Visite à l’Université d’Utrecht

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VISITE
À L’UNIVERSITÉ
D’UTRECHT.

La route d’Amsterdam à Utrecht est célèbre par son agrément. Elle offre, des deux côtés, une succession non interrompue de charmans paysages, de châteaux, de villas, qui s’avancent jusque sur les bords de la route et du canal, et présentent à l’œil des parterres de fleurs, des corbeilles de roses, et cette fraîcheur de verdure, même en automne, qui manque presque en toute saison à l’Italie. Cette route me rappelle celle de Vérone à Venise, sur les bords de la Brenta, avec la même bordure de maisons de plaisance. Mais ici tout est froid, tout est monotone ; des plaines et toujours des plaines ; tandis que, sur les bords de la Brenta, à cette même époque de l’année, il y a encore une impression de la chaleur de l’été, et les monts Euganéens, avec leurs lignes harmonieuses, encadrent agréablement le tableau. Au reste, la Hollande et l’Italie sont deux extrêmes qu’il ne faut pas plus comparer que Berghem et le Salvator ; mais, chacun de ces extrêmes a, du moins, un caractère prononcé.

Utrecht est une grande et belle ville de trente à trente-cinq mille ames. Elle est déjà plus élevée que toutes celles que je viens de parcourir, et l’air y est plus pur et plus vif. J’avoue qu’en quittant Amsterdam j’ai rencontré avec plaisir une ville où j’ai pu respirer tout à mon aise, avec un peu de danger peut-être pour ma poitrine, mais avec sécurité pour mon odorat.

J’ai beaucoup à faire ici. J’y veux voir, pour l’instruction primaire, une école française que l’on m’a beaucoup vantée ; l’école latine, qui passe pour la meilleure de la Hollande ; l’Université, et M. Van Heusde. Aussi, tandis que mon excellent guide, M. Schreuder, va prévenir de notre arrivée les personnes qu’il nous importe de connaître, nous montons sur la célèbre tour d’Utrecht pour nous donner le spectacle de la ville et de ses environs. Utrecht est assise sur deux bras du Rhin qui la traversent dans toute sa longueur et y forment deux lignes de quais plantés d’arbres, comme tous les quais de la Hollande. Les anciens remparts ont fait place à de charmantes promenades. Point de monumens importans, excepté l’Hôtel-de-Ville et la cathédrale, dont faisait partie la tour sur laquelle nous sommes établis. Il ne reste de cette cathédrale que le chœur et la croix. La partie de la nef qui était adossée à la tour a été renversée dans une tempête. Cette tour servait probablement de portail. À côté était le palais de l’évêque, et derrière le chœur, le cloître d’un couvent devenu le bâtiment de l’université. Toutes ces parties, liées entre elles, formaient un édifice immense. Je me félicite presque qu’il n’y ait pas un plus grand nombre de curiosités remarquables à Utrecht, pour pouvoir m’occuper sans distraction de l’objet de mon voyage.

Utrecht possède une ou deux écoles de pauvres, plusieurs écoles où on paie quelque chose (Tuschen-schoole), et quelques écoles françaises privées. Dans ces derniers temps, la commission des écoles de la ville a eu l’heureuse idée de fonder une école française publique dans le genre de l’école moyenne de La Haye, une véritable Burger-schule allemande, une école primaire supérieure, que pussent fréquenter les enfans des plus honorables familles, et où l’instruction fut meilleure et plus étendue que dans les écoles françaises particulières. C’est la commission elle-même qui a établi cette école à l’aide d’une souscription formée dans son sein, et avec un secours donné par le conseil municipal. C’est donc réellement une école publique. Elle prospère ; on dit qu’elle sera bientôt en état de rembourser la somme avancée par la commission, et même de ne plus rien coûter à la ville.

Cette école contient deux classes, l’une pour ceux qui commencent, l’autre pour les plus avancés. Dans cette dernière on reste jusqu’à treize ou quatorze ans. On paie 40 florins dans la classe inférieure, et 75 dans la classe supérieure. Dans la même maison, mais dans une autre aile, est une école semblable pour les filles, dont la classe inférieure est seule en activité jusqu’ici.

J’ai examiné avec soin toute cette école, et je l’ai trouvée digne de sa bonne réputation.

Du moins puis-je assurer que je n’ai pas vu une seule école française en Hollande, pas même à La Haye, où la langue française soit aussi bien enseignée et poussée aussi loin que dans l’école d’Utrecht, dirigée par M. Julius. Cet excellent maître est Hollandais ; mais il a habité quelque temps la Belgique et il y a contracté une prononciation très pure. Les élèves les plus avancés sont assez familiers avec le français pour que j’aie pu les interroger en cette langue et sur le français et sur la géographie et sur l’histoire. J’ai pris les quatre élèves les plus forts et je leur ai fait des questions assez difficiles. Ils lisent fort bien le français, mais dans quels livres ? Toujours Numa Pompilius, que j’ai rencontré d’un bout de la Hollande à l’autre, et je ne sais plus quel ouvrage de Mlle Edgeworth traduit par Mlle de Sobry. En ma qualité de membre de l’Académie française, j’ai partout interposé mon autorité, et j’ai prié messieurs les inspecteurs primaires de vouloir bien introduire dans les écoles des ouvrages français véritablement classiques, par exemple le Télémaque, le Traité de l’existence de Dieu de Fénelon, et les Mœurs des premiers Chrétiens de Fleury. Je me suis permis de leur recommander la petite Grammaire française de L’Homond pour les commençans, et pour les plus forts, l’excellente Grammaire française de Gueroult. Ces jeunes gens m’ont véritablement étonné par la manière dont ils m’ont répondu sur l’histoire de France. Ils connaissent à merveille la succession des rois et les principaux évènemens de chaque règne. Ils possèdent parfaitement la géographie de la France, et je déclare que j’aurais été très satisfait si on m’eût aussi bien répondu dans une école du même degré à Paris. J’en ai fait sincèrement mes complimens au directeur de l’école et à l’inspecteur M. Van Goudoever, professeur de littérature latine à l’Université, homme instruit et actif, qui, par son influence et la juste considération dont il est entouré, a rendu les plus grands services à l’instruction primaire. Quand cet établissement sera complété par la division supérieure de l’école des filles, ce sera une excellente école bourgeoise. Mais j’ai bien recommandé à M. Van Goudoever de faire payer aussi 75 florins au moins dans la division supérieure de l’école de filles ; car un prix un peu élevé, sans l’être trop, est le seul moyen de décider la classe moyenne à envoyer ses enfans à une école primaire, par l’assurance qu’ils n’y seront pas confondus avec ceux de la classe indigente. En France, si jamais on veut avoir des écoles bourgeoises et exécuter sérieusement l’article de la loi de 1833, qui établit des écoles primaires supérieures dans toute ville de plus de 6000 ames et dans tout chef-lieu de département, il faudra y attirer, non pas, comme on le croit, par le très bon marché, mais, au contraire, par un prix convenable qui donne un certain lustre à ces écoles, et mette dans l’esprit des familles qu’elles n’appartiennent à l’instruction primaire que par ce seul endroit qu’on n’y enseigne point le grec et le latin. Ce jour-là, la cause des écoles primaires supérieures sera gagnée en France. La ville de Paris songe enfin, après trois ans, à exécuter la loi, et à fonder une école primaire supérieure ; si elle veut en croire mon expérience, elle établira une rétribution de 50 à 100 francs par an ; elle donnera à cette école un autre nom que celui d’école primaire supérieure ; elle l’appellera école moyenne ou école intermédiaire, et elle ne craindra pas d’y élever l’enseignement et de le faire monter, par une gradation habile, jusqu’à une instruction véritablement libérale, avec des annexes industriels et commerciaux.

L’école latine était à Utrecht l’établissement d’instruction publique que je désirais le plus connaître. Depuis La Haye, je n’avais pas visité d’école latine, et je m’étais toujours réservé pour celle d’Utrecht, que l’on m’avait signalée comme un modèle en ce genre. Les deux écoles latines d’Utrecht et de La Haye, passant pour les deux meilleures du pays, un examen sérieux de l’une et de l’autre devait me mettre en possession du véritable état de l’instruction secondaire publique en Hollande.

Rappelons-nous bien le problème que doit résoudre un gymnase, un collége ; c’est de préparer à l’instruction supérieure, à l’université. En effet, on n’apprend pas les mathématiques et les langues savantes pour n’en rien faire, mais dans le dessein de se mettre par ce moyen en état d’embrasser les professions pour lesquelles ces diverses connaissances sont nécessaires. Si ce principe est incontestable, il doit servir à constituer l’instruction secondaire et le collége.

Supposez un collége où par exemple on n’enseigne que les mathématiques, la chimie, la physique, l’histoire naturelle et les langues vivantes. Ce collége ne prépare point à l’université : il ne prépare tout au plus qu’à la faculté de médecine. Mais, dans ce cas, où iront s’instruire ceux qui à l’université veulent suivre la faculté de jurisprudence ou quelque autre faculté ? Il leur faudra donc un collége spécial. Mais ces colléges spéciaux auraient l’inconvénient de former d’avance de futurs médecins qui seraient incapables de lire dans leur langue Gallien, Celse, Boerhave, Stahl, etc., et des jurisconsultes qui n’auraient pas la moindre notion des lois de la nature. Il s’ensuit que le collége, pour préparer aux différentes facultés, doit contenir des enseignemens divers, littéraires et scientifiques. Je repousse donc à la fois, ainsi que M. Cuvier[1], d’une part, une instruction secondaire privée qui n’enseignerait pas le grec et le latin, et de l’autre, une instruction secondaire publique qui n’enseignerait que le grec et le latin, et n’enseignerait ni les mathématiques, ni l’histoire et la géographie, ni les principales langues de l’Europe, et je demande une instruction secondaire publique et privée, des instituts particuliers et des gymnases, qui réunissent tous ces enseignemens. C’est à peu près là le système français ; c’est tout-à-fait le système prussien[2] ; la loi hollandaise de 1815 y est plus ou moins entrée.

Ce système posé, je me permets d’attaquer le titre d’école latine. Ce titre était parfaitement vrai jadis, quand, dans l’école latine, on n’enseignait que les études classiques ; mais, si on y enseigne encore autre chose, ce titre est faux, et la persistance du titre est très propre à retenir l’enseignement dans ses anciennes limites.

Nous avons vu que l’école latine de La Haye a bien des lacunes ; on les retrouve dans celle d’Utrecht. Ainsi je venais de quitter une école primaire où j’avais pu m’entretenir en français sur l’histoire de France avec des jeunes gens de douze à quatorze ans ; et quand je suis arrivé à l’école latine, dans les classes même les plus élevées, les jeunes gens n’entendaient pas le français ; il était donc évident pour moi qu’ils ne connaissaient ni l’histoire ni la géographie de la France aussi bien que les écoliers de M. Julius. On n’enseigne guère mieux l’allemand que le français. Il y a bien quelques leçons sur ces deux langues ; mais ces leçons ne sont pas obligatoires, et cette partie du programme est à peu près inexécutée. On ne voit pas même figurer dans ce programme les sciences naturelles et les sciences physiques. Les mathématiques sont un peu plus cultivées, mais sans jouir d’une grande considération. Tout l’intérêt est pour les études classiques. J’incline donc à penser que l’école latine d’Utrecht mérite son nom ; et bien qu’elle admette déjà une instruction plus étendue que l’ancienne école latine hollandaise, elle n’est encore ni un gymnase allemand ni un collége français. C’est du moins une excellente école latine. J’y ai examiné la plus basse classe, la troisième, la seconde et la première. On y soigne, avec beaucoup de raison, l’enseignement des élémens, et les classes sont parfaitement graduées entre elles. J’ai fait moi-même expliquer en troisième un morceau de Plutarque, dont les élèves se sont bien tirés. La première classe n’est composée que d’une douzaine d’élèves, et ce nombre me paraît suffisant. J’ai prié quelques-uns de ces jeunes gens de mettre en latin sur-le-champ, devant moi, un morceau de l’Hécube d’Euripide. Je les ai interrogés en latin sur la partie grammaticale de ce morceau, et ils m’ont répondu, toujours en latin, d’une manière satisfaisante. Je leur ai fait scander un morceau de l’Énéïde, et leur ai fait rendre compte de la force des expressions. J’étais bien certain que tout cela était improvisé, puisque c’était moi-même qui faisais les interrogations.

En somme, cette école est bonne, et j’en ai été content ; mais, quoiqu’on y enseigne principalement le grec et le latin, je déclare en conscience que le grec et le latin n’y sont pas mieux enseignés, ni poussés même aussi loin que dans les gymnases de l’Allemagne, où pourtant on enseigne beaucoup d’autres choses. L’école latine d’Utrecht ne vaut pas mieux, comme école latine, qu’aucun des gymnases que j’ai vus ; et en même temps elle renferme un plan d’études moins varié et moins riche. Les écoles latines de Hollande ont donc beaucoup gagné depuis M. Cuvier ; mais il leur reste quelque chose à faire pour arriver au point où elles rempliront toute leur destination, et prépareront véritablement à l’université.

J’ai dit tout cela à M. Van Heusde, professeur de littérature grecque et de philosophie à l’Université d’Utrecht, un des curateurs de l’école latine, et qui avait bien voulu m’en faire les honneurs ; je lui ai dit tout cela, mais sans l’ébranler. M. Van Heusde est tout-à-fait dans les principes de M. Thiersch : il est humaniste et exclusivement humaniste en fait de collége. Pour moi, après avoir vu et comparé la France, l’Allemagne et la Hollande, je demeure convaincu que, dans l’instruction secondaire, les études classiques, les lettres grecques et latines doivent être le principal, car c’est là qu’est la vraie culture de l’esprit et de l’ame ; mais qu’en même temps il faut joindre aux bonnes lettres, aux humanités, l’étude des sciences exactes, sans lesquelles il n’y a plus aujourd’hui de vraies lumières, ainsi que l’étude des langues vivantes, sans lesquelles on n’appartient pas à la grande famille civilisée. Lorsqu’on prétend que cette simultanéité d’études est une chimère, et tourne au détriment de chaque branche en particulier, je réponds hautement par l’exemple des gymnases de Berlin que j’ai inspectés moi-même, et je soutiens qu’à Paris, quand on voudra être un peu sévère sur l’ensemble des études au baccalauréat ès-lettres, on obtiendra le même ensemble dans nos colléges. D’ailleurs ce n’est pas tant la force spéciale de telles ou telles études qu’il faut rechercher dans un collége ; c’est bien plutôt l’harmonie des diverses connaissances ; car c’est précisément cette harmonie qui constitue la bonne éducation. Ensuite les diverses facultés de l’Université, et plus tard les écoles spéciales, impriment à l’esprit une direction spéciale et cultivent fortement telle ou telle branche de connaissances humaines. Au fond, ai-je dit à M. Van Heusde, savez-vous quel est l’idéal de votre école latine ? un collège de jésuites. À l’exception du grec, qui était un peu négligé dans les colléges de la Société, les lettres latines y étaient très cultivées, et, à peu près, exclusivement cultivées. Qu’est-il sorti de ces colléges tant vantés ? une génération de beaux-esprits superficiels.

Je ne puis pas non plus approuver sans réserve un autre point essentiel de l’organisation de l’école latine d’Utrecht ; je veux parler des maîtres attachés à telle ou telle branche d’enseignement, et la suivant dans toutes les classes, au lieu d’enseigner dans une seule les diverses branches de connaissances que cette classe comprend. J’accorde cela pour les mathématiques, pour les sciences physiques, pour les langues modernes, pour l’histoire même, comme nous l’avons fait chez nous, peut-être avec plus d’inconvéniens que d’avantages. Mais, pour tout le reste, je n’admets pas qu’on doive confier à un maître la poésie latine, à un autre la prose, à un autre le grec, etc. Mon objection radicale contre ce système est le défaut d’une autorité unique, permanente, continue dans une classe. Ensuite, comment abandonner un élève, depuis la sixième jusqu’à la première, pour une branche importante d’études, à un seul et même professeur, qui, s’il est mal choisi, ou s’il se néglige, ou s’il se fatigue, ruine cette branche d’études depuis le commencement jusqu’à la fin, et pendant les cinq ou six ans de l’école ! Cette pratique est encore imitée des colléges des jésuites, où le professeur de sixième montait, d’année en année, dans les classes supérieures, de manière à suivre ses élèves dans toutes les classes et dans tout le cours de leurs études. J’ai rappelé à M. Van Heusde contre ce système, que nous appelions en badinant le système circulatoire de l’école latine d’Utrecht, toutes les objections de détail que j’avais déjà présentées à M. Vynbeck et à M. Bax à La Haye. Elles n’ont pas eu le même succès auprès de mon savant interlocuteur.

Son grand argument était celui-ci : Un homme ne peut pas posséder également toutes les branches de connaissances qu’on doit enseigner dans une classe. Réponse : Tout au contraire, je soutiens qu’à part les exceptions ci-dessus mentionnées, tout bon professeur de sixième, par exemple, doit savoir tout le grec, tout le latin, toute l’histoire même et toute la géographie dont ses élèves ont besoin. Je ne puis comprendre un professeur de sixième qui ferait expliquer les Fables de Phèdre sans être en état de citer perpétuellement les Fables d’Ésope, et sans faire, devant ses élèves, la comparaison instructive de l’original et de la copie. Séparer le grec et le latin est nécessaire dans une faculté de l’université, mais non pas dans un collége. Si j’osais, j’en dirais presque autant de la géographie et de l’histoire ancienne, et je ne verrais aucun inconvénient à ce que les professeurs de grec et de latin enseignassent l’histoire grecque et l’histoire romaine. Ils l’enseigneraient au moins sur des textes positifs ; ils mettraient par là beaucoup de faits dans la tête des jeunes gens, et on ne verrait plus de cours d’histoire de collége, appartenant beaucoup plus à la philosophie de l’histoire qu’à l’histoire proprement dite.

Second argument : À la longue, un professeur s’ennuie de rester toujours dans la même classe. Réponse : Mais, à la longue, un professeur peut s’ennuyer aussi de n’enseigner jamais que les mêmes choses. Le remède unique à cet inconvénient est dans une bonne administration des colléges, qui, surveillant avec soin chaque professeur, tout en le maintenant long-temps dans une classe pour qu’il la possède bien, saisit le moment où la fatigue commence, pour le faire monter dans une classe supérieure, relevant ainsi et variant ses occupations.

Troisième argument : Les hommes chargés d’une branche spéciale la professent mieux. Réponse : L’argument est vrai, mais il ne porte pas, parce que la question n’est pas de savoir si un professeur spécial ne professera pas mieux une branche spéciale, mais si un seul et même professeur n’est pas en état de professer très convenablement plusieurs branches à la fois, et si le résultat dernier que l’on se propose, à savoir, la bonne instruction générale des élèves, n’est pas mieux atteint dans un système que dans l’autre. Ces maîtres spéciaux tirent chacun de leur côté ; et comme ils ne peuvent pas être tous de la même force ni également intéressans, l’équilibre de la classe, ce point si essentiel, est rompu, et le grec est sacrifié au latin ou le latin au grec. Il peut arriver ainsi que les branches les moins importantes, si elles sont mieux enseignées, et peut-être avec plus de zèle et de chaleur que de véritable talent, nuisent à d’autres branches plus importantes et plus austères.

Mais vous, disais-je à M. Van Heusde, qui aimez tant les maîtres spéciaux pour chaque branche de connaissances, comment n’avez-vous pas un professeur de philosophie ? Je ne vois point d’enseignement philosophique dans l’école latine d’Utrecht. — Il n’y a point d’enseignement philosophique proprement dit dans aucune de nos écoles latines, me répondit M. Van Heusde, parce qu’à cet âge nous ne croyons pas les jeunes gens capables d’études aussi difficiles ; mais les professeurs de littérature grecque et de littérature latine rencontrent et développent beaucoup de maximes philosophiques dans l’explication de certains écrits de Cicéron et de plusieurs dialogues de Platon. Nos jeunes élèves se familiarisent ainsi avec la philosophie ancienne, et sont préparés à l’enseignement philosophique des universités. — Il faut convenir qu’il en est à peu près de même dans les gymnases de l’Allemagne. Mais j’appris à M. Van Heusde qu’il n’en était plus tout-à-fait ainsi dans les gymnases de la Prusse, et que dans la première classe il y avait un enseignement philosophique élémentaire[3]. Cette pratique me paraît excellente en elle-même et nécessaire. Sans doute, il sort une bonne instruction philosophique du De Officiis, du Criton, de l’Alcibiade et des dialogues socratiques ; mais il faut coordonner toutes ces maximes et en faire un ensemble, pour que cet ensemble s’imprime dans l’esprit et dans l’ame. Et puis, il convient d’inculquer de bonne heure le sentiment de la dignité de la philosophie, et ceci est une considération d’une grande portée. Ensuite, si le gymnase est une préparation à l’université, il doit préparer au cours de philosophie de la faculté des lettres. Il ne faut pas alléguer l’âge de ces jeunes gens, car, s’ils sont capables de comprendre l’Alcibiade de Platon et les idées qui s’y rencontrent çà et là, ils peuvent bien comprendre ces mêmes idées arrangées dans un certain ordre. Enfin, en ne plaçant pas dans les colléges un enseignement philosophique élémentaire, on condamne les universités à se charger de cet enseignement, et on abaisse alors, on réduit à une nullité presque absolue la philosophie dans les universités.

Je remarquai aussi qu’il n’y avait aucun enseignement moral et religieux dans l’école latine d’Utrecht. C’est le même système que dans l’enseignement primaire, et M. Van Heusde me répéta pour l’école latine absolument ce que tous les inspecteurs primaires m’avaient dit pour leurs écoles : Tous les maîtres ici s’appliquent en toute occasion à rappeler les principes de l’Évangile et à inculquer l’esprit de moralité et de piété ; mais nous n’avons pas d’enseignement spécial à cet égard ; un pareil enseignement n’a lieu qu’en dehors de l’école latine, dans le temple ou dans l’église. Et M. Van Heusde me donnait de cette coutume les mêmes raisons qu’on m’en avait déjà données, la nécessité de maintenir la tolérance, surtout la nécessité de ne point effaroucher les ministres des différens cultes, l’impossibilité de se passer d’eux pour un tel enseignement, et en même temps l’inconvénient de le confier à l’un d’eux en particulier. — Mais pourquoi ne confieriez-vous pas à différens ministres l’enseignement religieux des différens cultes ? Nul n’aurait à se plaindre, et l’école y gagnerait. — C’est ce qui se fait, me dit-il, mais hors de l’école. — À la bonne heure, si cela se fait, mais cela se fait-il réellement ? Remarquez que dans les classes supérieures des écoles latines, les enfans ont fait leur première communion, et qu’il n’y a plus pour eux, en dehors de l’école, d’exercices religieux obligés ; or, en toute chose, je ne me fie qu’à l’obligé. Si vous m’assurez que, sans cette obligation, l’esprit de piété est tel en Hollande, que vos jeunes gens ne manquent pas de suivre le sermon ou le prêche et des exercices religieux, je m’incline et me tais ; mais en Allemagne, il y a au moins autant de piété que chez vous, et pourtant je n’y ai pas vu un gymnase où il n’y ait un enseignement spécial à la fois moral et religieux[4]. En Allemagne, cet enseignement est quelquefois si général, qu’il convient aux enfans de toutes les communions, excepté aux juifs qui naturellement n’assistent point à ces cours. Cet enseignement, habilement réparti dans toutes les classes, est regardé comme le fondement du gymnase. Il est même poussé si loin, bien entendu sans discussions théologiques, dans la classe supérieure, que long-temps il a dispensé et qu’encore aujourd’hui il dispense quelquefois de l’enseignement philosophique. En effet le christianisme peut être considéré comme la philosophie de la jeunesse. Mais vous, dans vos écoles latines, vous n’avez ni enseignement philosophique ni enseignement religieux. Votre enseignement scientifique n’est pas très développé. Vous n’enseignez réellement aucune langue vivante. C’est qu’au fond vous ne voulez dans vos écoles latines que du grec et du latin, conformément à leur titre. Pour moi, je veux dans tout collége un enseignement moral et religieux, parce que je ne crois pas que les pratiques extérieures du culte, fussent-elles même régulièrement suivies, suffisent à l’éducation morale et religieuse de la jeunesse, et que ces exercices, sans un enseignement qui les soutienne et les explique, sont plus dangereux qu’utiles dans un certain développement de l’esprit. Je veux un enseignement moral et religieux très général et sans acception d’aucune communion dans les écoles primaires, comme base commune de l’enseignement religieux positif que les différens cultes donneront dans l’église, le temple ou la synagogue. De même dans le collége, je réclame un enseignement religieux donné dans les murs mêmes du collége aux jeunes gens des différens cultes par les ministres de ces cultes, un enseignement chrétien qui suive les jeunes gens depuis leur entrée jusqu’à leur sortie du collége, qui les pénètre d’un respect éclairé et durable pour les grands monumens du christianisme, pour son histoire, pour les grandes vérités qu’il a mises dans le monde, et pour la sublime morale de l’Évangile. Maintenant vous me dites qu’un pareil enseignement est difficile à maintenir dans les limites de la tolérance et de la raison. J’en conviens avec vous ; je conviens encore qu’il vaut mieux que cet enseignement n’ait pas lieu, que s’il était fait dans un esprit de fanatisme ou de prosélytisme ou de dévotion mesquine et superstitieuse ; mais je vous donne ma parole que j’ai assisté en Allemagne à des leçons de religion, dans les écoles du peuple et dans les gymnases, qui m’ont pénétré d’admiration, et ce qui vaut encore mieux, qui m’ont donné à moi-même, au moins pendant cette heure fugitive, tous les sentimens que je voudrais voir s’enraciner dans le cœur de mes semblables.

Nous avons aussi agité la grande question de l’externat et du pensionnat dans l’instruction secondaire. Ici tout le monde est unanime contre le pensionnat, et M. Van Heusde m’a parlé comme M. Bax. L’école latine d’Utrecht est un externat comme celle de La Haye, et il n’y a pas en Hollande une seule école latine, un seul gymnase à pensionnat. Le pensionnat est absolument inconnu ; il n’existe ni dans les établissemens privés ni dans les établissemens publics. La vie domestique est trop forte en Hollande pour qu’un père de famille consente à abdiquer ses droits sur ses enfans de douze à dix-huit ans. J’ai demandé quel moyen on avait alors de connaître profondément chaque élève, et d’influer sur ses sentimens, en un mot, de mêler l’éducation à l’instruction. Voici ce qui m’a été répondu : « 1o  Le directeur et les professeurs, délivrés des soins qu’entraîne le pensionnat, correspondent habituellement avec les pères et les mères de familles. La famille et l’école s’entre-aident. Les mères, en particulier, ont un zèle admirable. 2o  Chaque maître, dans ses leçons, s’efforce de cultiver l’ame de ses élèves en ramenant sans cesse de bonnes maximes, et en saisissant toutes les occasions de se livrer à des réflexions morales. » Ces deux excellentes pratiques existent aussi en Allemagne où le plus grand nombre des gymnases sont, comme en Hollande, des externats. Et à ce propos, je ne puis m’empêcher de remarquer que les deux peuples où l’éducation joue le plus grand rôle dans l’instruction, sont précisément les deux peuples qui préfèrent l’externat au pensionnat, tandis qu’en France où l’internat prévaut, sur le principe que l’internat seul peut donner l’éducation, l’éducation est presque nulle ou beaucoup plus faible que dans les deux autres pays. J’ai moi-même exposé ailleurs les difficultés de toute espèce et les graves dangers du collége à pensionnat[5]. D’un autre côté, un pareil collége bien dirigé serait une chose si admirable et si utile, ce serait une leçon si efficace et si vive d’ordre, de hiérarchie et de justice, que je ne voudrais pas désarmer la société d’un tel moyen de culture morale et politique. Et puis, en France, la vie domestique est malheureusement si faible, que si nos colléges cessaient d’être des pensionnats, les établissemens privés s’enrichiraient seuls de leurs dépouilles ; il y aurait autant d’enfans enlevés à leurs familles, avec cette seule différence, qu’au lieu de tomber entre les mains vigilantes de l’état, ils seraient abandonnés à des spéculations particulières bien moins capables encore que le gouvernement de succéder aux droits et aux devoirs de la famille. En résumé, je ne crois pas qu’on puisse résoudre le problème d’une manière absolue. Tout dépend des mœurs du pays, du plus ou moins de force de la vie de famille, et de beaucoup d’autres choses qu’il faut prendre en considération pour fonder à propos un collége de pensionnaires ou d’externes. La seule chose que je n’aie vu réussir nulle part, c’est un pensionnat trop considérable.

Je termine cet examen de l’école d’Utrecht par quelques mots sur sa constitution intérieure et sur le mode de nomination de ses professeurs. Pour soixante élèves, il y a sept professeurs, indépendamment des maîtres de français et d’allemand. Parmi les professeurs deux sont les supérieurs officiels des autres, et portent les titres de rector et conrector, comme en Allemagne, c’est-à-dire notre proviseur et notre censeur. L’école est sous la surveillance d’un collége de curateurs, comme l’Athénée d’Amsterdam. Cette commission a la plus grande confiance dans un de ses membres, M. Van Heusde, le premier homme de l’université et du pays, qui gouverne à peu près l’école latine et la dirige dans l’esprit que nous avons signalé. C’est le collége des curateurs qui propose les candidats pour les places de professeurs au conseil municipal d’Utrecht ; ce conseil nomme les professeurs et il les paie. L’état n’intervient ni dans la nomination ni dans le traitement des professeurs ; et il en est ainsi dans toute la Hollande. L’instruction secondaire ne coûte donc rien à l’état ; mais aussi l’état n’exerce presque aucune influence sur elle, excepté par la surveillance de l’inspecteur-général des écoles latines, M. Vynbeck, qui réside à La Haye, et fait de temps en temps quelques tournées. En réalité, l’instruction secondaire est ici toute municipale, et plus municipale même que l’instruction primaire ; car celle-ci est presque tout entière entre les mains des inspecteurs qui la surveillent, composent les commissions d’examen de capacité générale, et président les concours pour les nominations spéciales, et ces inspecteurs sont nommés et payés par l’état. Il y a même des places de maîtres d’école de ville et de village, dont l’état fait le traitement, quand la commune et le département n’y suffisent pas. À l’autre extrémité de l’instruction publique, dans les universités, l’état intervient encore, et il intervient seul : il paie les professeurs et il les nomme. Mais toute l’instruction secondaire est abandonnée aux municipalités, éclairées et dirigées, il est vrai, par des colléges de curateurs. Il n’y a pas de conditions exigées pour la nomination des professeurs des écoles latines. Ordinairement les candidats sont docteurs ès-lettres ou ès-sciences dans quelque université ; mais ce grade n’est pas nécessaire. Il n’y a pas même d’examens préalables, encore moins de mode régulier de préparer à l’enseignement, comme en Allemagne et chez nous[6]. C’est à mon gré l’enfance de l’art en fait d’instruction secondaire ; et la loi de 1815 demande une révision sérieuse où l’on fasse à l’état une part bien plus forte dans le gouvernement de l’instruction secondaire. Mais encore une fois, il ne faut pas oublier que la Hollande est une vieille république où il règne encore beaucoup d’esprit républicain, j’entends dans le bon sens du mot. Pour bien apprécier les institutions de ce pays, il ne faut jamais perdre de vue les deux choses qui y dominent, l’esprit municipal et l’esprit de famille. C’est le même esprit, diversement appliqué dans l’instruction publique, qui a produit et qui maintient les colléges d’externes exclusivement municipaux. En France, l’esprit contraire a produit et soutient nos colléges royaux à pensionnat. Mais il est temps de passer de l’instruction secondaire à l’instruction supérieure, de l’école latine à l’université d’Utrecht.

Qui connaît la loi de 1815 sur les universités connaît l’université d’Utrecht ; car, en Hollande, les lois sont exécutées, et les règlemens ne vont pas d’un côté et les faits de l’autre. Une université hollandaise est d’ailleurs presque entièrement une université allemande[7]. Tandis que les écoles latines sont exclusivement entretenues par les villes, comme nos colléges communaux, les universités sont entretenues par l’état et ne relèvent que de l’état. Auprès de chaque université est un collége de curateurs, encore comme en Allemagne. L’université est gouvernée, pour le train ordinaire des affaires, par le sénat académique, l’assemblée de tous les professeurs ordinaires, et par le recteur élu par cette assemblée pour une année, à tour de rôle, dans chaque faculté. Il n’y a pas seulement ici quatre facultés, comme en Allemagne ; mais, ce qui vaut mieux[8], et ce qui est un reste du régime français, il y a cinq facultés. L’ordo philosophicus de l’Allemagne est divisé en deux, comme chez nous : les lettres et les sciences. En revanche, je désirerais que la Hollande, ainsi que la France, eût dans chaque faculté, outre des professeurs ordinaires et extraordinaires, avec des rangs et des traitemens différens, de jeunes docteurs admis à certaines conditions à faire des cours dans l’auditoire de chaque faculté. Voilà six ans que je demande à tous les ministres qui se succèdent au ministère de l’instruction publique, d’appliquer à toutes les facultés la belle institution des agrégés de la faculté de médecine. Les lecteurs des universités hollandaises ne sont que l’ombre de cette institution ; car ces lecteurs ne font des cours que sur des matières de peu d’importance, tandis que les agrégés de l’école de médecine, les Privat-docenten des universités allemandes, font précisément des cours sur les points les plus intéressans que négligent quelquefois les professeurs ordinaires et extraordinaires, et par là soutiennent et animent l’enseignement, et complètent, presque sans aucun frais, l’encyclopédie scientifique que toute université doit présenter. Mais j’ai ailleurs[9] assez développé mes idées à cet égard, pour qu’il soit superflu d’y insister davantage.

Ici, comme en Allemagne, personne ne comprend des professeurs ordinaires de l’université, qui doivent être des hommes depuis long-temps connus et entourés d’une certaine renommée, concourant comme d’obscurs maîtres d’école ou comme des jeunes gens, et subissant des épreuves très hasardeuses, devant des juges qui, à dire vrai, sont et doivent être incapables de les apprécier. En effet, que dans une faculté des sciences, par exemple, le professeur unique de mathématiques vienne à mourir, voilà les professeurs d’histoire naturelle, de physique, de chimie, etc., qui se trouvent juges d’un concours pour une chaire de mathématiques, lorsqu’ils ne sont pas ou peuvent ne pas être mathématiciens, et quand celui qui se présente doit leur être infiniment supérieur à tous dans cette branche spéciale de connaissances. Je suppose qu’à notre faculté des lettres, le professeur de géographie savante vienne à nous manquer ; comment veut-on que moi, professeur de l’histoire de la philosophie, je sois un juge compétent d’un concours de géographie ? Je refuserais assurément de traduire à ma barre M. Letronne ou M. Walkenaer. Je ne suis pas même en état d’être leur écolier, loin de pouvoir être leur juge ; mais j’aurais assez de lumières pour me trouver honoré qu’on me les donnât pour collègues. J’ai encore, il y a long-temps, exprimé mon opinion tout entière à cet égard[10], et, grace à Dieu, l’opinion publique, un moment égarée ou plutôt étourdie par la clameur de la médiocrité remuante, commence à reconnaître que le concours appliqué aux chaires d’université est une véritable dérision. En Hollande, le collége des curateurs propose, et le ministre nomme. Il en est à peu près de même en Allemagne, où le ministre prend peut-être un peu plus l’initiative du choix. Je sais bien tout ce qu’on peut dire contre ce mode de nomination ; mais tout a ses inconvéniens, et les plus grands sont du côté du concours. Au reste, voulez-vous une preuve de fait ? Pour les chaires de première institution en France, le droit de nomination directe appartient au ministre. Il a été ainsi nommé, depuis 1830, un bon nombre de professeurs, par des ministres très différens, dans toutes les facultés. Examinez ces choix ministériels, et comparez-les avec les résultats des concours dans ces mêmes facultés.

Mais voici le point vital de la constitution des universités en Hollande et en Allemagne. Le professeur a un traitement fixe convenable, mais il reçoit aussi une rétribution des élèves qui fréquentent ses cours. Je l’ai dit ailleurs[11], et je le répète, c’est là l’unique moyen d’avoir des professeurs zélés et des auditeurs assidus. Nulle invention ne peut remplacer cette condition fondamentale. Par exemple, l’appel qui se fait ou devrait se faire dans nos facultés de droit en France est une pratique puérile, tyrannique et vaine. Qui oserait proposer de la transporter dans les facultés des sciences et des lettres ? La vraie discipline d’un cours, la vraie garantie de l’assiduité est dans la rétribution des élèves. C’est aussi là qu’il faut chercher la garantie d’un auditoire sérieux, qui réagit à son tour sur l’enseignement. Alors plus de cours de luxe, plus de déclamations, de divagations, d’excursions perpétuelles hors du sujet. Tout cela, loin de repousser la jeunesse, l’attire naturellement, lorsqu’elle peut venir écouter tout cela pour rien et uniquement pour son plaisir ; mais si, pour son argent, on ne lui donne que des phrases, les plus belles, si elles sont vides, ne suffiront plus. Le professeur qui voudra un nombreux auditoire, dans le double intérêt de sa renommée et de sa bourse, fera effort pour être solide, substantiel, instructif, comme aujourd’hui je sais des professeurs capables de donner un très bon enseignement, et qui se tourmentent l’esprit pour faire, contre nature, un enseignement léger, à la portée de leurs bénévoles auditeurs.

Je sais parfaitement que je prêche dans le désert, et que je ne serai point écouté. Cependant je ne cesserai d’opposer à un usage qui n’a pas trente ans en France, et qui, depuis trente ans, a toujours été un abus manifeste, la règle et la pratique de toutes les universités du monde et la voix de l’expérience universelle[12].

Je mettais une grande importance à juger par moi-même de la force des études littéraires à l’université d’Utrecht, et, pour cela, je désirais assister à l’examen de candidat ès-lettres, notre examen du baccalauréat ès-lettres. En Hollande, comme chez nous, le grade de candidat ou de bachelier ès-lettres est indispensable pour prendre des grades dans toutes les autres facultés ; mais il n’est pas la condition de l’immatriculation même : on peut ne prendre le grade de candidat ès-lettres qu’au bout de deux ans ; en fait on ne le prend guère avant un an ou dix-huit mois, et il suppose qu’on a suivi plusieurs cours à l’université dans la faculté des lettres. L’immatriculation s’accorde à peu près à quiconque la demande, et l’examen d’immatriculation n’est guère qu’une formalité, à ce que m’ont dit la plupart des professeurs. La nécessité d’un examen sérieux pour la candidature ès-lettres est donc d’autant plus grande. Je demandai à M. Van Heusde de me faire assister à un examen de ce genre, et comme il devait y en avoir un le lendemain, je n’ai pas manqué de m’y trouver, et j’en puis parler en parfaite connaissance de cause.

Avant d’entrer dans le détail de cet examen, je dois dire qu’en Hollande le programme de la candidature ès-lettres est différent, selon que le candidat se destine à la médecine, ou à la jurisprudence, ou à la théologie, ou aux sciences, ou aux lettres. Mais si les programmes d’examen sont différens, ce doit être précisément pour qu’il soit apporté à chaque examen une sévérité convenable. Cependant M. Van Heusde m’a avoué, comme le fit quelques jours après M. Bake à Leyde, que s’il s’agit de candidats pour les sciences, pour la médecine, et même pour la jurisprudence, l’examen est très facile et d’une extrême indulgence. C’est un tort grave, et qui mérite au plus haut degré l’attention du gouvernement. Mais M. Van Heusde prétend qu’il n’en est point ainsi lorsqu’il est question de candidats en théologie et surtout en littérature. Le candidat qui se présentait à l’examen auquel j’ai assisté, se destinait à la théologie. Voici comment s’est passé cet examen :

Le jeune homme fréquentait les cours de l’université depuis une année. Il savait qu’il serait interrogé sur la littérature moderne, sur le Banquet de Platon pour la littérature grecque, sur le De Officiis et sur un poète latin pour la littérature latine, enfin sur l’hébreu. Les juges étaient les quatre professeurs ordinaires de la faculté des lettres, M. Grœnewoud, professeur de littérature hébraïque et orientale, M. Vischer, professeur de littérature nationale et de littérature moderne, M. Van Goudoever, professeur de littérature latine, et M. Van Heusde, professeur de littérature et de philosophie grecque. M. Vischer a interrogé en hollandais. J’ai compris qu’il était question de déterminer les auteurs et l’époque de différens écrits du moyen-âge, par exemple l’Imitation de Jésus-Christ, que le candidat et le juge ont attribuée, sans hésiter, à notre Gerson. Les trois autres juges ont interrogé en latin et le candidat a répondu dans la même langue. M. Van Heusde lui donna à expliquer un morceau du Banquet. Le jeune homme était préparé, car il avait apporté une édition de ce dialogue. Il traduisit en latin le passage indiqué et rendit compte des diverses difficultés grammaticales. Il s’exprimait médiocrement, mais correctement, et ses réponses étaient assez exactes. M. Van Heusde lui fit, dans son exquise latinité et avec une aisance incroyable, des questions sur l’époque probable où le Banquet avait été composé, sur le but du dialogue, le caractère des différens discours et la vraie pensée de Platon. Les réponses du candidat, en général très brèves, prouvaient qu’il avait sérieusement étudié l’ouvrage sur lequel on l’interrogeait. M. Van Goudoever présenta successivement à l’élève une page de Cicéron et un morceau de poésie latine ; et à propos du De Officiis, le savant professeur ne manqua pas d’interroger le candidat sur les sources de ce traité, sur Panœtius et les stoïciens, si chers et si familiers à l’érudition hollandaise. Le candidat s’en tira assez bien. Le professeur d’hébreu prit le dernier la parole et tint le candidat sur la sellette plus long-temps que les autres, vraisemblablement parce que ce candidat se destinait à la théologie ; l’examen sur l’hébreu et sur l’exégèse sacrée était le point principal de la séance. Ce dernier juge poussa le jeune homme assez vivement. Celui-ci ne répondit pas trop mal, au moins quant au latin. Tout à coup la porte s’ouvrit, et l’huissier vint dire à haute voix : Hora, l’heure est écoulée. Les assistans, qui étaient douze ou quinze et qui semblaient des étudians comme le candidat, se retirèrent ainsi que moi ; quelque temps après, on fit rentrer le candidat, et il fut déclaré admis.

Dans mon opinion, ce candidat ès-lettres répondit à peu près comme répondrait un bon candidat à notre licence ès-lettres dans la partie orale des épreuves ; toutefois l’examen auquel j’ai assisté à Utrecht, est plus fort que celui de notre baccalauréat, non pas précisément par la difficulté des auteurs à expliquer, mais par la durée de l’épreuve et la nécessité de répondre en latin. Le candidat d’Utrecht était un peu plus âgé que les nôtres et paraissait plus mûr dans ses études. Mais je ne sais s’il aurait pu répondre d’une manière satisfaisante sur tout le programme de notre baccalauréat ès-lettres, encore moins sur le programme de l’Abiturienten examen de la Prusse, dernier programme qui est infiniment plus fort que le nôtre par cela seul qu’il contient des épreuves écrites[13]. Il est absolument indispensable de réviser notre baccalauréat ès-lettres. Si l’on veut qu’il résume fidèlement les études du collége dans leur ensemble, comme on y a mis des mathématiques et de la physique, il faudrait y mettre pour la littérature, outre des explications d’auteurs grecs et latins, une composition, un thème grec, ou du moins une version latine, ou, ce qui serait plus sûr, un thème latin[14].

Je demandai à M. Van Heusde si l’examen de candidat ès-lettres durait quelquefois moins d’une heure. — Jamais, cela ne se peut pas ; c’est l’huissier et l’horloge qui règlent d’après la loi la durée de l’examen. — Le candidat, reçu aujourd’hui, représente-t-il la moyenne ou l’élite de vos candidats ? — Un peu plus que la moyenne. Sans être très remarquable, nous le trouvons tout-à-fait bon. — Lui avait-on communiqué d’avance les questions ? — Non ; mais il savait, comme vous le saviez vous-même, les auteurs sur lesquels il serait interrogé. — Les examens de candidature ès-lettres pour ceux qui se destinent à la littérature proprement dite, sont-ils plus forts que celui-là, sauf la diversité des matières ? — À peu près de la même force.

Je puis donc considérer l’examen auquel j’ai assisté, comme représentant la candidature ès-lettres dans toute sa force, et je déclare qu’un pareil examen ne peut être taxé de faiblesse, et qu’on ne peut le soutenir comme l’a fait devant moi le candidat d’Utrecht, sans avoir fait de très bonnes études grecques et latines ; et si on exigeait un pareil examen, bien entendu sauf l’hébreu, pour l’immatriculation, avec quelques élémens de sciences exactes, d’histoire et de géographie, il n’y aurait rien à désirer, et la Hollande aurait notre excellente institution du baccalauréat ès-lettres ; ses écoles latines y gagneraient, son instruction secondaire privée serait bien forcée de se mettre au niveau des écoles latines ou de renoncer absolument à préparer à l’université, et les cours de l’université en première année pourraient être plus élevés. Mais, dans ce cas, il faudrait mettre, pour ceux qui se destinent à la littérature, une épreuve intermédiaire entre la candidature et le doctorat ès-lettres, c’est-à-dire quelque examen qui répondit à notre licence.

J’ai vu aussi à Utrecht les bâtimens de l’université. Ils ne sont pas fort considérables, la plupart des professeurs ayant, selon l’usage allemand, leurs auditoires chez eux. Il y a pourtant un certain nombre de salles publiques, mais dont la plus grande ne peut contenir plus de cent à cent cinquante élèves, et c’est un auditoire bien suffisant si les cours sont ce qu’ils doivent être, sérieux et substantiels. La bibliothèque de l’université n’est pas dans le même bâtiment que les salles des cours ; elle occupe, ainsi qu’à Leyde et la plupart du temps en Allemagne, à Munich et à Berlin, un bâtiment séparé, parfaitement disposé, et où toutes les matières sont rangées dans le plus bel ordre. M. Van Heusde est le directeur de cette bibliothèque. Dans tout bâtiment d’université en Hollande, comme en Allemagne, est une belle salle pour le sénat académique, et une salle plus belle encore pour ce qu’on appelle les promotions, nos examens pour le doctorat. La salle des promotions à Utrecht est vraiment imposante, et il est ridicule qu’à la Sorbonne nous n’en ayons pas une semblable pour les facultés des lettres et des sciences. Dans la salle du sénat académique sont suspendus à la muraille les portraits de tous les professeurs de l’université d’Utrecht, dans les différentes facultés, depuis sa fondation jusqu’à nos jours. Excellente et noble coutume de conserver les images des hommes qui ont bien mérité de l’université, et qui me rappelle une autre coutume, ou plutôt une règle de chaque université hollandaise, de publier chaque année ses annales, qui contiennent les divers actes des cinq facultés, les programmes des cours, et les sujets de prix donnés par l’université, avec les dissertations qui ont remporté les prix[15]. Par là, le monde savant peut juger si une université remplit ou non sa mission. Ces annales deviennent ainsi dans un pays les annales mêmes de la science. Certainement, on peut dire que les annales des trois universités de Groningue, de Leyde et d’Utrecht[16] forment, avec les mémoires de l’Institut royal à Amsterdam, un corps complet de l’histoire littéraire et scientifique de la Hollande. Chez nous, l’Histoire de l’Université de Paris de Duboulay n’est-elle pas l’histoire même de la philosophie et de la science à Paris au moyen-âge ? Il semblerait donc très convenable que les cinq facultés de l’université de Paris, quand il y aura à Paris une université véritable, missent parmi les devoirs de leur recteur, de faire paraître l’histoire de l’université pendant le cours de son rectorat, à l’aide des notes et des pièces que le doyen de chaque faculté lui remettrait. Oh ! quand nos cinq facultés formeront-elles un corps ? Quand auront-elles des délibérations en commun ? Quand chaque faculté élira-t-elle son doyen ? Quand les facultés réunies éliront-elles leur recteur ? Déjà M. Royer-Collard, quand il était président de la commission de l’instruction publique, a demandé, en 1816, à la faculté des lettres de désigner des candidats pour le décanat. Le savant géographe M. Barbié du Bocage fut ainsi nommé, ayant été désigné par ses pairs, primus inter pares. A-t-on vu que ce mode de nomination ait bouleversé la faculté des lettres ? Nos cinq facultés ne seraient pas moins bien gouvernées quand elles auraient un chef désigné par elles. L’Institut de France nomme ses secrétaires, et c’est dans cette élection que ces secrétaires puisent leur pacifique autorité. Je fais donc des vœux, ou plutôt je les renouvelle, car je les ai mille fois exprimés[17], pour que sur certains points de la France, à Rennes pour la presqu’île bretonne, à Caen pour la Normandie, à Dijon pour la Bourgogne, à Lyon et à Toulouse pour le midi, à Douai pour le nord, à Strasbourg pour la Lorraine et l’Alsace, on établisse successivement et peu à peu nos cinq facultés, liées les unes aux autres, nommant leurs doyens et leurs recteurs, ayant des assemblées en commun, et formant de grands centres scientifiques, rattachées, d’ailleurs, comme le sont aujourd’hui nos facultés spéciales, au gouvernement central de l’instruction publique, au conseil et au ministre.

En parcourant les portraits des professeurs de l’université d’Utrecht, j’ai rencontré parmi eux des hommes de ma connaissance, ce Regius[18], ce Schooten[19], qui introduisirent la philosophie de Descartes dans l’université naissante d’Utrecht, et ce Voet[20], qui la combattit avec tant d’acharnement et de méchanceté, et qui essaya de persécuter Descartes en Hollande comme catholique, tandis que, plus tard, la catholique et jésuitique faculté de Louvain le condamna comme hétérodoxe, et qu’un moment, arrêtée par l’arrêt burlesque de Boileau, l’autorité en France, après quelques hésitations, sur les instances des jésuites, finit par proscrire officiellement le cartésianisme. Vains efforts ! Malgré Voet et les siens, (car il y a trois ou quatre portraits de différens membres de la famille Voet dans la salle du sénat académique), c’est en Hollande que s’éleva le plus intrépide disciple de Descartes, Spinosa, que le Voet du synode d’Utrecht ne put accuser de catholicisme, mais que les Voet du judaïsme persécutèrent à leur tour. J’ai trouvé à Paris, à la Bibliothèque du roi, et j’ai entre les mains l’avis motivé, probablement d’un conseiller d’état du roi Louis XIV, pour qu’on ne proscrive pas la philosophie de Descartes ; et cet homme grave, dont j’ignore le nom, en donne des raisons excellentes[21]. J’ai trouvé également à la Bibliothèque royale un arrêt du conseil, contresigné Phelipeaux, rendu vraisemblablement sur les suggestions de quelque père Letellier, lequel arrêt interdit l’enseignement de la philosophie cartésienne dans tous les colléges de l’Oratoire ; et c’est précisément d’un collége de l’Oratoire qu’est sorti cet autre disciple de Descartes, le Spinosa chrétien, le Platon de la philosophie moderne, le divin Mallebranche ! Ô vanité des persécutions en philosophie ! Le génie sans doute a ses erreurs, ses excès, ses périls ; mais il n’y a qu’un seul remède à tout cela ; ce remède est l’intervention d’un autre génie qui corrige son devancier, à condition d’être un jour corrigé lui-même par celui qui le suivra. Toutes les tracasseries n’empêchèrent point Descartes de faire son œuvre, car cette œuvre était nécessaire et bonne. Malgré les Voet et les Letellier, il produisit Spinosa et Mallebranche, qui, en tirant des principes de leur maître des conséquences nouvelles, prolongèrent et agrandirent son influence, en dépit de tous les obstacles, même dans ce qu’elle avait de vicieux, jusqu’à ce que parût le grand Leibnitz, qui, sans intrigue de cour et sans ordre de cabinet, quoiqu’il fût le conseiller de deux ou trois monarques, arrêta le mouvement cartésien, et brisa le règne exclusif de Descartes avec les armes mêmes de Descartes, c’est-à-dire le raisonnement, la démonstration. Un argument, un argument, voilà qui vaut mieux que mille arrêts ; mais l’argument de Leibnitz contre Descartes n’était pas à l’usage du jésuite Letellier et du calviniste Voet.

Voet et Descartes me ramènent à Utrecht. J’y ai trouvé surabondamment les traces du premier ; mais celles du dernier sont effacées. On ne sait pas bien où il logeait à Utrecht : on conjecture qu’il demeura quelque temps dans une petite maison située sur la promenade appelée aujourd’hui le Mail (Mali-bahn), La bibliothèque ne contient pas une seule lettre de lui ; mais j’espère être plus heureux à Leyde, et trouver dans les papiers d’Huyghens quelque chose qui se rapporte à notre illustre compatriote.

Je ne veux pas poser la plume avant d’avoir fait un peu connaître au lecteur mon savant et aimable guide à l’école latine et à l’université d’Utrecht, M. Van Heusde. Quand j’entrai en Hollande, M. Van Heusde était, avec M. de Falke, l’homme avec lequel je désirais le plus m’entretenir. Je ne le connaissais que par ses écrits et par quelques lettres ; mais j’avais l’espérance et comme le pressentiment que je trouverais en lui quelqu’un selon mon esprit et selon mon cœur. J’attendais beaucoup, j’ai trouvé mieux encore. M. Van Heusde a commencé sa réputation par le Specimen criticum in Platonem[22], qu’il publia dans sa jeunesse, sortant à peine de l’auditoire de Vyttenbach. Les Initia[23] philosophiæ platonicæ ont fait, pour les idées mêmes de Platon, ce que le Spécimen avait fait pour le texte. C’était déjà un lien naturel entre M. Van Heusde et moi. Mais, ce que j’ignorais, c’est que comme moi aussi il est passionné pour l’instruction publique. C’est le Thiersch de la Hollande. Il a publié en hollandais des lettres, que l’on dit très belles, sur l’étude des humanités, à peu près l’analogue de l’ouvrage de Thiersch : Uber die Gelehrteschulen. J’avais bien senti dans sa belle latinité un parfum d’atticisme, qui m’avait ôté toute crainte de rencontrer en M. Van Heusde un savant en us du xvie siècle. L’auteur de la lettre à Creuzer, qui est en tête des Initia, devait avoir de la grâce dans l’esprit ; et, en effet, on n’est pas plus aimable que M. Van Heusde. C’est un homme qui connaît le monde, qui a voyagé en France, en Suisse, en Allemagne, qui est lié avec tout ce qu’il y a de mieux en Hollande, et son commerce est du meilleur goût. M. Van Heusde est, selon moi, le philosophe hollandais par excellence, le vrai représentant de sa nation en philosophie, comme M. de Falke me paraît le patriote et l’homme d’état hollandais. Il y a en Hollande quelque chose, je ne veux pas dire de médiocre, mais de flegmatique, une certaine sagesse un peu lourde, un bon sens mêlé de si peu d’imagination, qu’en général l’intelligence n’y prend pas cet essor hardi qui emporte si haut et souvent égare la philosophie allemande et la philosophie française. Une philosophie spéculative d’un caractère très prononcé ne me paraît pas sortir naturellement de ce sol. Spinosa y est un étranger et comme un accident. La gravité hollandaise fuit toute extrémité, et les systèmes sont aussi des extrémités dans leur genre. D’un autre côté, le goût de l’érudition et de l’antiquité ayant, dans ces derniers temps, tourné les études vers les ouvrages de Platon, la partie socratique de ces ouvrages éveilla dans les esprits une sincère et vive sympathie. La philosophie de Socrate porte l’ame vers tout ce qui est bien et tout ce qui est beau, et en même temps elle n’a pas, ou plutôt elle ne paraît pas avoir un caractère très systématique ; par ce double motif, elle convenait merveilleusement à la nature hollandaise, et elle devait être pour elle l’idéal de la philosophie humaine. De là Hemsterhuis, que ses compatriotes ont appelé le Socrate de la Hollande. M. Van Heusde est l’Hemsterhuis de notre âge. Il est tout-à-fait de la même famille. Il vient de publier un ouvrage sur l’école socratique en langue hollandaise. Deux volumes ont paru ; je désirerais vivement les connaître ; l’Allemagne, qui traduit tout, jusqu’à mes écrits, devrait bien traduire ceux-là. M. Van Heusde se propose de donner bientôt un troisième volume, où il s’expliquera nettement sur les principaux problèmes de métaphysique. Il m’a dit que de ses longues études platoniciennes il avait recueilli une foule de notes de toute espèce, philologiques, comme celles du Specimen criticum, surtout historiques, où il a essayé à son tour de fixer la date approximative de la composition de chaque dialogue. Un jour il arrangera toutes ces notes, et il en fera un ouvrage spécial.

Nous avons beaucoup parlé de Schleiermacher ; nous le connaissons bien tous les deux. J’ai dit très franchement à M. Van Heusde que je regardais la traduction de Schleiermacher comme le plus grand travail du xixe siècle sur Platon, et l’auteur des Initia est lui-même de cet avis.

J’ai passé avec M. Van Heusde, à causer avec abandon de toutes choses, des momens qui me laisseront à jamais un doux souvenir. Quand je n’aurais connu que deux hommes en Hollande, M. de Falke et M. Van Heusde, je ne regretterais pas ce voyage. L’un m’a fait comprendre l’esprit hollandais en politique, l’autre ce qu’est et peut être la philosophie en Hollande.

Pour M. Van Heusde le point fondamental en philosophie, c’est la méthode. La vraie méthode, c’est l’observation, l’expérience, l’étude de la nature humaine en soi-même et dans les autres, mais surtout en soi-même, le γνώθι σεαύτον de Socrate et de Platon. On peut juger si j’applaudissais à une telle profession de foi.

Mais parce qu’on débute par l’observation, on n’est pas condamné à rester dans le relatif et le contingent, et dans la sphère des idées sensibles ou des idées qui se ramènent à celles-là ; on peut très bien, par l’observation, s’élever jusqu’à l’absolu, et voici, me dit M. Van Heusde, comment je pose le problème de la philosophie : trouver a posteriori ce qui est en soi-même a priori. À ces mots, je ne pus m’empêcher de l’interrompre, pour lui demander s’il avait lu mes Fragmens philosophiques. — Je ne les connais pas encore. — Eh bien ! si jamais vous les rencontrez, vous y trouverez le programme d’un cours de philosophie professé à Paris en 1818, où je suis tellement de votre avis sur le problème philosophique, en ce qui concerne la méthode, que je l’exprime précisément dans les mêmes termes que vous : trouver a posteriori ce qui est en soi-même a priori. — Quoi ! dans ces mêmes termes ! — Dans ceux-là mêmes, ni plus ni moins ; la même pensée nous a dicté le même langage[24]. » Le bon M. Van Heusde avait d’abord un peu de peine à croire à cette parfaite identité de formules entre nous ; mais mon propre étonnement ayant dissipé ses doutes, il me prit en gré dès ce moment, et me traita avec autant de confiance que si nous nous fussions connus depuis dix ans. « En ce cas, me disait-il, nous sommes frères en philosophie. » Toutefois, avec le respect que je dois à mon aîné, oserai-je dire qu’au moins d’après nos conversations je ne suis pas très sûr que M. Van Heusde arrive en philosophie à des résultats bien déterminés. Il m’a dit que la philosophie n’est en elle-même ni une science ni un art, mais le lien commun des arts et des sciences ; elle se mêle à tout ; il faut la suivre et la transporter en toutes choses ; mais pour en faire un système propre et indépendant, cela n’est pas possible ; et telle est, selon le philosophe d’Utrecht, la pensée de Socrate et de Platon. Selon moi, cela est plus vrai du premier que du second, dont la théorie des Idées est un système, ou bien il n’y a plus de système au monde. Les idées se mêlent à tout, et elles sont dans tout ; mais on peut aussi les considérer en elles-mêmes, dans leurs rapports et dans leur hiérarchie ; et cette indépendance et en même temps cette hiérarchie est la philosophie de Platon proprement dite. Après tout, quand M. Van Heusde n’irait pas aussi loin qu’on peut aller dans la philosophie spéculative, il est au moins dans la bonne route, et tous ses pas portent sur un terrain solide, tandis qu’en Allemagne il y a aujourd’hui beaucoup d’écoliers qui se croient des maîtres, pour se précipiter d’abord dans des hypothèses à perte de vue. Fût-elle un peu moins haute, je préfère une philosophie plus humaine.

M. Van Heusde m’a parlé avec beaucoup d’estime de son collègue M. Schrœder, qui professe aussi la philosophie à l’université d’Utrecht. Il était d’abord kantien rigide ; mais en faisant connaissance, dans la compagnie de M. Van Heusde, avec Socrate et Platon, il a peu à peu sacrifié aux Graces, et pris une manière de voir plus large et plus éclectique[25]. « Je suis éclectique aussi, » me disait M. Van Heusde ; et je ne crois pas qu’en cela il ne fît qu’un acte de politesse envers moi. Mais je ne finirais pas, si je voulais ici raconter mes conversations avec M. Van Heusde. Pendant les trois jours que j’ai passés à Utrecht, nous ne nous sommes presque pas quittés. Il a voulu m’accompagner lui-même à l’École latine, à l’Université, et même dans une petite course à Zeist chez les frères Moraves, dont l’institut est une fabrique ou plutôt une maison de commerce très bien tenue. Je suis allé déjeuner chez lui dans une charmante maison de campagne, où il passe la moitié de l’année entouré d’une nombreuse famille ; et de là nous sommes allés rendre visite à M. le baron de Capelle, ancien gouverneur des Indes-Occidentales, qui en a rapporté une riche collection javanaise, dont il fait les honneurs avec une grace parfaite.

J’aurais bien voulu rester plus long-temps à Utrecht pour y resserrer et y goûter la nouvelle amitié que j’y formais ; mais il fallait poursuivre mon voyage, et visiter sérieusement l’université de Leyde et les savans hommes qu’elle compte dans son sein, et que j’avais à peine entrevus à mon premier passage, en allant de La Haye à Harlem. Le 24 septembre, vers le soir, je montai donc en voiture pour Leyde, où j’arrivai en quelques heures.


V. Cousin.
  1. Rapport, etc., p. 61, etc.
  2. Mémoire sur l’instruction secondaire en Prusse, 2e  édit., 1837 ; p. 9-11 et p. 141.
  3. Mémoire sur l’instruction secondaire en Prusse, p. 10, 130 et 185. Pour cet enseignement on se sert du Manuel de philosophie d’Aug. Matthiœ.
  4. Mémoire, etc., p. 9, 12, 15, 134 et 139.
  5. Rapport, etc.
  6. Mémoire sur l’instruction secondaire en Prusse, p. 23 : séminaires pour les écoles savantes, p. 40 ; examens pour parvenir à un emploi dans l’enseignement secondaire.
  7. Rapport, etc. Université de Iéna. Université de Leipzig.
  8. Ibid.
  9. Rapport, etc.
  10. Ibid.
  11. Rapport, etc.
  12. C’était aussi l’avis de M. Cuvier. Il s’exprime plusieurs fois à cet égard de la manière la plus catégorique. Rapport, p. 180. « Reste à parler des rétributions des élèves. C’est, comme nous l’avons dit, un mobile si puissant et si utile pour l’émulation des professeurs et pour attacher les élèves à leurs études, que si nous étions appelés à proposer des améliorations dans notre système de l’intérieur, nous n’hésiterions pas à proposer qu’on rétablît ces rétributions partout.
  13. Mémoire sur l’Instruction secondaire en Prusse, p. 68-117.
  14. Ibid.
  15. Ces prix sont établis par les articles 204-213 de la loi de 1815 sur les universités.
  16. Je dois à la munificence de l’université d’Utrecht une collection complète de ses Annales depuis 1815, où j’ai rencontré plus d’une dissertation précieuse pour l’histoire de la philosophie ancienne.
  17. Rapport, etc.
  18. Voyez mon édition de Descartes, Lettres, etc.
  19. Ibid.
  20. Ibid.
  21. Fond Saint-Germain, No 399.
  22. vol. in-8o, 1803.
  23. vol. in-8o, 1827-1836.
  24. Fragmens philosophiques, 2e  édit., p. 286.
  25. M. Schrœder ne parle pas français, et il n’a écrit qu’en hollandais. Le dernier volume des Mémoires de l’Institut des Pays-Bas contient, de M. Schrœder, un long mémoire Sur la Vérité des connaissances humaines.