Viterbe (F. de Navenne)

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 5 (p. 113-138).
VITERBE

Presque tous ceux qui ont visité Viterbe se posent la question suivante : « D’où vient l’oubli profond dans lequel est tombé une ville si digne d’attirer et de retenir l’attention ? » En réalité. Viterbe n’a jamais, à aucune époque, excité la curiosité des voyageurs, et cela pour plusieurs raisons. Il fut un temps, il est vrai, où la via Cassia était la principale route qui, du Nord de la péninsule, conduisait à Rome : diligences et chaises de poste s’arrêtaient donc à Viterbe, au moins pour y changer de chevaux. Mais, alors, personne ne se souciait des choses du moyen âge : on passait, on ne s’arrêtait pas. Plus tard, un revirement se produisit dans le goût public ; on s’éprit d’une belle passion pour les monumens antérieurs à la Renaissance ; mais il arriva que ce fut précisément au moment où, par suite de la construction du chemin de fer, la via Cassia fut abandonnée. Or, la voie ferrée passe par Orte et non par Viterbe. La vieille cité se trouva par suite vouée à un abandon irrémédiable. Ni ses murs huit fois séculaires, ni la forêt de tours qui surgit de son sol comme une végétation féodale, ni l’étrange quartier de San Pellegrino, ni les vieilles chroniques fourmillant de récits merveilleux n’eurent la vertu d’attirer la foule indifférente. Vainement on a relié depuis peu Viterbe à Rome par un chemin de fer direct. Ce qui lui manque, c’est, un de ces « clous » qui s’imposent à l’attention par une sorte de violence, comme la cathédrale d’Orvieto, le Cambio de Pérouse ou la Santa Casa de Lorette. Pour son malheur, Viterbe ne possède aucun « clou » de ce genre.

Et puis, pour tout confesser, Badeker ne s’occupe pas de Viterbe, ou si peu. Ah ! si Sainte Rose était fêtée au printemps ! On verrait, cela n’est pas douteux, les murs de Rome se couvrir d’affiches multicolores, proclamant que la fameuse macchina, haute de vingt mètres, doit se promener dans la ville, à des d’hommes, éclairée a gionio, après le coucher du soleil ; et la maison Cook organiserait des trains de plaisir avec wagons-restaurans pour y transporter la foule hypnotisée et docile. Mais la Sainte-Rose a le mauvais goût de tomber au commencement de septembre, alors que l’Italie centrale est veuve de forestieri. Tant pis pour elle et tant pis pour Viterbe ! Ce ne sont pas les rares curieux venus de Rome pour voir la macchina qui se plaindront, car c’est un plaisir exquis que de flâner dans une ville italienne sans avoir les oreilles écorchées par des voix gutturales et les yeux blessés par les couvertures écarlates des impitoyables in-12, ces bréviaires des pèlerins modernes.

Accourant des bourgs et des villages voisins, les contadini envahissent, dès le 2 septembre, le corso, la principale artère de Viterbe. Dans cette région, on adore les fêtes ; chaque ville, chaque bourg célèbre la sienne aussi brillamment qu’il peut, dans la belle saison. A ses hôtes de passage, la municipalité viterboise offre des courses de chevaux, une tombola, un feu d’artifice, maigre régal auquel fort heureusement vient s’ajouter le transport de la macchina triomphale. C’est la pièce de résistance qui a servi de motif ou, pour mieux dire, de prétexte à l’exode du petit groupe de Romains et de diplomates dans lequel je me trouve, car le désir de voir ou de revoir Viterbe est loin d’être étranger à notre déplacement. On pourrait penser, il est vrai, que l’époque d’une fête populaire est mal choisie pour visiter une petite ville en toute indépendance. Il n’en est rien. Ici, tout au moins, la foule ne se montre pas gênante. Le matin, elle envahit le corso et les abords de l’église Santa-Rosa ; elle se « repose » dans l’après-midi, selon l’habitude locale de la sieste ; vers cinq heures, elle se porte docilement sur le point que le programme des fêtes indique comme centre d’attraction. Le reste de la ville demeure morne, silencieux, quasi désert comme à son ordinaire. Les « curiosités » de Viterbe n’exercent visiblement aucune attraction sur le commun de ses hôtes.

Comme Viterbe est par excellence la ville des tours, mon premier soin est de monter à celle dite de l’Orologio, la plus haute de toutes : elle a quarante-deux mètres. Aussi bien, pour prendre une première idée d’une ville de moyenne grandeur, est-il plus utile d’en inspecter soi-même le relief que de s’en rapporter aux plans figures, mais artificiels, que contiennent les guides. Elle apparaît ainsi dans son ensemble, avec sa couleur naturelle, unie à la campagne qui l’environne et dont elle vit. Néanmoins, je ne conseillerais pas l’ascension de ce campanile municipal aux personnes que le vertige incommode : c’est une expérience faite pour tenter les membres du Club Alpin et les gens qui, fatigués de la vie, hésitent à prendre la responsabilité du suicide. L’escalier de bois qui circule le long des parois intérieures ressemble à une échelle ou plutôt à une suite d’échelles fortement inclinées, imparfaitement reliées les unes aux autres, munies d’une rampe trop frêle pour masquer le vide central qui devient plus effrayant à chaque enjambée. Monter ces paliers interminables, passe encore, mais les descendre ! La plate-forme supérieure supporte un assemblage élégant de fer forgé au milieu duquel sont suspendues deux cloches qui annoncent depuis des siècles au peuple de Viterbe les heures uniformes et les événemens importans de la vie publique. De ce belvédère haut perché, la ville apparaît, sous le soleil révélateur, irrégulière et bizarre, comme il convient à une ville de son âge. Au Sud-Ouest, les monts Ciminiens barrent l’horizon d’une ligne large, massive, puissante. Les montagnes que les Humains, retenus par je ne sais quelle crainte superstitieuse, hésitèrent si longtemps à franchir étaient couvertes, au Ve siècle avant notre ère, d’une forêt que Tite-Live qualifie de « plus impénétrable et plus effrayante » que les bois de la Germanie. Ces lieux ont perdu, il faut l’avouer, une grande partie de leur horreur, surtout depuis la mort récente du fameux brigand Tiburzi, dont les exploits sont encore dans toutes les mémoires. La chaîne des monts Ciminiens s’abaisse graduellement du côté de la mer. Par une pente longue, douce, presque insensible, les huit cents mètres s’aplanissent au niveau du rivage tyrrhénien. Viterbe est bâtie au milieu de cette déclivité sur un sol inégal, ses alentours sont verdoyans : c’est comme une ceinture de claire émeraude enserrant la ville aux sombres couleurs. Vers la mer, le panorama se prolonge à perte de vue et se mire dans des vapeurs composées de bleu pâle et de rose tendre. Au levant, Monteliascone brille au soleil sur l’éminence qui dérobe à notre vue la nappe unie du lac de Bolsena.

La ville se déroule en de frappans contrastes de couleur. Même sous les baisers du soleil, elle conserverait un aspect tant soit peu rébarbatif, en raison de ses constructions noircies par le temps, n’étaient ses toits aux tuiles teintées de rouille et les innombrables jardinets qui verdoient aux quatre points cardinaux. Du côté de la montagne, les maisons se pressent les unes contre les autres, jusqu’au pied des murailles crénelées. Du côté de la plaine, au contraire, de vastes espaces occupés par des vergers sont compris dans l’enceinte fortifiée du moyen âge, au-dessous des escarpemens qui dessinent sur ce point une première ligne de défense. Ces espaces vides attestent la décadence de Viterbe, qui comptait soixante mille âmes à l’époque de sa grandeur et n’en renferme plus aujourd’hui qu’une vingtaine de mille. Il n’y a pas une moindre éloquence dans les cent soixante tours féodales qui ont survécu. A la vérité, elles ne menacent pas le ciel comme celles de San-Giminiano. Les statuts communaux punissaient la rébellion des nobles par la démolition de leurs tours ; on se contentait d’abaisser ces tours, quand il s’agissait de moindres délits. Or, comme on le constatera bientôt, nulle aristocratie ne se montra plus indocile et plus turbulente que l’aristocratie de Viterbe. C’est dire que grand fut le nombre des tours seigneuriales qui disparurent, plus grand encore le nombre de celles qui furent découronnées. Les tours qui attirent encore le regard, loin de marquer la puissance et l’audace de leurs anciens maîtres, ne signalent que leur humeur relativement pacifique.

Du campanile municipal, l’attention se porte tout d’abord sur une sorte d’îlot, relié à la ville par un pont qui surplombe un ravin profond. Cette éminence est en grande partie occupée par une masse imposante formée de la cathédrale et de l’évêché. Là se dressait autrefois la forteresse ; là fut le berceau de Viterbe. C’était un paesello, aux temps reculés du royaume lombard, l’un des derniers postes que les Lombards occupaient dans le Sud : on l’appelait le castello di Viterbo. Lorsque Didier se rendit dans cette région, avec le dessein d’aller assiéger le pape Adrien dans Rome, il fut frappé de la force naturelle de cette position. Des précipices entouraient le « château » de toutes parts : on n’y accédait que par un pont jeté sur la vallée par les Etrusques : Didier munit ce poste de murailles et en fit son quartier général. C’est alors qu’on vit apparaître au camp lombard les légats pontificaux, chargés, non de prières, comme on se plaisait à le supposer, mais de terribles menaces spirituelles à l’adresse de l’audacieux envahisseur. Le roi barbare fut atterré : il suspendit aussitôt la marche de ses troupes. Sur ces entrefaites, il apprenait que Charlemagne avait franchi, avec ses Francs, le passage des Alpes : il partit en toute hâte vers le Nord avec une partie de ses forces et courut s’enfermer dans Pavie. On sait que Pavie dut ouvrir ses portes et que Didier termina ses jours dans un couvent près de Corbeil. Privés de leur chef, les Lombards que Didier avait laissés à Viterbe s’y établirent, formant ainsi, sur le penchant du mont Ciminien, une colonie militaire et isolée ; ils se mêlèrent à la population locale et lui infusèrent, avec le sang barbare, les instincts batailleurs de leur race. M. Pinzi, le docte historien de Viterbe, retrouve dans sa ville natale des témoignages nombreux et significatifs de cette origine lombarde.

Devenu forteresse crénelée, le castello vit les différens quartiers de la ville actuelle sortir peu à peu de son sein comme d’un foyer fécond et se déployer vers le Nord. La querelle des investitures fit faire à Viterbe un pas décisif en avant. Tandis que les papes excommuniaient les empereurs et que les empereurs répondaient à ces anathèmes en suscitant des antipapes, elle se constitua sans coup férir en commune autonome, sinon juridiquement indépendante. Son premier soin fut de pourvoir à sa sécurité : elle s’entoura de murs. N’ayant plus rien à craindre pour sa liberté, elle menaça celle des autres. Ses milices assujettirent successivement toutes les terres d’alentour. Ferento résista et fut rasée, Viterbe grandit rapidement au point d’exciter la jalousie des Romains. Un empereur lui avait concédé le titre de « cité. » Un autre, Frédéric Barberousse, ayant entrepris d’humilier le pape Alexandre III dans Rome, fit à Viterbe une entrée solennelle. Comme un représentant de Dieu sur la terre, le César germanique bénissait le peuple de sa main étendue ; le peuple répondait par ses acclamations. Suivi des milices viterboises, traînant avec lui l’antipape Pascal, Barberousse mit le siège devant la Cité léonine. Les Romains opposèrent une résistance opiniâtre, mais ils cédèrent dès qu’ils virent la basilique vaticane menacée par les flammes. Pendant que les Allemands pillaient le trésor de Saint-Pierre, les Viterbois se contentaient d’en desceller les portes de bronze, qu’ils emportèrent dans leurs murs comme un trophée.

La vengeance se fit attendre trente-trois ans. Viterbe l’attira sur sa tête en provoquant à la fois le pape et le Sénat, ces deux puissances rivales par tradition. Le pape répondit par l’interdit, le Sénat par l’envoi d’une armée, qui, battue dans une première rencontre, l’emporta finalement. C’en était fait de Viterbe sans l’intervention inattendue d’Innocent III, un pape politique, qui ne voulut pas que la victoire des Romains se changeât en un triomphe définitif. Les vaincus durent s’estimer heureux d’acheter la paix moyennant la restitution des portes de Saint-Pierre.

Viterbe courut peu après un danger encore plus pressant. Frédéric II, cet énigmatique empereur, avait attiré la ville dans son alliance, par l’entremise du parti gibelin. Il la comblait de ses faveurs : pour lui témoigner sa bienveillance, il alla jusqu’à munir le château d’une garnison allemande, jusqu’à construire un palais susceptible de loger sa cour, ses officiers et ses concubines. De si grandes marques d’intérêt touchèrent les Viterbois au point sensible ; ils y répondirent, comme il convenait, en exilant les chefs de la faction gibeline et en mettant le siège devant le château. On ignore ce dont le prince fut le plus irrité, de voir pénétrer ses secrets desseins ou de perdre une place qui lui assurait de si réels avantages dans sa lutte contre le pontificat. Il accourut avec une armée, donna incontinent l’assaut, et fut repoussé.

C’était d’un siège en règle qu’il s’agissait. Frédéric envoya des agens en Toscane avec ordre de lever des troupes. Par malheur pour lui, de nombreux anathèmes pesaient sur la tête du César qui avait violé son serment de prendre la croix. Ce successeur de Charlemagne ressemblait, d’ailleurs, plus à un sultan qu’à un monarque chrétien. Avec sa garde sarrazine, ses astrologues, son harem, il apparaissait aux yeux des Italiens comme une sorte d’antéchrist ; et quand le défenseur de Viterbe, le cardinal Capocci, eut publié la croisade contre le Hohenstaufen, rares furent les hommes de guerre qui répondirent à l’appel de l’empereur.

Les Viterbois n’en virent pas moins avec anxiété une ville de bois s’élever en face de leurs murailles. Il leur était impossible de se faire illusion sur le sort qui les attendait en cas de défaite. La cruauté de Frédéric était aussi célèbre que sa perfidie. Mais Viterbe contenait une population enivrée d’indépendance, incapable d’accepter le joug. C’est dans ces conditions que l’on préluda au duel singulier d’une simple commune de soixante mille habitans contre l’héritier des Augustes, le maître de l’Allemagne et d’une partie de l’Italie, le roi de Jérusalem, duel rendu plus inégal encore par la présence dans le château d’une forte garnison allemande. Capocci, cet homme d’église doublé d’un grand capitaine, fit face à tous les dangers. Aux tours de bois, aux châteaux roulans, aux balistes des Allemands, il opposa des machines de son invention, des chemins couverts. Par son ordre, on pratiqua des corridors secrets qui, passant sous les murailles de la ville, aboutissaient au camp impérial. Là était le salut de Viterbe. Quand sonna l’heure de l’assaut général, les Allemands, après une lutte acharnée, parvinrent à forcer l’enceinte de pieux que Capocci avait fait dresser sur le point le plus faible. Déjà ils chantaient victoire, quand une clameur terrible éclata derrière eux : le camp impérial était la proie des flammes. En vain Frédéric essaya-t-il de rallier ses troupes, la panique régnait en souveraine. La grosse cloche de Viterbe, sonnant à toute volée, apprit à la contrée que la journée était perdue pour l’empereur. L’échec était de ceux qu’on ne répare pas.

Mais ce fut, de tout temps, à l’intérieur des murs que se livrèrent les plus furieux combats. Il semblait qu’un vent de discorde soufflât perpétuellement sur cette population pour animer les citoyens les uns contre les autres, dans des luttes, — et c’est là ce qu’il convient de remarquer, — d’où l’intérêt public était presque toujours absent. Dès le XIIe siècle, la ville est comme partagée en deux camps, avec des chefs reconnus : d’un côté, commandent les Gatti, originaires de Bretagne ; de l’autre, les Tignosi, venus de Mayence. Autour de ces familles riches et puissantes, se groupent tous les autres nobles, suivis de leurs vassaux, de leurs amis, de leur nombreuse domesticité ; les uns possesseurs de fiefs et de châteaux forts dans la campagne, les autres enfermés dans leurs maisons de ville, semblables à des forteresses. Des deux côtés, on est avide de domination ; de là des intrigues sans fin, des brigues désespérées pour obtenir les charges enviées de podestat et de capitaine du peuple. Les annales de Viterbe relatent ces rivalités, qui dégénèrent bientôt en contestations brutales et en voies de fait. Puis, par une conséquence nécessaire, viennent les coups de main, les guet-apens, les trahisons, les meurtres. Le sang commence à couler en 1216 : on saccage les maisons, on rase les tours ennemies. Nouvelle échauffourée en 1221, puis, deux ans plus tard, en 1223, l’explosion éclate si violemment que cinquante citoyens demeurent sur le carreau et que le nombre des blessés est considérable. Tel est le prologue de dissensions qui devaient se perpétuer pendant deux siècles.

De cette époque tumultueuse, de ces mœurs farouches, quelques quartiers de Viterbe portent encore l’empreinte, celui de San Pellegrino plus que tout autre. Là, le moyen âge s’est perpétué avec une ténacité rare. Deux circonstances ont principalement permis à ce coin de Viterbe de parvenir ainsi, dans une intégrité relative, au seuil du XXe siècle. En premier lieu, les constructions sont de pépérin, pierre particulièrement résistante. Les habitans ne sont, d’autre part, et depuis longtemps, que de pauvres contadini, logés, par une ironie du sort, dans les fières demeures nobiliaires du passé. Le temps a trouvé de la sorte des obstacles à son œuvre habituelle de destruction. Quant à la main des hommes, elle n’a rien abattu pour transformer ou pour embellir, se bornant à soutenir tant bien que mal ce qui menaçait ruine. Voilà pourquoi, dans la masure d’aujourd’hui, un œil tant soit peu clairvoyant retrouve les maisons et les palais d’autrefois.

Aventurez-vous sans réflexion dans ce pauvre quartier : ce seront à chaque pas, pour ainsi dire, des sensations inconnues qui viendront vous assaillir à l’improviste, des surprises surgissant sous toutes les formes : tours noirâtres percées de rares fenêtres, ruelles dallées qui s’engouffrent sous des arcades sombres ou plongent en tournant dans des profondeurs ; hautes murailles rébarbatives qui enserrent un vicolo étroit, montées et descentes se succédant sans ordre et sans fin, escaliers extérieurs et perrons élevés donnant seuls accès à des maisons inhospitalières, colonnes encastrées dans un angle, lourds balcons qui surplombent la voie publique, frise ou cordon gothique courant sur un mur recrépi, croisées modernes inscrites dans une ogive à peine transparente, écussons féodaux illustrant une entrée quelconque, portes vermoulues semées de gros clous, armées de verrous gigantesques, fontaines originales. Au milieu de ces témoignages estropiés, mais éloquens, d’une vie qui n’est plus, un peuple de pauvres gens dont la vie s’écoule à la grâce de Dieu. Des femmes assises sur le pas des portes, une nuée d’enfans à moitié vêtus qui jouent et qui crient à qui mieux mieux ; ici, un lavoir où des filles en chignon blanchissent bruyamment les loques de la famille ; là, un jardinet grand comme la main où des plantes folles poussent en forêt vierge. Certes, ils n’ont à aucun degré la mine belliqueuse, ces pauvres diables surpris de voir l’intérêt que suscite chez les étrangers leurs misérables logis ; et pourtant, dans son abandon, San Pellegrino respire à pleins poumons une atmosphère de bataille.

Le centre du quartier en était aussi le cœur ; là se dressaient des tours pressées en quelque sorte les unes contre les autres, alliées ou ennemies ; un grand nombre ont survécu, plus ou moins mutilées. Sur une place minuscule, est une humble église dont la façade a été plus d’une fois réparée ; asseyez-vous sur les marches et ouvrez largement les yeux, car, dans cet étroit horizon, vous pouvez vous offrir une des plus poignantes évocations qui soient du haut moyen âge. Sur deux côtés, en face et à droite, repose le palais des Alessandri, ou plutôt l’ossature décrépite de ce que fut cette demeure féodale, singulier mélange de préoccupations militaires et artistiques, produit mixte des traditions lombardes et des influences romaines, massif et pesant comme une armure avec ses arcs surbaissés et son balcon volumineux, élégant avec ses frises sculptées, pittoresque surtout en raison de l’inattendu des lignes, si original que l’œil ne discerne aucun plan d’ensemble et que la pensée imagine d’elle-même, dans ce coin du monde, les existences les plus extraordinaires et les drames les plus étranges.

L’histoire ne dément pas, tant s’en faut, les rêves de scènes émouvantes qu’engendre la vue de ce palais romantique. On raconte que, pendant le séjour qu’il fit à Rome, Walter Scott se rendait souvent à Bracciano, préférant la silhouette et les cours intérieures du château féodal des Orsini aux ruines du Colisée et des thermes de Caracalla. Il eût sans doute goûté un égal plaisir devant les restes du palais des Alessandri. Il aurait pu retrouver, d’ailleurs, en feuilletant les vieilles chroniques, plus d’un trait digne de trouver place dans un de ses romans. Ces Alessandri appartenaient à la faction des Gatti. Pas de querelles citadines qui leur fussent étrangères. Ils devaient vivre, dans leur maison crénelée, à laquelle on n’accédait que par des ruelles tortueuses, coupées de voûtes basses, sur un perpétuel qui-vive ; les serviteurs, toujours en armes, prêts à tendre des chaînes à travers les rues, à barricader les passages voûtés, à faire chauffer l’huile et la poix au sommet des tours. Pour bibelots, ces hommes de proie recherchaient les belles armures niellées, les épées aux lames du plus fin acier, les poignards aux manches d’ivoire, les dagues, les hallebardes, les arbalètes, les casques artistement damasquinés et surmontés de hauts panaches. Aux repas de famille, il y avait toujours un hôte, voisin ou voyageur, pour raconter d’invraisemblables aventures à faire frissonner les jeunes filles et ouvrir de grands yeux avides aux jeunes garçons. Et puis, soudain, c’est la réalité qui surgissait, plus tragique encore, comme en 1223, où le quartier de San Pellegrino fut témoin d’une violente explosion. Le parti des Tignosi comptait parmi ses adhérens un certain Niccola Cocco, qui était parvenu, dans ce temps d’orages journaliers, à conquérir la réputation d’un brigand féroce ; sa vie était un tissu d’actions violentes qui avaient attiré sur lui, sur ses parens et sur ses amis, de cruelles représailles. Un beau jour, il réussit à pénétrer avec plusieurs acolytes dans ce palais Alessandri que j’ai là sous les yeux. Ce fut d’abord un sauve-qui-peut général. Plusieurs personnes furent tuées avant d’avoir pu se mettre en défense. Tandis que les hommes s’armaient à la hâte, les femmes se réfugiaient dans les appartenons écartés, dans de mystérieuses cachettes. Deux des Alessandri furent grièvement blessés dans les premières collisions. Cependant, du haut de la tour, les serviteurs avaient appelé à l’aide ; tout le quartier s’était armé tumultueusement. Les amis des Alessandri accoururent en foule, on combattit avec rage, et Cocco dut chercher son salut dans la fuite. Ce n’est là qu’un des épisodes, mais un épisode authentique, des luttes dont le vieux palais fut le théâtre.

Il s’en faut que les vestiges ou, pour être plus exact, les reliques de ce passé lointain ne se rencontrent que dans le quartier de San Pellegrino. Une aile du palais des Gatti, de ces puissans et audacieux chefs de faction, noircie, cariée par les siècles, mais encore debout, rappelle, avec sa saillie menaçante, la superbe arrogance de ses anciens maîtres. Et, s’il faut éviter l’écueil d’une nomenclature et passer du profane au sacré, sans changer d’époque, comment ne pas faire une halte à San Giovanni-in-Zoccoli, à cette église de pierre et rien que de pierre ? Quoique bâtie aux environs de l’an mille, elle est parvenue jusqu’à nous dans son intégrité. Pour la restaurer, Cavalcaselle s’est contenté de débarrasser le sanctuaire des oripeaux que la dévotion moderne y avait entassés. Telle qu’une statue antique, San Giovanni ne captive aujourd’hui le regard que par la pureté de ses lignes, l’équilibre de ses proportions. Pas de vaines inventions, aucun de ces ornemens qui, tout en s’harmonisant avec l’édifice, détournent l’attention des fidèles de la gravité des cérémonies. Nul débris de l’antiquité, comme dans les églises de Rome. Les colonnes qui séparent les trois nefs ne proviennent pas de temples païens. Les autels placés en avant des absides ne se font remarquer que par leur austérité. C’est bien, au moral, l’église monastique, cistercienne, l’église selon saint Bernard, réduite à ses élémens essentiels. L’art n’intervient que pour ennoblir les formes. San Giovanni convenait admirablement à un peuple qui restait foncièrement religieux, tout en transgressant les préceptes les plus formels de l’Evangile. Par les fenêtres étroites et sans vitraux, descend un jour clair, mais rare, propice à la méditation. Apparemment, l’imagination de ces foules que le doute n’effleurait même pas n’avait pas besoin d’accessoires plastiques, encore moins pittoresques, pour évoquer la vision intérieure. Les mystères de la religion, les péripéties poignantes de la passion, la légende des saints et des confesseurs, les peines réservées aux damnés, présentes à toutes les âmes, suffisaient pour remplir ces voûtes nues de personnages effrayans ou adorables, d’images grandioses.

Sur la place principale de Viterbe, se faisant vis-à-vis, s’élèvent deux édifices qui rappellent l’époque où la ville, à peu près indépendante, atteignit l’apogée de sa puissance. Ils ont été tous deux édifiés à la même époque, en 1264. L’un servait de résidence au capitaine du peuple ; l’autre, comme de raison le plus imposant, était la maison de la commune. Au XIIIe siècle, on rencontrait, dans chaque cité italienne, un palais municipal, symbole de la liberté, comme on compte un hôtel de ville dans chacune des bonnes villes des Flandres. Le palais communal de Viterbe a été restauré sous le pontificat de Sixte IV ; ses créneaux guelfes ont disparu ; les fenêtres ogivales se sont transformées en croisées classiques. En dépit de ces altérations, le monument a gardé une allure noble et fière. De la place, par le portone ouvert, on aperçoit la campagne qui verdit sous le ciel bleu. J’ai toujours éprouvé un ravissement en franchissant la voûte, par une belle matinée. On débouche sous un portique qui forme le fond d’une cour de moyenne grandeur, délicieuse de vétusté et d’abandon. A droite, un grand mur, tapissé à sa base d’écussons héraldiques. L’horizon, en face, n’a pas de limites. Sur le ciel se détache une fontaine d’une incomparable légèreté. A n’en pas douter, dans ses eaux murmurantes, se cache la divinité tutélaire de Viterbe. Là règnent imperturbablement la paix et le silence, à deux pas de la place où, en l’an de grâce 1281, nobles et vilains se livrèrent un des plus furieux combats dont les annales des municipes italiens aient gardé la mémoire. Que dire des anciens appartemens du podestat, à l’étage supérieur ? J’ai vainement cherché la salle d’Hercule, où se tenaient les assemblées. Dans les pièces aménagées pour l’administration actuelle, on ne retrouve que le souvenir des timides conseillers qui, naguère encore, régissaient la ville, sous l’œil vigilant et jaloux des légats. En bas, on a installé le musée civique, musée de province, et d’une province qui n’a créé aucune grande école d’art. Dans le local qui lui est affecté, c’est un pêle-mêle d’objets disparates, au milieu desquels on est heureux de découvrir une Pieta dont il faut, selon Vasari, attribuer l’invention à Michel-Ange et l’exécution à Sebastiano del Piombo. Singulière collaboration, née du désir de disputer à Raphaël la prééminence parmi les peintres, qui a engendré un chef-d’œuvre, autant que les dégradations permettent d’en juger.

Construit à la même époque, sur l’emplacement de l’ancienne forteresse, le palais épiscopal est né d’une pensée politique. Viterbe était trop voisine de Rome pour ne pas sentir le contrecoup des agitations dont l’ancienne capitale du monde ne cessait d’être le théâtre. Plusieurs papes, à cette époque tumultueuse, avaient paru ou séjourné à Viterbe. L’empereur Henri V y avait amené prisonnier Pascal III. Adrien V, un pape anglais et même le seul pape anglais, s’y était réfugié pour échapper aux embûches de Frédéric-Barberousse ; Innocent III y avait tenu un concile contre les hérétiques. Entre temps, Viterbe avait donné asile à un antipape. Plus tard, en mai 1257, Alexandre IV, chassé du palais de Latran par les gibelins de Rome, s’était transporté à Viterbe, avec sa cour et le gouvernement pontifical. Un vrai coup de fortune pour la ville, car, si la papauté avait alors des pieds d’argile, c’était, malgré tout, un colosse qui tenait le monde entier embrassé dans son étreinte spirituelle et qui disputait aux empereurs le sceptre de la domination politique. A la suite du pontife suprême et des cardinaux, une nuée de prélats, de camériers, de fonctionnaires, d’officiers, de clercs, s’abattit sur la nouvelle capitale de la chrétienté. La valeur des loyers doubla ; le prix des denrées éprouva une ascension égale. Devant cette manne providentielle, les esprits se pacifièrent comme par enchantement. Alexandre IV mourut ; son successeur fut élu à Viterbe sans contestations : il prit le nom d’Urbain IV : ce fils d’un savetier de Troyes alla mourir à Pérouse : mais, après lui, Clément IV, un autre Français, ramena la cour à Viterbe. Il y descendit dans un palais tout neuf que les bourgeois avaient édifié pour procurer au chef de l’Eglise une résidence digne de lui. Ce palais confinait à la cathédrale. Il serf aujourd’hui de demeure à l’évêque.

Quand on a franchi le pont d’origine étrusque dont il a été parlé plus haut, on laisse à main droite une vieille maison fleurdelysée, — probablement celle où naquit Paul III, Farnèse, — et on aborde, presque aussitôt, une place silencieuse, empreinte à un haut degré du caractère propre au moyen âge. D’un côté, paraît l’église métropolitaine, flanquée de son campanile toscan, rayé noir et blanc, vieil édifice remanié où le style primitif n’est plus représenté que par la double rangée de colonnes qui accompagnent la nef principale.

Deux papes y furent enterrés. La tombe d’Alexandre IV a disparu ; celle de Jean XXI est moderne. Jean XXI était Portugais ; le duc de Saldanha, ambassadeur du Roi Très Fidèle, entreprit d’élever un monument à sa mémoire : le sépulcre ne se fait remarquer que par un mépris souverain des règles les plus élémentaires de l’esthétique. Le souvenir d’un autre pape s’attache à la cathédrale. C’est, en effet, sous ses voûtes que Clément IV fulmina l’excommunication contre Conradin, au moment où ce jeune prince, transgressant les avis d’une mère inspirée, descendit en Italie pour disputer à Charles d’Anjou l’empire si longtemps détenu par les Hohenstaufen, ses ancêtres. Clément IV, le plus grand des papes que la France ait donnés à l’Eglise, siégeait sur un trône élevé, une torche allumée dans la main. Autour de lui se pressaient les cardinaux, tous les prélats et les clercs de la Curie. On donna lecture de la bulle latine dirigée contre Conradin et ses adhérens. Tout à coup, le pape se dressa sur ses pieds ; jetant par terre la torche qu’il tenait à la main, il s’écria d’une voix tonnante : « Qu’ils soient excommuniés ! » Les clercs, imitant le geste du pontife, répétèrent : « Qu’ils soient excommuniés ! » Les chroniqueurs ajoutent que le peuple, saisi de terreur, s’écoula lentement.

Ces papes redoutables habitaient le palais voisin de la cathédrale. On y accède par un escalier conduisant à une loggia formée d’arcades aux colonnes élégantes, à l’entablement rehaussé d’écussons et de sculptures gothiques. C’est de là que les pontifes donnaient au peuple assemblé la bénédiction apostolique, après les cérémonies solennelles. Au travers des restaurations successives, on cherche en vain les anciens appartemens pontificaux. Une salle a survécu, sorte de hall gigantesque, austère, éclairé par deux rangées de fenêtres superposées. Elle est couverte par un toit fait de grosses poutres qui sont restées apparentes. Dans le sol, on discerne des trous réguliers ; ces trous ont leur histoire, comme la salle elle-même.

Clément IV venait de mourir. Or, depuis 1039, l’élection pontificale appartenait de droit aux cardinaux. Cette fois, onze Italiens et treize étrangers se trouvaient en présence. Aucune règle ne leur était imposée ; ils délibéraient et votaient selon leur bon plaisir. Les premières conférences firent prévoir qu’on parviendrait difficilement à s’entendre ; de fait, des mois s’écoulèrent sans qu’on eût seulement incliné vers un accord. Scandalisé de cette inertie, le podestat de Viterbe menace de prendre des mesures coercitives contre les cardinaux : il est excommunié. Cependant la chrétienté commence à s’émouvoir. Saint Bonaventure conseille d’enfermer les électeurs jusqu’à ce qu’ils aient décidé du sort de l’Eglise. L’avis est adopté et, certain jour, les cardinaux, saisis chez eux, sont enfermés dans la grande salle du palais pontifical. Les victimes ne se font pas faute de protester, comme on peut l’imaginer, sans que leurs monitoires courroucés produisent, cette fois, la moindre impression. Les prisonniers doivent faire contre fortune bon cœur. Dans la salle immense, un camp pittoresque se dresse ; les trous dont le sol est percé marquent l’endroit où furent plantés les piquets des tentes cardinalices. Mais, tout reclus qu’ils sont, ces vieillards demeurent inébranlables. On rationne leur nourriture : c’est en vain. Sous forme de plaisanterie, le cardinal-évêque de Porto dit un jour à ses collègues : « Enlevons le toit qui empêche le Saint-Esprit de descendre en nous ! » Le mot parvient aux oreilles des magistrats, qui ordonnent incontinent que la grande salle soit découverte, laissant les princes de l’Église exposés à tous les caprices du temps. Peine perdue ! Les hommes de ce temps ne se bornaient pas, comme ceux du notre, aux vaines protestations ; leurs actes s’élevaient à la hauteur de leurs menaces. Seul l’évêque d’Ostie, malade, se résigne à sortir de la prison commune. Ses collègues exigent qu’il renonce préalablement à son droit de suffrage. Cette formalité accomplie, le collège écrit une lettre à la commune pour solliciter le libre passage. On peut consulter, dans les archives municipales, ce singulier document, daté du 8 juin 1270, in palatio discooperto (sic) épiscopatus viterbiensis. Les brigues n’en continueront pas moins, cependant que les foudres spirituelles pleuvaient sur la ville. Elles prirent enfin un caractère si atroce que le peuple se sentit frémir d’une crainte superstitieuse et que les magistrats découragés promirent aux électeurs qu’ils jouiraient dorénavant de leur pleine indépendance.

Sur ces entrefaites, arrivaient à Viterbe les débris de la croisade commandée par Louis IX. Philippe, surnommé plus tard le Hardi, et son oncle, Charles d’Anjou, ramenaient le corps du pieux monarque, mort en terre d’Afrique. Ni les exhortations du roi de France, ni les démarches de Charles ne parvinrent à triompher de l’obstination des cardinaux. Les princes partirent sans avoir rien obtenu. L’évêque suburbicaire d’Ostie, on l’a vu, s’était éloigné ; le cardinal Peronti était mort ; l’évêque de Porto ne prenait plus part aux conférences. Lassés, mais non pas convaincus, les électeurs se résignèrent finalement à adopter un moyen terme. Ils chargèrent une commission de six d’entre eux de désigner le pape, s’engageant au préalable à ratifier la décision prise, quelle qu’elle fut. Le choix tomba sur un simple archidiacre, Tebaldo Visconti, qui se trouvait en Terre sainte. Averti de l’élection, l’intéressé refusait d’en croire ses oreilles. Il prit le nom de Grégoire IX.

Frappé du scandale causé par des débats auxquels il n’avait pas pris part, le nouveau pape résolut de prévenir le retour d’une semblable calamité. La constitution Ubi periculum, instituait les novemdiales, prescrivait la clôture, réglait la réduction progressive des alimens servis aux cardinaux en temps d’élection. C’était sanctionner les principales mesures suggérées aux magistrats de Viterbe par des circonstances exceptionnelles. On est donc amené à constater que c’est de l’initiative de ces magistrats qu’est sortie l’institution du « conclave. » Les cardinaux ne souscrivirent pas sans peine à une innovation qui avait pour effet de limiter la souveraineté du collège, sede vacante. La bulle pontificale fut plus d’une fois violée dans la suite ; les règles qu’elle posait n’en devaient pas moins passer avec le temps dans la pratique et constituer la base de la législation qui a prévalu, en ce qui concerne l’élection des papes.

L’église de San Francesco, construite, à l’autre bout de la ville, sur l’emplacement d’un ancien château lombard, renferme des tombeaux où triomphe l’art des mosaïstes du moyen âge. Ces maîtres avaient trouvé des formes admirables pour embellir la sépulture chrétienne, sans altérer son caractère traditionnel. Ces figures de morts qui reposent, les mains jointes, sur un sarcophage et sous un dais gothique, respirent la paix que l’Eglise promet à ceux qui ont vécu sous sa loi ou qui, à l’heure suprême, se sont réconciliés avec elle. Au pécheur, même au criminel converti, elle ne refuse pas l’absolution, témoin ce Pietro di Vico dont le sépulcre se trouve dans le transept. Ce fut, tandis qu’il vivait, un gibelin militant, grand usurpateur de biens ecclésiastiques, partant chargé d’innombrables censures. Il mourut des suites des blessures qu’il avait reçues à la bataille de Tagliacozzo. Il prétendit, à son lit de mort, que l’éclat de son repentir ternît, s’il était possible, celui de ses crimes. Dans son testament, il ordonna, — tant sa conscience était bourrelée de remords et son âme harcelée par la crainte des flammes éternelles, — que son cadavre serait écartelé et partagé en sept morceaux, en souvenir des sept péchés mortels qu’il avait commis avec excès.

Non loin de ce féodal féroce, repose le pape qui le poursuivit de ses foudres, ce Clément IV qui réduisit à néant les espérances de l’infortuné Conradin.

Au jugement des gens de Viterbe, Clément IV était mort en odeur de sainteté. Le souvenir des victoires remportées sous ses auspices faisait impression sur les esprits ; les vertus du pontife avaient touché les cœurs. Pour lui obéir, on l’avait enterré à Santa Maria de Gradi, l’église des dominicains. Bientôt le bruit se répandit que son tombeau opérait des miracles. La foule y accourut ; c’était pour l’église un gage assuré de célébrité, une promesse de gains inattendus. Les chanoines de la cathédrale tressaillirent de jalousie ; soutenus par leurs paroissiens, ils osèrent réclamer la dépouille du pape défunt. Afin de couper court à de regrettables contestations, les cardinaux réunis en conclave ordonnèrent que le cercueil serait provisoirement déposé dans une église neutre. Le chapitre métropolitain était trop pénétré de l’injustice de ses prétentions pour se contenter de cette demi-victoire. Un beau jour, on apprit que le cercueil avait émigré à la cathédrale. Il fallut trois jugemens du nouveau pape pour faire courber la tête aux chanoines et, lorsqu’on voulut exécuter l’arrêt, toutes les dévotes du quartier se mobilisèrent : la menace de l’excommunication eut seule raison de ces forcenées qui prétendaient à tout prix garder leur saint. Cela se passait en 1275. Clément IV dormit en repos l’espace d’environ cinq cents ans. Mais il était écrit que ses cendres seraient en butte à d’éternelles agitations. On entreprit, en 1738, la restauration de l’église de Gradi. Le tombeau fut transporté à San Domenico, où les soldats de Berthier, envoyés pour révolutionner Viterbe, le dégradèrent sans pitié, à ce point qu’en 1840, le comte Septime de la Tour-Maubourg, ambassadeur de Louis-Philippe près le Saint-Siège, entreprit de réparer les injures infligées par des Français au plus illustre des papes français. Nouvel exode en 1874. L’autorité royale avait ordonné que le tombeau serait transféré à San Francesco, transformé en panthéon municipal ; mais il arriva sur ces entrefaites que des mains sacrilèges violèrent la sépulture et profanèrent les cendres du pontife. Ce fut un scandale ; en vue de calmer les esprits, San Francesco fut alors rendu au culte et le tombeau de Clément IV y fut transporté le 29 juillet 1885. Ce monument funéraire aurait dû pourtant, plus qu’aucun autre, inspirer tous les respects. Il était, en effet, l’ouvrage d’un sculpteur dont la réputation avait franchi les limites de la péninsule, Pietro di Oderisio ; il suffit d’ajouter que l’abbaye de Westminster renferme deux tombeaux exécutés sous sa direction. Le mausolée de Clément IV était encore intact quand Papebroch en fit un dessin qui a été conservé ; d’après ce croquis grossier, mais fidèle, on peut se convaincre que la restauration due à l’initiative du comte de la Tour-Maubourg a été conduite non sans scrupule. Tout porte également à croire que la sépulture de Pietro di Vico est du ciseau d’Oderisio.

Adrien V appartient à la famille des papes éphémères : il ne régna que trente-neuf jours ; mais, comme il mourut à Viterbe, on lui érigea un tombeau dans l’église de San Francesco. Le pontife, les mains jointes, repose pacifiquement sous un tabernacle soutenu par de légères colonnes torses. La clarté des divisions architectoniques, la richesse sans emphase des ornemens de sculpture et des mosaïques, décèle la main d’un maître. C’est, en effet, à un des grands artistes de Rome qu’est dû ce monument. Son nom est Vassalletto ; son chef-d’œuvre, le cloître de Saint-Jean-de-Latran. La paix de la tombe et la paix du couvent : telles étaient les sources auxquelles les hommes du moyen âge puisaient leurs plus belles inspirations. Ils excellaient à produire des œuvres sentimentales dans un cadre déterminé. Par des moyens fort simples, ils parviennent à triompher le plus souvent de la virtuosité plus savante, quelquefois même plus originale et plus personnelle, de leurs successeurs.

Tandis que j’errais par les rues de Viterbe, bien d’autres églises m’ont arrêté un instant ; mais l’Italie est si riche en édifices de ce genre qu’à vouloir les connaître tous, on s’exposerait à ne se souvenir bientôt d’aucun. Le petit sanctuaire de San Silvestro, quelque banal qu’il soit, mérite cependant qu’on fasse une exception en sa faveur, en raison de la tragédie dont il fut témoin.

Parmi les seigneurs qui avaient suivi Charles d’Anjou à la conquête du royaume de Naples, du « Royaume, » comme on disait alors en Italie, se trouvaient Guy et Simon de Montfort, fils de ce comte de Leicester, vaincu à Evesham, tué au moment où il rendait son épée et exposé, après sa mort, aux plus sanglans outrages. Or, dans la suite du roi de France, revenant de Tunis, on voyait Henri de Cornouailles, petit-fils de Jean sans Terre et neveu d’Henri III, roi d’Angleterre. Les Montfort n’apprirent pas sans une poignante émotion l’arrivée de ce jeune prince à Viterbe. Ils y accoururent aussitôt, brûlant de venger dans le sang d’un Plantagenet le traitement sauvage infligé à leur père. En bon croisé, Cornouailles s’était rendu un matin à l’église de San Silvestro pour y entendre la messe, quand tout à coup un cliquetis d’armes et une clameur menaçante le firent tressaillir. Par un mouvement instinctif, il courut vers l’autel, cherchant un refuge auprès de l’officiant. Guy et Simon de Montfort s’étaient précipités sur ses pas ; un coup de hache lui trancha la main accrochée à l’autel ; il tomba percé de nombreuses blessures. Des deux desservans qui avaient tenté de le protéger, l’un fut tué sur place, l’autre mortellement blessé. Les meurtriers étaient déjà à cheval quand un des complices de cet assassinat fit à Guy de Montfort cette étrange question : « Qu’avez-vous fait, monseigneur ? — Tu le vois, je me suis vengé. — Avez-vous donc oublié, poursuivit l’autre, que votre père a été ignominieusement traîné par les cheveux à travers le camp anglais, après avoir reçu le coup fatal ? » À ce souvenir, Guy est saisi d’un nouvel accès de fureur. Il rentre dans l’église comme un ouragan et, saisissant le cadavre du Plantagenet par les cheveux, il le traîne hors du saint lieu en l’insultant ; puis, remontant lestement en selle, il s’enfuit à bride abattue. Ce crime, commis de sang-froid presque sous les yeux du roi de France, exigeait une punition exemplaire. Les cardinaux fulminèrent l’excommunication contre les coupables. A Charles d’Anjou incombait le devoir de laver l’injure infligée à la couronne d’Angleterre, car il représentait dans l’espèce le bras séculier. Mais, comme les Montfort comptaient parmi ses fidèles, le frère de saint Louis se contenta de confisquer leurs biens — à son profit. Grégoire IX voulut se montrer meilleur justicier. Il était à peine assis sur le trône pontifical qu’il mit Guy de Montfort hors la loi. Simon était mort peu de temps après l’assassinat du prince anglais.

Voilà de farouches souvenirs attachés aux principaux monumens de Viterbe. La place de la Rocca rappelle une époque moins troublée. La forteresse fut construite par le cardinal Albornoz, après qu’il eut vaincu et fait prisonnier Giovanni de Vico, le plus ambitieux des tyranneaux de Viterbe. La Rocca avait pour mission de tenir en respect un peuple indocile et de décourager les desseins des grands. Détruite, puis rebâtie, elle ne fut achevée que par Paul III. Sous l’administration des légats, les esprits s’apaisèrent insensiblement. Il y a beaux jours que la Rocca a perdu, avec ses créneaux et ses fossés, sa physionomie de forteresse ; elle est tombée au rang de simple caserne. Il lui faut ses hautes murailles et l’écusson fleurdelysé des Farnèse pour attester qu’elle est de date ancienne et de noble origine. Elle n’en communique pas moins quelque caractère à la vaste place sur laquelle s’élève le monumental autant que médiocre hôtel Grandori.

Une fontaine, construite sur les dessins de Vignola, agrémente la place. Aussi bien Viterbe s’intitule-t-elle la « ville des belles fontaines. » Les Italiens ont de tout temps été passionnés pour les eaux. Leurs ancêtres divinisaient les sources ; ils construisaient des bains publics d’une rare magnificence et des aqueducs pour alimenter leurs thermes ; afin de rafraîchir la villa d’un César, ou même d’un simple sénateur, on détournait une rivière. Le luxe des fontaines est encore répandu dans toute l’Italie. Les villas de la Renaissance ont été pourvues, bien avant Versailles, de cascades artificielles, de châteaux d’eau, de monstres vomissant des torrens avec fracas. Le nom des plus grands artistes est attaché à ces créations charmantes. Pérouse montre avec orgueil sa fontaine de Niccola Pisano, si gracieusement étagée ; Sienne a Fontebranda que Dante a célébrée dans ses vers. A Rome, on trouve trois variétés du genre pittoresque aux places Navona, du Triton et de Trevi, populaires parmi les touristes. Dans les vieilles fontaines de Viterbe, M. Pinzi a démêlé une ressemblance frappante avec celles de Berne. Il retrouve dans leur structure l’influence indéniable du goût septentrional, de la tradition lombarde. Originale assurément, la Fontana Grande, dans son style composite du XIIIe siècle ; encore davantage, la fontaine de Pianoscarano, avec son cippe hexagone, sa pyramide tronquée, ses colonnettes et ses lions. Dans les chaudes après-midi estivales, les gens de Viterbe aiment à se grouper autour de ces frais bassins. Le soir, le murmure des eaux qu’on ne voit pas jette une note mélancolique dans les rues désertes.

Les fontaines répandent ainsi leur note poétique au milieu des palais délabrés, des tours revêches, des églises solitaires ; mais, filles elles-mêmes du moyen âge, restaurées, non gâtées par des mains respectueuses, elles adoucissent, sans l’altérer, le caractère original qui fait de Viterbe une ville à part. Le XIIe et le XIIIe siècles y respirent aussi librement qu’à Sienne le XIVe et le XVe. On chercherait en vain ici les palais romantiques, les musées débordant de précieuses dépouilles, les églises chargées des trésors que l’art, en sa jeunesse, est capable d’enfanter. A Viterbe, l’art ne s’est jamais épanoui en manifestations enthousiastes. Les sculpteurs et les peintres n’ont prêté qu’exceptionnellement leur concours aux architectes et aux ingénieurs, qu’il s’agît d’édifices publics ou privés, civils ou religieux. Il se peut que l’exclusion des arts destinés au seul agrément des yeux ou à la satisfaction des sens soit un fruit de l’incessant besoin d’action qui tourmentait les compatriotes de Capocci. Comment oublier, cependant, que Viterbe atteignit l’apogée de sa grandeur vers 1250, c’est-à-dire à une époque où les arts plastiques n’avaient pas encore brisé les vieilles formules ? L’éloignement définitif de la cour des papes eut pour conséquence d’arrêter tout net l’essor illustré par l’édification des palais de la commune et des pontifes. L’ère des tyrans ne fut pas, comme ailleurs, propice au progrès des arts de la paix, pas plus que le gouvernement paternel des légats. Si nulle école de peinture ne surgit, comme à Pérouse, à Sienne et dans le Nord de la péninsule, c’est apparemment que la terre de Viterbe était impropre à la culture de plantes délicates. Ne le regrettons pas trop, puisque c’est à cette circonstance que nous devons de retrouver les œuvres du passé, sinon dans leur intégrité primitive, vierges au moins de ces greffes qui, sous prétexte de communiquer une nouvelle sève aux anciennes souches, les abâtardissent à tout jamais. Viterbe est parvenu jusqu’au XXe siècle ainsi qu’une relique du haut moyen âge, de ce temps où l’insécurité journalière tendait le tempérament et le goût des hommes vers les œuvres mâles et fortes : c’est avec cette physionomie virile, un peu austère, qu’elle se présente à nos yeux. Ce sont ces traits rares qui la rendent chère aux voyageurs épris des œuvres originales, dans lesquelles les mœurs et les idées d’une époque se reflètent comme dans un miroir.

Le moyen âge est par excellence l’époque des contrastes frappans : Viterbe en fournit l’exemple. Au milieu des agitations quotidiennes, presque au lendemain du siège conduit par Frédéric II, parut une figure angélique qui semble planer encore aujourd’hui sur la rude cité. De bonne heure, la légende s’empara de la vie de sainte Rose. Selon la tradition, vivante encore parmi le peuple, elle naquit dans la classe la plus humble. Elle s’y distingua, dès ses plus tendres années, par une piété singulière, ardente aux privations et aux pénitences, enflammée de charité pour les déshérités de ce monde. Les documens authentiques ne contredisent pas, loin de là, les témoignages parlés. Il est établi que, peu de temps après la mort de Rose, la ville tout entière, bien que partagée en factions ennemies, avec son évêque, son clergé, son conseil communal, ses magistrats, adressa une supplique au pape, en vue de faire admettre la jeune fille au nombre des saints. On alléguait ses vertus et les prodiges opérés autour de sa tombe. Alexandre IV ne pouvait rompre avec les règles essentielles de la procédure ; voulant donner au peuple de Viterbe une marque de sa bienveillance, il ordonna qu’on ouvrît une enquête. La bulle pontificale qui relate ces détails est parvenue jusqu’à nous ; elle porte la date du 25 novembre 1252. Rose ne prit officiellement son rang dans le calendrier qu’en 1457 ; cependant, contrairement aux usages, aucune cérémonie de canonisation n’eut lieu à cette date. On considéra vraisemblablement que la décision du Saint-Siège se bornait à sanctionner une situation acquise. On sait, en effet, de source certaine, que le peuple de Viterbe rendait, depuis le XIIIe siècle, un culte public à sa compatriote ; l’Eglise avait donc longtemps toléré une irrégularité excusable à ses yeux.

Tout porte à croire que Rose mourut en 1252, probablement au mois de mars. La bulle d’Alexandre IV spécifie qu’elle échappa aux pièges et aux séductions de ce monde, — ce qui donne une triste idée des mœurs du temps, — car Rose n’avait pas accompli sa quinzième année, quand elle rendit son âme à Dieu, et son innocence était considérée comme une exception rare ! Sa douceur éclata, ainsi qu’un miracle, au milieu des hommes farouches qui étaient ses concitoyens. Aussi sa mémoire est-elle restée populaire dans la contrée. Bien que l’église placée sous son invocation soit désolante de banalité, le tombeau de la sainte suffit pour y attirer, en longues processions, les bonnes gens du voisinage, surtout aux jours de liesse. Pour honorer Rose, la municipalité organise chaque année des fêtes qui trouvent leur plus éclatante expression dans le transport de la macchina triomphale.

Comme les vieilles familles, les villes qui se réclament d’un long passé mettent leur amour-propre à tenir un registre exact de tous les faits qui les touchent de près ou de loin. À ce titre, la macchina méritait d’avoir son histoire et même sa chronique. Il y a quelque deux cents ans, la peste sévissait à Viterbe ; dans ses angoisses, le peuple implora le secours de sa protectrice, et il sembla que cette prière fût exaucée, car le fléau diminua aussitôt, puis disparut. On décida, pour perpétuer le souvenir de cet événement, qu’une procession solennelle traverserait une fois l’an les rues de la ville sauvée miraculeusement de la contagion. Pour la première fois, en 1664, autorités, garnison, corporations religieuses, aristocratie, peuple, toute la ville, en un mot, suivit la macchina, sur le faîte de laquelle trônait la sainte. Les dessins qui ont été conservés attestent que la machine était alors de modestes proportions ; elle ne dépassait pas six mètres, mais elle était déjà éclairée a giorno par des cierges nombreux, et le transport s’effectuait à dos d’hommes. Chaque année la vit grandir, en quelque façon ; l’émulation, si naturelle aux gens de Viterbe, contribuait à sa rapide transformation. Aux nobles et aux bourgeois revenait alternativement le soin d’organiser la fête ; c’était à qui lui assurerait le plus d’éclat. Ainsi la macchina devint, à chaque anniversaire, plus imposante. C’est à présent une géante qui atteint une taille de dix-huit mètres ; sa tête s’élève orgueilleusement au-dessus des maisons de la ville.

A mesure qu’elle grandissait, il devenait plus ardu d’en assurer le transport à travers les rues inégales. Aussi, bien que les porteurs eussent acquis déjà par une longue pratique l’expérience requise, de graves accidens attristèrent-ils plus d’une fois la procession. En 1801, une panique se produisit et quarante personnes furent écrasées. Ce fut un deuil public ; les fêtes furent suspendues pendant deux ans. Quand les magistrats autorisèrent la procession, en 1804, ils mirent pour condition que les mineurs conventuels auraient seuls la faculté d’y prendre part. En 1814, ce fut la macchina elle-même qui tomba avec un fracas épouvantable. Le même accident s’étant reproduit en 1820, on imagina de munir la charpente de pieds sur lesquels la machine pourrait se reposer, le cas échéant.

Aujourd’hui la macchina pèse trois mille kilogrammes et il faut soixante hommes pour la soutenir. Ces hommes d’élite forment un corps fermé sous le nom de facchini di Santa Rosa. On se dispute, dans les familles populaires, l’honneur de compter un membre au nombre de ces porteurs. Comme la plus légère imprudence pourrait amener une catastrophe, la municipalité fait garder les facchini à vue pendant toute la journée du 3 septembre, de peur qu’ils ne s’enivrent. A l’Angelus, on les conduit à la Porte romaine d’où part le cortège. La macchina est cachée sous un voile : on la découvre, on allume les bougies. Puis les soixante porteurs se glissent sans bruit sous les madriers. Chacun prend la place qui lui est assignée. On peut les voir, à ce moment, les jambes écartées, le dos courbé, disposés en files profondes. Les plus grands sont placés en avant, car la première partie du parcours forme une descente. A un signal donné, tous, d’un mouvement lent, régulier, harmonieux, redressent l’échine. Il y a un instant d’indicible émotion qui saisit à la gorge jusqu’aux habitués. La masse lumineuse, soulevée par ces fortes épaules, oscille une minute sur sa base mobile, puis graduellement, elle reprend son assiette. Aussitôt, on se met en marche.

Le cortège, parti de la Porte romaine, s’arrête plusieurs fois, avant d’atteindre la place de Santa Rosa. C’est un parcours d’environ un kilomètre. La place du Plébiscite est à peu près à moitié chemin entre les deux points extrêmes.

Il existe au palais de la Commune une fenêtre, une seule, d’où le regard enfile la via Cavour par laquelle la macchina doit passer. C’est le meilleur des postes d’observation. Le syndic de Viterbe m’ayant invité à passer la soirée chez lui, c’est là que je me trouvai, le 3 septembre dernier, avec mes compagnons de voyage et quelques Romains de distinction, parmi lesquels je me permettrai de citer la princesse Ruspoli et ses charmantes filles. La nuit était tombée. La place, au-dessous de nous, regorgeait de curieux. Tout à coup le campanone, — le bourdon de Viterbe, — fit entendre sa note grave, marquant ainsi que le cortège avait quitté la Porte romaine. Dès lors, nos lorgnettes ne quittent plus la via Cavour. Peu de temps après, en effet, les maisons du fond s’éclairent violemment : c’est la macchina qui annonce son approche par cette lueur révélatrice. La lueur augmente rapidement d’intensité ; puis, dans le lointain surgit une masse de feu, plus haute que les maisons environnantes. L’effet est inattendu, grandiose, saisissant ; un long murmure salue cette flamboyante apparition. Supposez le clocher de la Trinité à Paris, détaché de sa base ordinaire qui est l’église, et illuminé du haut en bas, descendant la rue des Martyrs, comme mû par un ressort invisible. Tel est le spectacle que j’avais sous les yeux.

En haut de la via Cavour, le cortège fait une courte halte. Nous en profitons pour examiner la macchina à l’aide de nos lorgnettes ; ses lignes architectoniques sont marquées par les feux, disposés avec un art consommé. Un de mes voisins m’explique qu’elle était autrefois éclairée par des lampions, mais il suffisait de la brise la plus légère pour en éteindre quelques-uns. En vue de parer à cet inconvénient, on a tour à tour essayé des lampes, des feux de bengale, de l’électricité. Les expériences échouèrent piteusement les unes après les autres. La lumière électrique produisit les effets les plus bizarres : on y renonça. Cette fois, on a fait usage de tampadari, c’est-à-dire de bougies protégées par des verres. C’est une vraie trouvaille ; jamais, de l’avis unanime des personnes qui m’entourent, la macchina n’a paru aussi belle. Il est juste, d’ailleurs, de reconnaître qu’elle a été construite avec un goût parfait. Il y a longtemps que l’on a condamné le genre baroque, jadis en honneur. Un certain Angelo Papini (son nom a été soigneusement conservé) est l’inventeur du style qui a prévalu ; c’est encore un membre de cette famille qui a dessiné le modèle de la macchina de 1900.

Tandis que je recueille ces renseignemens, le cortège a repris sa marche. La macchina grandit maintenant à vue d’œil. Elle s’avance précédée et suivie de carabiniers chargés de maintenir la foule à distance. Les colonnes, les frises, les frontons qui décorent l’édifice ambulant apparaissent tour à tour ; la statue irradiée de la sainte resplendit dans une auréole de feu. C’est merveille de voir la géante avancer avec ce léger balancement rythmique propre aux contadine romaines portant un fardeau sur la tête. Voici les facchini tout de blanc vêtus ; on distingue aisément la première file, qui se meut avec une régularité en quelque manière automatique. Ils ont les bras croisés sur les épaules. A leur démarche, à la façon de lancer les jambes en avant, on devine qu’ils ont à supporter un poids énorme. Arrivés au milieu de la place du Plébiscite, ils s’arrêtent une seconde fois, tandis que des acclamations enthousiastes éclatent de tous côtés. Le peuple de Viterbe est justement fier du tour de force que ses enfans accomplissent chaque année depuis plusieurs siècles. Quant aux gens des environs, ils ne se lassent pas d’assister à un spectacle qui, à leurs yeux, tient tant soit peu du prodige.

A peine les facchini ont-ils repris position, qu’ils exécutent sur place une évolution savante. Le chemin qu’ils ont désormais à parcourir ne cessant de monter, il convient que les plus petits d’entre eux occupent les premiers rangs. La macchina reprend triomphalement sa marche : elle s’engouffre dans le corso. Quittant furtivement le palais communal, nous nous lançons à sa poursuite, au milieu du flot de populaire que contient la phalange serrée des carabiniers royaux. Nous la rejoignons au moment où, atteignant la salita de Santa Rosa, les porteurs font une nouvelle pause, — la dernière.

Le trajet qui reste à effectuer est assez court, une centaine de mètres, mais par une montée fort raide. Et c’est alors un spectacle émouvant, vraiment inoubliable. Les facchini abordent la pente au pas accéléré ; la foule a quelque peine à les suivre. Et l’édifice en feu semble emporté par un tourbillon, dans un balancement plus court, plus haletant, si j’ose dire. Il se précipite vers une sorte d’apothéose. Cette course, qui paraît folle au premier abord, est pourtant nécessaire. C’est, un coup de collier, l’effort final : il faut le fournir d’enthousiasme, sans réflexion. Si l’on s’arrêtait, fût-ce une seconde, qui sait si l’on pourrait repartir et atteindre le but ? Par instans, le fardeau devient pour quelques-uns des porteurs littéralement écrasant, dépassant de loin les cinquante kilogrammes qui reviendraient équitablement à chacun. Seuls des corps robustes, dispos, entraînés sont capables de résister à l’accablement produit par l’effort continu qu’il faut donner pour affronter une pareille ascension avec un pareil fardeau. Sans une confiance illimitée, aveugle, en soi-même, il n’y aurait pas de salut.

Quand nous arrivons sur la place de Santa Rosa, la macchina repose paisiblement sur ses pieds et le peuple l’entoure avec une affectueuse admiration. Les porteurs ont déjà disparu, entraînés par leurs amis. Ils vont se dédommager de l’abstinence à laquelle on les a soumis vingt-quatre heures durant. S’ils donnent quelques accolades de trop aux fiaschi des crus d’alentour, personne ne leur en saura mauvais gré. Dans les chants que j’entends longtemps après avoir regagné mon gîte, j’éprouve quelque plaisir à retrouver de mâles voix, peut-être celles des braves gaillards qui ont porté sur leurs épaules la macchina triomphale.


F. DE NAVENNE.