Volpone (trad. Lafond)

La bibliothèque libre.
Les contemporains de Shakespeare, Ben Jonson
Traduction par Ernest Lafond.
J. Hetzel, Libraire-Éditeur. (p. 17-195).


Cette comédie fut représentée pour la première fois au théâtre du Globe en 1603,

imprimée in-quarto en 1607, après avoir été jouée devant les deux universités avec un grand succès. Jonson la publia une seconde fois en 1616, sans altération ni addition, avec ce vers d’Horace pour épigraphe :

         Simul et jucunda et idonea dicere vitae.

Cette pièce resta au répertoire jusqu’à la dispersion finale des comédiens et la fermeture des théâtres" pendant la Révolution, et fut une des premières que l’on reprit après la Restauration. Elle eut pendant un siècle la faveur du public, et cessa d’être représentée. Son apparition plus récente au théâtre d’Hay-Market n’eut aucun succès.

Nous ne dirons rien du grand mérite de cette comédie ; bien que M. Gifford, le célèbre commentateur, lui préfère l’Alchimiste qu’il appelle le plus prodigieux effort de l’esprit humain, nous regardons le Volpone comme le chef-d’œuvre de Ben Jonson et comme la meilleure comédie du théâtre anglais.

Jamais la cupidité et l’avarice n’ont été peintes plus magistralement. Il y a dans certaines scènes une brutalité violente qui heurte notre goût raffiné, et blesserait aujourd’hui nos oreilles plus chastes que notre cœur. Heureusement la lecture nous reste pour pouvoir apprécier ces chefs-d’œuvre que nous ne pourrions plus entendre à la scène que mutilés et déshonorés.


PERSONNAGES

VOLPONE magnifico

MOSCA son parasite

VOLTORE avocat

CORBACCIO un vieux bourgeois

CORVINO un marchand

BONARIO fils de Corbaccio

SIR POLITICK WOULD-BE

PEREGRINE un voyageur

NANO un nain

CASTRONE un eunuque

ANDROGYNO un hermaphrodite

Commandadori Officiers de justice,

Trois Marchands

Quatre Magistrats

Un Notaire

Serviteurs

Deux femmes de chambre



La scène est à Venise

PROLOGUE.

Avec l’aide de la fortune, il nous faudra peu d’efforts pour faire réussir notre pièce. Pour s’accommoder aux circonstances présentes, voici des vers… dans lesquels le bon sens ne manque pas. Là-dessus, nous devons en croire notre poëte dont le véritable but, si vous voulez le savoir, a toujours été de mêler l’utile au plaisir, ne ressemblant pas en cela à ceux dont les gosiers desséchés par l’envie s’enrouent à crier que tout ce qu’il écrit est un tissu d’invectives, et qui, lorsque paraît une de ses pièces, s’imaginent en faire la satire en disant qu’il a mis un an à la composer. Quant à celle-ci, il n’est pas besoin de mentir, c’est un enfant qui n’était pas même conçu il y a deux mois ; et, bien que son père ose donner à ses ennemis cinq existences pour la corriger, il est notoire qu’en cinq semaines il l’a composée, écrite de sa propre main, sans coadjuteur, sans apprenti, manœuvre ni patron. Je puis pourtant vous dire, en témoignage du mérite de son œuvre, qu’on n’y brise pas des œufs et qu’on n’y mord pas à belles dents des gâteaux à la crème[1], circonstances qui ravissent une multitude d’entre vous. Il n’y introduit pas un imbécile qui récite de vieilles redites pour boucher les trous de son poëme vide de sens, et il ne fait pas jouer ces machines monstrueuses qui seraient capables de mettre Bedlam en insurrection ; il n’a pas bourré sa pièce avec les jeux de mots dérobés aux tables d’hôte, mais il en fait de tout exprès dans le sens de son sujet. Cette comédie se présente donc telle que les meilleurs critiques désirent que soit une comédie ; les lois du temps, du lieu et de l’action sont observées. L’auteur ne s’est écarté d’aucune des règles indispensables. Il a secoué de sa plume toute espèce de fiel et d’écume, et n’a gardé qu’un peu de sel. Puisse ce sel faire rougir votre figure à force de rire ! vos couleurs en resteront fraîches, une semaine encore après cette représentation.


ACTE PREMIER.



Scène PREMIÈRE.


(Une chambre dans la maison de Volpone.)

(VOLPONE et MOSCA entrent.)
VOLPONE.

Bonjour, soleil ; et maintenant, mon or ! — ouvre ce sanctuaire, que je puisse voir mon saint. (Mosca tire le rideau et laisse voir de l’argenterie, des bijoux et des piles d’or.) Salut, âme du monde et la mienne ! la terre féconde, quand elle voit le soleil longtemps désiré paraître entre les cornes du bélier céleste, est moins heureuse que moi lorsque j’admire ta splendeur qui fait pâlir la sienne. Là, au milieu de ces autres richesses, tu apparais comme la flamme dans la nuit, ou comme le jour, lorsque, sortant du chaos, il précipita les ténèbres au centre du monde. O toi, fils du soleil, mais plus brillant que ton père, permets qu’en t’adorant je t’embrasse, toi et chaque relique du sacré trésor que renferme cette chambre bénie ! Les sages poëtes firent bien qui donnèrent ton nom glorieux à l’âge qu’ils ont cru le plus beau ; tu es la meilleure des choses créées, et tu donnes plus de joie que les enfants, la famille, les amis et tous les autres rêves que l’homme fait éveillé. Quand tu brillais dans les regards de Vénus, tu aurais dû la rendre mère de vingt mille Cupidons. Telles sont tes beautés ! tel est notre amour ! Cher saint, dieu muet, tu fais parler tous les hommes ; tu n’agis pas, mais tu les fais agir tous. Tu es le prix des âmes ; l’enfer lui-même, avec toi pour but, vaut le ciel ; tu es la vertu, la renommée, l’honneur, tu es tout. Celui qui te possède sera noble, vaillant, honnête, sage[2]

MOSCA.

Et tout ce qu’il voudra, monsieur. La richesse est dans la vie un bien plus grand que la sagesse.

VOLPONE.

C’est vrai, mon bien-aimé Mosca ; cependant je me glorifie plus de l’habileté qui m’a valu ces trésors que de leur tranquille possession, car je n’emploie pas de moyens vulgaires ; je ne dois rien au commerce ni au hasard ; je ne fends pas la terre avec le soc des charrues ; je n’engraisse pas de bétail pour remplir les boucheries ; je n’ai ni usines pour le fer, ni moulins à broyer l’olive, ni manœuvres pour réduire mes blés en farine ; je ne souffle pas le verre subtil ; je n’expose pas des vaisseaux aux périls des mers tumultueuses ; je ne fais pas valoir mon argent dans les banques publiques ni dans l’usure privée.

MOSCA.

Non, monsieur, et vous ne dévorez pas le patrimoine des honnêtes gens prodigues. Il en est qui avalent un héritier fondant, aussi facilement qu’un Hollandais des pilules de beurre, et sans jamais se purger ; il y en a d’autres qui arrachent de leurs lits les pères de famille indigents pour les ensevelir vivants dans quelque aimable prison bien close, d’où leurs os ne pourront sortir que lorsque la chair sera pourrie ; mais votre douce nature abhorre ces façons d’agir ; vous répugnez à l’idée de voir la veuve et l’orphelin laver de leurs pleurs le pavé de votre palais, ou faire retentir vos toits de leurs sanglots pitoyables, et l’air de leurs cris de vengeance.

VOLPONE.

C’est vrai, Mosca, cela me répugne.

MOSCA.

Et en outre, monsieur, vous n’êtes pas semblable[3] au batteur en grange, qui, appuyé sur son lourd fléau, surveille le tas de ses blés, et, bien qu’affamé, n’ose pas en goûter un grain, mais se nourrit de mauve et d’herbes amères ; vous ne ressemblez pas au marchand qui, après avoir rempli ses caves avec les vins généreux de la Romagne et de Candie, ne boit pourtant que la lie du vinaigre lombard ; vous ne vous couchez pas sur la paille tandis que les mites et les vers rongent vos somptueuses tentures et vos lits moelleux : vous savez jouir de vos richesses, et vous savez en donner une part à moi, votre pauvre intendant, ou à votre nain, ou à votre hermaphrodite, ou à votre eunuque, ou au moindre dès serviteurs que votre bon plaisir daigne entretenir autour de vous.

VOLPONE.

Assez, Mosca ; reçois ceci de ma main. (Il lui donne de l’argent.) Tu as frappé juste dans tout ce que tu as dit ; ce sont des envieux qui t’appellent parasite ; fais venir ici mon nain, mon eunuque et mon fou, et dis-leur de me divertir. (Mosca sort.) Qu’ai-je de mieux à faire que de caresser les caprices de mon génie et de m’abandonner librement à toutes les délices que la fortune peut créer pour moi ? Je n’ai ni femme, ni parents, ni enfant, ni allié à qui je doive un jour donner ma substance ; mon héritier sera celui que je choisirai ; c’est là ce qui fait que l’on m’observe ; c’est là ce qui attire dans ma maison, chaque jour, de nouveaux clients, des hommes, des femmes, des gens de tout sexe et de tout âge qui m’apportent des présents, m’envoient de l’argenterie, des lingots, des pierres précieuses, dans l’espoir que, lorsqu’arrivera ma mort que leur cupidité attend à chaque minute, tout leur reviendra centuplé ; et il en est quelques-uns, plus avares encore que le reste, qui cherchent à m’accaparer tout entier, et à se contre-miner les uns les autres dans leurs efforts, luttant de cadeaux comme s’ils luttaient d’affection. Je les tolère près de moi, je me joue de leurs espérances, et me réjouis de battre monnaie avec leur cupidité ; je pèse leur tendresse, et plus je reçois d’eux, plus je les apprécie ; je les tiens dans ma main et ne laisse la cerise frapper contre leurs lèvres que pour la retirer soudain. Qu’est-ce ?

(Mosca rentre avec Nano, Androgyno et Castrone.)
NANO.

Place pour de nouveaux bateleurs qui ne vous apportent ni pièce de théâtre, ni représentation de l’Université, et vous prient, par conséquent, quel que soit leur récit, de ne pas être trop difficile sur l’allure du vers. Si vous vous étonnez de cela, vous allez vous étonner bien plus encore. Sachez donc que dans le corps d’Androgyno est enfermée l’âme elle-même de Pythagore, ce jongleur divin ; nous vous en dirons l’histoire. Cette âme, monsieur, libre et flottante, vint d’abord d’Apollon et fut souillée dans Æthalides, fils de Mercure, avec le don de se rappeler tout le passé. De là, elle s’enfuit, et fit sa demeure chez Euphorbus, aux cheveux d’or, qui fut galamment tué, au siège de Troie, par le cocu de Sparte ; Hermotinus fut ensuite son hôte, je le lis dans ce mémoire, puis un Pyrrhus de Delos qui lui apprit la pêche à la ligne ; enfin, elle vint loger chez le sophiste de Grèce, et ne quitta Pythagore que pour le beau corps d’Aspasie la courtisane, qui la renvoya comme une balle au corps d’une autre catin ; elle devint un philosophe avec Cratès le Cynique, comme elle-même le raconte. Depuis, on la vit chez des rois, des chevaliers, des mendiants, des gredins, des grands seigneurs et des fous, sans compter ses séjours chez des bœufs, des ânes, des mules, des chèvres et des blaireaux, et partout elle fut aussi bavarde que le coq du savetier[4]. Mais je ne viens pas discourir ici sur cette matière ni sur les nombres un, deux, trois, ni sur son grand serment par quatre, ni sur ses harmonies, son triangle, sa cuisse d’or, ni sur la façon dont les éléments voyagent[5] ; je veux seulement savoir de toi, Androgyno, comment s’est passée ta dernière métamorphose, et si tu as changé d’habit dans ces jours de réformation.

ANDROGYNO.

J’ai pris celui d’un réformé, d’un fou comme on en voit, regardant toute vieille doctrine comme une hérésie[6].

NANO.

Mais tu ne t’es pas risqué à enfreindre la loi des mets défendus par ton maître ?

ANDROGYNO.

J’ai mangé du poisson quand je fus l’hôte d’un chartreux.

NANO.

Mais tu as renoncé à ton silence dogmatique ?

ANDROGYNO.

Un avocat braillard en est cause.

NANO.

O changement merveilleux ! Quand cet avocat t’a-t-il congédié ? En souvenir de Pythagore, quel corps as-tu pris ?

ANDROGYNO.

Celui d’une bonne lourde mule.

NANO.

Bah ! mais alors il te fut permis de manger des fèves ?

ANDROGYNO.

Oui.

NANO
.

Et de la mule où passas-tu ?

ANDROGYNO.

Au corps d’une bête étrange que certains écrivains appellent un âne, mais d’autres, un frère illuminé, un puritain, de ceux qui mangent de la viande et se mangent quelquefois les uns les autres, de ceux qui laissent tomber un libelle ou un saint mensonge, entre chaque bouchée de ces pâtés qui se font à Noël[7].

NANO.

Hâte-toi, au nom du ciel, de quitter cette nation profane, et dis-nous gentiment quel fut ensuite ton séjour.

ANDROGYNO.

Celui que j’habite encore.

NANO.

Une délicieuse créature ; plus encore qu’un fou, un hermaphrodite ! Maintenant, douce âme, dans toutes ces transmigrations diverses, quel corps choisirais-tu de préférence pour demeure ?

ANDROGYNO.

En vérité, celui où je suis ; j’y voudrais même rester.

NANO.

Parce que tu peux y trouver les plaisirs de chaque sexe.

ANDROGYNO.

Hélas ! ces plaisirs sont usés et abandonnés : non ; je me félicite d’être l’âme d’un fou, la seule créature qu’on puisse appeler bénie ; sous toutes les autres formes, je n’ai eu que du malheur.

NANO.

Bien dit ! c’est parler comme si tu étais encore en Pythagore. Célébrons cette opinion savante, eunuque, mon ami, comme il nous convient, avec art et talent, afin de la glorifier en membres spéciaux de la fraternité.

VOLPONE.

Allons ! très-joli ! très-joli ! Mosca, c’est de ton invention ?

MOSCA.

Si cela peut vous être agréable.

VOLPONE.

Cela me plaît, bon Mosca.

MOSCA.

Alors, l’invention est de moi.

NANO ET CASTRONE chantent.

Les fous sont la seule nation, digne du respect et de l’envie des hommes ; libres de soucis, ils ignorent le chagrin, et s’égayent en égayant les autres ; tout ce qu’ils font et disent est un lingot d’or pur ; le fou est le mignon bien-aimé de nos grands hommes, l’amusement et la joie de nos grandes dames ; sa langue est son trésor, sa figure seule éveille le rire, et il dit la vérité sans crainte d’être tué ; il est la grâce de chaque festin, et quelquefois le principal convive ; il a son tabouret, il a son assiette à table, le fou qui a l’esprit pour serviteur ; oh ! qui ne voudrait être lui ! lui ! lui ! (On frappe derrière la scène.)

VOLPONE.

Qui vient ? Sortez. (Nano et castrone sortent.) Regarde, Mosca. (À Androgyno qui sort.) Fou, va-t’en.

MOSCA.

C’est M. Voltore, l’avocat, je le reconnais à la façon dont il frappe.

VOLPONE.

Va me chercher ma robe de chambre, mes fourrures et mon bonnet de nuit ; dis que je change de lit, et laisse-le s’amuser un peu dans la galerie. (Mosca sort.) Ha ! ha ! mes clients commencent leurs visites : vautour, milan, corbeau, épervier, tous mes oiseaux de proie qui croient flairer une charogne et qui accourent ! Elle n’est pas encore pour eux. (Mosca rentre avec la robe, les fourrures, etc. ) Hé bien ! les nouvelles ?

MOSCA.

Une pièce d’argenterie, monsieur.

VOLPONE.

De quelle grandeur ?

MOSCA.

Énorme, massive, antique, avec votre nom et vos armes.

VOLPONE.

Bien, et l’on n’y a pas gravé un renard étendu sur ses pattes, l’œil plein de finesses et de ruses, se moquant du corbeau qui bâille ? Hein, Mosca[8] !

MOSCA.

La phrase est piquante, monsieur.

VOLPONE.

Donne-moi mes fourrures. (Il revêt sa robe de malade.) Pourquoi ris-tu, homme ?

MOSCA.

Je ne puis m’en empêcher, monsieur, en songeant à ce qu’il doit penser, là dehors, en se promenant ; il espère que c’est le dernier présent qu’il aura à vous faire ; celui-ci doit lui gagner votre cœur ; si vous mouriez aujourd’hui en lui léguant tout, que serait-il demain ? Quelle large récompense de toutes ses avances ! Combien il deviendrait honoré, respecté ! Il paraderait à cheval avec des fourrures et de riches caparaçons, suivi d’une foule de clients et de dupes. On ferait, sur le pavé, place à sa mule aussi lettrée désormais que lui-même. — Il serait appelé le grand, le savant avocat ! Puis il conclut : il n’y a vraiment rien d’impossible.

VOLPONE.

Il y a bien quelque chose d’impossible à lui, c’est d’être savant.

MOSCA.

Non, être riche implique tout. Couvrez un âne d’une pourpre vénérable, ayez soin de cacher ses oreilles ambitieuses, et il passera pour un honorable docteur.

VOLPONE.

Mon bonnet, mon bonnet, bon Mosca, et va chercher notre homme.

MOSCA.

Attendez, monsieur ; votre onguent pour les yeux.

VOLPONE.

C’est vrai ! dépêche-toi, dépêche-toi, je brûle de prendre possession de ce nouveau présent.

MOSCA.

J’espère vous en voir bientôt maître, ainsi que de beaucoup d’autres…

VOLPONE.

Merci, mon bon.

MOSCA, continuant.

Après que mon corps sera en cendre, et que cent autres tels que moi m’auront succédé.

VOLPONE.

Oh ! Mosca, non, ce serait trop.

MOSCA.

Vous vivrez, vous vivrez toujours pour duper ces harpies.

VOLPONE.

Gracieux Mosca ! c’est bien, donne encore le coussin, et fais-le entrer. (Mosca sort.) Maintenant, à mon secours, toux feinte, consomption, goutte, apoplexie, paralysie et catarrhe, à mon secours avec vos apparences moribondes sur ce lit de douleur, vous qui m’avez aidé, depuis trois ans, à traire leurs espérances ! — Il vient, je l’entends — uh ! (Toussant.) Uh ! uh ! uh ! (Mosca entre et introduit Voltore ; il porte la pièce d’argenterie.)

MOSCA, à Voltore.

Vous êtes toujours au même point, monsieur. Seulement, vous êtes de tous les autres celui qu’il tient le plus haut dans ses affections ; et vous faites sagement de les entretenir par des visites matinales, et par ces tendres marques de votre bon vouloir pour lui. Je le sais, il ne peut manquer de vous être on ne peut plus reconnaissant. (S’adressant à Volpone.) Patron, voici le signor Voltore.

VOLPONE, d’une voix faible.

Que dites-vous ?

MOSCA.

Monsieur, c’est M. Voltore qui vient vous voir.

VOLPONE.

Je le remercie.

MOSCA.

Il vous apporte une pièce d’argenterie ancienne qu’il a achetée à Saint-Marc[9], et qu’il vous offre.

VOLPONE.

Il est le bienvenu. Prie-le de venir plus souvent.

MOSCA.

Oui.

VOLTORE.

Qu’est-ce qu’il dit ?

MOSCA.

Il vous remercie et vous prie de revenir souvent.

VOLPONE.

Mosca ?

MOSCA.

Mon patron.

VOLPONE.

Amène-le près de moi. Où est-il ? Je désire lui toucher la main.

MOSCA.

Voici la pièce d’argenterie.

VOLTORE, près du lit.

Comment allez-vous, monsieur ?

VOLPONE.

Je vous remercie, signor Voltore. Où est le plat d’argent ? J’ai de si mauvais yeux.

VOLTORE, le lui mettant dans les mains.

Je suis fâché de vous voir aussi affaibli.

MOSCA, à part.

Et que vous ne le soyez pas davantage.

VOLPONE.

Vous êtes trop généreux.

VOLTORE.

Non, monsieur. Plût au ciel qu’il me fût permis de vous donner la santé comme je vous donne ce plat !

VOLPONE.

Vous donnez, monsieur, ce que vous pouvez ; je vous remercie. Votre amitié se reconnaît dans ce présent, et mérite qu’on y réponde : venez souvent me voir.

VOLTORE.

Je n’y manquerai pas, monsieur.

VOLPONE.

Ne vous éloignez pas de moi.

MOSCA, à Voltore.

Entendez-vous, monsieur ?

VOLPONE.

Écoutez-moi encore ; cela vous concerne.

MOSCA, à Voltore.

Vous êtes un heureux homme, monsieur ; appréciez votre bonheur.

VOLPONE.

Je ne puis vivre encore longtemps…

MOSCA, à l’oreille de Voltore.

Vous êtes son héritier.

VOLTORE, à Mosca.

Le suis-je ?

VOLPONE.

Je sens que je m’en vais ; uh ! uh ! uh ! Je fais voile pour le port ; un ! uh ! uh ! uh ! et je serai heureux d’aborder enfin.

MOSCA.

Hélas ! bien cher patron, nous devons tous partir.

VOLTORE.

Mais, Mosca…

MOSCA.

L’âge fait valoir ses droits.

VOLTORE, à l’oreille de Mosca.

Je t’en prie, écoute-moi. Est-il certain qu’il m’ait inscrit comme son héritier ?

MOSCA.

Vous, parbleu ! Je vous supplie, monsieur, de daigner me prendre à votre service. Je fonde sur vous toutes mes espérances ; je suis perdu si le soleil levant ne laisse pas descendre sur moi un de ses rayons.

VOLTORE.

Il t’éclairera et te réchauffera, Mosca.

MOSCA.

Monsieur, tel que je suis je ne vous aurai pas rendu les moindres services. Je porte vos clefs ; j’ai soin que vos coffres et vos cassettes soient fermés ; je tiens le pauvre inventaire de vos bijoux, de votre argenterie et de vos fonds ; je suis votre intendant, monsieur, et je gouverne ici votre fortune.

VOLTORE.

Mais suis-je le seul héritier ?

MOSCA.

Sans un seul copartageant, monsieur. Ce matin même la chose s’est confirmée ; la cire est encore chaude, et l’encre est à peine sèche sur le parchemin.

VOLTORE.

Heureux, heureux que je suis ! Mais par quelle bonne chance, cher Mosca ?

MOSCA.

Votre mérite, monsieur. Je ne vois pas d’autre raison.

VOLTORE.

C’est par modestie que tu dis cela. Bien, bien, nous te récompenserons.

MOSCA, montrant Volpone.

Il a toujours aimé votre caractère ; c’est ce qui l’a d’abord séduit. Je lui ai souvent entendu dire combien il admirait les hommes de votre belle profession, qui savent parler en faveur de toutes les causes et sur les sujets les plus opposés jusqu’à s’enrouer, mais sans heurter la loi ; les hommes qui, comme vous, changent d’opinion avec une merveilleuse agilité, font des nœuds qu’ils dénouent ensuite, savent donner des conseils fourchus, prennent des deux mains l’or qu’on leur offre pour les tenter, et l’empochent ; ces hommes, il le sait bien, réussissent à tout avec leur souplesse, et, quant à lui, disait-il, il se regarderait comme béni du ciel, s’il pouvait avoir pour héritier un de ces esprits souples et tolérants, si sages, si graves, dont la langue est si embrouillée et si retentissante, et qui pourtant ne profèrent ni un mot ni même un mensonge sans honoraires ; on le comprend, puisque chaque parole que votre seigneurie laisse tomber est un sequin. (On entend frapper dehors.) Qu’est-ce ? on frappe. Je ne voudrais pas que l’on vous vît, monsieur. Pourtant… Prétendez que vous êtes venu en passant et que vous êtes pressé de partir ; je trouverai une excuse… Cher monsieur, quand vous viendrez à nager dans la graisse de l’or, quand vous plongerez jusqu’au col dans le miel, quand vous roidirez le menton contre le flux de cet océan de richesses, pensez à votre esclave, et souvenez-vous de moi : je n’ai pas été le pire de vos clients.

VOLTORE.

Mosca !

MOSCA.

Quand voulez-vous avoir votre inventaire, monsieur, ou voir une copie du testament ? — Bientôt ? — Je vous les apporterai, monsieur. Allons, partez ! Mettez sur votre figure un air d’homme affairé.

(Voltore sort.)
VOLPONE, se levant.

Excellent Mosca ! Viens ici que je t’embrasse.

MOSCA.

Tenez-vous tranquille, monsieur, voici Corbaccio.

VOLPONE.

Emporte le plat ; le vautour est parti, et le vieux corbeau arrive.

MOSCA.

Reprenez votre silence et votre sommeil, (Il met le plat avec les autres trésors.) Reste-là, et multiplie. — Maintenant nous allons voir un misérable qui est en vérité plus impotent que celui-ci ne feint de l’être, et qui pourtant espère danser sur son tombeau, (Corbaccio entre.) Seigneur Corbaccio ! vous êtes le bienvenu, monsieur.

CORBACCIO.

Comment va ton patron ?

MOSCA.

Comme hier, monsieur, pas de mieux.

CORBACCIO[10].

Quoi ! du mieux ?

MOSCA, plus haut.

Non, monsieur ; il est plutôt pire.

CORBACCIO.

C’est bien. Où est-il ?

MOSCA.

Sur son lit, monsieur, il s’est endormi depuis un moment.

CORBACCIO.

Est-ce qu’il dort bien ?

MOSCA.

Pas le moins du monde, ni cette nuit, ni hier ; il ne fait que sommeiller.

CORBACCIO.

Bon ! Il devrait prendre le conseil de quelque médecin ; je lui ai apporté ici un opiat que le mien m’a donné.

MOSCA.

Il ne veut pas entendre parler de drogues.

CORBACCIO.

Pourquoi ? J’étais là quand il a été composé, j’en ai vu tous les ingrédients ; et je sais qu’il ne peut avoir qu’un excellent effet ; j’en jure sur ma vie, cela le ferait dormir.

MOSCA, à part.

Oui, son dernier sommeil, s’il le prenait. (Haut.) Monsieur, il n’a aucune confiance dans la médecine.

CORBACCIO.

Que dis-tu, que dis-tu ?

MOSCA.

Qu’il n’a aucune foi dans la médecine ; il croit que vos docteurs, pour la plupart, sont le plus grand danger que l’homme puisse courir, et la maladie la plus difficile à guérir : je l’ai entendu souvent protester que jamais il ne ferait d’un médecin son héritier.

CORBACCIO.

Que moi je ne serais pas son héritier ?

MOSCA, plus haut.

Non, non, votre docteur !

CORBACCIO.

Oh ! lui, non, non, non ; je le pense bien.

MOSCA.

Ce sont surtout leurs mémoires qu’il ne peut pas digérer ; il dit qu’ils écorchent vif un homme avant de le tuer.

CORBACCIO.

Il a raison ; je te comprends.

MOSCA.

Oh ! ils font sur nous leurs expériences. Non-seulement la loi les absout, mais elle leur donne encore de grandes récompenses ; ma foi ! il répugne à leur payer d’avance sa mort.

CORBACCIO.

C’est vrai ; ils ont des licences pour tuer, comme un juge.

MOSCA.

Celui-ci ne tue que lorsque la loi condamne, et les autres peuvent tuer le juge lui-même.

CORBACCIO.

Le juge, moi, et bien d’autres. — Comment va son apoplexie ? Agit-elle ?

MOSCA.

Très-violemment : sa parole est saccadée, ses yeux sont tournés, sa face est tirée plus que de coutume.

CORBACCIO.

Comment ! comment ! il va s’en tirer ?

MOSCA, plus haut.

Mais non ; sa face est tirée plus que de coutume.

CORBACCIO.

Ah ! bien.

MOSCA.

Sa bouche reste toujours ouverte, et ses paupières pendent.

CORBACCIO.

Bien.

MOSCA.

Un engourdissement glacial roidit toutes ses jointures, et donne à sa chair la couleur du plomb.

CORBACCIO.

Bien.

MOSCA.

Son pouls est dur et bat lentement.

CORBACCIO.

Encore un bon symptôme.

MOSCA.

Et de son front…

CORBACCIO.

Je te comprends.

MOSCA.

Coule une sueur froide, avec un écoulement continuel aux coins des yeux.

CORBACCIO.

Est-ce possible ? J’ai une meilleure santé, moi ! Ha ! ha ! Et le vertige qu’il a dans la tête dure-t-il encore ?

MOSCA.

Oh ! il est passé ; maintenant il a perdu tout sentiment et a cessé de ronfler ; vous vous apercevriez à peine qu’il respire.

CORBACCIO.

Excellent ! excellent ! il est sûr que je vivrai plus que lui ; cela me rend plus jeune de vingt ans.

MOSCA.

J’allais aller vous voir, monsieur.

CORBACCIO.

A-t-il fait son testament ? Que m’a-t-il donné ?

MOSCA.

Non, monsieur.

CORBACCIO.

Rien, dis-tu ? ah !

MOSCA.

Je dis qu’il n’a pas fait son testament.

CORBACCIO.

Oh ! oh ! oh ! Qu’a donc fait ici Voltore, l’avocat ?

MOSCA.

Il a flairé un cadavre, monsieur, aussitôt qu’il a appris que mon maître pensait à faire ses dispositions, selon le conseil que je lui en donnais pour votre bien.

CORBACCIO.

Et il est venu le voir, n’est-ce pas ? Je m’en doutais.

MOSCA.

Oui, et il lui a fait cadeau d’un plat d’argent.

CORBACCIO.

Pour être son héritier ?

MOSCA.

Je ne sais pas, monsieur.

CORBACCIO.

Moi ! je le sais bien.

MOSCA, à part.

En le jugeant d’après vous-même.

CORBACCIO.

Hé bien, je l’empêcherai de l’être. Vois, Mosca, regarde. J’ai apporté ce sac de sequins brillants qui pèse plus que son plat.

MOSCA, prenant le sac.

Ma foi oui, monsieur. Voilà un vrai médicament ; voilà la médecine sacrée ! Ne me parlez pas de vos opiats auprès de ce grand élixir.

CORBACCIO.

C’est de l’or palpable, s’il n’est pas potable.

MOSCA.

On le lui administrera dans sa tasse.

CORBACCIO.

Oui ; fais-le, fais-le, fais-le.

MOSCA.

O cordial trois fois béni, tu lui rendras la santé !

CORBACCIO.

Fais-le, fais-le, fais-le.

MOSCA.

Je crois que ce ne serait pas le meilleur, monsieur.

CORBACCIO.

Quoi ?

MOSCA.

De lui rendre la santé.

CORBACCIO.

Non, non, non, d’aucune façon.

MOSCA.

Peut-être cela lui produira un certain effet, seulement de le toucher.

CORBACCIO.

C’est vrai ; prenons garde, j’en courrai la chance, rends-moi le sac.

MOSCA.

Du tout ; excusez-moi. Ne vous faites pas ce tort à vous-même, monsieur. Je dois vous en donner avis : vous aurez tout.

CORBACCIO.

Comment ?

MOSCA.

Tout, monsieur. C’est votre droit, tout est à vous. Personne n’en aura la moindre part ; c’est à vous seul ; c’est sûr comme un décret du destin,

CORBACCIO.

Comment cela, bon Mosca, comment cela ?

MOSCA.

Je vais vous le dire, monsieur : il va revenir de cette crise.

CORBACCIO.

Je te comprends.

MOSCA.

En profitant du premier moment où il aura repris ses sens, je vais l’importuner de nouveau pour faire son testament, et lui montrer ce sac.

CORBACCIO.

Bien, bien.

MOSCA.

C’est mieux encore, si vous voulez m’écouter.

CORBACCIO.

J’écoute de tout mon cœur.

MOSCA.

Je vous conseillerais maintenant de retourner chez vous sur-le-champ, de formuler un testament sur lequel vous inscririez mon maître comme votre seul héritier.

CORBACCIO.

Mais ce serait déshériter mon fils !

MOSCA.

Hé ! monsieur, tant mieux. C’est un vernis qui rendra la chose bien plus intéressante.

CORBACCIO.

Oh ! seulement un vernis ?

MOSCA.

Ce testament, monsieur, vous me l’enverrez à moi. Alors, lorsque j’énumérerai, en les exagérant, vos soins, vos veilles, vos nombreuses prières, vos dons plus nombreux encore, votre présent d’aujourd’hui, et lorsque enfin je produirai votre testament, dans lequel, sans réflexion, sans le moindre souci de votre propre sang, de ce fils si brave et d’un si haut mérite, l’entraînement torrentiel de votre affection vous a précipité vers mon maître pour le faire votre héritier, il ne peut être assez stupide, assez pétrifié pour que, par conscience, par simple gratitude…

CORBACCIO.

Il ne me fasse le sien.

MOSCA.

Voilà.

CORBACCIO.

J’avais bien songé à ce plan.

MOSCA.

Je le crois.

CORBACCIO.

Tu ne le crois pas ?

MOSCA.

Si, monsieur.

CORBACCIO.

C’est mon projet à moi.

MOSCA.

Et quand il l’aura mis à exécution…

CORBACCIO.

C’est-à-dire quand il m’aura déclaré son héritier.

MOSCA.

Vous, si certain de lui survivre !

CORBACCIO.

Oui bien.

MOSCA.

Étant un homme si vigoureux !

CORBACCIO.

C’est vrai.

MOSCA.

Oui, monsieur.

CORBACCIO.

J’ai pensé à cela aussi. Voyez, ce Mosca, comme il est le véritable interprète de mes pensées !

MOSCA.

Vous ne faites pas seulement du bien à vous-même…

CORBACCIO.

Mais encore à mon fils.

MOSCA.

C’est vrai, monsieur.

CORBACCIO.

C’est encore moi qui ai trouvé cela.

MOSCA.

Ah ! monsieur ! le ciel sait que toute mon étude et tous mes soins (mes cheveux en sont devenus gris) ont été d’arranger les choses de façon…

CORBACCIO.

Je te comprends, mon bon Mosca.

MOSCA.

Vous êtes celui pour qui je travaille ici.

CORBACCIO.

Continue, continue, continue. Je vais faire ce dont nous sommes convenus.

(S’en allant.)
MOSCA, bas.

Va-t’en, corbeau ; va te faire plumer.

CORBACCIO.

Je te sais honnête.

MOSCA, bas.

Et vous mentez, monsieur.

CORBACCIO.

Et…

MOSCA, bas.

Et votre intelligence ne vaut pas mieux que vos oreilles, monsieur.

CORBACCIO.

Je n’hésiterai pas à être un père pour toi.

MOSCA, bas.

Ni moi à duper le frère que tu me donnes.

CORBACCIO.

Je puis encore retrouver la jeunesse ; pourquoi pas ?

MOSCA, bas.

Votre seigneurie est un âne précieux.

CORBACCIO.

Que dis-tu ?

MOSCA, haut.

Je désire que votre seigneurie se hâte.

CORBACCIO.

C’est fait, c’est fait. Je pars, (Il sort.)

VOLPONE, sautant de son lit.

Oh ! j’en crèverai. Mes côtes ! mes côtes !

MOSCA.

Retenez ce flux de rire, monsieur. Vous savez qu’une pareille espérance est une amorce qui couvre peut-être un hameçon.

VOLPONE.

Oh ! mais ton habileté à la placer, cette amorce. Je n’y puis tenir. Bonne canaille, laisse-moi t’embrasser. Je ne t’ai jamais vu une si rare humeur.

MOSCA.

Hélas ! monsieur, je fais ce que l’on m’ordonne. Je suis vos graves instructions : je donne à ces gens-là des paroles ; je verse de l’huile dans leurs oreilles, et ensuite je les renvoie.

VOLPONE.

C’est vrai, c’est vrai. Quel rare châtiment l’avarice trouve en elle-même !

MOSCA.

Nous y aidons un peu, monsieur.

VOLPONE.

Ils ont tous les soucis, les maladies sans nombre, les perpétuelles terreurs qui accompagnent la vieillesse. Ils appellent mille fois la mort, car c’est le souhait ordinaire de ces hommes. Leurs membres sont mous, leurs sens sont obtus ; leur vue, leur ouïe, leur tact sont morts avant eux ; leurs dents même, ces instruments de la vie, sont tombées, et ils croient vivre encore. En voilà un qui retourne chez lui et qui désire végéter encore longtemps. Il ne sent ni sa goutte ni sa paralysie ; il se feint plus jeune de quelques vingtaines d’années. L’âge a beau raisonner, il lui donne un démenti formel. Il espère, comme Éson, retrouver la jeunesse à force d’incantations, et il se vautre dans ces pensées, comme si le destin devait être aussi facilement dupé qu’il se dupe lui-même, et autant en emporte le vent. (On frappe au dedans.) Qu’est-ce que c’est, maintenant ? Un troisième ?

MOSCA.

Chut ! retournez vous coucher ; j’entends sa voix ; c’est Corvino, notre beau marchand.

VOLPONE, se couche comme précédemment.

Faisons le mort.

MOSCA.

Encore un peu d’opiat pour vos yeux. (Il lui graisse les yeux.) — Qui est là ? (Signor Corvino entre.) Corvino, arrivez, je souhaitais fort de vous voir ; comme vous seriez heureux, si vous saviez…

CORVINO.

Pourquoi ? qu’y a-t-il ? qu’est-ce ?

MOSCA.

L’heure tardive a enfin sonné, monsieur.

CORVINO.

Il n’est pas mort ?

MOSCA.

Mort ! non, mais il n’en vaut pas mieux. Il ne reconnaît plus personne.

CORVINO.

Que dois-je faire alors ?

MOSCA.

Quel était votre projet ?

CORVINO.

Je lui avais apporté cette perle.

MOSCA.

Peut-être a-t-il encore assez de mémoire pour vous reconnaître, vous, monsieur ; il vous nomme encore ; il n’a que votre nom à la bouche ; votre perle-est-elle fine, monsieur ?

CORVINO.

Venise n’a jamais vu sa pareille.

VOLPONE, d’une voix faible.

Signor Corvino.

MOSCA.

Écoutez.

VOLPONE.

Signor Corvino.

MOSCA.

Il vous appelle ; allez et donnez-lui la perle. (En criant, à Volpone.) Il est ici, et il vous apporte une perle magnifique.

CORVINO, à Volpone.

Comment allez-vous, monsieur ? (À Mosca.) Dis-lui qu’elle pèse vingt-quatre carats.

MOSCA.

Monsieur, il n’entend plus rien ; il est sourd ; cependant, cela lui fait du bien de vous voir.

CORVINO.

Ajoute que j’ai aussi un diamant pour lui.

MOSCA.

Vous ferez mieux de le lui montrer ; mettez-le lui dans la main ; ce n’est plus que par les doigs qu’il comprend quelque chose ; il lui reste le tact ; voyez comme il le serre.

CORVINO.

Hélas ! le pauvre homme ! cela fait pitié de le voir.

MOSCA.

Fi donc, ne vous en donnez pas la peine ; les pleurs d’un héritier sont des rires sous le masque.

CORVINO.

Suis-je donc son héritier ?

MOSCA.

Monsieur, j’ai promis sous serment de ne pas montrer le testament qu’il ne soit mort ; sachez que Corbaccio est venu le voir, Voltore aussi, et tant d’autres que je ne puis les nommer tous, tous baillant pour avoir des legs ; mais moi, me prévalant de ce qu’il vous nommait tout haut : signor Corvino, signor Corvino, j’ai pris, plume, papier et encre, et je lui demandai qui il choisissait pour son héritier. Corvino. — Qui il voulait pour exécuteur testamentaire. Corvino. — Et sur toutes les questions auxquelles il ne répondait mot, j’interprétai les mouvements qu’il faisait avec la tête, comme des signes de consentement ; c’est ainsi que j’ai congédié les autres sans leur rien laisser, en legs, que des pleurs et des malédictions.

CORVINO.

Oh ! mon cher Mosca. (Ils s’embrassent.) Mais ne nous voit-il pas ?

MOSCA.

Pas plus qu’un joueur de harpe aveugle. Il ne reconnaît plus personne, pas même ses amis ; il ne sait plus le nom du serviteur qui lui a donné son dernier repas ou sa dernière tisane. Il ne se rappelle plus ceux qu’il a engendrés ou élevés.

CORVINO.

Est-ce qu’il a des enfants ?

MOSCA.

Des bâtards, une douzaine, ou plus, qu’il a eus de mendiantes, de bohémiennes, de juives, de négresses, quand il était ivre. Ne le saviez-vous pas, monsieur ? C’est la fable de tout le monde. Le nain, le fou, l’eunuque, sont ses enfants. Il est le père de tous ceux qui le servent, excepté moi ; — ma foi, il ne leur a rien laissé.

CORVINO.

C’est bien, ah ! c’est bien. Mais es-tu sûr qu’il ne nous entend pas ?

MOSCA.

Sûr, monsieur ! jugez-en vous-même ! (Il crie à l’oreille de Volpone.) Plaise à la vérole de se compliquer avec vos autres maux, si elle doit vous envoyer plus tôt au diable, monsieur, en châtiment de votre incontinence, car elle l’a mérité, oui monsieur, elle l’a mérité, tout à fait, tout à fait ; et la peste par-dessus le marché. — (À Corvino.) Approchez donc, monsieur. — Que ne pouvez-vous enfin fermer vos sales yeux qui, par leur liqueur visqueuse, ressemblent à une grenouillère ! Quand ne verrons-nous plus ces joues pendantes que recouvre un vieux cuir au lieu de peau, (À corvino.) aidez-moi donc, monsieur ; — et qui ressemblent à de vieux torchons gelés ?…

CORVINO, haut.

Ou à un vieux mur enfumé, sur lequel l’eau, en tombant, a fait des sillons.

MOSCA.

Excellent, monsieur, continuez ; vous pouvez bien parler encore plus haut ; une coulevrine, qu’on lui déchargerait aux oreilles, ne les traverserait pas.

CORVINO.

Son nez est comme l’égout public ; il coule toujours.

MOSCA.

C’est bon ; et sa bouche ?

CORVINO.

Un cloaque.

MOSCA.

Oh ! bouchez ce trou.

CORVINO.

Ma foi, non.

MOSCA.

Je vous en prie, laissez-moi faire ; en vérité, je pourrais l’étouffer avec un oreiller, aussi bien qu’une vieille garde-malade.

CORVINO.

Fais ce que tu voudras, mais en mon absence.

MOSCA.

Soit. C’est votre présence qui le fait durer si longtemps.

CORVINO.

Je t’en prie, n’use pas de violence.

MOSCA.

Pourquoi donc ? pourquoi seriez-vous si scrupuleux, monsieur ?

CORVINO.

Hé bien, à ta discrétion.

MOSCA.

Alors, cher monsieur, allez-vous-en.

CORVINO.

Je ne veux pas l’inquiéter maintenant en reprenant ma perle.

MOSCA.

Pouh ! ni votre diamant non plus ; quelle inquiétude montrez-vous donc là ? tout n’est-il pas à vous ici ? Ne suis-je pas là, moi dont vous avez fait votre créature, et qui vous dois mon existence ?

CORVINO.

Reconnaissant Mosca, tu es mon ami, mon camarade, mon compagnon, mon associé, et tu auras ta part dans toutes mes fortunes.

MOSCA.

Une exceptée.

CORVINO.

Laquelle ?

MOSCA.

Votre charmante femme, monsieur. (Corvino part précipitamment.) Le voilà parti. Nous n’avions pas d’autre moyen de le déraciner d’ici.

VOLPONE.

Mon divin Mosca, tu t’es surpassé ce matin, (On frappe.) Qu’est-ce encore ? Je ne veux plus être ennuyé aujourd’hui. Prépare-moi de la musique, des danses, des banquets, tous les plaisirs ; le Turc n’est pas plus sensuel dans ses voluptés que ne le sera Volpone. (Mosca sort.) Voyons, une perle, un diamant, une pièce d’argenterie, des sequins ! La matinée est bonne ; hé bien ! Cela ne vaut-il pas mieux que de piller des églises ou de s’engraisser en dévorant un homme par mois ? (Mosca rentre.) Qui est-ce ?

MOSCA.

La belle lady Would-be, monsieur, femme du chevalier anglais, sir Politick Would-be (tel est, monsieur, le style de la dépêche), envoie savoir comment vous avez dormi cette nuit et si vous pourrez la recevoir.

VOLPONE.

Pas maintenant, dans trois heures environ.

MOSCA.

Je l’ai déjà dit à l’écuyer.

VOLPONE.

Lorsque je me serai grisé de gaieté et de vin, alors, alors… Par le ciel, je m’étonne de la témérité de ces vaillants Anglais, qui laissent aller leurs femmes, la bride sur le cou, au-devant de toutes les rencontres.

MOSCA.

Monsieur, le chevalier ne porte pas son nom pour rien, c’est un politique ; il sait que, bien que sa femme affecte des airs étranges, elle n’a pourtant pas une figure à être déshonnête ; mais, si elle avait celle de la femme du signor Corvino…

VOLPONE.

Est-elle donc si belle ?

MOSCA.

Oh ! monsieur, la merveille, l’étoile flamboyante de l’Italie ; un tendron au printemps de l’année, une beauté mûre comme la moisson, dont la peau est plus blanche que l’aile du cygne, l’argent, la neige ou les lis ; une lèvre moelleuse qui vous inviterait à un seul mais éternel baiser ; une chair que le sang teint en rose au moindre contact ; brillante comme votre or ; aimable comme votre or !

VOLPONE.

Pourquoi n’ai-je pas su cela plus tôt ?

MOSCA.

Hélas ! monsieur, je ne l’ai découvert moi-même qu’hier.

VOLPONE.

Comment pourrais-je la voir ?

MOSCA.

Oh ! ce n’est pas possible ; elle est gardée aussi soigneusement que votre or, jamais ne sort, jamais ne prend l’air que par une fenêtre ; ses regards sont doux comme les premiers raisins ou les premières cerises, et surveillés d’aussi près.

VOLPONE.

Je veux la voir.

MOSCA.

Monsieur, une garde d’espions l’entoure, elle est composée de tous les serviteurs de la maison, dont chacun est aussi l’espion de son camarade ; que l’on sorte ou que l’on rentre, c’est un interrogatoire minutieux et un examen général.

VOLPONE.

Je veux la voir, quand ce ne serait qu’à sa fenêtre.

MOSCA.

Alors sous quelque déguisement ?

VOLPONE.

C’est là le moyen ; il faut toujours que je déguise ma véritable forme ; allons réfléchir.

(Ils sortent.)



ACTE II.



Scène PREMIÈRE.


La place Saint-Marc, un coin retiré devant la maison de Corvino.
SIR POLITICK WOULD-BE et PÉRÉGRINE.
SIR POLITICK.

Monsieur, pour un homme sage, la patrie, c’est le monde. Ce n’est ni la France, ni l’Italie, ni même l’Europe qui m’arrêteront si mes destinées m’appellent ailleurs. Cependant, je proteste que ce n’est pas l’ardente curiosité de visiter de nouvelles contrées, ni un changement de religion, ni une désaffection du pays où je suis né et auquel je dois rapporter mes conceptions les plus précieuses, qui m’amènent sur le sol étranger ; c’est encore moins le dessein frivole, antique, usé, le dessein grisonnant de connaître les mœurs et les coutumes des hommes ainsi que l’avait Ulysse, mais un goût particulier de ma femme pour cette terre de Venise, dont elle veut observer, apprendre, analyser le langage, et le reste… Je pense que vous voyagez, monsieur, avec une permission ?

PÉRÉGRINE.

Oui.

SIR POLITICK.

J’ose vous parler alors avec d’autant plus de sécurité. Depuis combien de temps avez-vous quitté l’Angleterre ?

PÉRÉGRINE.

Depuis sept semaines.

SIR POLITICK.

Ah ! depuis si peu de temps ! N’avez-vous pas été chez mylord ambassadeur ?

PÉRÉGRINE.

Pas encore.

SIR POLITICK.

Dites-moi, monsieur, quelles nouvelles débite-t-on dans notre pays ? J’entendis, l’autre soir, une chose fort étrange rapportée par une des personnes attachées à l’ambassade, et je brûle de savoir s’il y a d’autres nouvelles encore.

PÉRÉGRINE.

Qu’était-ce donc, monsieur ?

SIR POLITICK.

Hé bien, monsieur, on parlait d’un corbeau qui aurait construit son nid dans un des vaisseaux du roi.

PÉRÉGRINE, à part.

Ce monsieur se moque-t-il de moi ou s’est-on moqué de lui ? (Haut.) Votre nom, monsieur ?

SIR POLITICK.

Mon nom est sir Politick Would-be.

PÉRÉGRINE, à part.

Son nom le peint. (Haut.) Un chevalier, monsieur ?

SIR POLITICK.

Un pauvre chevalier.

PÉRÉGRINE.

Votre femme est ici à Venise pour s’instruire des coiffures, des modes et des mœurs chez les courtisanes ? la belle lady Would-be ?

SIR POLITICK.

Oui, monsieur, l’araignée et l’abeille souvent sucent la même fleur.

PÉRÉGRINE.

Bon sir Politick, je vous demande pardon ; j’ai beaucoup entendu parler de vous. L’histoire de votre corbeau est vraie, monsieur.

SIR POLITICK.

À votre connaissance ?

PÉRÉGRINE.

Et celle de la lionne qui a fait ses petits dans la tour de Londres[11].

SIR POLITICK.

Une seconde portée ? {{Personnage|PÉRÉGRINE. Une seconde.

SIR POLITICK.

O ciel ! quels prodiges se multiplient ! des feux à Berwick ! et une étoile nouvelle ! Cette concordance de faits étranges est pleine de présages. — Avez-vous vu ces météores ?

PÉRÉGRINE.

Je les ai vus.

SIR POLITICK.

Terrible chose ! Je vous en prie, confirmez-moi, s’il est vrai, comme on le dit, que trois marsouins ont été vus au-dessus du pont[12] ?

PÉRÉGRINE.

Six, monsieur, et un esturgeon.

SIR POLITICK.

J’en suis surpris.

PÉRÉGRINE.

Ne le soyez pas, je vais vous raconter un prodige plus grand encore que ceux-là,

SIR POLITICK.

Mon Dieu, qu’est-ce que tout cela présage ?

PÉRÉGRINE.

Le jour même, laissez-moi me rappeler, oui, le jour même que je quittai Londres, on découvrit dans le fleuve, à la hauteur de Woolwich, une baleine qui avait attendu là, peu de gens savent combien de mois, la destruction de la flotte de Stode.

SIR POLITICK.

Est-ce possible ! Croyez qu’elle avait été envoyée par l’Espagne ou par les archiducs. C’était la baleine de Spinola, sur ma vie, sur mon honneur ! N’abandonneront-ils pas leurs projets ? Digne monsieur, avez-vous quelque autre nouvelle ?

PÉRÉGRINE.

Ma foi, Stone le bouffon[13] est mort, et on sent généralement le besoin d’un bouffon de taverne.

SIR POLITICK.

Stone est mort ?

PÉRÉGRINE.

Il est mort ; eh bien, le croyiez-vous donc immortel ? (À part.) Ce chevalier, s’il était bien connu, serait un personnage qui conviendrait fort à notre théâtre anglais ; celui qui le peindrait au naturel serait accusé d’exagération ou au moins de malice.

SIR POLITICK.

Stone mort !

PÉRÉGRINE.

Mort. — Seigneur ! comme cela vous impressionne ! Était-il votre cousin, par hasard ?

SIR POLITICK.

Non, que je sache. Je le connaissais comme l’une des plus dangereuses têtes du pays ; je le tenais pour un habile homme.

PÉRÉGRINE.

En vérité, monsieur ?

SIR POLITICK.

Oui, tant qu’il a vécu ; il recevait, à ma connaissance, chaque semaine, et renfermées dans des choux[14], certaines lettres qui venaient des Pays-Bas, et de tous les États de l’Europe ; il les distribuait ensuite aux ambassadeurs, dans des oranges, des melons, des abricots, des limons, des grenades et autres fruits ; quelquefois dans des huîtres de Colchester et dans des coquillages de Selsey.

PÉRÉGRINE.

Vous m’étonnez.

SIR POLITICK.

Monsieur, c’est comme je vous le dis : tenez, je l’ai vu dans nos auberges publiques prendre ses renseignements auprès d’un voyageur, homme d’État déguisé, dans un gigot de mouton, et à l’instant, avant que le repas ne fût fini, rendre réponse dans un cure-dent.

PÉRÉGRINE.

C’est étrange ! Comment cela peut-il se faire ?

SIR POLITICK.

La viande était coupée en lettres disposées de façon qu’il pût lire aisément.

PÉRÉGRINE.

J’avais entendu dire, monsieur, qu’il ne savait pas lire.

SIR POLITICK.

C’est un bruit qui avait été habilement répandu par ceux qui l’employaient : mais il savait lire, et connaissait les langues ; ajoutez qu’il avait une tête excellente.

PÉRÉGRINE.

On m’a dit aussi qu’on se servait de singes pour faire le métier d’espions, et qu’ils formaient une espèce de peuple subtil près de la Chine.

SIR POLITICK.

Ah ! ah ! les mamaluchi. En vérité, ils ont mis la main dans un ou deux complots français. Mais ils étaient si passionnés pour les femmes, qu’elles découvrirent tout. Cependant j’eus encore de leurs nouvelles mercredi dernier ; j’appris de l’un d’eux qu’ils étaient retournés là-bas, et avaient fait leurs rapports comme c’est l’usage ; ils attendent qu’on les emploie de nouveau.

PÉRÉGRINE, à part.

Ma foi, ce sir Pol est un homme bien informé. (Haut.) Il me semble monsieur, que vous savez tout.

SIR POLITICK.

Non, monsieur, pas tout ; j’ai seulement quelques notions générales. J’aime à observer et à noter. Bien que je vive en dehors du torrent actif, cependant j’en ai étudié les courants et les détours pour mon usage particulier, et je connais les flux et les reflux de la politique.

PÉRÉGRINE.

Croyez, monsieur, que je n’ai pas une petite reconnaissance à la fortune de m’avoir si heureusement amené sur vos pas ; votre savoir, si votre bonté l’égale, peut m’être d’un grand secours pour m’instruire et pour former mon caractère qui est encore rude et grossier.

SIR POLITICK.

Quoi ! êtes-vous parti sans connaître les préceptes de voyage ?

PEREGRINE.

En vérité je n’en connaissais que les plus vulgaires, de simples éléments grammaticaux que m’a enseignés celui qui m’apprit l’italien.

SIR POLITICK.

C’est là justement ce qui gâte nos meilleures tètes ; on confie l’éducation de nos gentilshommes à des pédants qui n’ont que le dehors, rien que l’écorce ; vous paraissez un gentleman, de condition libre ; — je n’en fais pas profession ; mais ma destinée veut que, partout où je passe, j’aie été consulté sur cette haute matière, l’éducation de nos fils de famille.

PEREGRINE, l’interrompant.

Qui vient là, monsieur ? (Entrent Mosca et Nano déguisés, suivis par des ouvriers portant les matériaux nécessaires à l’érection d’un théâtre.)

MOSCA.

Ce sera sous cette fenêtre. Oui, celle-ci.

SIR POLITICK.

Ce sont des bateleurs ! votre fameux professeur de langues ne vous a-t-il jamais parlé des saltimbanques italiens ?

PÉRÉGRINE.

Si, monsieur.

SIR POLITICK.

Hé bien ! vous allez en voir un échantillon.

PÉRÉGRINE.

Ce sont des charlatans qui vendent des huiles et des drogues.

SIR POLITICK.

Est-ce là l’opinion qu’il vous a donnée d’eux ?

PÉRÉGRINE.

Autant qu’il m’en souvienne.

SIR POLITICK.

Son ignorance fait pitié. Ce sont les seuls hommes instruits de l’Europe, des savants universels, d’excellents médecins, des hommes d’état renommés ! Ce sont les favoris en titre, les conseillers intimes des plus grands princes, les seuls hommes qui connaissent bien les langues dans le monde entier !

PÉRÉGRINE.

Moi, j’ai entendu dire qu’ils ne sont que d’ignorants imposteurs, des gens de sac et de corde, qui surfont les faveurs des grands comme leurs viles médecines ; ils vous les vantent au moyen de serments monstrueux, vous laissant au départ, pour deux sols, ce dont ils demandaient, avec de grands cris, douze francs au début.

SIR POLITICK.

Monsieur, on ne répond aux calomnies que par le silence. Vous-même serez juge. — (S’adressant à Mosca.) Qui est-ce qui joue, aujourd’hui, mes amis ?

MOSCA.

Scoto de Mantoue, monsieur.

SIR POLITICK.

Est-ce lui ? alors je puis vous promettre hardiment que vous allez voir un homme bien différent de tous ceux que vous vous imaginez ; je m’étonne seulement que ce soit ici, dans ce coin, qu’il établisse ses tréteaux ; il les disposait ordinairement en face des portiques. — Ah ! le voici. (Volpone entre, déguisé en docteur charlatan, et suivi par la foule.)

VOLPONE, à Nano.

Monte, bouffon.

LA POPULACE.

Suivons-le, suivons-le.

SIR POLITICK.

Voyez comme la foule le suit ! c’est un homme qui pourrait tirer dix mille écus sur la banque de Venise ; regardez sa démarche ; j’admire toujours avec quelle dignité il monte. (Volpone monte sur le théâtre.)

PÉRÉGRINE.

Il mérite votre admiration, monsieur.

VOLPONE, au public.

Nobles gentilhommes, dignes et vénérés patrons, il doit sembler extraordinaire que moi, votre Scoto de Mantoue, qui avais l’habitude d’élever mon théâtre en face des portiques, sous le couvert du porche des Procuraties, je vienne, après une absence de huit mois loin de cette illustre ville de Venise, me retirer humblement dans un coin obscur de la place.

SIR POLITICK.

N’avais-je pas fait l’objection ?

PÉRÉGRINE.

Silence, monsieur.

VOLPONE.

Laissez-moi parler ; je n’ai pas froid à la plante des pieds, comme dit notre proverbe lombard ; et je ne suis pas disposé à vendre mes denrées à un prix moindre que de coutume ; ne vous y attendez pas ; ne croyez pas non plus que les calomnies de cet impudent détracteur, la honte de notre profession, (je parle d’Alessandro Buttone, qui a osé dire en public que j’étais condamné aux galères pour avoir empoisonné le cardinal Bembo, c’est-à-dire son cuisinier,) ne croyez pas que ces calomnies m’aient occupé, encore moins inquiété et découragé. Non, non, dignes gentilshommes ; à vous parler franchement, je ne puis tolérer la vue de ces canailles, de ces charlatans terre à terre qui étendent leurs manteaux sur le pavé sous le prétexte de faire des prodiges de souplesse, et qui, véritables impotents, vous récitent leurs contes moisis empruntés à Boccace, comme le vieux Tabarin le fabuliste<ref>Ben Jonson fait beaucoup d’honneur, en l’appelant fabuliste, à notre Tabarin, le bouffon de la troupe de Mondor, dont le théâtre était place Dauphine, et dont les lazzis ont été plusieurs fois imprimés.<\ref>. Que dirai-je de ces coquins qui racontent leurs voyages, et leur fastidieuse captivité dans les galères turques, qui ne sont autres, s’ils disaient la vérité, que des galères toutes chrétiennes, où ils ont mangé du pain sec et bu de l’eau, saine pénitence qui leur fut imposée par leurs confesseurs à cause de leurs friponneries ?

SIR POLITICK.

Observez son geste, et quel mépris il montre pour ces gens là.

VOLPONE.

Ces gredins grossiers, obscènes, sans cervelle, à large face, pouilleux, puants et pleins de vents, avec un centime d’antimoine brut bien enveloppé dans des cornets de papier, sont vraiment capables de tuer leurs vingt hommes par semaine et d’en rire ; et cependant ces pauvres diables, maigres, affamés, qui ont étouffé les organes de leur intelligence par des obstructions charnelles, ne manquent pas de clients parmi vos artisans, mangeurs de salade, qui sont enchantés d’avoir, pour deux sous, une médecine, qui ne les purge que dans l’autre monde ; mais il n’importe pas.

SIR POLITICK.

Excellent ! avez-vous jamais entendu un meilleur langage, monsieur ?

VOLPONE.

Hé bien ! laissez-les faire ; et vous, messieurs, honorables messieurs, sachez que notre théâtre, étant ainsi éloigné des clameurs de la canaille, va être une scène de plaisirs et de délices, car je n’ai rien à vendre, rien, ou peu de chose.

SIR POLITICK.

Je vous avais dit, monsieur, comment il finirait.

PÉRÉGRINE.

C’est vrai, monsieur.

VOLPONE.

Je proteste, nous protestons, moi et mes serviteurs, que nous ne saurions suffire à composer notre précieuse liqueur non-seulement pour les seigneurs de cette ville qui viennent en foule chez moi, mais pour les étrangers de la terre ferme, les honorables marchands, et aussi les sénateurs, qui, depuis mon arrivée, m’ont retenu et accaparé par leurs splendides libéralités ; et ils ont eu raison ; car que sert à vos plus riches citoyens d’avoir leurs magasins remplis de vin muscat et autres précieux jus de la grappe savoureuse, quand leur médecin leur prescrit, sous peine de mort, de ne boire que de l’eau infusée d’anis ? O santé, santé, bénédiction du riche, richesse du pauvre ! qui donc t’achèterait trop cher, puisque le monde n’a pas de jouissances sans toi ? Ne soyez donc pas chiches de votre bourse, honorables seigneurs, au point d’abréger le cours naturel de votre vie.

PÉRÉGRINE.

Vous voyez où il veut en venir ?

SIR POLITICK.

N’est-ce pas excellent ?

VOLPONE.

Lorsqu’une fluxion humide ou un catarrhe, par un changement de temps, tombe ou sur une épaule ou sur un bras ou quelque autre part, prenez un ducat ou un sequin d’or, et appliquez-le à l’endroit malade ; voyez quel effet il pourra produire. Rien, rien. C’est cet onguent béni, ce rare extrait qui a le pouvoir de chasser toutes les humeurs malignes qui sont mises en mouvement par le chaud, le froid, l’humide, etc., etc.

PÉRÉGRINE.

J’aurais voulu qu’il y ajoutât le sec.

SIR POLITICK.

Écoutez, je vous prie.

VOLPONE.

Pour fortifier l’estomac le plus cru, le plus rebelle aux digestions, quand bien même, par son extrême faiblesse, il vomirait du sang, faites-lui une friction avec mon huile et appliquez des serviettes chaudes. Pour le vertige dans la tête, versez-en une goutte dans les narines et derrière les oreilles. C’est aussi un remède souverain et reconnu pour le mal caduc, les crampes, les convulsions, les paralysies, les épilepsies, les palpitations, les contractions des nerfs, les vapeurs du spleen, les obstructions du foie, la pierre, la rétention d’urine, la hernie venteuse, les coliques de miséréré ! Mon huile arrête immédiatement une dyssenterie, calme les douleurs intestinales, et guérit l’hypocondrie, pourvu qu’elle soit employée en friction ou en boisson, suivant l’instruction que voici imprimée. (Il montre alternativement la fiole et l’instruction.) Voici le médecin, et voici la médecine ; voici l’ordonnance, et voici la cure : ceci donne le moyen, ceci produit le résultat. En somme, ces deux objets peuvent être appelés la théorie et la pratique de l’art d’Esculape, et ils vous coûteront huit couronnes. Maintenant, bouffon Fritada, chante-moi, je te prie, un couplet en leur honneur.

SIR POLITICK.

Hé bien, monsieur, qu’en dites-vous ?

PÉRÉGRINE.

C’est extraordinaire, monsieur.

SIR POLITICK.

Son style n’est-il pas admirable ?

PÉRÉGRINE.

C’est de la pure alchimie ; je n’ai encore entendu rien de pareil, à moins des livres de Broughton[15].

NANO chante.

Si le vieux Hippocrate et Galien, qui ont mis tant de médecines dans leur livres, avaient connu ce secret, ils n’auraient point, ce dont ils seront toujours coupables, meurtri tant de feuilles de papier ni usé tant d’innocentes chandelles. On n’aurait jamais tant vanté ni les drogues de l’Inde, ni le tabac, sans mentionner le bois de gaïac, ni le grand élixir de Raymond Lulle[16] ; on n’aurait jamais connu le Danois Gonswart, ni Paracelse avec sa longue épée[17]..

PERÉGRINE.

Tout cela ne peut aller ! Huit couronnes, c’est cher.

VOLPONE, aux musiciens.

Assez. — Messieurs, si j’avais le temps de vous énumérer les miraculeux effets de mon huile, surnommée l’huile de Scoto, je vous montrerais les nombreux catalogues de tous les clients que j’ai guéris des maladies susdites et de beaucoup d’autres, les certificats et privilèges de tous les princes et de toutes les républiques de la chrétienté, ou seulement les dépositions de ceux qui ont paru pour moi devant les membres du bureau de santé, et devant les plus savantes facultés de médecine, lesquelles, après avoir reconnu les admirables vertus de mes médicaments et ma propre excellence en matière de secrets rares et inconnus, m’ont autorisé à les répandre publiquement, non-seulement dans cette illustre cité, mais encore dans tous les territoires qui ont le bonheur d’être sous le gouvernement des saints et magnifiques États de l’Italie. Quelque honnête garçon pourra vous dire qu’il y en a d’autres qui prétendent avoir des recettes aussi bonnes, aussi privilégiées que les miennes. En effet, beaucoup ont essayé d’imiter, comme des singes, la composition de cette huile dont le secret n’est qu’à moi. Ils ont fait de grandes dépenses en fourneaux, en alambics, en instruments, en combustibles, en ingrédients de toutes sortes (il y entre plus de six cents espèces de simples, outre une certaine quantité de graisse humaine pour la liaison, que nous achetons aux anatomistes). Mais lorsque les plagiaires arrivent à la dernière décoction, souffle, souffle, pouf, pouf, tout s’en va en fumée. Ha ! ha ! ha ! Pauvres diables ! Je prends en pitié leur folie et leur absence de jugement plus que leur perte d’argent et de temps, car celle-ci peut se recouvrer par l’industrie ; mais la folie est une maladie incurable. Quant à moi, j’ai, depuis ma jeunesse, voué ma vie à la découverte des plus rares secrets, que j’utilise soit pour les échanger, soit pour les vendre. Je n’ai jamais épargné ni argent ni travail là où je trouvais quelque chose digne d’être appris. Messieurs, mes nobles seigneurs, je pourrais, par la vertu de la chimie, extraire de l’honorable chapeau de l’un de vous les quatre éléments, c’est-à-dire le feu, l’air, l’eau et la terre, et vous le rendre ensuite sans qu’il soit ou mouillé, ou brûlé, ou gâté. Car tandis que les autres jouent au ballon, je reste avec mes livres ; et maintenant j’ai gravi les pentes escarpées de l’étude, et je suis arrivé aux plaines fleuries de l’honneur et de la renommée.

SIR POLITICK.

Je vous assure que c’était là son vrai but.

VOLPONE.

Quant à notre prix…

PÉRÉGRINE.

Et celui-ci plus encore.

VOLPONE.

Vous savez tous, honorables messieurs, que je n’ai jamais estimé cette ampoule ou flacon moins de huit couronnes. Mais aujourd’hui je me contente de six. Six couronnes, voilà le prix ; et je sais que vous ne pouvez pas honnêtement m’en offrir moins ; cependant prenez ou laissez, nous n’en serons pas moins, mes fioles et moi, à votre service. Je ne vous demande pas six couronnes comme la valeur de la chose, car je vous en demanderais alors mille, comme les cardinaux Montalto et Farnèse, le grand-duc de Toscane, mon compère, et divers autres princes me les ont données, mais je méprise l’argent. C’est pour vous montrer mon affection, honorables seigneurs et messieurs, à vous et à votre illustre patrie, que j’ai négligé les invitations de ces grands personnages, quitté mon cabinet de travail, et dirigé mes pas ici pour vous présenter le fruit de mes travaux ; — enfants, accordez vos voix à vos instruments et donnez quelque récréation à cette noble assemblée.

PÉRÉGRINE.

Quel monstrueux et pénible effort pour gagner trois ou quatre gazettas[18] ou six sous pour le tout. Car cela ne montera pas plus haut.

NANO chante.

Vous qui voulez vivre longtemps, écoutez ma chanson, ne faites plus de bruit, mais achetez cette huile. Voulez-vous être toujours jeune et beau, avoir les dents solides et la langue bien pendue ; le palais frais, l’oreille fine, la vue longue, la narine claire, la main moite, le pied léger ; ou bien, pour tout dire en un mot, voulez-vous être à l’abri de toutes les maladies, servir votre maîtresse comme elle le désire, et mettre en fuite toutes les douleurs rhumatismales : voici la médecine universelle.

(Célia, la femme de Corvino, apparaît à sa fenêtre.)
VOLPONE.

Bah ! je suis en humeur aujourd’hui de faire cadeau de la petite quantité de fioles que renferment encore mes coffres ; aux riches par courtoisie, aux pauvres pour l’amour de Dieu ; écoutez donc : je vous demandais six couronnes, et c’est le prix que vous m’avez payé autrefois. Vous ne me donnerez pas six couronnes, ni cinq, ni quatre, ni trois, ni deux, ni une ; ni la moitié d’un ducat, ni même un môcinigo[19]. Cela vous coûtera six pence ou six cents livres, — n’attendez pas un prix plus bas, car, par l’étendard qui flotte au-dessus de ma tête, je ne rabattrai pas d’un bagatine[20]. Ce que je veux avoir, c’est un gage de votre affection ; je veux emporter quelque chose de vous, comme preuve que vous ne me dédaignez pas. C’est pourquoi, maintenant secouez, secouez gaiement vos mouchoirs ; mais écoutez encore : la première personne héroïque qui daignera me gratifier d’un mouchoir, je lui donnerai un petit souvenir qui lui plaira plus que si je le lui présentais à la bouche d’un pistolet.

PÉRÉGRINE.

Sir Pol, serez-vous cet héroïque individu ? Ah ! voyez, on vous a devancé du haut de cette fenêtre.

(Célia jette son mouchoir.)
VOLPONE.

Madame, j’envoie mille baisers à votre bonté ; et, en retour de cette grâce que vous venez de faire à votre pauvre Scoto de Mantoue, je vous donne, en outre de cette huile merveilleuse, un secret d’une nature inestimable, qui doit vous faire adorer dans la même minute où votre œil daignera se fixer sur un être bien inférieur à vous, mais, cependant, digne d’être aimé : voyez cette poudre enfermée dans ce papier ; si j’en voulais dire la valeur et le mérite, neuf mille volumes seraient comme une seule page, cette page comme une ligne, cette ligne comme un mot : si court est le pèlerinage de l’homme qu’on appelle la vie ! Parlerai-je du prix ? Tout le globe ne serait qu’un empire, cet empire une province, cette province une banque, cette banque une bourse particulière, rien ne la payerait. Je veux seulement vous dire que cette poudre fit de Vénus une déesse, et lui avait été donnée par Apollon ; c’est cette poudre qui la rendit éternellement jeune, qui écarta de son front les rides, qui affermit ses gencives, tendit sa peau, dora sa chevelure ; Vénus donna cette poudre à Hélène ; et malheureusement elle se perdit au sac de Troie, jusqu’à nos jours où un studieux antiquaire la retrouva, dans certaines ruines, en Asie. Il en envoya une moitié à la cour de France, mais falsifiée ; c’est celle dont les dames à présent se colorent les cheveux ; le reste est dans mes mains, réduit en quintessence ; tout ce que cette poudre touche de jeune, elle le maintient jeune perpétuellement, elle rend à la vieillesse le teint de l’enfance, consolide les dents quand elles seraient aussi mobiles que les touches d’un virginal, et en fait un mur inébranlable. Elle rend blanches comme l’ivoire celles qui sont noires comme l’ébène.

CORVINO, entrant et s’adressant à Volpone.

Esprit du diable, descendez, descendez, vous dis-je ! — N’avez-vous pas d’autre maison que la mienne pour y jouer vos parades ? signor Flaminio ! Voulez-vous descendre, monsieur ? descendez donc ! Quoi ! ma femme est-elle votre Franciscina ? N’y a-t-il pas d’autres fenêtres que la mienne, et la choisissez-vous de préférence pour vos jongleries ? la mienne ! la mienne ! (Il chasse dehors Volpone, Nano et les autres.) On me baptisera demain d’un nouveau nom ; l’on m’appellera dans la ville le Pantalone dei bisognosi.

PERÉGRINE.

Qu’est-ce que cela veut dire, sir Pol ?

SIR POLITICK.

Une intrigue d’État, croyez-le. — Je rentre chez moi.

PÉREGRINE.

Peut-être a-t-on quelque dessein contre vous ?

SIR POLITICK.

Je ne sais : je me mettrai sur mes gardes.

PÉRÉGRINE.

C’est ce que vous avez de mieux à faire.

SIR POLITICK.

Depuis trois semaines toutes mes lettres et correspondances ont été interceptées.

PÉRÉGRINE.

En vérité ! Faites-y attention.

SIR POLITICK.

Parbleu, je ne fais pas autre chose.

PÉRÉGRINE, à part.
Je ne veux pas perdre de vue ce gentilhomme jusqu’à ce soir, tant il m’amuse.
(Ils sortent.)


Scène II.


Une chambre dans la maison de Volpone.

VOLPONE et MOSCA.
VOLPONE.

Je suis blessé.

MOSCA.

Où donc, monsieur ?

VOLPONE.

La blessure n’est pas extérieure ; celles qu’on voit ne sont rien ; je puis les supporter toujours : mais, Cupidon irrité, partant comme une flèche des yeux de Célia, s’est précipité tout entier dans mon cœur, et le brûle[21]. Là il agite sa torche enflammée, comme dans une fournaise fermée au vent. Le combat est au dedans de moi. Je ne puis vivre si tu ne viens pas à mon secours, Mosca ; mon foie fond ; et si je n’ai pas l’espoir de son haleine rafraîchissante, je ne serai plus bientôt qu’un amas de cendres.

MOSCA.

Hélas ! mon cher monsieur, il eût mieux valu, pour vous, ne pas la voir.

VOLPONE.

Je voudrais que tu ne m’en eusses jamais parlé.

MOSCA.

Monsieur, c’est vrai ; j’avoue que j’ai eu une mauvaise idée, et vous une mauvaise chance ; mais je suis lié par ma conscience aussi bien que par mon devoir, et je ferai tous mes efforts pour vous délivrer de ce tourment.

VOLPONE.

Cher Mosca, puis-je espérer ?

MOSCA.

Cher monsieur, et plus que cher, je ne veux pas que vous vous désespériez de quoi que ce soit, si le remède est dans les limites de la puissance humaine.

VOLPONE.

Ah ! c’est mon bon ange qui vient de parler. Mosca, prends mes clefs, mon or, ma vaisselle d’argent, mes bijoux ; tout est à ta dévotion ; emploie-les comme tu voudras ; frappe monnaie avec mon corps lui-même, pourvu que tu couronnes mes ardents désirs, ô Mosca !

MOSCA.

Ayez seulement de la patience.

VOLPONE.

J’en aurai. Je ne doute pas de la réussite.

VOLPONE.

Alors, je ne me repens pas de mon dernier déguisement.

MOSCA.

Ma foi non ; si vous pouvez cornufier le Corvino.

VOLPONE.

C’est vrai ; au fait, je n’ai pas eu l’intention d’en faire mon héritier. — La couleur de ma barbe et de mes sourcils ne m’aura-t-elle pas fait reconnaître ?

MOSCA.

Pas le moins du monde.

VOLPONE.

J’ai bien joué mon rôle ?

MOSCA.

Si bien, que je voudrais jouer le mien avec moitié autant de bonheur. (À part.) Pourtant, je voudrais échapper à votre épilogue[22].

VOLPONE.

Mais ont-ils été dupes en me prenant pour Scoto !

MOSCA.

Monsieur, Scoto lui-même n’aurait pas su en faire la différence ; mais je n’ai pas le temps de vous flatter maintenant ; nous devons nous séparer : adieu ; vous mesurerez plus tard vos applaudissements à mes succès.



Scène III.


Une chambre dans la maison de Corvino.
CORVINO, un sabre à la main, et entraînant CELIA.

CORVINO.

Mort de mon honneur, avec le bouffon de la ville ! un jongleur, un arracheur de dents, un charlatan bavard ! et à une fenêtre publique où, tandis qu’avec ses gestes de pantin et ses grimaces de singe il chatouillait vos oreilles par l’éloge de ses drogues, nos vieux libertins célibataires vous clignaient des yeux comme des satyres ; et vous, vous avez souri très-gracieusement et donné vos faveurs, à coups d’éventail, à chacun de vos chauds admirateurs. Voyons ! ce charlatan était-il là comme un tambour pour appeler les amoureux, ou comme un appeau pour les siffler ? ou bien étiez-vous éprise de ses bagues de cuivre, ou de son épingle de safran montée d’une pierre de crapaud, ou de son habit brodé sur les coutures et fait d’un drap mortuaire, ou de sa vieille plume flottante, ou de sa barbe empesée ? Hé bien ! vous l’aurez, il viendra chez vous, et vous servira d’entremetteur ; — mais j’y pense, vous préférerez peut-être monter sur ses tréteaux ? n’y monteriez-vous pas volontiers ? hé bien, vous y monterez ; vous le pouvez ; oui, vous le pouvez ; et ainsi, l’on vous verra jusqu’aux pieds. Procurez-vous un cistre, dame Vanité, et soyez l’associée de cet homme vertueux ; ne faites plus qu’un avec lui ; moi, je porterai haut mes cornes, et je garderai votre dot ; je suis donc un Hollandais, moi ? car si vous m’aviez cru Italien, vous vous seriez damnée avant que de faire cela, femme éhontée ! vous auriez tremblé à l’idée que le meurtre de votre père, de votre mère, de votre frère, et de toute votre race serait la conséquence de ma justice.

CÉLIA.

Cher monsieur, calmez-vous.

CORVINO.

Ne devais-tu pas craindre de me voir, dans le feu de la colère et sous la morsure de mon déshonneur, enfoncer ce poignard dans ton sein, pour y faire autant de trous qu’il y a eu d’yeux lascifs qui t’ont regardée ?

CÉLIA.

Hélas, monsieur, apaisez-vous. Je ne pouvais pas croire que ma présence à la fenêtre dût exciter votre colère plus que les autres fois.

CORVINO.

En effet, ce n’est rien que d’avoir, devant la multitude, une conférence établie avec un gredin reconnu. Vous avez joué un beau rôle, avec votre mouchoir qu’il a reçu en le baisant tendrement, et qu’il devait sans doute vous rendre avec une lettre où il vous signalerait un rendez-vous chez votre mère, chez votre sœur, ou encore chez votre tante.

CÉLIA.

Mais, cher monsieur, quand ai-je jamais cherché de pareils prétextes ? quand vais-je jamais dehors, à moins que ce ne soit pour aller à l’église, et cela si rarement ?

CORVINO.

Hé bien ! ce sera plus rarement encore. La contrainte où je te tenais était la liberté en comparaison de celle où je vais te tenir. Écoute-moi donc avec attention. D’abord, je veux faire murer cette fenêtre impudique, et, jusqu’à ce que ce soit fait, je vais tracer avec de la craie une ligne à six ou neuf pieds de cette fenêtre ; et si jamais tu te hasardes à mettre le pied au delà de cette ligne, tu te trouveras entourée de toutes les horreurs, les colères, les rages impitoyables de l’enfer, comme le conjurateur qui a quitté inconsidérément son cercle protecteur, avant que son démon n’ait disparu ; ensuite, voici un cadenas que je suspendrai après toi. Maintenant, j’y pense, je te garderai dans les appartements du fond ; tu logeras dans l’arrière-cour ; tes promenades seront dans l’arrière-cour ; ta vue sera dans l’arrière-cour, et point de distraction qui ne soit dans l’arrière-cour. Puisque vous contraignez mon honnête nature, sachez que la vôtre qui est trop facile me force à vous traiter ainsi ; puisque vous ne pouvez empêcher, dans cette belle chambre, vos narines subtiles de humer l’air des passants grossiers qui se promènent tout en sueur sous vos fenêtres… (On frappe.) On frappe, rentrez, qu’on ne vous voie pas, sous peine de mort ! ne regardez pas par la fenêtre. Si tu y regardes… Arrête, écoute ceci : que je ne prospère jamais, vile coureuse, si je ne fais pas de toi un squelette ; je te disséquerai moi-même, et je ferai un cours d’anatomie sur ton corps devant toute la ville ! — Va-t’en ! (Célia sort, un serviteur entre.) Qui est là ?

LE SERVITEUR.

Le signor Mosca.

CORVINO.

Laisse-le entrer ; (Le serviteur sort.) son maître est mort ; voilà enfin une bonne nouvelle qui vient compenser la mauvaise, (Mosca entre.) Mon cher Mosca, sois le bienvenu : je devine la nouvelle.

MOSCA.

Je crains que non, monsieur.

CORVINO.

Est-ce qu’il n’est pas mort ?

MOSCA.

C’est plutôt le contraire.

CORVINO.

Il est guéri ?

MOSCA.

À peu près, monsieur.

CORVINO.

Je suis maudit, je suis ensorcelé ; tous les malheurs se réunissent contre moi. Comment ? comment ? comment ?

MOSCA.

Comment ? Mais avec l’huile de Scoto ; Corbaccio et Voltore lui en ont apporté, pendant que j’étais occupé dans le fond de la maison.

CORVINO.

Par la mort ! le damné charlatan ! Si ce n’était les lois, j’assassinerais ce coquin. Mais cela ne peut être ; son huile ne peut avoir cette vertu. Ne l’ai-je pas connu, lui, vulgaire fripon, quand il venait jouer du violon à l’auberge, accompagné d’une sauteuse ? ne l’ai-je pas vu, lorsqu’il avait fait tous ses tours, se contenter, pour salaire, d’un verre de via frelaté rempli de moucherons ? Cela ne peut pas être : tous les ingrédients dont il se sert sont le fiel de mouton, la moelle de chienne rôtie, quelques perce-oreilles bouillis, des chenilles pilées, la graisse d’un petit chapon, et la salive d’un homme à jeûn. Je les connais, ses ingrédients, jusqu’au dernier.

MOSCA.

Je ne sais pas, monsieur, mais, ce que c’était, ils le lui ont versé, un peu dans les oreilles, un peu dans les narines, et ils l’ont fait revenir, seulement par l’application du mélange.

CORVINO.

Le diable soit du mélange !

MOSCA.

Et depuis, pour paraître plus soigneux et plus affectionnés encore pour sa santé, ils ont, à des prix très-onéreux, appelé la faculté de médecine en consultation, pour trouver le moyen de le rétablir tout à fait. L’un a conseillé un cataplasme d’épices ; un autre l’application d’un singe écorché sur la poitrine ; un autre préférait un chien au singe ; un quatrième proposait de l’huile avec des peaux de chats sauvages ; à la fin, ils s’accordèrent dans l’opinion que, pour le sauver, il n’y avait pas de moyen plus sûr que de chercher immédiatement quelque jeune femme vigoureuse, pleine de séve, pour coucher près de lui ; telle est la commission dont on m’a chargé, par malheur et bien malgré moi ; aussi viens-je vous en prévenir à la hâte pour avoir votre avis, puisque cela vous intéresse ; car je ne voudrais pas faire quoi que ce soit qui pût contrarier vos espérances, sur lesquelles je fonde aussi toutes les miennes. Songez que, si je ne le fais pas, ils dénonceront ma lenteur à mon patron, et sont capables de me perdre dans son esprit : et voici votre attente déçue et tous vos rêves envolés. Je ne vous dis que cela, monsieur : en outre, ils sont là, tous, se disputant à qui fera la présentation. Je vous conjure donc, monsieur, de prendre un parti promptement ; prévenez-les, si vous pouvez.

CORVINO.

Mort de mes espérances ! C’est ma fâcheuse destinée ! — Il vaut mieux, à prix d’argent, trouver quelque vulgaire courtisane.

MOSCA.

Ah ! j’y avais pensé ; mais elles sont toutes si fines, si pleines d’artifices ; d’un autre côté, la vieillesse est si flexible à manier, si radoteuse, que, peut-être, je ne puis pas l’assurer, mais enfin, par hasard, je pourrais tomber sur une gaillarde qui nous duperait tous.

CORVINO.

C’est vrai.

MOSCA.

Non, non. Il faut quelque femme sans ruse, un être simple, naïf ; une créature faite exprès pour cela ; quelque jeune personne sur laquelle vous ayez de l’autorité. N’avez-vous pas quelque cousine ? Diable ! pensez-y, pensez-y, pensez-y, pensez-y, pensez-y, monsieur, pensez-y. Un des docteurs a offert sa fille.

CORVINO.

Quoi !

MOSCA.

Oui, le signor Lupo, le médecin.

CORVINO.

Sa fille !

MOSCA.

Une vierge, monsieur ! Que voulez-vous, hélas ! Il sait l’état de mon maître, ce qu’il est, que rien ne peut réchauffer son corps, sinon la fièvre ; qu’aucun charme ne peut ressusciter son imagination, un long oubli ayant succédé à l’abstinence forcée. En outre, monsieur, qui le saura ? Une personne, peut-être deux.

CORVINO.

Laisse-moi un moment, (Il se promène et dit à part.) Si un autre homme que moi avait cette chance ? — En elle-même, je le sais, la chose n’est rien ; pourquoi ne saurais-je pas aussi bien commander à mon sang et à mes affections que cet imbécile de docteur ? Pour ce qui regarde l’honneur, l’un vaut l’autre, une femme, une fille.

MOSCA, à part.

Je le vois venir.

CORVINO, à part.

Elle le fera, c’est décidé. Diable ! si ce docteur qui n’est pas intéressé, autrement que par l’avis qu’il a donné, moins que rien ; si ce docteur offre sa fille, que ferai-je donc, moi qui ai dans tout ceci un si grand intérêt ? — Je te devancerai, misérable, cupide coquin ! (Haut.) Mosca, j’y suis résolu.

MOSCA.

À quoi, monsieur ?

CORVINO.

Je veux avoir toute sécurité. La femme que tu proposeras sera ma propre femme, Mosca.

MOSCA.

Monsieur, si je n’avais pas voulu avoir l’air de vous donner un conseil, dès l’abord je vous l’aurais proposé. Soyez sûr qu’en agissant ainsi, vous leur coupez le cou à tous. C’est prendre directement possession. À la première crise qu’il aura, nous le laisserons aller ; en ôtant l’oreiller de dessous sa tête, il étranglera. Il y a longtemps que cela aurait été fait déjà, sans vos scrupules.

CORVINO.

Diantre soit de mes scrupules ! Ma conscience dupe mon esprit. Va, sois prompt ; sois prompt, de crainte que l’autre ne nous devance. Va chez ton maître ; préviens-le, dis-lui avec quel zèle et quel empressement je le fais ; jure-lui que c’est à la première parole que tu m’en as dite, et, surtout, que c’est de mon seul et propre mouvement.

MOSCA.

Je vous garantis, monsieur, que je vais si bien m’emparer de lui, qu’il donnera congé à ses autres clients affamés et ne recevra plus que vous. Mais ne venez pas, monsieur, avant que je ne vous envoie chercher, car j’ai encore quelque chose à disposer pour vous, et vous ne devez pas le savoir.

CORVINO.

Mais alors n’oublie pas de m’envoyer chercher bientôt.

MOSCA.

Ne craignez rien, ( Il sort.)

CORVINO, appelant.

Où êtes-vous, ma femme, ma Célia, ma femme ?

(Célia rentre.)

Quoi ! tout en pleurs ? Viens, séche ces larmes. Tu croyais donc que je parlais sérieusement ? Ah ! par la lumière du jour, en te parlant ainsi je ne voulais que t’éprouver. Il me semble que la futilité de la circonstance aurait dû t’éclairer. Viens donc, je ne suis pas jaloux, va.

CELIA.

Non ?

CORVINO.

Non, sur ma parole, je ne le suis pas et ne le fus jamais. C’est une pauvre et inutile passion que la jalousie ; ne sais-je pas que lorsque les femmes ont une volonté, ce ne sont pas les précautions et les obstacles qui les arrêtent ? Les plus vigilants espions sont apprivoisés par l’or. Bah ! j’ai confiance en toi, et tu le verras, et je te donnerai des raisons pour le croire. Viens, embrasse-moi : va immédiatement préparer tes plus beaux habits, choisir tes plus riches bijoux ; fais-toi belle, aiguise aussi tes plus doux regards. Nous sommes invités à une fête solennelle chez le vieux Volpone, et là, tu apprendras combien je suis exempt de toute jalousie et de toute crainte à ton égard.



ACTE III.



Scène PREMIÈRE.


Une rue.
MOSCA, seul.
MOSCA.

Je vais devenir, je le crois, amoureux de ma chère personne et de mes heureuses facultés, tant je les sens en moi poindre et bourgeonner. J’ai de singulières fantaisies dans le sang ; je ne sais comment cela se fait, le succès me remplit d’une orgueilleuse coquetterie. Je pourrais glisser hors de ma peau comme un serpent subtil, tant je suis souple. Oh ! les parasites, race précieuse venue directement d’en haut, et non pas née de la terre parmi les niais et les imbéciles ! Je m’étonne qu’on n’ait pas fait de cette profession une science, tant elle est honorable et recherchée. Les sages de ce monde sont tous, ou peu s’en faut, des parasites ou des sous-parasites. Je ne parle pas de ceux qui n’ont que l’art vulgaire de gagner leur pain, qui n’ont ni maison, ni famille, ni souci de l’avenir, qui pétrissent des contes et en font des amorces pour les oreilles des hommes ; ni de ceux qui ont des inventions de cuisiniers et trouvent d’attrayantes recettes pour flatter l’estomac et le ventre ; ni de ceux qui, grâce à leur humilité de chien couchant, savent ramper, gambader et cajoler servilement, qui se font un revenu de leurs genoux et de leurs grimaces, qui sont l’écho de Milord et lèchent ses habits pour en ôter les mites : je parle de cette canaille fine et élégante qui sait s’élever et descendre presque en même temps comme une flèche, traverser l’air aussi lestement qu’une étoile, faire des crochets comme une hirondelle ; être ici et là, là et ici tout à la fois, prête à toute occasion et pour toutes les fantaisies, et qui change de masque aussi rapidement que la pensée. Voilà la créature qui est née avec le génie de l’art lui-même ; qui ne travaille pas à l’apprendre, mais le pratique par l’instinct de sa propre et excellente nature ; ceux-là, ces mignons, sont les vrais parasites, les autres ne sont que leurs bouffons.

(Bonario entre.)

Qui vient là ? Bonario, le fils du vieux Corbaccio, la personne même que je cherchais. — Cher monsieur, soyez le bien rencontré.

BONARIO.

Je n’en dis pas autant.

MOSCA.

Pourquoi, monsieur ?

BONARIO.

Suis ton chemin, je te prie, et laisse-moi je répugne à échanger des paroles avec un compagnon tel que toi.

MOSCA.

Courtois monsieur, ne méprisez pas ma pauvreté.

BONARIO.

Ta pauvreté ? non, par le ciel ! mais tu me permettras bien de haïr ta bassesse.

MOSCA.

Ma bassesse !

BONARIO.

Réponds-moi ; ta fainéantise, tes flatteries, ta façon de gagner ta vie n’en sont-elles pas des preuves suffisantes ?

MOSCA.

Que le ciel me soit en aide ! Ces imputations sont trop vulgaires, monsieur, et on les accumule trop facilement sur la vertu, quand elle est pauvre. Vous n’êtes pas juste à mon égard ; votre jugement est sincère, mais vous ne devriez pas m’accuser avant de me connaître. Saint Marc en soit témoin contre vous, c’est inhumain. (Il pleure.)

BONARIO, à part.

Quoi ! il pleure ? C’est bon signe, et je me repens d’avoir été trop dur.

MOSCA.

Il est vrai que, contraint par une implacable nécessité, je suis forcé d’acheter mon pain quotidien par un esprit humble. Il est vrai aussi qu’il me faut filer mes pauvres habits par ma seule industrie, au moyen de la souplesse de mon caractère, puisque je n’ai pas eu, en naissant, une fortune indépendante ; mais, que j’aie rempli de honteuses fonctions, divisé des familles, brouillé des amis, trahi des secrets, murmuré à l’oreille de faux bruits, creusé avec des louanges des mines souterraines dans le cœur des hommes ; que je me les sois attachés par des parjures ou bien que j’aie corrompu la chasteté, le tout pour l’amour égoïste de mes aises, non, monsieur, jamais. Je préférerais mener la vie la plus dure et racheter ainsi le jugement que l’on fait de moi. Je veux périr ici, dans toutes mes espérances d’avenir, si je ne dis pas la vérité.

BONARIO, à part.

Ce n’est pas là un sentiment contrefait. (Haut.) Je suis à blâmer de m’être ainsi abusé sur ton caractère. Je t’en prie, pardonne-moi, et dis-moi ce que tu me veux.

MOSCA.

Monsieur, cela vous concerne ; et bien qu’en apparence j’aie l’air de manquer à mes devoirs et à la reconnaissance que je dois à mon maître, cependant, par l’amour pur que je porte au bien, et par la haine du mal, je dois vous le révéler. À l’heure même où je vous parle, votre père a le projet de vous déshériter.

BONARIO.

Quoi ?

MOSCA.

Et de vous jeter hors de sa maison comme un étranger ; c’est vrai, monsieur, l’affaire ne me regarde pas ; mais je porte un vif intérêt à la bonté et aux vertus véritables qui sont en vous, au dire de tout le monde, et c’est par cette seule raison et sans arrière-pensée monsieur, que je vous parle.

BONARIO.

Ce conte te fait perdre beaucoup de la confiance que j’avais en toi tout à l’heure ; ce que tu me dis est impossible ; je ne saurais admettre l’idée que mon père soit si dénaturé.

MOSCA.

Cette confiance en lui sied à votre tendresse filiale, et vous la puisez sans doute dans votre propre innocence ; c’est ce qui rend d’autant plus odieux et monstrueux le tort qu’on veut vous faire ; maintenant je vous dirai plus : dans cet instant même la chose est faite ou est en train de se faire ; je veux vous amener dans un endroit où vous vous entendrez proclamé, par écrit, bâtard, et, comme tel, rejeté dans les races déshéritées de la terre.

BONARIO.

Je ne reviens pas de ma surprise.

MOSCA.

Monsieur, si je ne fais pas ce que je vous dis, tirez votre épée et écrivez votre vengeance sur mon front et sur ma figure ; écrivez-y que je suis un vilain. On vous fait une trop cruelle injustice, vraiment, et j’en souffre pour vous, monsieur. Mon cœur saigne d’angoisse…

BONARIO.

Marche devant, je te suis. (Ils sortent.)


Scène II.


Une chambre dans la maison de Volpone.
VOLPONE, seul.

VOLPONE.

Mosca tarde longtemps, ce me semble. (Appelant.) Vous autres, venez avec vos jeux et aidez-moi à égayer le temps maussade.

(Entrent Nano, Androgyno et Castrone.)
NANO.

Nain, fou, eunuque, nous sommes les bienvenus ici ; mais je pose une question : lequel de nous trois, qui faisons partie du luxe délicat d’un homme riche, lequel aura la préséance ?

CASTRONE.

Je réclame pour moi.

ANDROGYNO.

Le fou réclame pour lui.

NANO.

C’est une folie, en vérité ; laissez-moi vous envoyer tous deux à l’école. D’abord le nain est petit et spirituel, et tout ce qui est petit est gentil. Autrement, pourquoi dit-on d’une créature de ma taille, aussitôt qu’on la voit : Charmant petit singe ? Et pourquoi ce surnom de singe, si ce n’est parce qu’il imite agréablement, et de façon à faire rire, les gestes des grands hommes ? D’ailleurs, ce corps fluet et mignon ne demande pas la moitié de ce que réclament en nourriture, en boisson, en étoffe pour les vêtements, vos corps grossiers et massifs. Admettez que la seule figure d’un fou fasse naître le rire, sa cervelle ne vaut pas celle d’un nain, et, bien qu’il en vive, il est fâcheux que pour vivre il soit nécessaire d’avoir une si laide figure. (On frappe.)

VOLPONE.

Qui est là ? Mon lit ; regarde, Nano. Donne-moi mes bonnets ; va-t’en d’abord ; informe-toi. (Nano sort.) Maintenant, veuille Cupidon que ce soit Mosca avec de bonnes nouvelles !

NANO, de dedans.

C’est la belle madame…

VOLPONE.

Would-be, est-ce cela ?

NANO.

Elle-même.

VOLPONE.

O torture ! Accompagne-la céans. Hélas ! elle va entrer ici et y demeurer une éternité. — Allons, (Il se couche.) que cet accès de fièvre passe vite, mon Dieu ! Je crains un autre enfer, c’est que le dégoût que m’inspire cette femme ne chasse le désir que j’ai de l’autre ; je voudrais qu’elle fût déjà au moment de prendre congé. Seigneur ! de quel ennui je suis menacé.

(Nano rentre avec lady Would-be.)
LADY WOULD-BE, à Nano.

Je vous remercie, mon bon monsieur ; dites, je vous prie, à votre maître que je suis ici. — Ce col ne laisse pas assez voir mon cou. (À Nano.) Pardon de la peine, monsieur ; permettez-moi de vous prier de dire à l’une de mes femmes de venir. — De bonne foi, je suis gracieusement habillée aujourd’hui ! mais cela n’importe pas : C’est assez bien. (La première femme de chambre entre.) Regardez comme ces folles ont arrangé cela.

VOLPONE, à part.

Je sens la fièvre qui m’entre par les oreilles ; oh ! que n’ai-je un sortilége pour faire fuir cette femme !

LADY WOULD-BE, à la femme de chambre.

Approchez. Cette boucle est-elle à sa place, ou bien celle-ci ? Pourquoi ceci est-il plus haut que tout le reste ? Vous n’avez pas frotté vos yeux, ou bien vous ne les avez même pas dans la tête ! Où est votre compagne ? Allez la chercher. (La première femme sort.)

NANO.

Que saint Marc nous délivre ! bientôt elle battra ses femmes parce que son nez est rouge.

(Les deux femmes de chambre entrent.)
LADY WOULD-BE.

Je vous en prie, regardez cette coiffure ; en vérité ! tout cela est-il bien en ordre, ou non ?

PREMIÈRE FEMME.

Il y a un cheveu qui passe, c’est vrai.

LADY WOULD-BE.

Ah ! un cheveu qui passe ; et où étaient donc vos chers yeux ? Vous qui avez des prunelles d’oiseau, comment ce cheveu dépasse-t-il les autres ? Et vous, c’est aussi votre faute ; approchez et réparez cela. En vérité, je m’étonne que vous n’ayez pas honte, moi qui vous ai si souvent prêchées, qui vous ai expliqué les principes, développé leurs conséquences, qui vous ai enseigné les règles de la bienséance et de la grâce, qui vous ai appelées en consultation sur tant de toilettes.

NANO, à part.

Avec plus de soin que vous n’en avez de votre réputation et de votre honneur.

LADY WOULD-BE.

Moi qui vous ai si souvent dit que la connaissance de ces mystères de la toilette serait pour vous une dot précieuse qui vous vaudrait de nobles époux à votre retour à Londres… Et vous vous négligez à ce point ! Ne voyez-vous pas en outre comme ces Italiens sont une singulière nation et comme ils parlent de nous autres ? « Les dames anglaises ne savent pas s’habiller. » Voilà une terrible accusation pour notre pays ! Allez, et attendez-moi dans la chambre à côté. — Ce fard aussi est trop épais ; mais qu’importe aujourd’hui ? (À Nano.) Mon bon monsieur, ayez soin d’elles.

(Nano et les femmes sortent.)
VOLPONE.

L’orage s’approche de moi.

LADY WOULD-BE, allant vers le lit.

Comment va mon cher Volpone ?

VOLPONE.

Le bruit m’empêche de dormir ; je rêvais qu’une étrange furie entrait dans ma maison, et que la terrible tempête de son haleine partageait en deux la toiture.

LADY WOULD-BE.

Moi aussi j’ai eu le plus horrible rêve dont j’aie le souvenir.

VOLPONE, à part.

O destinée ! Voilà que je lui donne l’occasion de me torturer ; elle va me raconter le sien.

LADY WOULD-BE.

Il me semblait qu’une médiocrité dorée, polie et délicate…

VOLPONE.

Oh ! si vous m’aimez, assez, assez ; je souffre, j’ai des transpirations, seulement à entendre parler de rêves ; voyez combien je tremble.

LADY WOULD-BE.

Hélas ! pauvre bonne âme ! C’est un mouvement passionné du cœur. Ce qui est bon pour cela, c’est de la semence de perles bouillie avec du sirop de pommes, de la teinture d’or, du corail, des pilules de citron, des racines d’élicampane et de myrobolan.

VOLPONE, à part.

Hélas ! j’ai pris une cigale par l’aile.

LADY WOULD-BE.

Brûlez de la soie et de l’ambre… Avez-vous du bon muscat dans la maison ?

VOLPONE.

En voulez-vous boire avant de partir ?

LADY WOULD-BE.

Non, ne craignez pas que je parte. Ne pourrions-nous pas nous procurer du safran anglais ? Un demi-grain nous suffira ; seize clous de girofle, un peu de musc, de la menthe séchée, de la buglose et de la farine d’orge.

VOLPONE, à part.

La voilà revenue à ses drogues ; je feignais plusieurs maladies, maintenant j’en ai une trop réelle.

LADY WOULD-BE.

Et tout cela appliqué avec un morceau de drap écarlate[23].

VOLPONE, à part.

Un autre flux de paroles, un torrent !

LADY WOULD-BE.

Dois-je, monsieur, vous faire un cataplasme ?

VOLPONE.

Non, non, non. Je suis très-bien ; vous n’avez plus besoin de me prescrire aucun remède.

LADY WOULD-BE.

J’ai un peu étudié la médecine. Maintenant je suis tout entière à la musique, excepté le matin une heure ou deux que je réserve à la peinture : je voudrais en vérité qu’une lady sût tout, les lettres et les arts ; qu’elle sût raisonner, écrire, peindre ; mais, avant tout, comme le disent Platon et Pythagore, la musique est la perfection, et un ravissement, lorsqu’il y a harmonie dans la figure, dans la voix, dans les habits ; oh ! c’est en vérité le plus bel ornement de notre sexe.

VOLPONE.

Un poëte aussi ancien que Platon, et aussi savant, dit que le plus grand charme d’une femme, c’est le silence.

LADY WOULD-BE.

Lequel de vos poëtes ? Pétrarque, ou Tasse, ou Dante ? Guarini ? Ariosto ? Arétin ? Cieco di Hadria ? Je les ai tous lus.

VOLPONE, à part.

Tout est pour moi une cause de ruine.

LADY WOULD-BE.

Je crois même en avoir deux ou trois sur moi.

VOLPONE, à part.

Le soleil et la mer seront plutôt immobiles que son éternelle langue ! Rien ne peut lui échapper.

LADY WOULD-BE.

Voici le Pastor fido.

VOLPONE, à part.

Garder un silence obstiné, c’est ma seule ressource.

LADY WOULD-BE.

Tous nos écrivains anglais, je parle de ceux qui ont le bonheur de savoir l’italien, daignent emprunter beaucoup à cet auteur, presque autant qu’à Montaigne ; il a une veine facile, entraînante, adaptée à notre époque, et pleine d’attraction pour les oreilles de nos courtisans ; votre Pétrarque est plus passionné ; lui aussi, au temps du sonnet, leur a fourni beaucoup ; mais, comme esprit désespérant, vous avez l’Arétin ; seulement ses peintures sont un peu obscènes. — Vous ne m’écoutez pas ?

VOLPONE.

Hélas ! j’ai l’esprit troublé.

LADY WOULD-BE.

Dans de pareils cas, nous devons nous guérir nous-mêmes, et faire usage de notre philosophie…

VOLPONE.

Hélas !

LADY WOULD-BE.

Et lorsque nous sentons que nos passions se révoltent, leur opposer la raison ou les détourner, en les dirigeant vers quelque autre but d’un moindre danger, comme on le fait dans les corps politiques ; rien ne bouleverse plus le jugement et n’obscurcit plus l’intelligence que de les porter, de les fixer, de les concentrer sur le même objet. Car, incorporer toutes les choses extérieures dans ce que nous appelons le for intérieur, la pensée intime, c’est y laisser une lie qui empêche le mouvement des rouages, et, comme le dit Platon, assassiner notre faculté spéculative.

VOLPONE.

Esprit de la patience, à mon secours !

LADY WOULD-BE.

En vérité, il faudra que je vienne souvent vous voir, vous remettre en santé, en joie et en vigueur.

VOLPONE, à part.

Que mon bon ange me délivre !

LADY WOULD-BE.

Il n’y avait qu’un seul homme au monde avec lequel je sympathisais ; il est resté souvent trois et quatre heures à m’entendre parler, et quelquefois il était tellement ravi, qu’il me répondait tout à fait hors de propos, comme vous ; et vous lui ressemblez exactement. Je vais continuer à vous raconter, quand ce ne serait, monsieur, que pour vous endormir, comment nous avons partagé notre temps et nos affections pendant six ans.

VOLPONE.

Oh ! oh ! oh ! oh ! oh ! oh !

LADY WOULD-BE.

Car nous étions du même âge et fûmes élevés ensemble.

VOLPONE.

Au secours, quelqu’un, à moi la fortune, le hasard !

(Mosca entre.)
MOSCA, entrant.

Dieu vous garde, madame.

LADY WOULD-BE.

Mon bon monsieur.

VOLPONE.

Mosca, sois le bienvenu, le bienvenu pour ma rédemption !

MOSCA.

Quoi donc, monsieur ?

VOLPONE, à part à Mosca.

Oh ! délivre-moi de cette torture, promptement, sans retard : cette dame a une voix sempiternelle ; les cloches, en temps de peste, n’ont jamais fait autant de bruit, et jamais n’ont eu un mouvement plus continu. Le théâtre de Cock-Pit[24] n’offre pas plus de tapage. Toute ma maison, depuis qu’elle est ici, se remplit de l’épaisse vapeur de son haleine ; on n’y entendrait même pas un avocat, ni même une autre femme, tant est drue la grêle qui tombe de ses lèvres ; par l’enfer, débarrasse-moi d’elle.

MOSCA.

A-t-elle donné quelque présent ?

VOLPONE.

Oh ! je m’en soucie peu, je n’accepte que son absence, à tout prix, même à perte.

MOSCA.

Madame.

LADY WOULD-BE.

J’ai apporté à votre maître une bagatelle, un bonnet fait de mes propres mains.

MOSCA.

C’est bien ; j’avais oublié de vous dire que j’ai vu votre mari, là où vous ne vous douteriez pas qu’il pût être.

LADY WOULD-BE.

Où ?

MOSCA.

Ma foi ! dans un endroit où, si vous vous hâtez, vous pourriez encore le surprendre ;… dans une gondole, avec la plus rusée des courtisanes de Venise.

LADY WOULD-BE.

Est-ce vrai ?

MOSCA.

Allez à leur poursuite, et croyez-en vos yeux ; laissez-nous, je présenterai votre don ; (Lady Would-be sort précipitamment.) Je savais que cela réussirait, car ordinairement les personnes qui prennent pour elles-mêmes le plus de licences sont encore les plus jalouses.

VOLPONE.

Mosca ! Je te remercie de tout mon cœur de la fable que tu as inventée si promptement pour ma délivrance. Je reviens enfin à mes espérances, quelle nouvelle apportes-tu ?

(Lady Would-be rentre.)
LADY WOULD-BE.

Écoutez donc, monsieur.

VOLPONE.

Encore ; je crains un redoublement.

LADY WOULD-BE.

Quel chemin leur gondole suit-elle ?

MOSCA.

Allez vers le Rialto.

LADY WOULD-BE.

Voulez-vous me prêter votre nain ? (Elle sort.)

MOSCA.

Prenez-le donc, je vous en prie. (À volpone.) Vos espérances, monsieur, sont comme de belles fleurs prêtes à s’épanouir, et qui promettent un fruit précoce, si vous voulez en attendre la maturité ; remettez-vous sur votre couche, Corbaccio va bientôt arriver avec le testament ; quand il sera parti, je vous en dirai davantage.

VOLPONE.

Mes esprits sont revenus ; mon sang circule ; je revis ; et, comme un joueur hardi au jeu de primero[25] à qui une secrète pensée conseille de ne pas diminuer son enjeu, il me semble que je suis à l’affût et que j’attends… une rencontre.

(La scène se ferme sur Volpone.)


Scène III.


Un passage qui conduit à la chambre de Volpone.
MOSCA et BONARIO.

MOSCA, lui montrant un cabinet.

Caché ici, monsieur, vous pourrez tout entendre. Mais, je vous en prie, prenez patience, (On entend frapper.) C’est sans doute votre père, je suis forcé de vous quitter.

BONARIO.

Va donc ! Non, je ne puis croire que ce soit vrai.

(Il entre dans le cabinet.)


Scène IV.


Une autre partie du même passage.
MOSCA, CORVINO et CÉLIA.

MOSCA.

Corbleu ! vous arrivez trop tôt : y pensez-vous ? ne vous avais-je pas dit que je vous enverrais chercher ?

CORVINO.

C’est vrai ; mais je craignais un oubli, et les autres pouvaient me devancer.

MOSCA.

Vous devancer ! (À part.) Vit-on jamais un homme si pressé de porter des cornes ? Un courtisan ne se hâterait pas plus pour une place. (Haut.) Allons, il n’y a pas de remède, attendez ici, je vais revenir, (Il sort.)

CORVINO.

Où êtes-vous Célia ? vous ne savez pas pourquoi je vous ai amenée ici ?

CÉLIA.

Non, à moins que vous ne me le disiez.

CORVINO.

Je vais vous le dire ; venez. (Ils sortent.)



Scène V.


Un cabinet ouvrant dans la galerie.
MOSCA et BONARIO.

MOSCA.

Monsieur, votre père m’a envoyé dire qu’il ne viendrait pas avant une demi-heure ; c’est pourquoi, veuillez attendre quelques moments à l’extrémité de cette autre galerie ; il y a là quelques livres qui vous feront passer le temps ; et j’aurai soin que personne n’arrive jusqu’à vous.

BONARIO, à part.

Je reviendrai dans ce cabinet, car j’ai des doutes sur cet homme. (Il sort.)

MOSCA, le croyant dans la galerie.

Là, il est assez loin, il ne peut rien entendre ; quant à son père, je saurai bien le tenir éloigné.

(Il sort.)


Scène VI.


La chambre de Volpone.
VOLPONE sur son lit, et MOSCA assis près de lui. Entre CORVINO forçant CÉLIA de le suivre.

CORVINO.

Allons, il n’y a pas à reculer, prenez votre parti, je l’ai décidé, cela sera. Je n’ai pas voulu vous le dire auparavant pour éviter toutes les simagrées et les ruses qui pouvaient vous empêcher de m’obéir.

CÉLIA.

Monsieur, laissez-moi vous conjurer de ne pas me soumettre à de pareilles épreuves ; si vous doutez de ma chasteté, eh bien ! enfermez-moi pour toujours ; faites de moi une habitante des ténèbres ; laissez-moi vivre au gré de vos craintes, si je ne mérite pas votre confiance.

CORVINO.

Croyez bien que je n’ai pas cette intention ; tout ce que j’ai dit, je le pense ; je ne suis pas fou, ni jaloux comme un sot. Allons, montrez-vous obéissante comme une femme doit l’être.

CÉLIA.

O Ciel !

CORVINO.

Je vous le répète, faites-le.

CÉLIA.

Était-ce là le but…

CORVINO.

Je vous en ai dit les raisons ; je vous ai dit ce que les médecins ont décidé, combien la chose m’intéresse, quels sont mes engagements, mes motifs et la nécessité de ces motifs pour le rétablissement de mes affaires. C’est pourquoi, si vous êtes loyale et vraiment ma femme, obéissez et respectez mon intérêt.

CÉLIA.

Avant votre honneur ?

CORVINO.

L’honneur ! tut ! un souffle. Il n’y a rien de cela dans la nature ; un simple mot inventé pour en imposer aux imbéciles. Quoi ! mon or n’est-il plus mon or, parce qu’on l’a touché ? mes vêtements s’useront-ils, parce qu’on les regardera ? Ce n’est pas davantage. Une vieille canaille décrépite, qui n’a ni sens, ni muscles ; qui prend son repas avec la main des autres[26] ; qui ne sait qu’ouvrir la bouche quand il sent de la chaleur aux gencives ; un son de voix, une ombre ; comment cet homme peut-il nuire à votre honneur ?

CÉLIA, à part.

Grand Dieu ! une telle pensée a-t-elle pu entrer dans son esprit ?

CORVINO.

Quant à votre réputation, la belle affaire ! Comme si j’allais vous dire : « Crions-le sur la place Saint-Marc. » Qui le saura, que lui qui ne peut plus parler, et ce Mosca dont je tiens la langue dans ma poche ? À moins que vous ne vouliez le proclamer, je ne vois personne qui puisse le savoir.

CÉLIA.

Le ciel et les saints ne le sauront-ils pas ? seront-ils aveugles ou sourds ?

CORVINO.

Comment ?

CÉLIA.

Cher monsieur, ils sont jaloux de nos âmes, soyez-le comme eux, et songez à la haine qu’ils ont pour le péché.

CORVINO.

Je le veux bien ; si je pensais que ce fût un péché, je ne vous presserais pas. Si je vous offrais à quelque jeune Français, à quelque Florentin au sang chaud qui a lu l’Arétin, ou étudié ses gravures, qui connût à fond les labyrinthes de la débauche et fût capable de professer dans l’art de la luxure ; si c’était un tel homme que j’eusse choisi, ce serait un péché ; mais ici c’est le contraire du péché, c’est une œuvre pieuse, un acte de charité pour un malade, une honnête politique pour m’assurer mon bien.

CÉLIA.

O ciel ! pouvez-vous tolérer un pareil changement ?

VOLPONE, au fond de la chambre, à Mosca.

Tu es ma gloire, Mosca, et mon orgueil, ma joie, ma volupté, mes délices ! Amène-les.

MOSCA, avançant, à Corvino.

Daignez vous approcher, monsieur.

CORVINO, à Célia.

Allons, — vous n’allez pas résister, peut-être ? par la lumière du ciel !

MOSCA.

Monsieur, le signor Corvino vient vous voir.

VOLPONE.

Oh !

MOSCA.

Ayant eu connaissance de la consultation des médecins à propos de votre santé, il vient vous offrir, ou plutôt, monsieur, vous prostituer…

CORVINO.

Merci, mon bon Mosca.

MOSCA.

Franchement, librement, sans qu’on le lui ait demandé, sans qu’on l’en ait prié…

CORVINO.

Bien.

MOSCA.

Comme une preuve de sa fervente affection pour vous, sa propre femme, sa belle femme, la beauté, l’orgueil de Venise…

CORVINO.

C’est bien présenté.

MOSCA.

Pour être votre consolatrice et pour vous guérir.

VOLPONE.

Hélas ! je suis déjà mort ! Je t’en prie, remercie-le de sa tendresse et de son empressement ; après tout, c’est peut-être un vain travail que de vouloir combattre contre la destinée ; c’est approcher le feu d’une pierre ; uh ! uh ! uh ! uh ! (Il tousse.) c’est vouloir qu’une feuille morte reverdisse. Cependant j’accepte avec gratitude ses souhaits, et tu peux lui dire ce que j’ai fait pour lui ; hélas ! mon état est sans espoir ; dis-lui de prier pour moi et d’user de ma fortune avec quelque souvenance de moi, lorsqu’elle lui arrivera.

MOSCA.

Entendez-vous, monsieur ? Allez vers lui avec votre femme.

CORVINO, à Célia qui résiste.

Par le cœur de mon père, veux-tu donc t’obstiner ainsi ? Viens, je t’en prie, viens ; tu vois que ce n’est rien, Célia ; — corbleu ! je me mettrai en colère. Viens donc, te dis-je !

CÉLIA.

Monsieur, tuez-moi plutôt ; je prendrai du poison ; j’avalerai des charbons ardents ; je ferai tout.

CORVINO.

Sois damnée ! Je t’arracherai d’ici par les cheveux ! je te proclamerai dans les rues comme une fille publique ; je te fendrai la bouche jusqu’aux oreilles ; je te déchirerai le nez comme un rouget cru. Ne me tente pas, viens, cède ; j’achèterai quelque esclave que je tuerai et que j’attacherai à toi vivante ; je vous suspendrai tous deux à ma fenêtre ; j’inventerai quelque crime monstrueux que j’écrirai sur ta poitrine opiniâtre en lettres capitales, au moyen de l’eau-forte et des plus violents corrosifs qui mordront tes chairs. Oui, par mon sang que tu as enflammé, je le ferai.

CELIA.

Vous ferez ce que vous voudrez ; je suis votre martyre.

CORVINO.

Ne t’entête pas ainsi, je ne l’ai pas mérité ; pense que c’est ton mari qui te le demande ; je t’en supplie, ma douce femme, — parole d’honneur, tu auras des bijoux, des robes, des parures, tout ce que tu peux imaginer et désirer. Embrasse-le seulement, ou bien seulement touche-lui la main pour moi, à ma prière ; touche-lui la main une fois. — Non ? non ? — Je m’en souviendrai. — Vous voulez ainsi me ruiner ! — Avez-vous soif de ma perte ?

MOSCA.

Gentille dame, réfléchissez.

CORVINO.

Non, non. Elle a bien pris son temps pour être sage ! précieuse pruderie ! en vérité, c’est misérable, c’est misérable et vous êtes…

MOSCA.

Calmez-vous, monsieur.

CORVINO.

Une insigne sauterelle, par le ciel, une sauterelle ! un monstre, un crocodile qui a préparé ses larmes en attendant le moment de les verser.

MOSCA.

Calmez-vous, je vous en prie, monsieur, elle réfléchira.

CÉLIA.

Je voudrais que ma vie pût satisfaire…

CORVINO.

Morbleu ! si elle voulait seulement lui parler, et sauver ma réputation, ce serait au moins quelque chose. Mais, vouloir ma ruine…

MOSCA.

Oui, et lorsque vous avez mis votre fortune entre ses mains ; mais en vérité, ce n’est que par pudeur, je dois l’absoudre ; si vous n’étiez pas là, elle serait peut-être plus conciliante ; je le crois, et je m’en porte caution pour elle ; quelle femme consentirait devant son mari… Je vous en prie, partez et laissez-nous-la.

CORVINO.

Ma chère Célia, tu peux encore tout racheter ; je n’en dis pas davantage, sinon, tu es perdue. Reste ici, je ne veux pas de toi.

(Il ferme la porte sur elle en s’en allant avec Mosca.)
CELLA.

O Dieu, et vous, ses saints anges, comment, comment la honte s’est-elle enfuie de tous les cœurs ? comment l’homme ose-t-il si facilement vendre son honneur et le vôtre ? faut-il que la vertu, cette raison de la vie, s’avilisse et tombe si bas, que toute pudeur soit bannie, et cela pour de l’or !

VOLPONE, se levant de sa couche.

Oui, c’est le crime de Corvino, et de ses vils pareils qui n’ont jamais goûté le paradis de l’amour. Sois sûre, Célia, que celui qui veut te vendre dans l’espoir d’un gain incertain, celui-là céderait sa part de paradis pour de l’argent comptant, s’il trouvait avec qui traiter. Pourquoi, es-tu si émerveillée de me voir ainsi presque ressuscité ? Applaudis plutôt le miracle qu’a fait ta beauté ; c’est son ouvrage ; c’est elle qui, non une fois, mais plusieurs fois, m’a fait revêtir différentes formes, et, ce matin même, celle de charlatan pour te voir à ta fenêtre. Ah ! plutôt que de renoncer à l’art de me transformer pour parvenir jusqu’à toi, j’aurais lutté avec Protée lui-même et Achéloüs. Tu es la bienvenue.

CÉLIA.

Monsieur.

VOLPONE.

Non, ne me fuis pas, et parce que tu me vois sur ce lit de malade, ne t’imagine pas que je sois un moribond. Je suis maintenant aussi frais, aussi jeune, aussi ardent, en humeur aussi joyeuse que lorsque, dans la comédie composée pour la réception du grand Valois[27], je jouais le rôle d’Antinous, et attirais les regards de toutes les dames présentes qui admiraient mes gestes, ma voix et ma démarche.

(Il chante.)

« Viens, ma Célia, livrons-nous aux jeux de l’amour, tandis que nous le pouvons ; le temps ne nous appartiendra pas toujours ; à la longue il séparera nos cœurs ; ne dépensons pas en vain ses dons précieux ; le soleil, lorsqu’il se couche[28], peut et doit se lever de nouveau ; mais, si une fois nous perdons la lumière d’amour, nous resterons dans une nuit éternelle ; pourquoi différer nos joies ? L’opinion et la renommée ne sont que de vains mots ; ne pouvons-nous tromper les yeux de pauvres espions, ou duper leurs oreilles par notre ruse ? Ce n’est point un péché de dérober les fruits de l’amour ; c’en est un de révéler ses doux larcins : être surpris, voilà tout ce qui mérite le nom de crime.

CELIA.

Que les vapeurs du ciel m’enveloppent ! qu’un éclair sans pitié frappe et déchire mon visage !

VOLPONE.

Pourquoi ma Célia s’afflige-t-elle ? Tu as, au lieu d’un vil époux, un amant digne de toi. Mets à profit ta fortune, jouis-en mystérieusement ; vois, regarde ce dont tu es la reine, non pas en expectative comme tant d’autres ; mais reine couronnée et régnante. Vois ce rang de perles ; chacune est plus pure et plus orientale que celle dont la belle reine d’Égypte a fait une débauche ; dissous-les et bois-les ; vois cette escarboucle qui surpasse en éclat les deux yeux de notre saint Marc : ce diamant que Lollia Paulina[29] aurait acheté, quand elle vint, comme une étoile, et chargée de bijoux qui étaient le butin de cent provinces ; prends-les, porte-les, perds-les ; il te restera ces pendants d’oreilles, qui suffiraient à les racheter ainsi que tous ces trésors. Une pierre qu’un patrimoine de particulier peut payer n’est rien ; nous en mangerons le prix à chaque repas. Des têtes de perroquets, des langues de rossignols, des cervelles de paons et d’autruches seront nos mets ; et si nous pouvions retrouver le phénix dont la race est perdue, nous le servirions aussi sur notre table.

CÉLIA.

Mon bon monsieur, tout cela peut toucher les personnes habituées à de pareilles délices ; mais moi, qui n’ai pour toute richesse et pour tout bonheur que mon innocence, et qui n’aurais plus rien à perdre, si je la perdais, je ne puis être sensible à ces offres sensuelles ; si vous avez quelque conscience…

VOLPONE.

C’est la vertu des mendiants ; si tu es sage, écoute-moi, Célia ! tes bains seront composés d’essence de giroflée, de l’esprit des roses et des violettes, du lait des licornes, du souffle des panthères renfermé dans des sachets, et mêlé dans les vins de la Crète. Notre boisson sera faite d’ambre et d’or, nous viderons nos verres jusqu’à ce que le plafond tourne ivre sur nos têtes ; mon nain dansera, mon eunuque chantera, mon bouffon nous réjouira par des scènes grotesques ; tandis que nous, nous représenterons les récits d’Ovide dans leurs mille personnages : tantôt tu seras Europe, et moi Jupiter ; tantôt je serai Mars, et toi Erycine ; ainsi du reste, jusqu’à ce que nous ayons épuisé toute la mythologie païenne. Ensuite, je te ferai revêtir des formes modernes : tantôt la toilette d’une vive Française, tantôt celle d’une magnifique Florentine, ou d’une orgueilleuse Espagnole ; quelquefois tu seras la femme du Sophi de Perse, ou la sultane favorite du Grand Seigneur ; et pour changer, l’une de nos plus artificieuses courtisanes, ou la pétillante négresse, ou l’une des filles glacées de la Russie ; et moi, j’aurai autant de métamorphoses pour te répondre, pour faire voyager de l’une à l’autre, par nos lèvres, nos âmes vagabondes, et multiplier à l’infini nos joies et nos plaisirs. (Il chante.) « À tel point que les curieux ne pourront compter nos baisers, et que les envieux, lorsqu’ils en sauront le nombre, en mourront de chagrin. »

CÉLIA.

Si vous avez des oreilles qui puissent encore entendre, ou des yeux qui puissent s’ouvrir, un cœur qui batte encore, ou quelque chose d’humain qui palpite en vous ; si vous avez le respect du ciel et de ses saints habitants, faites-moi la grâce de me laisser partir, sinon, soyez compatissant, et tuez-moi. Je suis, vous le savez, une pauvre créature abusée par un homme dont je voudrais oublier la honte comme si elle n’eût pas pu exister ; si vous ne daignez m’accorder aucune grâce, abandonnez-vous à votre colère plutôt qu’à votre convoitise ; la colère est un vice qui approche plus du courage ; et punissez ce crime infortuné de la nature que vous appelez ma beauté, déchirez mon visage ou défigurez-le par des poisons, pour avoir remué en vous la lie bouillante de votre sang. Frottez ces mains avec je ne sais quel onguent qui puisse leur donner la lèpre et me ronger jusqu’à la moelle des os ; tout ce que vous voudrez, qui pourra disgracier ma personne et non mon honneur. — Et alors je m’agenouillerai devant vous, je prierai pour vous, je formerai, chaque jour et chaque heure, des vœux ardents pour votre santé ; je dirai partout, je penserai que vous êtes vertueux.

VOLPONE.

C’est-à-dire débile, glacé, impotent, et tu le dirais au monde entier ? Tu sembles croire que j’ai la vieillesse de Nestor ? Je dégénère, en vérité, et c’est démentir la renommée de ma nation de jouer si longtemps avec l’occasion qui s’offre à moi. Je devrais déjà avoir agi, pour ne parlementer qu’ensuite. (Il la saisit.) Cède, ou je te viole.

CÉLIA.

Oh ! Dieu juste !

(Bonario, que les cris de Célia ont attiré, se précipite dans la chambre de Volpone.)
BONARIO

Arrête, infâme ravisseur, porc lassif ! laisse femme, imposteur, ou tu mourras. Si je ne répugnais à l’idée d’enlever ton châtiment aux mains de la justice, je ferais de toi, dès à présent, un sacrifice de vengeance devant cet autel et devant cet or, ton idole. — Madame, quittez cette chambre, c’est l’antre de l’infamie ; ne craignez rien, vous avez un protecteur, et cet homme, avant peu, trouvera sa juste récompense.

(Bonario et Célia sortent.)
VOLPONE.

Plafonds ! tombez sur moi et m’ensevelissez sous vos ruines ; devenez ma tombe, vous qui m’abritiez. Oh ! je suis démasqué, découragé, perdu, trahi, condamné à la misère et à l’infamie.

(Mosca entre blessé et saignant.)
MOSCA.

O misérable ! où dois-je fuir pour me faire sauter la cervelle ?

VOLPONE.

Ici, ici ; quoi ! tu saignes ?

MOSCA.

Pourquoi son épée, mieux dirigée, n’a-t-elle pas été assez courtoise pour me fendre jusqu’au nombril, et m’empêcher de voir mes espérances et celles de mon maître désespérément engagées dans une voie sans issue, et cela par ma faute ?

VOLPONE.

Malheur sur la destinée !

MOSCA.

Et sur mon étourderie, monsieur !

VOLPONE.

Elle me ruine.

MOSCA.

Et moi aussi, monsieur. Ah ! qui aurait pensé qu’il pouvait vous entendre ?

VOLPONE.

Que devons-nous faire ?

MOSCA.

Je n’en sais rien ; si mon cœur pouvait expier ma maladresse, je l’arracherais. Voulez-vous me pendre, monsieur, ou me couper la gorge ? Je vous en remercierais, monsieur. — Mourons comme des Romains, puisque nous avons vécu comme des Grecs[30]. (on frappe.)

VOLPONE.

Écoute ; qui est là ? j’entends marcher ; des sergents, le saffi viennent pour me saisir ; je sens déjà sur mon front le fer rouge qui siffle ; ah ! mes oreilles me tintent.

MOSCA.

Retournez dans votre lit, monsieur, la place néanmoins peut encore être bonne. (Volpone se couche comme dans les scènes précédentes.)(À part.) Les coupables craignent ce qu’ils méritent.

(Corbaccio entre.)

Monsieur Corbaccio !

CORBACCIO.

Eh bien ! Comment allons-nous, Mosca ?

MOSCA.

Ah ! nous sommes surpris, perdus : votre fils, je ne sais par quel hasard, a été informé de votre projet en faveur de mon patron, et du testament qui le fait votre héritier. Il est entré violemment dans notre maison, l’épée nue, vous cherchant, vous appelant misérable, père dénaturé, et jurant qu’il vous tuerait.

CORBACCIO.

Moi ?

MOSCA.

Oui, vous, et mon maître.

CORBACCIO.

Un pareil fait le déshérite ; voici le testament.

MOSCA.

C’est bien, monsieur.

CORBACCIO.

Il est en règle. Veille à présent sur mes intérêts.

(Voltore entre et reste au fond, écoutant.)
MOSCA.

Je ne veillerais pas avec plus de soin sur ma propre vie ; je suis à vous seul, tout entier.

CORBACCIO.

Comment va-t-il ? Penses-tu qu’il meure bientôt ?

MOSCA.

Je crains qu’il ne dépasse le mois de mai.

CORBACCIO.

Aujourd’hui, dis-tu ?

MOSCA, plus haut.

Non, le mois de mai.

CORBACCIO.

Ne peux-tu lui donner une goutte de…

MOSCA.

Oh ! non, non, monsieur.

CORBACCIO.

Mais, mais, je ne te le commande pas.

VOLTORE, s’avançant.

Je vois que ce Mosca est une canaille.

MOSCA, le voyant.

Comment ! c’est vous, monsieur Voltore ? (À part.) M’aurait-il entendu ?

VOLTORE.

Parasite !

MOSCA.

Qu’est-ce ? monsieur, vous êtes venu bien à propos.

VOLTORE.

Peut-être, pour découvrir vos stratagèmes. Ah ! vous êtes l’homme de monsieur (Montrant Corbaccio.), et le mien aussi, n’est-ce pas ?

MOSCA.

Qui, monsieur ?

VOLTORE.

Vous, monsieur ! Qu’est-ce que c’est que ce testament ?

MOSCA, bas à son oreille.

Un complot en votre faveur, monsieur.

VOLTORE.

Allons, ne prenez pas les mêmes pistes, je les connais.

MOSCA.

N’avez-vous pas entendu vous-même ?

VOLTORE.

Oui, j’ai entendu que Corbaccio a fait votre maître son héritier.

MOSCA.

C’est vrai, par ruse, par mon conseil, dans l’espoir…

VOLTORE.

Que votre patron testerait en sa faveur, ce que vous avez promis.

MOSCA.

Je l’ai fait pour votre bien, monsieur. Tenez, j’ai tout dit à son fils ; je l’ai amené ici et caché là, pour qu’il pût entendre son père consommer sa mauvaise action, et j’y ai été entraîné par l’idée que cette conduite dénaturée, le désaveu formel d’un père que j’aurais soin de provoquer, le mettraient en courroux au point de lui faire faire quelque acte de violence qui donnerait à la loi une prise suffisante et l’occasion de vous confirmer dans une double espérance. Que ma véracité et ma conscience soient toujours ma consolation, s’il est vrai que mon seul but était de vous déterrer une fortune dans les sépulcres de ces deux vieilles pourritures.

VOLTORE.

Je te demande pardon, Mosca.

MOSCA.

Je l’accorde à votre patience et à votre grand mérite, monsieur. Mais apprenez ce qui arrive.

VOLTORE.

Quoi donc ?

MOSCA.

Quelque chose de fâcheux. Il faut que vous m’aidiez, monsieur. Pendant que nous attendions ce vieux corbeau, voilà qu’entre ici la femme de Corvino, envoyée par son mari.

VOLTORE.

Quoi ! avec un présent ?

MOSCA.

Non, monsieur, en visite. Je vous dirai pourquoi plus tard ; et, comme elle restait longtemps, notre jeune homme devient impatient, se précipite, me blesse, saisit la dame, et lui fait jurer, en la menaçant de mort si elle ne le fait pas, d’affirmer par serment que mon patron a voulu la violer ; vous voyez quelle invraisemblance ! Ensuite il sort, et part de là pour accuser son père, déshonorer mon maître et vous ruiner.

VOLTORE.

Où est son mari ? Il faut l’envoyer chercher de suite.

MOSCA.

J’y vais, monsieur.

VOLTORE.

Amène-le au tribunal.

MOSCA.

Je le ferai.

VOLTORE.

Il faut arrêter cela.

MOSCA.

Vous agissez noblement, monsieur. Hélas ! tout avait été disposé pour votre bien, et il ne manquait pas d’habileté dans notre plan ; mais la fortune peut, quand il lui plaît, renverser les projets les plus savamment combinés.

CORBACCIO, qui a écouté sans pouvoir entendre.

Que dites-vous donc là ?

VOLTORE.

Vous plaît-il, monsieur, de sortir avec nous ? (Corbaccio et Voltore sortent ensemble.)

MOSCA.

Patron, rentrez, et priez pour notre succès.

VOLPONE, se levant.

La nécessité fait le dévot. Que le ciel bénisse nos desseins !

(Ils sortent.)

ACTE IV.



Scène PREMIERE.


Une rue.
SIR POLITICK WOULD-BE et PÉRÉGRINE.

SIR POLITICK.

Je vous ai dit, monsieur, que c’était un complot ; vous voyez ce que c’est que l’esprit d’observation. — Tous m’avez demandé quelques leçons. Je vais vous dire, monsieur, puisque nous nous trouvons à cette latitude de Venise, quelques particularités que j’ai enregistrées seulement pour ce méridien, et qui doivent être connues du voyageur inexpérimenté ; et les voici. Je ne toucherai pas, monsieur, à votre langage, ni à vos habits, car ils sont de vieille date.

PÉRÉGRINE.

J’en ai de meilleurs.

SIR POLITICK.

Pardon. Je ne parlais que par façon d’argument.

PÉRÉGRINE.

Oh ! continuez, cher monsieur ; je ne médirai plus de votre esprit.

SIR POLITICK.

D’abord, pour votre tenue, elle doit être grave et sérieuse, très-réservée et fermée à clef. Vous ne devez dévoiler un secret en aucun cas, pas même à votre père ; ne lui dites pas même une fable, à moins de précautions. Faites un choix sûr de votre compagnie et des gens avec qui vous conversez. Gardez-vous de jamais dire une vérité.

PÉRÉGRINE.

Comment ?

SIR POLITICK.

Jamais aux étrangers, car ce sont ceux avec lesquels vous aurez le plus souvent à causer ; quant aux autres je les tiendrais, quant à moi, le plus possible à distance, à moins que je n’eusse à y gagner quelque chose ; vous aurez, à chaque heure du jour, des pièges tendus sous vos pas. Quant à la religion, n’en professez aucune ; dites seulement que vous êtes étonné qu’il y ait un si grand nombre de sectes religieuses, et que, pour votre part, vous consentiriez à ce qu’il n’y eût pas d’autre religion que la loi de votre pays ; Nicolas Machiavel et monsieur Bodin sont de cette opinion. Ensuite vous devez apprendre l’usage et le maniement de votre fourchette d’argent dans les repas[31], et savoir comment se fabriquent les verres où vous buvez. Ce sont des choses importantes pour vos Italiens, comme aussi de savoir l’heure où vous devez manger les melons et les figues.

PEREGRINE.

Est-ce là aussi une question d’État ?

SIR POLITICK.

C’en est une. Lorsqu’un Vénitien voit dans un homme là moindre imperfection, il le serre de près, il le tient, il le pille. Je vous dirai, monsieur, que j’habite ici depuis environ quatorze mois, et, dans la première semaine de mon séjour, chacun me prenait pour un citoyen de Venise, tant je connaissais bien les usages.

PÉRÉGRINE, à part.

Et rien de plus.

SIR POLITICK.

J’avais lu Contarene[32] ; j’avais pris une maison, et traité avec des Juifs pour son ameublement. — Ah ! si je pouvais trouver un homme, un seul, d’après mon cœur, auquel j’oserais confier… je voudrais…

PÉRÉGRINE.

Quoi ? quoi donc, monsieur ?

SIR POLITICK.

Le rendre riche, faire sa fortune. Il n’aurait plus à y penser ; j’y penserais pour lui.

PÉRÉGRINE.

Mais comment ?

SIR POLITICK.

Avec certain projet que je ne puis découvrir.

PÉRÉGRINE, à part.

Si j’avais quelqu’un avec qui parier, je gagerais qu’il va me le dire à l’instant.

SIR POLITICK.

Ce serait, et je ne me soucie pas beaucoup qu’on le sache, de fournir pendant trois ans, à certain prix, aux États vénitiens, des harengs saurs venant de Rotterdam, où j’ai un correspondant. Voici une lettre qu’il m’a envoyée à ce sujet : il n’écrit pas son nom, mais c’est sa marque.

PÉRÉGRINE.

C’est un marchand de chandelles ?

SIR POLITICK.

Non, c’est un marchand de fromages. Il y en a d’autres encore avec lesquels je suis entré en négociation pour la même opération, et je l’entreprendrai. Car, c’est comme je vous le dis, je le ferai aisément ; j’ai tout examiné de près. Une galiote hollandaise n’a d’équipage que trois hommes et un mousse : elle me fera trois transports par an ; s’il n’en arrive qu’un des trois, je ne perds ni ne gagne ; si deux me parviennent, je mets de côté. — Mais voilà, si mon projet manque…

PÉRÉGRINE.

Alors, vous en avez d’autres ?

SIR POLITICK.

Je serais honteux de respirer l’air subtil de cette contrée, si je n’avais pas mille cordes à mon arc ; je ne le dissimule pas, monsieur, partout où je vais, j’aime à méditer ; et il est vrai de dire qu’à mes heures de loisir, j’ai songé à certains projets, dans l’intérêt des États de Venise, lesquels je tiens en réserve ; je pense à les proposer, dans l’espoir d’une pension, au grand Conseil, soit aux Quarante, soit aux Dix ; mes fonds sont déjà faits.

PERÉGRINE.

Par qui ?

SIR POLITICK.

Par un homme, monsieur, qui, bien que dans des fonctions obscures, a de l’autorité, et saura se faire écouter. C’est un huissier.

PÉRÉGRINE.

Quoi ! un simple huissier ?

SIR POLITICK.

Monsieur, c’est un de ces hommes qui savent ce qu’ils ont à dire, aussi bien que les plus puissants. Je crois que j’ai ici des notes que je puis vous montrer. (Il cherche dans ses poches.)

PÉRÉGRINE.

Cher monsieur.

SIR POLITICK.

Mais il faut me jurer sur votre honneur que vous n’anticiperez pas.

PÉRÉGRINE.

Moi, monsieur !

SIR POLITICK.

N’en révélez pas les moindres détails. — Je n’ai pas ce papier.

PÉRÉGRINE.

Vous pouvez vous rappeler ?

SIR POLITICK.

Ma première affaire concerne les boîtes à amadou. Vous devez savoir, monsieur, qu’il n’y a pas une famille, ici, qui n’ait sa boîte à amadou. Maintenant, rien n’est plus facile à porter ; supposez que, vous ou moi, nous soyons mal disposés pour l’État ; avec une de ces boîtes dans notre poche, ne pouvons-nous, l’un ou l’autre, entrer dans l’arsenal, et en sortir, sans qu’on n’en sache rien ?

PÉRÉGRINE.

Excepté vous, monsieur.

SIR POLITICK.

Allons, allons. — Moi donc, je donne un conseil à l’État, et lui fais voir combien il serait convenable qu’il ne fût permis qu’aux gens reconnus bons patriotes, aux amis sincères de leur pays, d’avoir ces boîtes dans leurs maisons ; à la condition, encore, que ces boîtes seraient contre-signées du sceau de l’État dans certain bureau, et assez grosses pour ne pouvoir être cachées dans une poche.

PÉRÉGRINE.

Admirable !

SIR POLITICK.

Mon second projet serait de trouver les moyens de savoir, de façon définitive, si un vaisseau nouvellement arrivé de Soria ou de quelque endroit suspect du Levant, est, ou non, infecté de la peste ; vous savez que, dans tous les cas, il doit rester quarante jours, cinquante quelquefois, dans un lazaret ; eh bien ! je veux éviter cette perte de temps et d’argent aux marchands, et éclaircir le doute en moins d’une heure.

PÉRÉGRINE.

En vérité, monsieur ?

SIR POLITICK.

Oui, ou j’y perdrais ma peine.

PÉRÉGRINE.

Ce serait beaucoup.

SIR POLITICK.

Maintenant, monsieur, concevez-moi bien, cela me coûterait peut-être trente livres d’oignons.

PÉRÉGRINE.

Ce qui ferait environ une livre sterling.

SIR POLITICK.

J’ai en outre ma machine hydraulique ; car j’en fais une, monsieur. D’abord, je mets notre vaisseau entre deux murs de brique ; mais ces murs seront faits aux frais du gouvernement ; sur l’un, j’attache solidement une tente goudronnée, sous laquelle je suspens mes oignons fendus par moitié ; l’autre sera plein de meurtrières, desquelles sortiront les nez de mes soufflets ; je les fais agir au moyen de ma machine hydraulique que je maintiens dans un perpétuel mouvement, ce qui est la chose du monde la plus aisée ; maintenant, monsieur, mes oignons qui naturellement attirent les miasmes pestilentiels, et sur lesquels mes soufflets précipitent l’air, montreront à l’instant s’il y a contagion en changeant de couleur, ou, s’il n’y en a pas, resteront aussi sains qu’auparavant. — Voilà ! — Quand on le sait, ce n’est rien.

PÉRÉGRINE.

Vous êtes dans le vrai, monsieur.

SIR POLITICK.

Je voudrais retrouver ma note.

PÉRÉGRINE.

Je le voudrais aussi, sur l’honneur ; mais en voilà bien assez pour une fois.

SIR POLITICK.

Si j’étais un traître, ou voulais le devenir, je vous donnerais la preuve que je pourrais vendre Venise aux Turcs, en dépit de ses galères ou de ses… (Il examine ses papiers.)

PÉRÉGRINE.

Je vous en prie, cher Politick.

SIR POLITICK.

Je n’ai pas ces papiers sur moi.

PÉRÉGRINE.

Je le craignais ! mais n’est-ce pas cela ?

SIR POLITICK.

Non, c’est mon journal sur lequel j’inscris mes actions de chaque jour.

PERÉGRINE.

Je vous en prie, laissez-moi lire, monsieur ; qu’avons-nous là ? (Il lit.) Notandum : « Un rat a rongé le cuir de mes éperons ; cependant, j’en mis des neufs, et je suis sorti. Je jetai trois fèves sur le seuil[33]. Item, j’ai acheté deux cure-dents, dont je brisai l’un immédiatement, dans une conversation avec un marchand hollandais sur une raison d’État. En le quittant j’allai payer un mocinigo pour raccommoder mes bas de soie ; sur mon chemin, je marchandai des sardines ; et j’ai uriné contre l’église Saint-Marc. » En vérité, ce sont des notes politiques !

SIR POLITICK.

Je n’oublie pas la moindre action de ma vie et je la note.

PEREGRINE.

Croyez-moi, monsieur, c’est fort sage.

SIR POLITICK.

Eh bien ! monsieur, continuez à lire.

(À une certaine distance, entre lady Would-be suivie de Nano et de deux femmes de chambre.)
LADY WOULD-BE.

Où trouverons-nous ce chevalier libertin[34] ? Sans doute il est entré dans une maison.

NANO.

Alors il est pris.

LADY WOULD-BE.

Il joue un jeu double avec moi. Arrêtons-nous ici, je vous prie ; cette chaleur fait plus de tort à mon teint que son cœur ne vaut. Il m’est fort égal qu’il me trahisse, pourvu que je le surprenne. (Elle s’essuie les joues) Comme ce rouge s’en va.

LA PREMIERE FEMME.

Madame, mon maître est là.

LADY WOULD-BE.

Ou ?

LA DEUXIEME FEMME.

Avec un jeune homme.

LADY WOULD-BE.

Il est avec la personne en question vêtue en homme, sans doute, (Au nain.) Monsieur, je vous en prie, poussez un peu mon mari ; Je veux ménager sa réputation, quoiqu’il ne le mérite pas.

SIR POLITICK, la voyant.

Milady…

PEREGRINE.

Où ?

SIR POLITICK.

Cette dame, monsieur ; c’est bien elle ! vous ailes la connaître ; si elle n’était pas ma femme, je vous dirais qu’elle est d’un remarquable mérite pour la mise, la taille, les manières ; j’oserais comparer sa beauté…

PEREGRINE.

Vous êtes peu jaloux, ce me sembles, puisque vous osez la faire tant valoir.

SIR POLITICK, continuant.

Et pour le raisonnement…

PEREGRINE.

Étant votre femme, elle ne peut en manquer.

SIR POLITICK, introduisant Pérégrine.

Madame, voici un gentleman que je vous prie de bien accueillir ; il semble un jeune homme, mais…

LADY WOULD-BE.

Mais il n’en est pas un.

SIR POLITICK.

Il a pris de si bonne heure son rang parmi les hommes.

LADY WOULD-BE.

Vous voulez dire si récemment ? seulement aujourd’hui ?

SIR POLITICK.

Comment cela ?

LADY WOULD-BE.

Oui, monsieur, avec ce déguisement ; vous me comprenez. Eh bien ! monsieur Would-be, cela ne convient pas à un homme comme vous ; j’aurais pensé que l’odeur de votre renommée vous serait plus précieuse, et que vous n’auriez pas fait un meurtre aussi horrible de votre honneur ; un homme de votre gravité et de votre rang ! Mais les chevaliers, je le vois, font peu de cas du serment qu’ils font aux dames, et spécialement aux leurs !

SIR POLITICK.

Par mes éperons, symboles de ma chevalerie…

PÉRÉGRINE, à part.

Seigneur ! comme il s’humilie par ce serment qui descend jusqu’à ses talons !

SIR POLITICK.

Je ne vous comprends pas.

LADY WOULD-BE.

Votre politique est de le faire croire. (À Pérégrine.) Un mot avec vous, monsieur. Il me répugnerait d’avoir une discussion publique avec quelque femme que ce soit, ou de paraître revêche ou violente, comme on dirait à la cour ; cela approcherait trop de la grossièreté, et, comme grande dame, je veux l’éviter. Cependant, quoi que je puisse avoir mérité de la part de M. Would-be, la conduite d’une personne jeune et belle qui se fait l’instrument d’un outrage contre une dame qu’elle ne connaît pas ne peut manquer d’être regardée, selon mon faible jugement, comme un solécisme dans notre sexe et dans toute bonne compagnie.

PÉRÉGRINE.

Que veut dire..

SIR POLITICK.

Chère madame, soyez plus claire.

LADY WOULD-BE.

Soit, monsieur, je le serai, puisque je suis provoquée par votre impudence et par les sourires insolents de votre belle sirène, de votre Sporus, de votre hermaphrodite…

PÉRÉGRINE.

Qu’est-ce donc ? une furie poétique, une tempête historique !

SIR POLITICK.

Ce gentilhomme, croyez-le bien, est un homme comme il faut, un compatriote.

LADY WOULD-BE.

Oui, du quartier de White-Friars[35]. — Allons, je rougis pour vous, monsieur Would-be, et je suis honteuse de vous voir assez effronté pour être ainsi le patron ou le saint Georges d’une fille dissolue, d’une courtisane, d’un diable femelle déguisé en homme.

SIR POLITICK, à Pérégrine.

Monsieur, si vous êtes ce que dit madame, je dois vous souhaiter le bonsoir et vous laisser à vos plaisirs. Le cas paraît clair. (Il sort.)

LADY WOULD-BE, à sir Politick.

Oui ! vous le savez aussi bien que moi, avec votre figure de grand politique ; (À pérégrine.) quant à votre concupiscence de carnaval, qui est venue chercher à Venise la liberté de conscience loin des persécutions de la police de Londres, je vais la châtier.

PÉRÉGRINE.

C’est parfait, en vérité ; et avez-vous souvent de ces lubies ? Est-ce un exercice habituel de votre esprit, madame ?

LADY WOULD-BE.

Courage, monsieur.

PÉRÉGRINE.

M’entendez-vous, madame ? Si votre chevalier vous a envoyée pour mendier des chemises d’homme ou pour m’inviter chez vous, vous auriez dû agir plus franchement.

LADY WOULD-BE.

Vos insultes ne vous délivreront pas de mes filets.

PÉRÉGRINE.

Me croyez-vous donc votre prisonnier ? En effet, votre mari m’a dit que vous étiez belle, et vous l’êtes ; seulement voire nez incline à ressembler à une pomme de reinette, du côté qui est le plus voisin du soleil.

LADY WOULD-BE.

Voilà ce qu’aucune patience au monde ne saurait tolérer.

(Mosca entre.)
MOSCA.

De quoi est-il question ?

LADY WOULD-BE.

Si le sénat n’admet pas ma plainte sur ceci, je protesterai à la face du monde que Venise n’a pas d’aristocratie.

MOSCA.

Quel est donc cet outrage, madame ?

LADY WOULD-BE.

Eh bien ! la coureuse dont vous m’avez parlé, voyez-la, ici, déguisée.

MOSCA.

Quoi ! ce monsieur ? À quoi pense Votre Seigneurie ? La créature en question vient d’être appréhendée au corps et amenée devant le sénat. Vous pourrez la voir.

LADY WOULD-BE.

Où ?

MOSCA.

Je vous conduirai auprès d’elle ; Quant à ce jeune gentilhomme, je l’ai vu ce matin aborder au port.

LADY WOULD-BE.

Est-ce possible ? Comme mon jugement a fait fausse route ! Monsieur, je dois vous avouer en rougissant que je me suis trompée et vous demander pardon.

PÉRÉGRINE.

Quoi ! Maintenant un changement à vue !

LADY WOULD-BE.

J’espère que vous n’aurez pas la malice de vous rappeler la colère d’une dame abusée. Si vous restez à Venise, qu’il vous plaise, monsieur, de me rendre visite.

MOSCA.

Voulez-vous venir, madame ?

LADY WOULD-BE.

Je vous en prie, monsieur, venez chez moi. En vérité, ce sera le meilleur moyen de me faire croire que vous avez oublié notre querelle.

(Lady Would-be, Mosca, Nano, etc., sortent.)
PÉRÉGRINE.

Voilà une singulière scène, monsieur Politick Would-be ! Non, monsieur Politick-ruffian ; c’est ainsi que vous me faites faire connaissance avec votre femme ? Très-bien, sage monsieur Pol ; puisque vous usez d’artifices vis-à-vis d’un novice ou marin d’eau douce, je vais mettre à l’épreuve votre tête de vieux matelot d’eau salée, et saurai si elle résistera à une contre-ruse.



Scène II.


Le palais du sénat au Scrutineo.
VOLTORE, CORBACCIO, CORVINO et MOSCA.

VOLTORE.

Bien ! maintenant vous savez la marche de l’affaire. Votre fermeté est tout ce qu’on demande pour la conduire à bout.

MOSCA.

Le mensonge à faire est-il bien compris de tout le monde ? Est-ce sûr ? Chacun sait-il son rôle ?

CORVINO.

Oui.

MOSCA.

Eh bien ! ne faiblissez pas.

CORVINO, s’entretenant à part avec Mosca.

L’avocat sait-il la vérité ?

MOSCA.

Oh ! monsieur, en aucune façon. J’ai inventé une fable qui a sauvé votre réputation. Soyez vaillant, monsieur.

CORVINO.

Je ne crains que ce Voltore ; j’ai peur que son plaidoyer ne le pose comme un cohéritier…

MOSCA.

Pour la potence ; qu’il aille se faire pendre ! Nous nous servirons de sa langue et du bruit qu’elle fait comme du croassement de ce corbeau, (Il désigne corbaccio.)

CORVINO.

C’est bien ; mais que ferons-nous de celui-ci ?

MOSCA.

Quand nous aurons fini, voulez-vous dire ?

CORVINO.

Oui.

MOSCA.

Nous y penserons. Nous le vendrons comme une momie : il est déjà moitié poussière, (À Voltore à part, montrant Corvino.) Ne souriez-vous pas de voir ce buffle, comme il balance fièrement la tête, (À part.) J’en ferai autant si tout finit bien, (À l’oreille de Corbaccio.) Monsieur, vous êtes le seul pour qui sera la moisson, et ces gens-là ne savent pas pour qui ils travaillent.

CORBACCIO.

Silence !

MOSCA, se tournant vers Corvino.

C’est vous qui mangerez le gâteau, (À part.) Comptez-y. (Haut, à Voltore.) Que Mercure inspire votre voix foudroyante, ou bien que l’Hercule français[36] fasse de votre langue une massue aussi puissante que la sienne pour assommer nos adversaires, (À mi-voix.) ou plutôt les vôtres.

VOLTORE.

Les voici, tais-toi.

MOSCA.

J’ai un autre témoin à produire si vous en avez besoin, monsieur.

VOLTORE.

Qui est-ce ?

MOSCA.

Vous le verrez, monsieur.

(Les juges entrent et prennent place. Bonario, Célia, un greffier, les huissiers et autres officiers de justice.)
LE PREMIER JUGE.

La cour n’a jamais entendu une chose pareille.

LE DEUXIÈME JUGE.

Cela paraîtra fort étrange à ceux qui en entendront le récit.

LE QUATRIEME JUGE.

La jeune femme a toujours eu une réputation irréprochable.

LE TROISIÈME JUGE.

Le jeune homme aussi.

LE QUATRIÈME JUGE.

Le rôle de son père est dénaturé.

LE DEUXIÈME JUGE.

Celui du mari plus encore.

LE PREMIER JUGE.

Je ne saurais donner un nom à ce qu’il a fait. C’est monstrueux.

LE QUATRIÈME JUGE.

Quant à l’imposteur Volpone, cela dépasse tout exemple dans le passé.

LE PREMIER JUGE.

Et tout ce qu’on peut attendre dans l’avenir.

LE DEUXIÈME JUGE.

Je n’ai jamais entendu parler d’un voluptueux aussi raffiné.

LE TROISIÈME JUGE.

Les personnes citées sont-elles présentes ?

LE GREFFIER.

Toutes ; excepté le vieux magnifico, Volpone.

LE PREMIER JUGE.

Pourquoi n’est-il pas là ?

MOSCA.

Plaise à vos paternités de savoir que son avocat est ici ; mon maître est si faible, si languissant…

LE QUATRIÈME JUGE.

Qui êtes-vous ?

BONARIO.

Son parasite, son esclave, son entremetteur. Je demande à la cour qu’on force l’autre à venir, pour que vos yeux puissent être témoins de ses étranges impostures.

VOLTORE.

Sur ma foi et sur la confiance que j’ai en vos vertus, il n’est pas capable de supporter le grand air.

LE DEUXIÈME JUGE.

Amenez-le, néanmoins.

LE TROISIÈME JUGE.

Nous voulons le voir.

LE QUATRIÈME JUGE.

Allez le chercher.

VOLTORE.

Que la volonté de Vos Paternités soit faite. (Les officiers sortent.) Il est certain que sa vue excitera plutôt votre pitié que votre indignation. Qu’il plaise, en attendant, à la cour de l’entendre par ma bouche. Je le demande, parce que je sais que le tribunal est exempt de toute prévention, et nous n’avons nulle raison de craindre que notre véracité nuise à notre cause.

LE TROISIÈME JUGE.

Parlez en toute liberté.

VOLTORE.

Sachez donc, très-honorables juges, que j’ai à dévoiler, à vos oreilles étrangement abusées, la plus prodigieuse et la plus effrontée machination d’impudence et de traîtrise que la nature vicieuse ait jamais produite, à la honte de Venise. Cette femme dissolue, qui ne manque ni de regards artificieux ni de larmes pour aider au masque qu’elle a pris, est depuis longtemps connue pour avoir un commerce d’adultère avec ce jeune débauché. Ce n’est pas seulement un soupçon, mais une certitude : on les a pris en flagrant délit, et cet époux indulgent, que voici, leur a pardonné. C’est sa bonté intempestive qui l’amène ici, lui, le plus malheureux, le plus innocent des hommes qui ont été victimes de leur bon cœur ; car les coupables, n’ayant que leur honte pour payer ce pardon généreux, ne pouvant avoir qu’une reconnaissance insuffisante, se mirent à haïr ce bienfait lui-même, et, au lieu de se repentir, préférèrent arracher jusqu’à la mémoire de leur crime. Sur quoi je prie Vos Paternités d’observer la malice, bien plus, la rage des créatures surprises dans leurs péchés, et quel courage ils tirent même de leurs crimes ; mais cela sera bientôt mis en lumière. — Ce gentilhomme, le père, ayant appris cette action scandaleuse avec beaucoup d’autres qui, chaque jour, venaient retentir à ses oreilles paternelles, et se voyant avec douleur contraint de renoncer à son affection pour un fils dont les vices s’accumulent comme les flots de la mer, prit enfin la résolution de le déshériter.

LE PREMIER JUGE.

Voilà d’étranges faits.

LE DEUXIÈME JUGE.

La réputation du jeune homme a toujours été bonne.

VOLTORE.

Le vice qui s’abrite à l’ombre de la vertu n’en est que plus dangereux. Mais, comme je vous l’ai dit, honorables juges, le père, ayant arrêté ce projet qui, je ne sais comment, fut connu du fils, avait fixé ce jour même pour le mettre à exécution. Et le parricide, je ne puis lui donner un autre nom, a donné rendez-vous à sa maîtresse dans la maison de Volpone (qui était, vous devez le comprendre, l’homme désigné pour l’héritage) et comptait y rencontrer son père : mais dans quel but le cherchait-il donc, messieurs ? Je tremble de le dire ; qu’un fils, contre son père, un tel père, ait pu avoir une intention si félonne et si odieuse ! C’était pour le tuer. Mais, en ayant été empêché par l’heureuse absence de la victime désignée, que fait-il alors ? Il ne renonce pas à ses mauvaises pensées ; il en ajoute d’autres. La méchanceté ne finit plus quand elle a commencé ; quelle horreur, mes pères ! Il arrache de sa couche ce vieillard qui, depuis trois ans et plus, y languit malade ; il l’étend tout nu sur le plancher, et sort après avoir blessé son serviteur à la figure ; mais ce n’est pas tout, lui et sa maîtresse, sa complice habituelle, si joyeuse de l’être, — ici je m’interromps pour prier Vos Seigneuries de faire attention à mes conclusions qui sont des plus importantes, — ils pensèrent tous deux à arrêter le dessein du père, à discréditer le choix libre qu’il avait fait du vieux gentilhomme, et à se racheter eux-mêmes en reportant l’infamie de l’adultère sur cet homme auquel ils auraient dû sacrifier, en rougissant, leur propre vie.

LE PREMIER JUGE.

Quelles preuves avez-vous de tout cela ?

BONARIO.

Très-honorables juges, je vous demande humblement de n’ajouter aucune foi à la langue de cet avocat mercenaire.

LE DEUXIÈME JUGE.

Contraignez-vous.

BONARIO.

Son âme est dans son salaire.

LE TROISIÈME JUGE.

Oh ! monsieur !

BONARIO.

Pour dix sous de plus, ce misérable plaiderait contre son créateur.

LE PREMIER JUGE.

Vous vous oubliez.

VOLTORE.

Non, non, non, graves juges, donnez-lui carte blanche. Peut-on imaginer qu’il épargnera son accusateur, celui qui n’aurait pas épargné son père ?

LE PREMIER JUGE.

Eh bien ! produisez vos preuves.

CÉLIA.

Je voudrais pouvoir oublier que je suis une créature vivante.

VOLTORE.

Signor Corbaccio ! (Corbaccio avance.)

LE QUATRIÈME JUGE.

Qui est-ce ?

VOLTORE.

Le père.

LE DEUXIÈME JUGE.

A-t-il prêté serment ?

LE GREFFIER.

Oui.

CORBACCIO.

Que dois-je faire ?

LE GREFFIER.

On demande votre témoignage.

CORBACCIO.

Moi, parler à ce drôle ? J’aimerais mieux me remplir la bouche avec de la terre ; mon cœur répugne à le reconnaître. Je le renie.

LE PREMIER JUGE.

Pour quelle cause ?

CORBACCIO.

C’est un monstre de la nature ! Il est étranger à mes reins.

BONARIO.

A-t-on pu faire cela de vous ?

CORBACCIO.

Je ne veux pas t’entendre, monstre parmi les hommes, pourceau, bouc, loup, parricide ! Ne me parle pas, couleuvre !

BONARIO.

Je me rassoirai, et préfère souffrir dans mon innocence que de résister à la volonté d’un père.

VOLTORE.

Signor Corvino ! (Corvino avance.)

LE DEUXIÈME JUGE.

Tout cela est étrange.

LE PREMIER JUGE.

Quel est celui-ci ?

LE GREFFIER.

Le mari.

LE QUATRIÈME JUGE.

A-t-il juré ?

LE GREFFIER.

Oui.

LE TROISIÈME JUGE.

Parlez donc.

CORVINO.

Cette femme, n’en déplaise à Vos Seigneuries, est une femme livrée à la plus vile débauche, et chaude comme une perdrix.

LE PREMIER JUGE.

Assez.

CORVINO.

Elle hennit comme une jument.

LE GREFFIER.

Respectez la cour.

CORVINO.

Je le ferai, et j’épargnerai la pudeur de vos oreilles ; mais j’espère que je puis dire que mes yeux l’ont vue attachée à ce jeune cèdre, à ce galant si bien bâti ; et ici (Montrant sa tête), à travers mes cornes, on peut lire toute l’histoire[37].

MOSCA.

Excellent ; monsieur.

CORVINO, à part à Mosca.

Il n’y a rien de déshonorant dans tout cela maintenant.

MOSCA.

Rien.

CORVINO, haut.

J’aurais pu ajouter qu’elle est sur le chemin de la damnation, si toutefois il y a un enfer plus infâme qu’une femme débauchée. Un bon catholique lui-même peut en douter.

LE TROISIÈME JUGE.

Son chagrin le rend frénétique.

LE PREMIER JUGE.

Éloignez-le.

(Célia s’évanouit.)
LE DEUXIEME JUGE.

Voyez la femme.

CORVINO.

Rare talent ! Parfaitement joué !

LE QUATRIÈME JUGE.

Éloignez-le de cette femme.

LE TROISIÈME JUGE, à Mosca.

Qu’avez-vous à dire ?

MOSCA.

Messeigneurs, ma blessure parle pour moi. Elle a été reçue quand je portais secours à mon maître, au moment où l’autre ne trouva pas le père qu’il cherchait, et où la dame, bien apprise, et répétant son rôle, s’est écriée : Au viol !

BONARIO.

Oh ! mensonge et impudence ! Messeigneurs.

LE TROISIÈME JUGE.

Silence, monsieur ; vous aurez la liberté de parler et les autres doivent aussi l’avoir.

LE DEUXIÈME JUGE.

Je commence à croire que l’imposture est de ce côté.

LE QUATRIÈME JUGE.

Cette femme est trop passionnée.

VOLTORE.

Vénérables pères, c’est une créature vouée à la prostitution la plus éhontée.

CORVINO.

La plus avide et la plus insatiable, vénérables pères.

VOLTORE.

Que ses simagrées ne surprennent pas votre sagesse ! Aujourd’hui même, elle a amorcé un étranger, un grave chevalier, avec ses regards impudiques, et ses baisers plus lascifs encore. Cet homme les a vus ensemble, sur l’eau, dans une gondole.

MOSCA.

La dame elle-même les en a vus sortir : elle les poursuivait dans les rues publiques pour sauver l’honneur de son époux. Elle est ici.

LE PREMIER JUGE.

Produisez ce témoin.

LE DEUXIÈME JUGE.

Faites-la venir.

LE QUATRIÈME JUGE.

Toutes ces choses nous frappent d’étonnement.

LE TROISIÈME JUGE.

J’en suis pétrifié.

(Mosca rentre avec lady Would-be.)
MOSCA.

Madame, ayez de la résolution.

LADY WOULD-BE, montrant Célia.

C’est bien elle. Oh ! indigne prostituée ; maintenant tes pleurs luttent avec les larmes de l’hyène, oses-tu regarder ma face indignée ? Messieurs, je vous demande pardon ; je crains, en m’oubliant, d’avoir violé la dignité de la cour.

LE DEUXIÈME JUGE.

Non, madame.

LADY WOULD-BE.

Et d’avoir outre-passé les bornes.

LE DEUXIÈME JUGE.

Non, madame.

LE QUATRIÈME JUGE.

Voilà de fortes preuves.

LADY WOULD-BE.

Certainement, je n’avais pas l’intention de scandaliser ni votre honneur ni celui de mon sexe.

LE TROISIÈME JUGE.

Nous le croyons.

LADY WOULD-BE.

Oh ! certes, vous pouvez le croire.

LE DEUXIÈME JUGE.

Nous le croyons en effet.

LADY WOULD-BE.

Vous le devez, en vérité ; mon éducation n’a pas été assez grossière…

LE QUATRIÈME JUGE.

Nous le savons.

LADY WOULD-BE.

Pour offenser avec persistance…

LE TROISIÈME JUGE.

Madame.

LADY WOULD-BE.

Une assemblée aussi auguste ! Non, en vérité.

LE PREMIER AVOCAT.

Nous le pensons.

LADY WOULD-BE.

Vous pouvez bien le penser.

LE PREMIER AVOCAT.

Laissez-lui le dernier mot. — (À Bonario.) Quels témoins avez-vous pour appuyer votre accusation ?

BONARIO.

Nos consciences.

CELIA.

Et le ciel qui ne manque jamais aux innocents.

LE QUATRIÈME JUGE.

Ce ne sont pas là des témoignages.

BONARIO.

Peut-être pas dans vos cours de justice, où la multitude et les clameurs triomphent.

LE PREMIER JUGE.

Voilà que vous devenez insolent.

(Les officiers de justice rentrent et apportent Volpone sur un lit.)
VOLTORE.

Voici, voici le témoin qui va vous convaincre et rendre muettes leurs langues audacieuses. Voyez ici, ô vénérables pères, voyez le ravisseur, ce chevaucheur de dames mariées, ce grand imposteur, ce voluptueux raffiné ! Ne pensez-vous pas que ces membres soient aptes aux plaisirs de Vénus, et que ces regards convoitent une concubine ? Tenez, voyez ces mains ; sont-elles faites pour caresser le sein d’une dame ? — Peut-être il dissimule ?

BONARIO.

Oui.

VOLTORE.

Voulez-vous qu’on le torture ?

BONARIO.

Je voudrais qu’on fît des recherches.

VOLTORE.

Non ! Il vaut mieux essayer sur lui les aiguillons ou les fers rouges ; menez-le à l’estrapade. J’ai entendu dire que la question guérissait de la goutte. En vérité, donnez-la lui ; guérissez-le d’une de ses maladies. Soyez courtois. J’entreprendrai de prouver, devant ces honorables pères, qu’il lui restera encore plus de maladies que ta complice n’a commis d’adultères, et que toi tu n’as connu de filles de joie. — O mes équitables auditeurs ! si de pareils faits, si de tels actes audacieux, exorbitants, doivent être tolérés, quel est le citoyen qui ne se verra pas exposé à perdre sa vie et même sa réputation au caprice du premier qui voudra le calomnier. Qui de vous sera sauf ? Je voudrais demander, avec la permission de ces vénérables pères, si leur complot a quelque apparence ou quelque couleur de vérité, ou s’il ne révèle pas aux narines les plus obtuses l’odeur fétide de la plus abominable calomnie. Ayez, je vous en conjure, quelque souci de ce bon gentilhomme dont la vie est mise en grand péril par leurs fables ; et, quant à eux, je conclus que les gens vicieux, quand ils sont violents et endurcis dans des actes impies, sont comme incarnés dans le mal. Les actions damnables sont celles qui se commettent avec le plus d’effronterie.

LE PREMIER JUGE.

Qu’on les mette en prison, et qu’on les sépare !

LE DEUXIÈME JUGE.

C’est une pitié, qu’il y ait au monde deux pareils monstres.

LE PREMIER JUGE.

Ramenez chez lui le vieux gentilhomme, avec de grands soins. (Les officiers de justice remportent Volpone.) Je suis fâché que notre crédulité lui ait fait une pareille injustice.

LE QUATRIEME JUGE.

Ce sont deux méchantes créatures.

LE TROISIÈME JUGE.

J’en ai tout un tremblement de terre dans le corps.

LE DEUXIÈME JUGE.

La rougeur de la honte n’a jamais coloré leurs joues depuis le berceau.

LE QUATRIÈME JUGE, à Voltore.

Vous avez rendu un véritable service à l’État, en les démasquant, monsieur l’avocat.

LE PREMIER JUGE.

Vous apprendrez, avant le soir, quel châtiment la justice leur aura imposé.

(Les juges, le greffier et les officiers s’en vont, ainsi que Bonario et Célia.)
VOLTORE.

Nous remercions vos paternités. — Qu’en dites-vous ?

MOSCA.

Parfait ! Je voudrais que l’on doublât d’or votre langue, à cause de votre éloquence ; je voudrais vous voir l’héritier de toute la cité ; je voudrais que la terre manquât d’hommes avant que vous ne manquassiez de rentes. Ils se verront forcés de vous ériger une statue sur la place Saint-Marc. — Monsieur Corvino, je voudrais vous voir sortir et vous promener par la ville ; car vous avez triomphé.

CORVINO.

Oui, certes.

MOSCA, à l’oreille de Corvino.

Il vaut bien mieux, en effet, que vous vous soyez proclamé cocu, que coupable de l’autre chose.

CORVINO.

C’est bien à quoi j’ai réfléchi. Et ç’a été sa faute à elle.

MOSCA.

Et c’eût été la vôtre, autrement.

CORVINO.

C’est vrai ; je me méfie encore de l’avocat.

MOSCA.

Vous avez tort, en vérité. J’ose vous soulager de ce souci.

CORVINO.

J’ai confiance en toi, Mosca. (Il sort.)

MOSCA.

Comme en vous-même, monsieur.

CORBACCIO.

Mosca ?

MOSCA.

Maintenant, à votre affaire, monsieur.

CORBACCIO.

Vous avez à faire ?

MOSCA, plus haut.

Je parle de votre affaire.

CORBACCIO.

De la mienne seule.

MOSCA.

D’aucune autre, monsieur.

CORBACCIO.

Prends des précautions.

MOSCA.

Dormez des deux yeux, monsieur.

CORBACCIO.

Dépêche-toi.

MOSCA.

À l’instant.

CORBACCIO.

Fais bien tout fermer, tout ; les bijoux, l’argenterie, les espèces, le mobilier, la literie, les rideaux.

MOSCA.

Et les anneaux de rideaux, monsieur ; seulement, il faut réserver les honoraires de l’avocat.

CORBACCIO.

Je vais les payer moi-même, tu serais trop prodigue.

MOSCA.

Monsieur, je les lui présenterai de votre part.

CORBACCIO.

Deux sequins suffisent ?

MOSCA.

Il en faut six, monsieur.

CORBACCIO.

C’est trop.

MOSCA.

Il a parlé longtemps ; vous devez considérer cela, monsieur.

CORBACCIO.

Eh bien ! en voilà trois.

MOSCA.

Je vais les lui donner.

CORBACCIO.

Fais-le, et voilà pour toi. (Il sort.)

MOSCA.

Par les ossements des saints, quelle étrange offense a-t-il commise contre la nature, lorsqu’il était jeune, pour mériter une pareille vieillesse ! (À voltore.) Vous voyez, monsieur, comme j’ai travaillé dans vos intérêts. N’en faites pas semblant.

VOLTORE.

Non ! je vais vous quitter. (Il sort.)

MOSCA.

Tout est à vous, le diable et le reste, bon avocat. (À lady Would-be.) Madame, je vais vous ramener chez vous.

LADY WOULD-BE.

Non, je veux aller voir votre patron.

MOSCA.

C’est ce qu’il ne faut pas faire ; je vais vous dire pourquoi. J’ai le projet de décider mon maître à modifier son testament ; et en récompense du zèle que vous avez montré aujourd’hui, au lieu d’être au troisième ou quatrième rang, vous serez au premier ; vous auriez l’air de le demander vous-même, si vous étiez présente ; c’est pourquoi…

LADY WOULD-BE.

Je me laisse gouverner par vos avis. (Ils sortent.)



ACTE V.



Scène PREMIÈRE.


Une chambre dans la maison de Volpone.
VOLPONE, seul.

VOLPONE.

Enfin, me voilà ici, et la bourrasque est passée ! Je n’ai jamais été dégoûté de mon déguisement comme en cette dernière circonstance ; ici, dans ma maison, c’était bien ; mais, devant tout un public, il y avait à prendre garde ; je commençais à sentir une crampe dans la jambe gauche, et je craignais qu’une puissance inconnue ne me frappât de paralysie ; bah ! je dois être content, et secouer toutes ces idées ; de pareilles terreurs finiraient par amener en moi quelque vilaine maladie, si elles se représentaient trop souvent. Il faut prévenir cela. Qu’un bol de vin vigoureux chasse de mon cœur cette humeur mélancolique. (Il boit.) Hum, hum, hum. C’est presque déjà dissipé : je triompherai. Quelque invention d’une ingénieuse fourberie qui m’arracherait un rire violent achèverait de me remettre. (Il boit encore.) Bien, bien, bien ! cette chaleur, c’est la vie ! ce vin, c’est du sang ! — Mosca ?

MOSCA, entrant.

Eh bien ! monsieur, comment allons-nous ? Le temps vous paraît-il éclairci ? Nous retrouvons-nous sur nos pieds ? Avons-nous balayé le chemin devant nous, de façon à marcher sans obstacle ? Avons-nous encore une fois le champ libre ?

VOLPONE.

Exquis Mosca !

MOSCA.

N’avons-nous pas conduit cela savamment ?

VOLPONE.

Et vigoureusement ? C’est dans les moments extrêmes que les bons esprits se reconnaissent.

MOSCA.

Ce serait une folie inimaginable de confier une affaire de grande importance à un cœur lâche. Il semble que vous ne soyez pas encore très-enchanté de tout cela.

VOLPONE.

Oh ! je le suis plus que si j’avais possédé ce tendron ; tous les plaisirs que peut donner le sexe féminin ne sont rien auprès de cette victoire.

MOSCA.

À la bonne heure, voilà parler ! Nous devons enrayer maintenant ; nous ne pouvons aller au delà ; c’est notre chef-d’œuvre, et nous ne pouvons penser à mieux faire.

VOLPONE.

C’est vrai. Tu as remporté le prix, mon précieux Mosca.

MOSCA.

En effet, tromper la cour.

VOLPONE.

Détourner le torrent et le jeter sur l’innocent.

MOSCA.

Oui, et tirer une harmonie de tous ces personnages discordants…

VOLPONE.

C’est vrai. Ce qui me paraît le plus étrange, c’est que tu aies pu réussir, et que ces gens, si divisés d’intérêts entre eux, n’aient pas flairé quelque chose en toi ou en moi, et n’aient pas eu quelque soupçon les uns des autres.

MOSCA.

Vraiment ils ne voient rien, la trop grande lumière les éblouit, je crois ; chacun d’eux est tellement possédé et farci de ses propres espérances, que rien de ce qui peut leur être contraire ne leur paraît sensible, malgré l’apparence, la probabilité et l’évidence.

VOLPONE.

C’est comme une irrésistible tentation du démon.

MOSCA.

Exactement, monsieur. Les négociants peuvent parler des bénéfices de leur commerce, et nos grands seigneurs, des revenus de leurs terres ; mais si l’Italie a des fonds de commerce et des fermes qui rendent plus que ces gaillards-là, je serais bien trompé. — Votre avocat n’a-t-il pas été admirable ?

VOLPONE.

Oh ! « mes très-honorés pères, mes vénérables pères, avec la permission de vos paternités, où est ici la vérité, si de si étranges actes sont tolérés, mes très-honorables pères ? » J’avais beaucoup de peine à m’empêcher d’éclater de rire.

MOSCA.

Il me semblait que vous étiez en sueur.

VOLPONE.

En vérité, je suais un peu.

MOSCA.

Allons, avouez, monsieur, que vous étiez effrayé.

VOLPONE.

À dire vrai, j’étais un peu dans le brouillard, mais non découragé. Oh ! jamais ; j’étais encore moi-même.

MOSCA.

J’y songe, monsieur : je dois le dire en honneur de la vérité et par conscience, votre avocat a pris beaucoup de peine, monsieur, et a mérité, selon mon pauvre jugement, je le dis sous toute réserve et sans vouloir vous contrarier, il a mérité, monsieur, d’être richement… dupé.

VOLPONE.

Je le pense aussi ; pourtant je n’ai entendu que la fin de sa harangue.

MOSCA.

Et le commencement, monsieur ! Si vous l’aviez entendu entamer certains sujets, ensuite les aggraver ; et quel luxe de métaphores ! Je m’attendais à ce qu’il voulût changer de chemise, — tout cela par affection pure et sans espoir de gain.

VOLPONE.

Il avait raison. Je ne saurais, quant à présent, m’acquitter envers lui comme je le voudrais ; mais pour toi, à ta prière, je veux commencer, à l’instant même et sur l’heure, à leur donner la torture à tous.

MOSCA.

Mon bon monsieur ?

VOLPONE.

Appelle le nain et l’eunuque.

MOSCA.

Castrone ! Nano !

(Entrent Nano et Castrone.)
NANO.

Nous voici.

VOLPONE.

Quel intermède allons-nous jouer ?

MOSCA.

Celui qui vous plaira, monsieur.

VOLPONE.

Allez, parcourez les rues, tous les deux, et dites que je suis mort ; dites-le positivement et avec gravité, entendez-vous ? Imputez ma mort au chagrin de cette dernière calomnie.

(Castrone et Nano sortent.)
MOSCA.

Que pensez-vous faire, monsieur ?

VOLPONE.

Oh ! nous allons voir accourir à cette nouvelle mon vautour, mon corbeau, mon épervier, le bec aiguisé pour becqueter ma charogne. Puis ma louve et tous les autres, avides, affamés, pleins d’espoir…

MOSCA.

Arriveront pour voir leur proie arrachée à leurs lèvres.

VOLPONE.

Sans doute. Je veux que tu te mettes une robe et que tu prennes l’extérieur d’un homme qui a hérité de moi ; montre-leur un testament. Ouvre ce secrétaire et prends l’un de ceux dont les noms sont en blanc ; je vais de suite y inscrire le tien.

MOSCA.

Oh ! ce sera rare.

VOLPONE.

Oui ! avoir la bouche toute grande ouverte et se voir dupé…

MOSCA.

Oui-da.

VOLPONE.

Et comme tu les traiteras avec dédain ! Dépêche-toi, revêts ta robe.

MOSCA, s’habillant.

Mais s’ils demandent à voir votre corps.

VOLPONE.

Tu leur diras qu’il était pourri.

MOSCA.

Oui, qu’il sentait mauvais, et que j’ai dû le mettre de suite dans une bière et l’enterrer.

VOLPONE.

Oui, tout ce que tu voudras. Tiens ! voici le testament ; mets-toi un bonnet, prends un livre de compte, une plume et de l’encre ; des papiers devant toi ; assieds-toi comme si tu faisais l’inventaire des meubles ; moi je serai derrière le rideau, sur un tabouret, et j’écouterai. De temps en temps je jetterai un coup d’œil, je regarderai leurs figures, pour voir par quels degrés le sang s’enfuira de leurs joues ; oh ! cela me donnera une occasion de fou rire.

MOSCA, s’arrangeant.

Votre avocat en deviendra blafard, hébété.

VOLPONE.

Cela émoussera le fil de son éloquence.

MOSCA.

Et votre clarissimo, le vieux au dos rond, il va se rouler, comme un hérisson quand on le touche.

VOLPONE.

Et Corvino ?

MOSCA.

Oh ! voyez-le, monsieur, courir les rues demain matin, avec une corde et un poignard dans les mains, il sera fou furieux : milady aussi, elle qui est venue au tribunal porter un faux témoignage pour votre seigneurie.

VOLPONE.

Oui, et qui m’a embrassé devant les juges, quand sur ma figure l’huile coulait…

MOSCA.

Et la sueur aussi ; mais votre or est bien un autre parfum, il évapore ces senteurs nauséabondes ; il embellit les plus laids, rajeunit les plus vieux, et les rend tous aimables, comme si l’or était la ceinture chantée par les poëtes. Jupiter ne pouvait inventer un suaire plus subtil pour passer au milieu des gardes d’Acrisius[38] ; c’est lui qui donne au monde sa grâce, sa jeunesse et sa beauté.

VOLPONE.

Je crois qu’elle m’aime.

MOSCA.

Qui ? La grande dame, monsieur ? Elle est jalouse de vous.

VOLPONE.

Tu le Crois ? (On frappe.)

MOSCA.

Écoutez. Voilà déjà quelqu’un.

VOLPONE.

Regarde.

MOSCA.

C’est le vautour ; il a le flair le plus fin.

VOLPONE.

Je vais à mon observatoire ; prends ton poste.

MOSCA.

J’y suis.

VOLPONE.

Maintenant, Mosca, travaille en artiste, torture-les avec art.

(Voltore entre.)
VOLTORE.

Eh bien ! où en sommes-nous, mon Mosca ?

MOSCA, écrivant.

« Tapis de Turquie, neuf… »

VOLTORE.

Il est en train d’inventorier. C’est bien.

MOSCA.

« Deux couchers complets, tissu… »

VOLTORE.

Où est le testament ? laisse-moi le lire pendant que tu continueras.

(Corbaccio arrive, porté en chaise par ses valets.)
CORBACCIO.

Descendez-moi ici, et allez-vous-en. (Les valets sortent.)

VOLTORE.

Il vient là nous troubler !

MOSCA, écrivant.

« Tissu de drap d’or, deux autres… »

CORBACCIO.

Est-ce fini, Mosca ?

MOSCA.

« Deux autres en velours. »

VOLTORE.

J’aime le soin qu’il y met.

CORBACCIO.

Ne m’entends-tu pas ?

(Corvino entre.)
CORVINO.

Eh bien, l’heure est donc venue, Mosca ?

VOLPONE, regardant par le rideau.

Ils arrivent tous à la parade.

CORVINO.

Que viennent faire ici l’avocat, et ce Corbaccio ?

CORBACCIO.

Que nous veulent tous ces gens-là ?

(Lady Would-be entre.)
LADY WOULD-BE.

Mosca, la trame de ses jours est donc usée ?

MOSCA.

« Huit coffres de linge. »

VOLPONE, regardant par la fente du rideau.

Oh ! ma belle dame Would-be aussi !

CORVINO.

Mosca, le testament, que je puisse le montrer à ces gens-là, et leur faire débarrasser le plancher.

MOSCA.

« Six autres en toile ouvrée, quatre en damassé. » Le Voici. (Il leur donne, avec indifférence, le testament pardessus son épaule.)

CORBACCIO.

Est-ce le testament ?

MOSCA.

« Lits de plume et traversins… »

VOLPONE, derrière son rideau.

Parfait ! continue ton inventaire, va. Les voilà qui s’agitent ; est-ce qu’ils pensent à moi ? Regarde, vois, vois, vois ! comme leurs yeux parcourent vite les préliminaires du testament pour arriver jusqu’au nom et aux legs, pour voir ce dont ils héritent.

MOSCA.

« Dix paires de tentures… »

VOLPONE.

Avec leurs embrasses, Mosca. Maintenant voilà leurs espérances à l’agonie.

VOLTORE.

Mosca, héritier !

CORBACCIO, qui n’a pas entendu.

Qu’est-ce que c’est ?

VOLPONE, derrière son rideau.

Mon avocat reste muet ; voyez notre marchand, c’est comme s’il apprenait qu’une tempête a fait sombrer l’un de ses vaisseaux ; il se trouve mal. Milady va s’évanouir : il n’y a que le vieux sourd, aux yeux vitreux, qui n’est pas encore à son paroxysme de désespoir.

CORBACCIO.

Tous les autres semblent désappointés ; sûrement, je suis le seul héritier. (Il prend le testament.)

CORVINO.

Mais, Mosca ?

MOSCA, écrivant.

« Deux cabinets. »

CORVINO.

Est-ce sérieux ?

MOSCA.

« L’un en ébène. »

CORVINO.

Est-ce que tu te moques de moi ?

MOSCA.

« L’autre en nacré de perle. » — Je suis très-occupé ; en vérité, c’est une fortune qui m’arrive, — « item, une salière en agate, » — et que je n’avais pas cherchée.

LADY WOULD-BE.

Entendez-vous, monsieur ?

MOSCA.

« Une boîte à parfums… » — Cessez, je vous prie ; vous voyez que je suis absorbé. — « Faite d’un onyx. »

LADY WOULD-BE.

Comment ?

MOSCA.

Demain ou après-demain, j’aurai le loisir de m’entretenir avec vous.

CORVINO.

Est-ce là l’issue de mes longues espérances ?

LADY WOULD-BE.

Monsieur, il me faut une réponse plus polie.

MOSCA.

Madame, la voici. Je vous prie poliment de quitter ma maison. Ah ! ne soulevez pas de tempête avec vos regards ; écoutez : rappelez-vous ce que votre seigneurie m’a offert pour vous assurer cet héritage. Allez et pensez-y ; rappelez-vous qu’en me disant comment vos grandes dames entretiennent leur luxe, vous vous demandiez pourquoi vous n’en feriez pas autant. Il suffit. Allez chez vous, et traitez bien votre pauvre chevalier, sir Pol, dans la crainte que je ne lui explique certaines énigmes ; allez et consolez-vous.

(Lady Would-be sort.)
VOLPONE.

Oh ! mon bon diable !

CORVINO.

Mosca, un mot ?

MOSCA.

Seigneur Dieu ! ne prendrez-vous pas congé, monsieur Corvino ? Il me semble que, de tous ici, vous auriez dû être le premier à partir. Pourquoi rester ici ? quelle est votre pensée ? votre espoir ? Écoutez-moi : ne savez-vous pas que je vous tiens pour un âne. Vous auriez bien voulu être un mari complaisant, si le sort ne l’avait pas empêché, et vous êtes un cocu déclaré en bons termes devant la cour. Cette perle, direz-vous, vous appartenait ? c’est vrai. Et ce diamant ? je ne le nie pas, mais je vous en remercie. Il y a encore beaucoup de choses à vous ici ? c’est possible. Pensez que les bonnes œuvres que vous avez faites serviront à cacher les mauvaises. Je ne vous trahirai pas, bien que vous soyez un homme hors ligne, puisque vous avez le titre sans la qualité, et que cela vous suffit. Allez-vous-en ; soyez mélancolique ou devenez fou furieux.

(Corvino sort.)
VOLPONE, derrière son rideau.

Rare Mosca ! comme sa scélératesse lui sied !

VOLTORE.

C’est pour moi sans doute qu’il expédie tous ces gens-là.

CORBACCIO.

Mosca, héritier !

VOLPONE.

Oh ! ses quatre yeux ont enfin pu lire jusqu’au bout.

CORBACCIO.

Je suis trompé, volé, par un vil parasite. Canaille, tu m’as dupé !

MOSCA.

Oui, monsieur. Fermez votre bouche, ou je vous en arrache votre dernière dent. N’est-ce pas vous, infâme et cupide créature à trois jambes, qui, dans l’espoir d’une proie à dévorer, êtes venu, ces trois dernières années, flairer le terrain avec votre nez crochu, et qui vouliez me soudoyer pour me faire empoisonner mon maître ? Oui, c’est vous, monsieur. N’est-ce pas vous qui, aujourd’hui, en plein tribunal, avez déshérité votre fils, et qui vous êtes parjuré vous-même ? Allez chez vous, mourez et pourrissez. Si vous croassez un seul mot, on dira tout. Sortez ! appelez vos porteurs ! (Corbacoio sort.) Allez, allez, pourrissez !

VOLPONE, à part.

Excellent drôle !

VOLTORE.

Maintenant, mon fidèle Mosca, je trouve ton dévouement…

MOSCA.

Monsieur !

VOLTORE.

Sincère.

MOSCA, écrivant.

« Une table de porphyre. » — Je m’étonne que vous soyez si importun.

VOLTORE.

Allons, laisse ton masque, les autres sont partis.

MOSCA.

Et vous, qui êtes-vous ? Ah ! vous me remerciez, révérend avocat ! Qui est-ce qui vous a envoyé chercher ? De bonne foi, je suis fâché pour vous que le sort ait ainsi détruit en ma faveur le prix de vos travaux très-méritoires, je dois le dire ; et je proteste, monsieur, que cela m’a été imposé, et que je souhaiterais presque qu’il n’en eût pas été ainsi ; mais la volonté des morts doit être obéie. Ce qui me console, c’est que vous êtes bien assez riche. Vous avez, grâce à votre éducation, un don qui ne vous laissera jamais dans le besoin, tant qu’il y aura des hommes et de la méchanceté sur la terre ; c’est le don précieux d’engendrer des procès. Que n’ai-je, monsieur, seulement la moitié de cette faculté, au prix de toute ma fortune ! Si j’ai quelque litige, bien que j’espère n’en point avoir, puisque tout est clair et direct, j’aurai la hardiesse de mettre à profit votre éloquence sonore, en vous payant des honoraires, croyez-le bien, monsieur. En attendant, puisque vous savez ce que c’est que la loi, j’espère que vous aurez la conscience de ne pas être envieux de ce qui m’appartient. Mon bon monsieur, je vous remercie de votre plat d’argent, il aidera un jeune homme dans son établissement. En vérité, votre teint ressemble à celui d’un homme constipé ; il vaut mieux vous en aller, monsieur, et vous purger, (Voltore sort.)

VOLPONE, quittant sa retraite.

Ordonne-lui de la laitue. Laisse-moi t’embrasser, mon spirituel bohémien. Oh ! que ne puis-je te transformer en Vénus ! — Mosca, prends, revêts mes habits de gala, promène-toi dans les rues, fais-toi voir, torture-les encore. Ce n’est pas tout de vaincre, il faut profiter de la victoire. Qui voudrait avoir perdu une pareille fête ?

MOSCA.

Par contre, j’ai peur que nous ne les perdions.

VOLPONE.

Oh ! ma résurrection, plus tard, nous les ramènera tous. Que ne puis-je seulement trouver un déguisement sous lequel je puisse les aborder et leur adresser des questions ! Combien je les vexerais, chacun à leur tour !

MOSCA.

Monsieur, je puis vous contenter.

VOLPONE.

Le peux-tu ?

MOSCA.

Oui ; je connais un des huissiers, monsieur, qui vous ressemble beaucoup. Je vais immédiatement le griser, et je vous apporterai son habit.

VOLPONE.

Un déguisement parfait et digne de ta cervelle ! Oh ! je vais être pour eux un mal aigu.

MOSCA.

Monsieur, vous devez vous attendre à des malédictions.

VOLPONE.

Qu’ils en fassent jusqu’à ce qu’ils en crèvent ; pour être maudit, le renard ne s’en porte que mieux.



Scène II.


Une salle dans la maison de sir Politick.
PÉRÉGRINE déguisé, et TROIS MARCHANDS.

PÉRÉGRINE.

Suis-je bien travesti ?

LE PREMIER MARCHAND.

Je vous garantis méconnaissable.

PÉRÉGRINE.

Toute mon ambition est de l’effrayer.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Si vous pouviez le décider à s’embarquer, ce serait excellent.

LE TROISIÈME MARCHAND.

Pour Zante ou pour Àlep.

PÉRÉGRINE.

Oui ; nous ferions écrire ses aventures sur le livre des voyages, et donnerions comme vraie toute son histoire. Eh bien, messieurs, dans un moment et quand vous penserez que nous devrons être chaudement engagés dans la conversation, vous entrerez.

LE PREMIER MARCHAND.

Fiez vous à nous. (Ils sortent. Une femme de chambre entre.)

PÉRÉGRINE.

Dieu vous garde, belle dame ! Sir Pol y est-il ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je ne sais pas, monsieur.

PÉRÉGRINE.

Dites-lui, s’il vous plaît, qu’un marchand désire l’entretenir d’une affaira, très-sérieuse.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je vais voir, monsieur. (Elle sort.)

PÉRÉGRINE.

Faites-moi ce plaisir. Il paraît qu’ici tous les serviteurs sont du sexe féminin.

LA FEMME DE CHAMBRE, rentrant.

Il dit, monsieur, qu’il a des affaires d’État importantes qui le réclament tout entier, et qu’à un autre moment vous pourrez le voir.

PÉRÉGRINE.

Je vous prie de lui répéter que si les affaires dont il parle réclament sa présence, celles dont je lui apporte des nouvelles l’exigent. (La femme de chambre sort.) Que peuvent être ces graves affaires d’État ? Ce sera le moyen de faire des saucissons de Bologne, à Venise, en économisant quelques-uns des ingrédients.

LA FEMME DE CHAMBRE, rentrant.

Monsieur, il dit qu’à votre expression nouvelles, il reconnaît que vous n’êtes pas un homme d’État, et qu’alors il vous prie de l’attendre.

PÉRÉGRINE.

Ma chère, retournez lui dire, s’il vous plaît, que je n’ai pas lu autant de proclamations que lui, et ne les ai pas étudiées à la lettre comme il l’a fait ; mais… Il daigne venir. (Sir Politick entre.)

SIR POLITICK WOULD-BE.

Monsieur, je vous demande un courtois pardon ; une fâcheuse querelle est survenue aujourd’hui entre milady et moi, et, au moment où vous arriviez, j’étais en train d’écrire une apologie pour lui donner satisfaction.

PÉRÉGRINE.

Monsieur, je suis fâché de vous apporter la nouvelle d’un désastre plus grand encore. Le gentleman que vous avez rencontré sur le port aujourd’hui, et qui vous avait dit être nouvellement débarqué…

SIR POLITICK.

Oh ! oh ! c’était une fille en rupture de ban.

PÉRÉGRINE.

Non, monsieur, mais un espion attaché à vos pas, qui vous a dénoncé au sénat, comme ayant formé le complot de vendre au Turc les États de Venise.

SIR POLITICK.

Malheur à moi !

PÉRÉGRINE.

Par suite de cette dénonciation, il y a des arrêts de prise de corps contre vous, et ordre de saisir tous vos papiers.

SIR POLITICK.

Hélas ! monsieur, j’ai, pour tous papiers, des notes empruntées aux pièces de théâtre.

PÉRÉGRINE.

Tant mieux, monsieur.

SIR POLITICK.

Et quelques essais. Que dois-je faire ?

PÉRÉGRINE.

Monsieur, le mieux serait de vous fourrer dans une boîte à sucre ; ou, si vous pouviez vous coucher en rond, un panier serait excellent, et je pourrais vous embarquer à bord.

SIR POLITICK.

Mais, monsieur, ce que j’en disais alors n’était que par forme de conversation. (on frappe.)

PÉRÉGRINE.

Écoutez : les voici !

SIR POLITICK.

Je suis un homme perdu !

PÉRÉGRINE.

Que voulez-vous faire, monsieur ? N’avez-vous pas un tonneau de raisin de Corinthe dans lequel vous puissiez sauter ? On vous mettra à la question ; il faut être prompt.

SIR POLITICK.

Monsieur, j’ai un stratagème.

LE PREMIER MARCHAND, à la cantonade.

Sir Would-be ?

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Où est-il ?

SIR POLITICK.

Un stratagème auquel j’avais pensé auparavant.

PÉRÉGRINE.

Lequel ?

SIR POLITICK.

Je ne saurais endurer la torture. Eh bien, voici mon stratagème : j’utiliserai une écaille de tortue, fort convenable pour ces cas extrêmes. Je vous en prie, monsieur, aidez-moi. Il y a de la place, monsieur. Enfoncez mes jambes et mettez sur moi la carapace ; (Il se couche par terre et Pérégrine lui met sur le corps la carapace de la tortue) avec ce bonnet bran et mes gants noirs qui forment les pattes, je jouerai à merveille le personnage d’une tortue jusqu’à ce que ces terribles hommes soient partis.

PÉRÉGRINE.

Et vous appelez cela un stratagème ?

SIR POLITICK.

De ma propre invention. Cher monsieur, dites aux femmes de milady de brûler mes papiers. (Pérégrime sort.)

(Les trois marchands entrent.)
LE PREMIER MARCHAND.

Où est-il caché ?

LE TROISIÈME MARCHAND.

Nous devons le trouver. Il le faut.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Où est son cabinet ?

(Pérégrine rentre.)
LE PREMIER MARCHAND.

Qui êtes-vous, monsieur ?

PÉRÉGRINE.

Je suis un négociant ; je viens pour acheter cette tortue.

LE TROISIÈME MARCHAND.

Comment ?

LE PREMIER MARCHAND.

Saint Marc ! quelle bête est-ce là ?

PÉRÉGRINE.

C’est un poisson.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Comment est-il venu là ?

PÉRÉGRINE.

Vous pouvez taper dessus, monter dessus ; il porterait une charrette.

LE PREMIER MARCHAND.

Quoi ! monter sur ce monstre ?

PÉRÉGRINE.

Oui, monsieur.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Sautons dessus.

LE TROISIÈME MARCHAND.

Ne peut-il pas marcher ?

PÉRÉGRINE.

Il rampe, monsieur.

LE PREMIER MARCHAND.

Voyons-le ramper.

PÉRÉGRINE.

Non, monsieur, vous le blesseriez.

LE PREMIER MARCHAND.

Je veux le voir ramper, ou je lui pique le ventre.

LE TROISIÈME MARCHAND.

Avance donc !

PÉRÉGRINE., à part à sir Pol.

Je vous en prie, monsieur, rampez un peu.

LE PREMIER MARCHAND.

Marche !

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Encore, encore.

PÉRÉGRINE, bas à sir Politick.

Rampez encore, mon bon monsieur.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Nous voulons voir ses jambes. (Ils ôtent la carapace et le découvrent.)

LE TROISIÈME MARCHAND.

Oh ! c’est singulier ; il a des jarretières.

LE PREMIER MARCHAND.

Tiens ! et des gants.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Est-ce là votre terrible tortue ?

PÉRÉGRINE, laissant son déguisement.

Maintenant, sir Pol, nous sommes quittes ; quant à votre nouvelle attaque, je m’y préparerai. Je suis fâché des funérailles de vos papiers, monsieur.

LE PREMIER MARCHAND.

C’eût été une jolie scène à représenter dans Fleetstreet.

LE DEUXIÈME MARCHAND.

Oui, et quand la foule est à Londres.

LE PREMIER MARCHAND.

Ou à la foire de Smithfield.

LE TROISIÈME MARCHAND.

Il me paraît avoir un esprit ténébreux.

PÉRÉGRINE.
Adieu, tortue politique.
(Ils sortent.)
(La femme de chambre entre.)
SIR POLITICK.

Où est milady ? Sait-elle rien de ceci ?

LA FEMME DE CHAMBRE.

Je ne puis le dire, monsieur.

SIR POLITICK.

Informez-vous-en. Oh ! je vais être la fable de toutes les soirées, la charge de toutes les gazettes, la conversation des mousses, et, ce qui est pire, celle des auberges.

LA FEMME DE CHAMBRE.

Milady est revenue fort triste dans son appartement, et dit, monsieur, qu’elle veut aller sur mer pour sa santé.

SIR POLITICK.

Et moi, pour éviter à jamais ce pays et ce climat, je ferai bien de me traîner avec ma maison sur le dos, et de mettre ma tête à l’abri sous mon écaille politique.

(Ils sortent.)


Scène III.


Une chambre dans la maison de Volpone.
MOSCA dans les habits de Clarissimo, et VOLPONE en costume d’huissier.

VOLPONE.

Est-ce que je lui ressemble ?

MOSCA.

Monsieur, c’est lui ; on n’en saurait faire la moindre différence.

VOLPONE.

Bien.

MOSCA.

Et moi, qui suis-je ?

VOLPONE.

Un vrai clarissimo, par le ciel ! Ce titre te va bien ! c’est pitié que tu ne le sois pas de naissance.

MOSCA, à part.

Si j’en ai les bénéfices, je m’en contenterai.

VOLPONE.

Je vais chercher des nouvelles, d’abord, à la cour.

(il sort.)
MOSCA.

Faites. Mon renard est hors de son trou, et ayant qu’il n’y rentre je veux le faire languir un peu, dans son poil d’emprunt, jusqu’à ce qu’il entre en composition avec moi. Androgyno ! Castrone ! Nano !

(Androgyno, Castrons et Nano entrent.)

Allez vous amuser dehors, allez vous distraire.

(Ils sortent.)

Maintenant j’ai les clefs, j’entre en possession. Puisqu’il veut absolument être mort avant son temps, je veux l’enterrer ou en tirer bénéfice ; je suis son héritier, je veux me maintenir tel jusqu’à ce qu’il me propose au moins de partager. Le filouter de la totalité ne serait qu’une fourberie bien placée, personne au monde n’y verrait un péché. Il faut qu’il paye le plaisir qu’il se donne. C’est ce qu’on appelle un piège à renard.

(Il sort.)


Scène IV.


Une rue.
CORBACCIO et CORVINO.

CORBACCIO.

On dit que le tribunal se rassemble.

CORVINO.

Nous devons confirmer nos fausses dépositions pour notre réputation à tous deux.

CORBACCIO.

Quoi ! la mienne n’était pas un conte ; mon fils m’aurait tué.

CORVINO.

C’est vrai, je l’avais oublié, (À part.) La mienne était bien un mensonge, j’en suis sûr. (Haut.) Mais votre testament, monsieur ?

CORBACCIO.

Oh ! je vais ensuite attaquer ce drôle, maintenant que son patron est mort.|c}}

(Volpone entre.)
VOLPONE, déguisé.

Signor Corvino, et vous, signor Corbaccio, je vous souhaite beaucoup de joie.

CORVINO.

De quoi ?

VOLPONE.

De la soudaine fortune qui vous est échue.

CORBACCIO.

D’où ?

VOLPONE.

Mais, de l’héritage que vous laisse le vieux Volpone, monsieur, on ne sait trop pourquoi.

CORBACCIO.

Au diable, insigne drôle !

VOLPONE.

Que vos nouvelles richesses ne vous rendent pas furieux, monsieur !

CORBACCIO.

Va-t’en, faquin !

VOLPONE.

Pourquoi, monsieur ?

CORBACCIO.

Te moques-tu de moi ?

VOLPONE.

C’est vous qui vous raillez du monde. Est-ce que vous n’avez pas échangé vos testaments ?

CORBACCIO.

Va-t’en, maroufle !

VOLPONE, se tournant vers Corvino.

Probablement c’est vous qui êtes l’heureux mortel. Ma foi ! vous portez bien cela. Vous n’en devenez pas fou, vous au moins. J’aime votre sang-froid ; vous n’êtes pas trop enflé par votre fortune. Il y en a qui se gonfleraient comme une cuve pleine de raisin après une belle vendange. Vous a-t-il donné tout, monsieur ?

CORVINO.

Au diable, coquin !

VOLPONE.

Ma foi ! votre femme s’est conduite en vraie femme ; mais, après tout, vous vous portez bien, vous n’avez pas besoin de vous en inquiéter ; vous avez de bons domaines, vous pouvez porter le front haut, et d’autant plus haut, à moins que Corbaccio n’ait une part.

CORBACCIO.

Va-t’en, canaille !

VOLPONE.

Vous ne voulez pas qu’on le sache, eh bien ! c’est sage. Ainsi font les grands joueurs à tous les jeux ; ils dissimulent et ne veulent jamais paraître gagner. (Corvino et Corbaccio s’en vont.) — Ah ! voilà mon vautour, levant son bec en l’air, et reniflant.

(Voltore entre.)
VOLTORE.

Être ainsi vaincu par un parasite ! un esclave qui se chargerait des plus viles commissions et ferait des révérences pour des miettes de pain ! — Que vais-je faire ?

VOLPONE.

La cour attend votre seigneurie. Moi aussi, monsieur, je me réjouis du bonheur de votre seigneurie, et que cette fortune soit tombée dans des mains si savantes et qui comprennent si bien le maniement des doigts.

VOLTORE.

Que me voulez-vous ?

VOLPONE.

Je viens en solliciteur auprès de votre seigneurie, à propos de la petite maison qui est au bout de votre longue file de palais, près de la Piscaria, et qui tombe en ruine, faute de réparations. Au temps de Volpone, votre prédécesseur, et avant sa maladie, c’était une petite maison soignée et propre, un joli bordel aussi bien achalandé qu’on puisse en trouver à Venise, et que personne ne dédaignait ; mais elle est tombée avec lui : son corps et cette maison se sont ruinés en même temps.

VOLTORE.

Allons, monsieur, laissez ce bavardage.

VOLPONE.

Si votre honneur veut me donner la préférence, au cas où vous voudriez la vendre, c’est là mon seul désir. C’est une simple bagatelle pour vous, monsieur, un revenu de bouts de chandelle ; car votre honneur ne connaît pas…

VOLTORE.

Qu’est-ce que je ne connais pas ?

VOLPONE.

La fin de ses richesses, monsieur ; Dieu seul peut les diminuer.

VOLTORE.

Maître effronté ! te moques-tu de mon malheur ?

( Il sort.)
VOLPONE.

Que Dieu vous bénisse, monsieur ! Je voudrais qu’il augmentât. — Maintenant recommençons avec le premier que nous rencontrerons à un autre coin de la rue.

( Il sort.)


Scène V.


Une autre partie de la rue.
CORBACCIO et CORVINO ; MOSCA passe sur le théâtre devant eux.

CORBACCIO.

Voyez-le dans nos habits, l’impudent coquin !

CORVINO.

Que ne puis-je lui jeter mes yeux comme des balles de fusil !

VOLPONE, entrant.

Monsieur, est-ce vrai, ce qu’on dit du parasite ?

CORBACCIO.

Tu viens encore nous insulter, scélérat !

VOLPONE.

En vérité, monsieur, je suis désolé jusqu’au fond du cœur qu’un homme si grave et avec une barbe si longue ait été dupé à ce point. Je n’ai jamais pu souffrir la chevelure de ce parasite ; il me semble qu’il avait un nez railleur, et il y avait dans son regard quelque chose de venimeux qui annonçait le clarissimo.

CORBACCIO.

Canaille !

VOLPONE, à Corvino.

Il me semble aussi que vous, qui avez tant d’expérience du monde ; vous, un habile marchand, un si bel oiseau ; vous, Corvino, qui portez dans votre nom un emblème si moral, vous n’auriez pas dû chanter si haut votre propre honte, ni laisser choir votre fromage pour que le renard se moquât de votre vanité.

CORVINO.

Coquin ! Vous croyez que le privilège de l’endroit où nous sommes et votre impudent bonnet rouge, qui semble cloué à votre tête par ces deux boutons dorés[39], doivent autoriser vos injures. Venez ici, vous verrez, monsieur, que je me permettrai de vous rosser ; approchez.

VOLPONE.

Ne vous hâtez pas, monsieur ; je connais bien votre valeur, depuis que vous avez osé dire tout haut, en public, ce que vous êtes.

CORVINO.

Attendez-moi. Je voudrais vous dire un mot.

VOLPONE.

Monsieur, monsieur, une autre fois.

CORVINO.

Non, tout de suite.

VOLPONE.

Seigneur ! Serais-je un homme sage, si je, m’exposais à la furie d’un cocu devenu fou ?

(Au moment où il se sauve, Mosca entre.)
CORBACCIO, voyant Mosca.

Encore lui !

VOLPONE.

Retiens-les, Mosca ; délivre-moi.

CORBACCIO.

L’air qu’il respire est infecté.

CORVINO.

Évitons-le.

(Tous deux sortent.)
VOLPONE.

Excellent basilic ; tourne-toi maintenant vers Voltore.

(Voltore entre.)
VOLTORE, à Mosca.

Eh bien, mouche à viande, l’été te voit briller maintenant, mais l’hiver viendra.

MOSCA.

Bon avocat, je t’en prie, point d’insulte ni de menace hors de propos, tu ferais un solécisme, comme dirait madame Would-be ; mets un béguin de plus, car ta cervelle est prête à sauter.

(Il sort.)
VOLTORE, à Volpone.

Que voulez-vous encore ?

VOLPONE.

Désirez-vous que j’aille battre cet insolent, et jeter de la boue sur ses beaux habits neufs ?

VOLTORE.

Cet homme-ci est sans doute quelque démon familier.

VOLPONE.

Monsieur, la cour vous attend. — Je suis furieux qu’une mule qui n’a pas lu Justinien soit montée sur le dos d’un avocat. La chicane ne pouvait-elle vous donner des armes contre la fourberie d’une telle créature ? J’espère que vous plaisantez. Il n’a pas fait cela ; il s’entend avec vous. C’est une alliance pour aveugler les autres : c’est vous qui êtes l’héritier.

VOLTORE.

Quel étrange, importun et officieux animal ! Tu m’assommes.

VOLPONE.

Je m’y connais ; il est impossible, monsieur, qu’on vous ait dupé. Il n’est dans les moyens de personne de le faire : vous êtes si sage, si prudent ! Sagesse et richesse devraient aller toujours ensemble.

(Ils sortent.)


Scène VI.


Le tribunal.
LES JUGES, LE GREFFIER, BONARIO, CÉLIA, CORBACCIO, CORVINO, LES HUISSIERS ET AUTRES, etc., etc.

LE PREMIER JUGE.

Toutes les parties sont-elles présentes ?

LE GREFFIER.

Toutes, excepté l’avocat.

LE DEUXIÈME JUGE.

Le voici.

(Voltore et Volpone entrent.)
LE PREMIER JUGE.

Faites-les avancer pour entendre l’arrêt.

VOLTORE.

O mes très-honorés pères ! que votre miséricorde prenne le pas sur votre justice pour pardonner… Je deviens fou.

VOLPONE, à part.

Que va-t-il faire maintenant ?

VOLTORE.

Oh ! je ne sais pas à qui je dois m’adresser d’abord, si c’est à vous, mes pères, ou à ces innocents.

CORVINO, à part.

Va-t-il se dénoncer lui-même ?

VOLTORE.

Tous, je vous ai également abusés, dans le but le plus cupide…

CORVINO.

Il est fou.

CORBACCIO.

Qu’est-ce que c’est ?

CORVINO.

Il est possédé.

VOLTORE.

Je viens donc, frappé par ma conscience, me prosterner à vos pieds, en vous demandant pardon.

LE PREMIER ET LE DEUXIEME JUGE.

Levez-vous.

CÉLIA.

O ciel ! tu es juste.

VOLPONE, à part.

Je suis pris dans mon propre piége.

CORVINO, à Corbaccio.

Soyez ferme, monsieur, l’impudence peut seule nous sauver.

LE PREMIER JUGE.

Continuez.

UN HUISSIER.

Silence !

VOLTORE.

Ce n’est pas la passion, mes vénérés pères, mais la conscience, la seule conscience, mes bons seigneurs, qui me fait maintenant dire la vérité. Ce parasite, ce fourbe, ce Mosca, a été l’instrument de tout.

LE PREMIER JUGE.

Où est-il ? Qu’on aille le chercher.

VOLPONE.

J’y vais.

(Il sort.)
CORVINO, haut.

Vénérables pères, cet homme est fou comme il le disait lui-même tout à l’heure, car, espérant être l’héritier du vieux Volpone qui vient de mourir…

LE TROISIÈME JUGE.

Comment !

LE DEUXIÈME JUGE.

Volpone est-il mort ?

CORVINO.

Il est mort, vénérables juges.

BONARIO.

Oh ! vengeance divine !

LE PREMIER JUGE.

Attendez donc ; mais alors, il n’était pas un imposteur.

VOLTORE.

Oh ! lui ! non, non. C’est le parasite, juges vénérables.

CORVINO.

Voltore ne parle que par pure envie, parce que ce valet a eu l’héritage qu’il convoitait. Avec votre permission, respectables juges, c’est là toute la vérité, non pas que je veuille justifier ce Mosca, qui peut bien être quelque peu coupable.

VOLTORE.

Oui, en trompant vos espérances comme les miennes, Corvino ; mais je veux être modéré. Qu’il plaise à votre sagesse de lire ces notes et de les méditer ; par la faveur que j’espère de vous, elles vous montreront la pure vérité.

CORVINO.

Le diable est entré chez cet homme.

BONARIO.

Ou bien se cache en vous.

LE QUATRIÈME JUGE.

Si ce parasite est l’héritier, nous avons eu tort de l’envoyer chercher par un simple huissier.

LE DEUXIÈME JUGE.

De qui parlez-vous ?

LE QUATRIÈME JUGE.

De celui qu’ils appellent le parasite.

LE TROISIÈME JUGE.

C’est Vrai ; c’est maintenant un homme qui a de grands biens.

LE QUATRIÈME JUGE, au greffier.

Allez, sachez son nom et dites-lui que la cour sollicite sa présence ici pour l’éclaircissement de quelques petits doutes.

LE DEUXIÈME JUGE.

Tout ceci est un labyrinthe.

LE PREMIER JUGE, à Corvino.

Maintenez-vous votre première déposition ?

CORVINO.

Ma fortune, ma vie, mon honneur…

BONARIO.

Où est-il votre honneur ?

CORVINO.

Sont en jeu ici.

LE PREMIER JUGE, à Corbaccio.

Et vous, tenez-vous le même langage ?

CORBACCIO.

L’avocat est une canaille ; il a la langue fourchue.

LE DEUXIÈME JUGE.

Revenez à la question.

CORBACCIO.

Le parasite ne vaut pas mieux.

LE PREMIER JUGE.

Il y a confusion ici.

VOLTORE.

Je supplie vos paternités de lire ces papiers. (Il les leur fait passer.)

CORVINO.

Ne croyez rien de ce que cet esprit faux a écrit. Il est possédé ; il n’en peut être autrement, mes honorables pères.

(La scène est close.)


Scène VII.


Une rue.
VOLPONE entre.

VOLPONE, à part.

Avoir tendu un piège et y prendre mon propre cou ; m’y être jeté, la tête la première, de propos délibéré ! pour rire ! lorsque je ne faisais que d’échapper au péril, et quand j’étais libre et déclaré innocent ! Le tout, par une simple humeur folâtre ! Oh ! le démon de la sottise logeait dans ma cervelle quand j’eus cette idée, et Mosca m’y a encouragé ; il faut maintenant qu’il cautérise cette veine ouverte, ou bien notre vie coulera avec tout notre sang.

(Nano, Androgyno et Castrone entrent.)

Comment ! qui vous a permis de sortir ? Où allez-vous maintenant ? Allez-vous acheter du pain d’épice ou noyer des petits chats ?

NANO.

Monsieur, maître Mosca nous a mis à la porte en nous disant d’aller nous amuser, et il a pris les clefs.

ANDROGYNO.

C’est cela.

VOLPONE.

Maître Mosca a-t-il pris les clefs ? Oh ! oh ! je m’enfonce davantage. Voilà le fruit de mes belles conceptions ; je dois être satisfait. Malheur à moi ! Quel misérable imbécile je suis de n’avoir pas supporté sobrement ma fortune. Je voulais avoir mes lubies, mes caprices, mes quintes ! — Eh bien ! allez le chercher. — Peut-être son intention est-elle plus honnête que je ne le pense. — Ordonnez-lui de venir me trouver au tribunal. J’y vais de ce pas.

(Ils sortent.)

Je veux me rattacher l’avocat par de nouvelles espérances. En le provoquant, je me suis perdu.

(Il sort.)


Scène VIII.


Le tribunal.
LES JUGES, BONARIO, CÉLIA, CORBACCIO, GORVINO, HUISSIERS, EXEMPTS, etc., etc.

LE PREMIER JUGE.

Ces choses ne pourront jamais se concilier. (Montrant les papiers.) Il avoue ici que le jeune homme a été injustement accusé, et que la jeune femme avait été amenée de force chez Volpone par son propre mari qui l’y avait laissée.

VOLTORE.

C’est la stricte vérité,

CELIA.

Comme le ciel exauce ceux qui le prient !

LE PREMIER JUGE.

Mais que le vieux Volpone ait voulu la violer, le fait serait complétement faux, vu son impuissance.

CORVINO.

Nobles juges ! il est possédé ; je le répète, il est possédé. Il y a possession et obsession[40].

LE TROISIÈME JUGE.

Voici notre huissier.

(Volpone toujours déguisé entre.)
VOLPONE.

Le parasite sera ici tout à l’heure, honorables juges.

LE QUATRIÈME JUGE.

Vous pourriez aussi bien lui trouver un autre nom, monsieur.

LE TROISIÈME JUGE.

Est-ce que le greffier ne l’a pas rencontré ?

VOLPONE.

Non, que je sache.

LE QUATRIÈME JUGE.

Son arrivée éclaircira tout.

LE DEUXIÈME JUGE.

Cependant tout est fort obscur.

VOLTORE.

Qu’il plaise à Vos Seigneuries…

VOLPONE, bas à Voltore.

Monsieur, le parasite m’a chargé de vous dire que son maître est vivant ; que vous êtes toujours l’homme choisi par lui ; que vos espérances doivent rester les mêmes, et que ce qui s’est passé n’était qu’une plaisanterie.

VOLTORE.

Comment ! une plaisanterie ?

VOLPONE.

Oui, monsieur, pour vous éprouver et savoir si vous lui resteriez attaché, et si votre douleur serait grande.

VOLTORE.

Es-tu sûr qu’il vive ?

VOLPONE.

Comme moi, monsieur.

VOLTORE.

Oh ! diable, j’ai été trop violent.

VOLPONE.

Vous pouvez tout raccommoder ; ils ont dit que vous étiez possédé, faites semblant de l’être en effet et tombez. Je vous aiderai. (Voltore tombe.) Dieu bénisse le pauvre homme ! (Bas.) Retenez votre haleine et gonflez-vous. — Voyez, voyez ; il vomit des épingles crochues ; ses yeux sont à l’envers comme ceux d’un lièvre mort, pendu à la boutique d’un marchand de gibier ; sa bouche se retourne. Voyez, messieurs, voyez ; maintenant c’est dans le ventre.

CORVINO.

Oh ! le diable !

VOLPONE.

Maintenant c’est dans le gosier.

CORVINO.

Je le vois, je le vois.

VOLPONE.

Il va sortir, il va sortir ; faites place. Voyez où il s’envole sous la forme d’un crapaud bleu, avec des ailes de chauve-souris. Ne le voyez-vous pas, monsieur ?

CORBACCIO.

Quoi ? Oui, je crois que je le vois.

CORVINO.

C’est trop manifeste.

VOLPONE.

Voyez ! il revient à lui.

VOLTORE.

Où suis-je ?

VOLPONE.

Prenez bon courage ; le pire est fait, monsieur ; vous êtes dépossédé.

LE PREMIER JUGE.

Quel accident !…

LE DEUXIÈME JUGE.

Soudain et merveilleux !

LE TROISIÈME JUGE.

S’il était possédé comme il y a apparence, ce ne sera rien.

CORVINO.

Il est souvent sujet à de pareils accès.

LE PREMIER JUGE.

Montrez-lui ce mémoire : le reconnaissez-vous, monsieur ?

VOLPONE, bas à Voltore.

Reniez-le, monsieur ; reniez-le par serment : ne le reconnaissez pas.

VOLTORE.

Oui, je le reconnais ; il est de mon écriture, mais tout ce qu’il contient est faux.

BONARIO.

Oh ! quelle société de fourbes !

LE DEUXIÈME JUGE.

Quel labyrinthe !

LE PREMIER JUGE.

Il n’est donc pas coupable, celui que vous nommez le parasite ?

VOLTORE.

Graves Seigneurs, il ne l’est pas plus que son bon patron le vieux Volpone.

LE QUATRIÈME JUGE.

Comment ! mais il est mort ?

VOLTORE.

Non, mes honorables juges, il vit.

LE PREMIER JUGE.

Comment ! il vit ?

LE DEUXIÈME JUGE.

Ceci est plus subtil encore.

LE TROISIÈME JUGE.

Vous aviez dit qu’il était mort.

VOLTORE.

Jamais.

LE TROISIÈME JUGE.

Vous l’avez dit.

CORVINO.

Je l’ai aussi entendu.

LE QUATRIÈME JUGE.

Voici le gentilhomme, faites-lui place.

(Mosca entre.)
LE TROISIÈME JUGE.

Un siège.

LE QUATRIÈME JUGE.

Un homme élégant ! (À part.) Et, si Volpone était mort, un beau parti pour ma fille !

LE TROISIÈME JUGE.

Faites-lui place.

VOLPONE, à part à Mosca.

Mosca, j’étais presque perdu ; l’avocat nous avait dénoncés, mais j’ai tout réparé ; tout marche maintenant comme sur des roulettes. Dis que je suis vivant.

MOSCA, haut.

Qu’est-ce que ce va-nu-pieds affairé ? — Mes révérés pères, je me serais rendu plus tôt votre appel si les ordres à donner pour les funérailles de mon cher patron n’avaient exigé ma présence.

VOLPONE, à part.

Mosca !

MOSCA, continuant.

Car j’entends le faire enterrer comme un gentilhomme.

VOLPONE, à part.

Allons, va et dupe-moi de tout !

LE DEUXIÈME JUGE.

Encore plus étrange ! Cela s’embrouille de plus en plus.

LE PREMIER JUGE.

Cela revient au point de tout à l’heure.

LE QUATRIEME JUGE, à part.

C’est un beau parti décidément ; ma fille sera pourvue.

MOSCA, à part à Volpone.

Voulez-vous me donner moitié ?

VOLPONE, à part.

Plutôt être pendu !

MOSCA.

Ne criez pas si fort ; je sais que vous avez une bonne voix.

LE PREMIER JUGE.

Faites avancer l’avocat. Monsieur, n’avez-vous pas affirmé tout à l’heure que Volpone était vivant ?

VOLPONE, haut.

Oui, il l’est ; cet homme me l’a dit. (À Mosca.) Tu auras la moitié.

MOSCA, haut.

Quel est cet ivrogne ? Quelqu’un le connaît-il ? Je ne l’ai jamais vu. (À part à Volpone.) Je ne puis plus maintenant vous passer cela à si bon marché.

VOLPONE.

Non !

LE PREMIER JUGE, à Voltore.

Que dites-vous ?

VOLTORE.

C’est cet huissier qui m’a dit que Volpone vivait encore.

VOLPONE.

En effet je l’ai dit, et je maintiens qu’il vit, — comme moi je vis, et j’ajoute que cette créature (Montrant Mosca.) me l’a dit. (À part.) Toutes les étoiles qui ont présidé à ma naissance me sont contraires !

MOSCA.

Très-honorables juges, si l’on tolère une pareille insolence à mon égard, je me tairai. J’espère pourtant que ce n’était pas pour une scène pareille que vous m’avez envoyé chercher.

LE DEUXIÈME JUGE, montrant Volpone.

Qu’on le mette dehors !

VOLPONE, à Mosca.

Mosca !

LE TROISIÈME JUGE.

Qu’on le fasse fouetter !

VOLPONE, à Mosca, bas.

Veux-tu donc me trahir ? me ruiner ?

LE TROISIÈME JUGE.

Et qu’on lui apprenne à se mieux comporter vis-à-vis d’une personne de cette condition.

LE QUATRIÈME JUGE.

Allons, dehors ! (On saisit Volpone.)

MOSCA.

Je remercie humblement Vos Seigneuries.

VOLPONE.

Doucement ! doucement ! (À part.) Être fouetté, et perdre tout ce que j’ai !… Si j’avoue tout, il n’en peut résulter rien de pire.

LE QUATRIÈME JUGE, à Mosca.

Monsieur, êtes-vous marié ?

VOLPONE, à part.

Ils vont bientôt briguer son alliance ; il faut se résoudre. Le renard va jeter sa peau d’emprunt. (Il dépouille son déguisement.)

MOSCA.

Mon maître !

VOLPONE.

Oui, et que la ruine maintenant ne tombe pas sur moi seul. Ah ! j’empêcherai au moins votre mariage ; ma substance ne vous engraissera pas et ne vous aidera pas à vous faufiler dans une famille.

MOSCA.

Quoi ! patron !

VOLPONE.

Je suis Volpone, et celui-ci est un drôle qui me vole ; (montrant Voltore) celui-là un drôle à son propre service ; (montrant Corbaccio) cet autre est la folle dupe de sa cupidité ; (montrant Corvino) cet autre est une chimère composée d’un cocu volontaire, d’un bouffon et d’un fripon ; et, révérés juges, puisque nous n’avons à espérer qu’un arrêt, ne nous le faites pas attendre. Vous voyez que je suis bref.

CORVINO.

Qu’il plaise à Votre Seigneurie…

UN HUISSIER.

Silence !

LE PREMIER JUGE.

Le nœud se dénoue par un prodige.

LE DEUXIÈME JUGE.

Rien ne peut être plus clair.

LE TROISIÈME JUGE.

Et ne prouve mieux l’innocence des prévenus.

LE PREMIER JUGE.

Qu’on leur donne la liberté.

BONARIO.

Le ciel ne pouvait laisser longtemps cachés de si grands crimes.

LE DEUXIÈME JUGE.

Si c’est là la seule route pour acquérir des richesses, puissé-je rester pauvre !

LE TROISIÈME JUGE.

Ce n’est pas gagner de l’or, c’est subir la torture.

LE PREMIER JUGE.

Ces gens-là ont de la fortune comme les malades ont la fièvre ; on peut dire plus raisonnablement qu’ils en sont possédés.

LE DEUXIÈME JUGE.

Dépouillez ce parasite.

CORVINO et MOSCA.

Très-honorés juges…

LE PREMIER JUGE.

Avez-vous quelque chose à dire pour arrêter le cours de la justice ? Dans ce cas, parlez.

CORVINO et VOLTORE.

Nous demandons grâce.

CÉLIA.

Et moi, pitié pour eux.

LE PREMIER JUGE.

C’est offenser votre propre innocence, madame, que de prier pour des coupables. — Levez-vous. — (Au parasite.) Vous paraissez avoir été le principal instrument, sinon le premier auteur de ces abominables impostures, et, en dernier lieu, vous avez, par votre impudence, outragé la cour et revêtu le costume d’un seigneur de Venise, n’étant qu’un homme vil et sans race. Pourquoi, nous vous condamnons, premièrement à être fouetté, et, de plus, à être prisonnier perpétuel sur les galères de l’État.

VOLPONE.

Je vous remercie pour lui.

MOSCA.

Que la peste étouffe ta nature de loup !

LE PREMIER JUGE.

Qu’on le livre au sergent. (Mosca est emmené.) Toi, Volpone, à cause de ta race et de ton sang, tu ne peux tomber sous le même châtiment ; nous arrêtons que toute ta fortune, tes biens meubles et immeubles, seront confisqués au profit de l’hôpital des Incurables ; et parce que la plus grande partie de ces biens a été acquise au moyen de l’imposture, en te feignant malade de l’impuissance, de la goutte, de la paralysie et d’autres maladies, tu seras jeté en prison et mis aux fers jusqu’à ce que tu deviennes réellement malade et impotent. — Éloignez-le. (On l’emmène du tribunal.)

VOLPONE, emmené.

C’est ce qu’on peut appeler la mortification d’un renard.

LE PREMIER JUGE.

Toi, Voltore, pour remédier au scandale que tu as donné à tous les honorables membres de ta profession, tu es banni de leur corps et des États de Venise. Corbaccio ! — Faites-le approcher plus près. — Nous mettrons ton fils en possession de toute ta fortune, et nous te reléguons dans le couvent de San Spirito, où l’on t’apprendra à bien mourir, puisque tu n’as pas su vivre bien.

CORBACCIO, qui n’a pas entendu.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

L’HUISSIER.

Vous le saurez bientôt, monsieur.

LE PREMIER JUGE.

Toi, Corvino, on ira te prendre dans ta propre maison, et tu seras promené dans une gondole, le long des canaux de Venise et sur le grand canal, avec un bonnet orné de longues oreilles d’âne au lieu de cornes, et un papier attaché sur la poitrine, pour monter ensuite à Berlina[41].

CORVINO.

Oui, pour avoir les yeux arrachés par les assistants, qui me jetteront des pierres, du poisson gâté, des fruits pourris et des œufs corrompus. — C’est bien ; je serai content de ne plus voir ma honte.

LE PREMIER JUGE.

Et pour expier les torts que tu as faits à ta femme, tu la renverras chez son père avec sa dot triplée. — Tels sont les jugements que nous prononçons contre tous les coupables.

TOUS.

Vénérables juges !

LE PREMIER JUGE.

Lesquels nous ne révoquerons pas. Maintenant, vous rougissez, car c’est seulement après que les crimes ont été pensés et commis et lorsqu’ils sont sur le point d’être châtiés, que vous commencez à croire que ce sont des crimes. Qu’on les emmène tous ! Que tous ceux qui voient comment ces vices odieux sont récompensés prennent le courage d’en étudier la nature ! La méchanceté se nourrit, comme une bête brute, jusqu’à ce qu’elle s’engraisse, et alors elle étouffe et crève.


FIN DE VOLPONE.

  1. Dans les représentations burlesques de la cité, un immense gâteau à la crème jouait un grand rôle et donnait lieu à une foule de plaisanteries ; sans doute quelque écrivain avait transporté sur la scène ce divertissement bouffon qui avait eu un grand succès.
  2.                                                      Omnis enim res,
    Virtus, fama, decus, divina humanaque pulchris
    Divitiis parent : quas qui construxerit, ille
    Clarus erit, fortis, justus. — Sapiensne ? — Etiam ! et rex,
    Et quidquid volet.

    (Horace, lib. II, Sat. III.)

    Stertinius. En effet, toute chose, vertu, réputation, honneur, ce qui est de l’homme et ce qui est des Dieux, tout obéit aux belles richesses. Celui qui en amasse beaucoup sera illustre, courageux et juste.

    Damasippus. — Et sage aussi ?

    Stertinius. — Sans doute, et roi, et tout ce qu’il voudra être.

  3. Imitation d’Horace.
  4. Dialogua de Lucien.
  5. L’auteur cite confusément les doctrines de Pythagore.
  6. Ben Jonson écrivit ce drame lorsqu’il était catholique. Voir sa Vie.
  7. Christmas Pie est l’expression usuelle ; les Puritains disaient Nativity Pie, par horreur du mot messe.
  8. Plerumque recoctus
    Scriba ex quinqueviro corvum deludet hiantem.

    (HORACE).
    (Le plus souvent un scribe retors,
    ex-quinquévir, fera ouvrir pour rien le bec du corbeau,…)
  9. La place Saint-Marc où les orfèvres ont leurs boutiques.
  10. Corbaccio est très-sourd.
  11. Stow, un vieil auteur du temps, est cité par M. Gifford : « Dimanche, 5 août 1604, une lionne, nommée Elisabeth, a mis bas un lionceau qui ne vécut qu’un jour, et, le 26 février 1606, elle eut une seconde portée. »
  12. Le fait est également constaté par le même auteur, ainsi que l’apparition de la baleine à Woolwich.
  13. Un bouffon célèbre du temps.
  14. Les choux, qu’on ne cultivait pas alors en Angleterre, étaient importés de. Hollande.
  15. Broughton, un savant sachant l’hébreu et beaucoup d’autres choses, mais extravagant, grossier, inintelligible. Ben Jonson en parle encore dans sa pièce de l’Alchimiste.
  16. Le fameux Lulle sur lequel on fit ce distique :

    Qui Lulli lapidem quaerit, quem quaerere nulli
    Profuit ; haud Lullus, sed mihi nullus erit.

  17. Paracelse logeait un démon familier dans la poignée de cette célèbre épée
  18. Monnaie vénitienne de la valeur d’un sou et demi, qui a donné le nom aux feuilles manuscrites qui circulaient à Venise, et contenaient les nouvelles du jour.
  19. Le môcinigo, petite monnaie de Venise, valant près d’un franc.
  20. Bagatine, monnaie d’Italie qui ne valait pas le tiers d’un sou.
  21. Imité d’Anacréon, ode XIV.
  22. C’est-à-dire à la conclusion de votre rôle de saltimbanque, parce que Corvino l’avait chassé de devant sa fenêtre, en le battant.
  23. L’influence de la couleur écarlate en médecine était grande, si l’on doit en croire le docteur John Galdesden, qui prétend qu’envelopper un homme qui a la petite vérole dans une couverture écarlate, c’est le guérir.
  24. Cock-Pit, un théâtre de Londres Ben Jonson oublie qu’il est à Venise.
  25. Le primero, jeu de cartes ; la ligne qui suit offre sans doute une autre allusion à ce jeu.
  26. Juvénal :

    Pallida labra cibum capiunt digitis hujus alienis :
    Ipse ad conspectum coenoe diducere rictum
    Suetus, hiat tantum, etc., etc.

    (Sat. X.)
  27. Allusion aux fêtes magnifiques qui furent données à Venise, en 1574, à l’occasion du passage d’Henri de Valois, revenant de Pologne pour prendre possession de la couronne de France, après la mort de son frère Charles IX.
  28. Vivamus, mea Lesbia, atque amemus,
    Rumoresque senum severiorum
    Omnes unius aestimemus assis.
    Soles occidere et redire possunt ;
    Nobis, cum sémel occidit brevis lux,
    Nox est perpetua una dormiunda,
    Dame basia mille, deinde centum, etc,

    (Catulle.)
  29. Célèbre dame romaine, dont Pline dit : « Lolliam Paulinam… Vidi smaragdis margaritisque opertam, alterito textu fulgentibus, toto Capite, crinibus, spira, auribus, collo, monilibus digitisque. — Nec dona prodigi principis fuerant, sed avitae opes, provinciarum scilicet spoliis partae. » (Pline, liv. IX.)
  30. On voit que le mépris attaché au nom de Grec date de loin. Plaute a employé le mot pergrœcari pour exprimer une vie de plaisir et de débauche.
  31. L’usage des fourchettes était tout récent au temps de Ben Jonson : c’était une nouvelle mode importée d’Italie.
  32. Gasp. Contarini, auteur d’un traité : della Republica e magistrati di Venetia.
  33. Cérémonie superstitieuse ; Pline dit : « In fabo, pecularis religio. »
  34. Il y a ici une allusion au jeu de fast and loose. Ce jeu consistait en une longue jarretière roulée sur une table ; on piquait au hasard une épingle, et l’on déroulait la jarretière ; si elle était fixée à la table, on disait fast ; si elle s’enlevait entièrement, on avait perdu parce qu’elle était loose, perdue ; mais te même mot s’emploie aussi pour libertin. Madame Would-be dit : My loose knight ! Mon chevalier libertin, — its Housed, est entré dans une maison, le main répond, en faisant allusion au jeu : Allons, il est fast, c’est-à-dire pris. Enfin madame Woud-be reprend : He plays both with me ; il est à la fois loose and fast. La traduction de ce lazzi est impossible.
  35. À cette époque White-Friars était un lieu privilégié pour les fripons, les joueurs, les banqueroutiers et tous les gens de mauvaise vie ; on y résistait ouvertement à l’autorité ; les prostituées y affluaient.
  36. L’Hercule gaulois ou celtique était le symbole de l’éloquence. Lucien le surnomme Ogmius. Il est représenté couvert d’une peau de lion ; dans la main droite, une massue ; dans la gauche, un arc ; des chaînes partaient de sa bouche et allaient jusqu’aux oreilles des auditeurs qui l’entouraient.
  37. Comme en un de ces livres d’école qui étaient en ce temps-là reliés avec de la corne. Telle est l’explication que donne M. Gifford.
  38. Acrisius, père de Danaé.
  39. Ce bonnet et les boutons faisaient partie du costume d’huissier.
  40. Dans la possession, l’esprit du démon était entré dans le corps même du possédé. Dans l’obsession, le démon ne faisait encore que l’assiéger.
  41. Pilori, ou les malfaiteurs étaient exposés, sans défense et sans protection de la loi, aux injures de la foule qui leur jetait des pierres, des poissons pourris, des œufs, etc. — C’est ce qui explique la réponse de Corvino, qui sait ce qui l’attend.