aux discussions esthétiques. J’insiste sur sa fidélité au logis, parce qu’elle indique, à mon sens, un besoin de recueillement et d’intimité propre aux natures tendres et inoffensives.

C’est donc là, dans cet amas de bouquins amis, que Vermesch, les yeux humides, le nez au ciel, incessamment en proie au vœu littéraire, improvisait, déclamait, remâchait des vers et des morceaux de prose, inspirés toujours par l’admiration des maîtres qu’il ne cessait de lire.

Entre temps, il flânait à gauche ou à droite, sous l’Odéon ou sur les quais, bouquinant, poussant des reconnaissances dans les bureaux de rédaction du Hanneton ou d’autres feuilles de cette valeur, et y laissant gratis le « fruit de sa veine ».

Pas d’autre souci. La médecine, qui lui avait servi de prétexte à gagner Paris, était depuis longtemps délaissée. Sa mère, veuve, lui servait une petite pension. Ses goûts étaient sobres. Je crois qu’il était heureux. Sa mère mourut.

Du mince héritage qui lui revint, — une quinzaine de mille francs, — il confia la presque totalité à son ami Victor Azam qui depuis… mais qu’importe ? — à son éditeur et ami Victor Azam qui, lancé à la Bourse, devait amplement et rapidement faire fructifier le magot. On ignora toujours le détail des opérations triomphantes qui s’ensuivirent ; ce qui est certain, c’est que Victor Azam ne rendit à son ami et collaborateur que les coquilles… des typographes de son imprimerie.

Alors ce fut la misère.

Je l’ai revu en ce temps, couvert d’un paletot de poils qui devint légendaire, coiffé d’un feutre avachi, courant les librairies, les bibliothèques, les journaux, sans plainte, mais amaigri, inquiet, affamé. C’était fini de rire à la Muse. Il fallait tirer le pain quotidien de ce qui n’avait été jusqu’alors qu’amusements et dilettantisme. Un reste de la vanité qu’avaient fait éclore les faciles applaudissements des camarades lui raidissait l’échine, le rendait peu sympathique aux marchands de copie.

Cependant il trouva quelques maigres débouchés, mit en œuvre ses procédés d’assimilation, travaillant beaucoup, mais obsédé toujours de la manie d’imitation qui avait daté ses débuts, ne trouvant rien de bien neuf, de saisissant, et, avec beaucoup d’érudition et conscience, perdant son encre.

Il ne faudrait point cependant dénier à Vermesch tout mérite littéraire. Ses Hommes du jour et ses Binettes rimées, deux volumes inspirés de Banville et Monselet (toujours le pastiche), montrent des qualités d’ironie et de finesse qui, en une autre époque, eussent suffi à la fortune d’un débutant.

J’ai rompu des lances et en romprai encore contre quiconque pour la défense des huitains, ballades et stances qui composent le Testament du sieur Vermesch. Malheureusement, l’idée du Testament est à Villon, et sa forme, à tout le monde un peu ; c’est égal ! je ne sais rien de plus tendre et de plus accompli que les strophes à Rachel, qui commencent ainsi :

Si de l’or flâne en mon gilet,
Qu’on le porte chez Rachel, fille
Qui reste seule, sans famille
Et loge près du Châtelet.


Elle est jolie et mal famée,
Elle a l’œil bleu, grand et moqueur.
Et c’est, des reines de mon cœur,
Celle que j’ai le mieux aimée.

De même pour l’ode héroïque qui ouvre et ferme le volume. Il y a incontestablement dans ces vers, en dehors de la facture, imitée de Hugo, un mouvement et un souffle, un lyrisme difficiles à rencontrer autre part, dans le prétentieux fatras des rapsodies modernes.

Vermesch avait de la nature, de la volonté, du travail, surtout de l’enthousiasme, une émotion sincère. Encouragé, sans doute il eût pris son vol plus audacieusement, plus librement dans l’art, se fût débarrassé des chaînes qui rivaient son effort à l’admiration servile du passé. Tout l’ont ignoré, dédaigné. L’amertume est venue : la destinée, obstinément, lui refusait place. Il a fallu, pour qu’on l’aperçût, — et à quelle lueur ! — qu’il écrivît : le Père Duchêne !

Et dans quel but ? Dans quelles circonstances ? Mourant de faim, après le siège ; pour, avec son flair de journaliste et son procédé coutumier d’adaptation, arracher un succès avec un morceau de pain à l’actualité, pour essayer d’un pastiche au goût du jour. Je vous dis que c’est le pastiche qui l’a perdu !

Vermesch, en ressuscitant le Père Duchêne, j’en suis certain, n’a pas, une seconde, prévu son importance folle et ses effroyables conséquences.

Il a voulu pasticher Hébert, comme il avait pastiché Villon, Rabelais, Hugo, Leconte de l’Isle, etc…

Est-ce à dire que je veuille l’absoudre ? Non ! Mais j’interviens centre les traditions exagérées qui transforment en épouvantes éternelles des aventures niaises, et du premier jobard mal inspiré font un spectre terrifiant et gigantesque.

Vermesch, indécis, chétif, timide et bayant aux étoiles, n’aurait pas tué une mouche, comme on dit.

Mettons plus souvent au jour vrai la physionomie réelle des réprouvés de la tradition. Cela, sans doute, ne diminuera pas le mal qu’il ont pu faire ; mais, du moins, éteindrait-on cette auréole de damnés dont l’imagination les affuble, qui est une sorte de gloire aussi, et qui peut tenter les hallucinés de l’avenir.

Un mot de Vermesch pour finir et prouver son inconscience en tant que fauteur du Père Duchêne.

Aux premiers jours de juin, comme les massacres de la répression duraient encore, il était réfugié, rue du Four-Saint-Germain, dans une de ces admirables familles dont rien ne désempare la charité.

C’est là que je le vis.

Dans la rue, les soldats allaient et venaient ; les vigilances de la répression se multipliaient.

Tout à coup, tranquillement, Vermesch parla d’une course à faire dans les environs, d’une visite, à deux cents pas, disait-il, l’affaire de dix minutes.

— L’affaire de la mort, malheureux ! m’écriai-je. Tu seras fusillé en arrivant sous la porte !

Et il me répondit :

De quel droit ?

Il n’y avait qu’à hausser les épaules jusqu’au plafond et à se taire ; c’est ce que je fis.

Il ne sortit pas du reste ; on le fit évader ; il alla s’engloutir dans le brouillard de Londres.

En 1871, il écrivait, parlant de ses regrets, de sa douleur d’expatrié : « Si cela dure, je mourrai. »

Cela a duré huit ans pour lui.

Et, l’année dernière, on l’a enterré dans un coin du sol anglais. Par un beau temps, les journaux l’ont dit. Pour un jour, le ciel de Londres était bleu. Il faisait du soleil comme en France.