Voltaire (Ferdinand Brunetière)/02

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Voltaire (Ferdinand Brunetière)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 324-342).
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VOLTAIRE

DEUXIÈME PARTIE[1]


LES POÉSIES ET LE THÉÂTRE DE VOLTAIRE

Avec cette universalité qu’il affectait, parce qu’il en savait bien le pouvoir, toujours considérable sur les esprits des hommes, il s’est exercé dans tous les genres, l’épique et le satirique, le tragique et le comique, le lyrique et le didactique, l’érotique et le philosophique, et, dans presque tous les genres, la même facilité qui fit illusion à ses contemporains l’a empoché de s’élever beaucoup au-dessus de la médiocrité.


I

Donnons-lui cependant la gloire d’avoir excellé dans ces petits poèmes ou dans ces jeux de société, pour les appeler de leur vrai nom, que nos pères aimaient tant et surtout nos grand’mères, qui ne sont que de la prose rimée, ne demandent que de la politesse, l’usage du monde, le tour galant, et où l’on met de l’esprit jusque dans les chevilles. Souvent grossières, quelquefois incongrues, les épigrammes de Voltaire ont de la légèreté, de l’aisance, du trait, et n’ayant pas peut-être le mordant de celles de Jean-Baptiste Rousseau, comme elles n’en ont pas non plus l’insupportable affectation marotique, elles sont plus naturelles, sentent moins le pédant, et beaucoup plus l’homme de cour. Les madrigaux ont souvent de la grâce, et celui-ci se trouve cité partout :

A Madame la princesse Ulrique de Prusse.


Souvent un peu de vérité
Se mêle au plus grossier mensonge.
Cette nuit, dans l’erreur d’un songe,
Au rang des rois j’étais monté ;
Je vous aimais, princesse, et j’osais vous le dire.
Les dieux à mon réveil ne m’ont pas tout ôté :
Je n’ai perdu que mon Empire.


Quelques Epîtres, non moins souvent citées, ne sont pas pour cela moins jolies, celle des Vous et des Tu, par exemple, d’une hardiesse ou d’une insolence de la meilleure compagnie. Pour comprendre d’ailleurs le succès de ces petites pièces, il faut se rappeler qu’en ce temps-là, les Bachaumont ou les Saint-Aulaire, avec un quatrain, se faisaient une réputation d’homme d’esprit ou un titre d’académicien ; et pour leur rendre la justice qu’elles méritent, il faut se souvenir combien de Bernis ou de Bertin, s’y étant morfondus, ne les ont pourtant pas trouvées. Dans la mesure où les vers ne sont que de la prose, Voltaire a été et demeure inimitable.

On se demande comment et pourquoi l’idée lui vint aussi de faire des Odes, si ce fut pour imiter l’abbé de Chaulieu peut-être, ou plutôt pour rivaliser avec Jean-Baptiste Rousseau, qui passait alors pour une façon de grand homme. Il n’en eut pas au moins de plus étrange, ni qui lui ait moins réussi. Il s’adresse à Marie-Thérèse :


Fille de ces héros que l’Empire eut pour maîtres,
Digne du trône auguste où l’on vit tes ancêtres
Toujours près de leur chute et jamais affermis,
Princesse magnanime,
Qui jouis de l’estime
De tous tes ennemis !


Les Français du XVIIIe siècle n’ont point connu la poésie lyrique : ils vivaient trop peu sur eux-mêmes, en eux-mêmes, de leur propre substance, et faits et formés pour le monde, il leur eût paru ridicule ou impertinent que l’on fût en même temps la matière et l’ouvrier de son œuvre. Aussi ce qui manque le plus aux poésies prétendues lyriques de Voltaire, c’est ce qui manque à celles de Rousseau, comme à celles de Malherbe, comme à celles de Ronsard, c’est l’âme même du lyrisme, c’est l’émotion intérieure, c’est l’union du poète avec son objet. Mais en outre, incapable lui-même de revivre ses sensations, et, en les revivant, de les amplifier, ou encore le moins subjectif des hommes, s’il en est le plus personnel, Voltaire n’a pas le don de penser par images, ou de traduire ses idées en formes colorées et sonores. Et à cet égard, il est curieux, quand il essaye de peindre, lui, le maître des élégances, de le voir oublier jusqu’au souci de la correction et de la netteté :


Lorsqu’en des tourbillons de flamme et de fumée,
Cent tonnerres d’airain, précédés des éclairs,
De leurs globes brûlans renversent une armée,
Quand de guerriers les sillons sont couverts,
Tous ceux qu’épargna la foudre,
Voyant rouler dans la poudre
Leurs compagnons massacrés,
Marchent d’un pas intrépide
Sur leurs membres déchirés.


Pour que l’on cessât de trouver cela beau, et même pindarique, il fallut qu’un autre Rousseau, l’auteur des Confessions, vînt rouvrir, à la fin du siècle, les sources longtemps fermées du lyrisme. On regrette seulement, quand il lui était si facile et si naturel de ne point faire d’Odes, que Voltaire en ait tant composé.


Peu favorables à l’expansion du lyrisme, dirons-nous que les circonstances l’étaient peut-être moins encore au développement de l’épopée, à Paris, dans la rue du Long-Pont, entre un roman de Lesage et une comédie de Marivaux ? Ici du moins Voltaire pouvait-il alléguer une espèce d’excuse. Les Français, depuis cent cinquante ans, ne se consolaient pas de ne point avoir de poème épique, et cela, comme à Voltaire, leur paraissait honteux, humiliant même pour un si grand peuple. Quoi ! point de poème épique ! et les Italiens, les Anglais, les Espagnols, les Portugais se vantaient d’en avoir plusieurs ! Ils avaient le Roland et la Jérusalem, le Paradis perdu, les Lusiades ; ils s’enorgueillissaient des noms de Camoens, de Milton, de Tasse ou d’Arioste ; nous avions, nous, l’Alaric et la Pucelle, le Clovis et le Moïse, Scudéri, Chapelain, Desmarets, Saint-Amant, ce qu’il y avait de plus ridicule et de plus décrié dans la littérature ! On ne connaissait point encore la Chanson de Roland ; mais, en attendant, après Lens et Rocroy, Turenne et Condé, Colbert et Louvois, Mansard et Perrault, Corneille et Racine, Pascal et Bossuet, on ne pouvait s’y résigner, et ce fut pour panser cette blessure de l’amour-propre national que Voltaire écrivit la Henriade.

Le succès en fut prodigieux. Les contrefaçons s’en multiplièrent, presque aussi nombreuses que les éditions. On la traduisit en allemand, en hollandais, en espagnol ; on la traduisit en anglais, dans la langue de Milton ; on la traduisit une fois, deux fois, trois fois dans la langue de Tasse, d’Arioste et de Dante. Et d’autres honneurs ne lui manquèrent pas. « Un des plus augustes et des plus respectables protecteurs que les lettres aient eus au XVIIIe siècle, » — c’est le roi de Prusse, — voulut, de cette main qui gagnait des batailles, écrire pour la Henriade un royal avant-propos. On y lisait « que M. de Voltaire avait conduit son poème à un point de maturité » qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait jamais atteint. Dans les endroits où M. de Voltaire avait imité Virgile, « son imitation tenait toujours du caractère de l’original, » mais dans les endroits où il s’était inspiré d’Homère, son « jugement paraissait infiniment supérieur à celui du poète grec. » Jamais enfin la langue française n’avait eu autant de force, jamais autant de noblesse dans la grâce, ni jamais dans le sublime tant de naturel ou d’aisance. Et au commencement de ce siècle, c’était encore, ou très peu s’en faut, l’opinion de La Harpe, et voilà soixante ans à peine, c’était assez celle de Népomucène Lemercier, admirant ce « monument consacré par le plus philosophe de nos poètes au plus populaire de nos rois. » Toutefois, Lemercier préférait pour sa part la Pucelle, j’entends celle de Voltaire, et non celle de Chapelain : on pourrait s’y tromper.

Nous, cependant, qui, depuis lors, avons pris notre parti, n’ayant pas d’épopée, de nous en passer, nous sommes faiblement touchés de cette sorte démérite. Nous ne comparons plus la Henriade à la Jérusalem, et bien moins encore au Paradis perdu. Nous savons que les épopées, et celles mêmes que l’on appelle littéraires ou savantes, pour les distinguer des populaires, si elles se composent de sens rassis, ne naissent point au commandement, pour combler une lacune dans l’histoire d’une littérature. Quand toutes les qualités que nos pères avaient décidé de voir ; dans la Henriade s’y trouveraient effectivement, nous sommes obligés d’avouer qu’il y manquerait encore celles qui font vivre les œuvres. La lecture en est insoutenable au plus voltairien d’entre nous ; il s’y endort presque aussi vite qu’aux Incas de Marmontel ou qu’à la Pétréide de Thomas. Et nous n’y saurions enfin reconnaître, avec les meilleures intentions d’y découvrir autre chose, qu’un monument, s’il faut que c’en soit un, de l’habileté, de l’ingéniosité, de la rhétorique et de l’esprit même de Voltaire, — et de son impuissance poétique.


II

On en a dit autant de son théâtre ; mais il faut rappeler que c’était dans le temps où, si l’on ne voyait dans l’auteur de Zaïre qu’un drôle, on ne voyait aussi qu’un polisson dans celui de Phèdre ou d’Athalie. Nous avons de Voltaire une cinquantaine de pièces : tragédies, comédies, opéras ou drames lyriques. Les opéras : Samson, le Temple de la Gloire, Pandore, la Princesse de Navarre, sont vides, ou à peu près, très inférieurs à ceux de Quinault. Ses comédies : Nanine, l’Enfant prodigue, le Dépositaire, — je ne dis rien ici de celles qui ne sont, comme l’Écossaise, que de pures satires, ou comme la Mort de Socrate, que des pamphlets dialogues, — ont un grand tort, le plus grand tort assurément que des comédies puissent avoir : elles ne sont point comiques. Mais, pour ses tragédies, s’il n’en est que bien peu de lisibles, et à peine aujourd’hui deux ou trois de jouables, il en est bien peu aussi, qui, contenant leur part de nouveauté, ne contiennent leur part d’intérêt historique ou même littéraire. Les contemporains l’ont senti, qui tous, amis ou adversaires, les ont tant admirées, trop enclins seulement à les mettre immédiatement au-dessous ou au-dessus de celles de Racine et de Corneille. Et si nous voulons être justes à notre tour, ce n’est pas à Diderot, à Beaumarchais ou à Mercier, comme nous faisons quand nous sommes très savans, c’est à Voltaire que nous ferons honneur de la plupart des innovations qui, de la tragédie classique, ont dégagé le drame romantique et moderne.

Qu’à défaut du nom de poète, il mérite en effet celui d’homme de théâtre et d’auteur dramatique, c’est ce que l’on ne saurait contester. Il a le goût du métier, ou plutôt il en a la passion chevillée dans le corps. Les affaires de théâtre, qui remplissent la moitié de sa Correspondance, ont rempli la moitié de sa vie. Et je n’oserais pas dire que, pour être cru le rival de Racine, il eût renoncé à défendre Calas ou Sirven, mais sans doute il était plus fier d’avoir écrit Mérope ou Sémiramis que cette « coïonnerie de Candide. » Voyez-le remanier, refaire et récrire ses pièces tandis qu’on les répète, son Eriphyle ou sa Zaïre, les reprendre, quand elles ont réussi, pour y faire droit à toutes les critiques, les récrire, les refaire, les remanier encore, et, quand elles sont tombées, comme son Adélaïde, y revenir du milieu de ses occupations, et la refondre, en trois actes, en cinq actes, sous des noms différens : le Duc de Foix, le Duc d’Alençon, Alamire. Ou bien encore, dans sa vie si longtemps errante, quelque part qu’il se pose, à Cirey, à Berlin, aux Délices, à Ferney, voyez-le tout d’abord installer ses tréteaux, recruter une troupe de ses gens, de ses voisins, de ses visiteurs, leur apprendre à se tenir, à marcher ou à parler en scène, lui-même, à soixante ans, y jouer son personnage, Lusignan dans sa Zaïre, ou Zopire dans son Mahomet. « Et nota bene, écrit-il à l’ami Thiériot, que j’arrache l’âme au quatrième acte. » Dans sa Rome sauvée, s’il n’arrachait pas l’âme, il éblouissait du moins les yeux, quand il y déclamait, plus paré qu’une châsse, avec trois mille écus de diamans sur sa toge, les discours de son Cicéron :


Romains, j’aime la gloire et ne veux point m’en taire,
Des travaux des humains c’est le digne salaire…


Si le théâtre a été pour Voltaire un instrument ou un moyen, une chaire ou une tribune, il a été d’abord et surtout un but, et ce qu’il a aimé dans le théâtre, c’est assurément le murmure approbateur des loges ou les applaudissemens plus bruyans du parterre, mais, avant tout et par-dessus tout, ç’a été le théâtre même.

Aussi bien, ne refuse-t-on pas de lui reconnaître quelques-unes au moins des qualités de l’auteur dramatique ; on lui reproche seulement de n’en avoir pas su le véritable usage. Imitateur docile ou superstitieux de ses illustres prédécesseurs, il se serait, dit-on, traîné sur leurs traces, et professant, selon son expression, « que les sujets ont des bornes bien plus resserrées qu’on ne pense, » que les grandes passions et les grands sentimens ne « sauraient se varier à l’infini d’une manière neuve et frappante, » et qu’enfin « les tableaux des grandeurs et des misères humaines étant une fois faits par des mains habiles, tout cela devient lieu commun, » il se serait contenté, pour ne pas s’égarer, de mêler Corneille et Racine l’un à l’autre, et en les mêlant de les gâter tous les deux. Il y a du vrai dans cette opinion : cet homme d’un esprit si hardi a eu le goût timide. Il a cru aussi qu’en se débarrassant des entraves que Corneille et Racine avaient subies sans en être ou sans en paraître gênés, on se rendrait suspect, venant après eux, de pouvoir moins qu’eux dans un art dont leurs chefs-d’œuvre avaient fixé les lois. Il a trop étudié les modèles, et pas assez la nature. Mais il ne faut pas non plus que nous soyons les dupes d’une timidité qu’il n’affecte souvent que pour faire accepter ses hardiesses. Si Voltaire avait fait un commentaire sur Racine, comme il en a fait un sur Corneille, je crains fort que nous ne l’eussions pas trouvé plus indulgent à l’auteur de Britannicus et de Bérénice qu’à celui de Polyeucte et de Rodogune. Son admiration avait ses bornes, et on les rencontre aisément. Et, en réalité, sous l’ombre du respect, s’il a sans doute beaucoup imité, beaucoup plus émancipé aussi qu’on ne le croit de la tutelle de ses maîtres, nul autre certainement, entre Crébillon au commencement du siècle et Beaumarchais à la fin, n’a plus innové que Voltaire au théâtre.

Mais où la critique a peut-être encore davantage égaré son jugement, et même tout à fait, c’est quand on lui reproche de n’avoir usé du théâtre que comme d’un moyen de polémique ou de propagande sociale, politique ou religieuse. Le reproche n’est juste en effet que des tragédies de sa vieillesse : Olympe, les Guèbres, les Lois de Minos, Don Pedro ; il ne l’est déjà qu’à moitié d’Œdipe ou de Mahomet même, et il ne l’est plus du tout des meilleures, des plus applaudies, de celles que ce triomphateur se savait à lui-même le plus de gré d’avoir faites : Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis, Tancrède. Si les sentences y sont nombreuses, elles sont convenables à la nature des intérêts généraux, intérêts d’empires ou de religions qui sont l’un des objets de la tragédie classique, et la preuve, c’est que l’on en trouverait peut-être davantage dans la tragédie de Corneille, dans Cinna, dans la Mort de Pompée, dans Horace et jusque dans Polyeucte. L’intérêt seul diffère, et aussi la beauté du langage. On ne voit point d’ailleurs qu’aucune loi de son art ait condamné le poète dramatique au rôle d’amuseur public, et s’il a quelque chose à dire ou quelque conseil à donner, la seule obligation qu’il ait, c’est d’en imaginer des moyens aussi dramatiques, émouvans, et nouveaux au besoin, que topiques ou démonstratifs. De ce que l’on ne saurait dire que la tragédie ou la comédie doivent prouver quelque chose, il ne suit pas du tout qu’elles ne puissent rien enseigner. Mais de plus et surtout, en reprochant à Voltaire ce qu’il a mis dans son théâtre d’intentions ou, si l’on veut, de prétentions à la philosophie, on ne fait pas attention qu’on lui reproche précisément ce qu’il y a mis de plus personnel, de plus intéressant et de plus dramatique. La philosophie de Voltaire a été la grande raison de ses succès d’auteur dramatique, le principe même de ses innovations et la source de son pathétique.

Je ne puis m’empêcher en effet d’être frappé, dans la tragédie de Corneille, dans celle même de Racine et, — puisqu’on lui faisait alors l’honneur de le nommer après eux, — dans la tragédie de Crébillon, d’un caractère non précisément d’insensibilité, mais tout au moins d’indifférence pour le malheur de leurs personnages. Il suffit de rappeler en deux mots le froid et inutile étalage d’horreurs où s’est complu, dans ses mélodrames durement versifiés, l’auteur d’Atrée et de Rhadamiste. Mais, en vérité, notre bon vieux Corneille, ce bon époux et ce bon père, ne semble pas plus ému de l’épouvantable catastrophe de sa Rodogune que le sensible, le délicat et l’élégant Racine de celle de son Bajazet ou de son Athalie. Est-ce parce que les tueries se font dans la coulisse ? Craignent-ils peut-être, s’ils traitaient eux-mêmes leurs fictions comme des réalités, s’ils en prenaient sérieusement leur part, de faire d’un plaisir une peine, et de l’illusion dramatique une véritable souffrance ? Ou bien encore croient-ils que la légende et l’histoire, en les certifiant, légalisent tous les crimes, et que le temps ou la distance, en les prescrivant, les excusent ? Mais toujours est-il qu’avec autant de sang-froid que Cléopâtre assassine un de ses fils et empoisonne l’autre, avec autant de résolution Roxane étrangle Bajazet, et avec aussi peu de scrupules Joad attire Athalie dans le plus odieux guet-apens. Aux yeux de Corneille et de Racine, ce qui s’est passé s’est passé. S’il eût pu ou s’il eût dû se passer autrement, ils n’en font point, pour eux, leur affaire, et à peine même paraît-il qu’ils en portent un jugement moral, comme si ce métier n’était point le leur, mais celui des historiens ou des prédicateurs. Et quant à cette sensibilité naturelle qu’émeut en nous, selon le mot d’Aristote, « le spectacle ou la nouvelle de la mort d’un homme quel qu’il soit, » bien éloignés de s’en faire un mérite, et moins encore une vertu, ils répugnent à s’en servir, comme étant un moyen vulgaire ; ils s’en défendent comme d’une faiblesse, et ils s’en moquent enfin chez les autres comme d’un ridicule :


Lors le richard en larmoyant lui dit :
Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Holopherne,
Si méchamment mis à mort par Judith.


Voici cependant que, vers la fin du siècle, sous des influences qu’il serait long et difficile de démêler, cette dureté janséniste commence de s’amollir, et une veine de sensibilité s’insinue dans l’esprit français. Cette Judith même, avec sa « scène des mouchoirs, » en est un premier signe, et, pour ne parler ici que du théâtre, l’Amasis de Lagrange-Chancel, quelques années plus tard, et en 1723, l’Inès de Castro de La Motte-Houdard en sont d’autres. On remarquera, comme un détail curieux, qu’ayant assez mal parlé d’Inès de Castro quand elle était encore dans sa nouveauté, Voltaire, d’année en année, s’il ne l’admira point, la loua davantage, à mesure que ses propres pièces l’engageaient lui-même dans la voie que La Motte avait ouverte. Le succès de Zaïre enfin, en 1732, acheva de l’éclairer, et quatre ans après, en 1736, le succès d’Alzire. « On trouvera dans presque tous mes écrits, disait-il en 1736, et c’était justement dans le Discours préliminaire d’Alzire, cette humanité qui doit être le premier caractère d’un être pensant ; on y verra, si j’ose m’exprimer ainsi, le désir du bonheur des hommes, la haine de l’injustice et de l’oppression. » Il a raison, et voilà bien l’âme de sa tragédie. Comme il a jadis commencé par refaire l’Œdipe de Corneille, il pourra donc bien, après l’Athalie de Racine, faire, aussi lui, dans Mérope, sa tragédie sans amour. Il pourra bien l’une après l’autre, irrité qu’il est de se voir à la cour préférer Crébillon, refaire les pièces du vieux tragique : Sémiramis, Rome sauvée, Oreste, le Triumvirat. Mais dans Sémiramis même, il trouvera le moyen d’introduire ce « désir du bonheur des hommes, » dans Mérope cette « haine de l’injustice, » et l’ « humanité » sera l’inspiratrice de ses sujets préférés ; Zaïre, Alzire, Mahomet, l’Orphelin de la Chine, Tancrède. Il découle de là de nombreuses conséquences, dont je me contenterai d’indiquer rapidement quelques-unes.

Au profit des Français d’abord, puis du reste des hommes, l’horizon dramatique s’entr’ouvre, et bientôt, de ses anciennes bornes, s’étend jusqu’à celles du monde habité. Sur cette scène où lui-même débutait naguère par des Œdipe, des Mariamne et des Eriphyle, où l’on ne déclamait guère qu’entre Grecs et Romains, où même on ne s’égorgeait qu’entre empereurs et satrapes, ou consulaires pour le moins, voici venir des Nérestan et des Tancrède, voici des Nemours et voilà des Vendôme, et, presque pour la première fois, les souvenirs de l’histoire nationale s’égalent en dignité tragique à ceux de la légende des Atrides et des Labdacides. A leur tour, en dépit de Boileau, les « mystères terribles » de la foi des chrétiens, égayés d’ornemens dont la Jérusalem ou le Roland au besoin ont donné le modèle, viennent entremêler « à tout ce que l’amour a de plus touchant et de plus furieux tout ce que la religion peut avoir de plus imposant ou même de plus tendre, » la plainte harmonieuse et résignée de Zaïre aux éclats passionnés de la voix d’Orosmane, ou les soupirs d’Alzire aux remords de Zamore. Et la scène change et s’élargit encore : ce sont maintenant d’autres lieux, l’Arabie après la Palestine, et, après l’Amérique, la Chine ; ce sont d’autres costumes et ce sont d’autres personnages, Mahomet et Gengiskan, des Péruviens et des Tartares, des « mandarins » et des « caciques, » tout un monde ignoré de Rollin ou qui n’était connu que des lecteurs des Lettres édifiantes. Et, en effet, puisque le malheur et la souffrance, puisque la violence et le crime sont de tous les temps et de tous les pays, puisque les Chinois et les Américains ont des sens et un cœur comme nous ou puisqu’il n’est pas enfin de distinctions qui ne s’évanouissent dans l’égalité suprême de la douleur et de la mort, pourquoi, mandarins ou caciques, ne vaudraient-ils pas bien un consul de Rome, Mahomet un roi de Mycènes ou d’Ithaque, et l’orphelin lui-même de la famille Tchao celui de la maison de Juda ?

En même temps qu’elle se diversifie, la condition des personnes s’abaisse, et si, par une concession aux anciens usages, leur fait est encore lié au destin des empires, cependant, les intérêts généraux, politiques ou religieux ne servent plus que d’un prétexte ou d’un ornement à couvrir les intérêts privés. Hommes d’abord, pères ou époux, fils ou amans, le reste ensuite, et comme par surcroît, ce n’est plus Auguste ou Polyeucte, Agamemnon ou Mithridate, Joad ou Mardochée, c’est Orosmane,


Qui donne bien une heure aux soins de son Empire,


c’est Gusman, c’est Tancrède, ou tant d’autres, qui seraient tout ce qu’ils sont, quand bien même ils ne seraient ni chevaliers, ni vice-rois, ni soudans. Mérope est une reine, mais elle est avant tout une mère, elle est même la mère pour Voltaire ; Sémiramis est une reine, mais elle est avant tout une épouse coupable ; et il n’y a pas jusqu’à César, dans la Mort de César, qui, avant d’être le dictateur ou le tyran de Rome, ne soit le père de Brutus. Les héros tragiques s’humanisent ; de la continuelle élévation où Corneille et surtout Racine les avaient constamment maintenus, ils descendent vers nous ; leurs malheurs ressemblent aux nôtres, et leurs sentimens plus encore ; s’ils continuent de parler en vers, on peut dire qu’ils pensent en prose ; et sous la couronne ou les oripeaux dont ils brillent, s’ils n’ont pas encore le costume ou le nom d’un bourgeois, ils en ont déjà l’âme. Pour cette raison l’intrigue change, elle aussi, de nature ou de caractère ; on ne sent plus peser sur les personnes du drame l’inéluctable arrêt d’une nécessité supérieure ; elles ne sont plus victimes de cette fatalité passionnelle qui grandissait en les accablant les héroïnes de Racine ; une nouvelle idée de la liberté se fait jour, et les situations, d’extraordinaires qu’elles étaient, deviennent simplement romanesques. Maintenant il s’agit de nous émouvoir tour à tour de compassion, comme dans Zaïre, pour les malheurs immérités, ou de colère, comme dans Mahomet, pour les bonheurs injustes. Si la condition des hommes est naturellement misérable, qu’ils apprennent, comme dans Alzire, à ne point eux-mêmes, par leur faute, aggraver le poids de leur misère. Faisons-leur voir, puisqu’ils l’ignorent, ou qu’ils se conduisent comme s’ils l’ignoraient, de quels malheurs ou de quelles ruines ils sont la cause quand ils courent à l’assouvissement de leurs passions, comme dans Mahomet ou dans Tancrède ou dans l’Orphelin de la Chine. Et pour cela, sans nous asservir à l’histoire, ou en la refaisant au besoin, cherchons, inventons, combinons des intrigues dont l’intérêt fasse passer par-dessus les invraisemblances, imaginons des circonstances qui mettent les cœurs de moitié dans les leçons que nous voulons insinuer aux esprits, soyons enfin ingénieux pour convaincre, et touchans pour être persuasifs. N’est-ce pas encore ce que Voltaire a fait, ou essayé de faire au théâtre : à l’émotion d’art mêler l’émotion humaine, à la peinture des caractères substituer l’expression des sentimens, et à ce qu’il y a de plus individuel ce qu’il y a de plus général ? De telle sorte que, sa sensibilité procédant de sa philosophie, c’est de sa philosophie aussi que procède son pathétique, avec son pathétique à son tour, pour en pouvoir produire les effets, tant de nouveautés, comme l’on voit, dont il a vraiment enrichi la scène française.

Dans quelle mesure, en effet, ces innovations, et bien d’autres que l’on pourrait encore citer, ont modifié la tragédie classique, c’est ce qu’il serait aisé de montrer, puisque, à vrai dire, elles l’ont détruite. Voltaire ne rompt pas avec la tradition ; il en est même, ou du moins il s’en croit le conservateur ; il s’en fait en tout cas le zélé défenseur ; mais les contemporains, eux, ne s’y trompèrent point. Plus avisés que nous, ils ont bien vu où tendait le maître, et s’ils ont d’ailleurs poussé plus loin que lui les conséquences, toutefois, c’est toujours avec les tragédies de Voltaire sous les yeux qu’ils ont écrit, Diderot par exemple son traité De la poésie dramatique, ou Beaumarchais son Essai sur le genre dramatique sérieux. Lorsque Diderot formule cet axiome « qu’il n’y a point de bon drame dont on ne puisse faire un excellent roman, » il sait bien que cela n’est pas plus vrai de China que de Britannicus ou du Cid que d’Iphigénie, mais cela l’est de Zaïre ou d’Alzire. Et quand Beaumarchais s’écriera quelques années plus tard : « Que me font à moi, paisible sujet d’un Etat monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions d’Athènes ou de Rome ? » il n’ignorera pas, lui non plus, que si Voltaire ne l’a pas osé dire avant lui, ce n’en est pas moins une raison du même genre qui dicte depuis cinquante ans à l’auteur de Tancrède ses « sujets d’invention. » Parcourez ainsi toutes les nouveautés qu’ils proposent : vous n’en trouverez presque pas une dont le mérite ou l’honneur, sinon peut-être la première idée, ne revienne à Voltaire, ou qui ne date au théâtre d’un succès de Voltaire, ou dont Voltaire enfin, dans quelqu’une de ses préfaces, n’ait conseillé de tenter la fortune à de plus audacieux, ou de plus imprudens que lui-même. Car pour lui, il faut ajouter que la peur d’échouer tempérait toujours son audace, et qu’il ne lui plaisait d’innover qu’à coup sûr.

Ce qu’ils ont surtout très bien vu, c’est le pathétique nouveau, qui se dégageait du mélange ou de la combinaison de tous ces élémens, pathétique d’une espèce ou d’un titre inférieur à celui de Racine ou de Corneille, mais nouveau, c’est tout dire, et d’un emploi légitime, puisqu’il est d’un effet toujours sûr et toujours puissant. Car, comme elles sont parties de là, c’est bien là qu’aboutissent les innovations de Voltaire, à la constitution d’un nouveau pathétique. Grâce aux moyens que nous venons de dire, en nous intéressant plus directement à ses personnages, il a su toucher dans les cœurs quelques fibres que ses illustres prédécesseurs avaient oublié ou dédaigné d’y toucher. Oui, ce railleur, ce cynique a connu l’art de remuer la compassion, et de la remuer assez profondément pour que


Jamais Iphigénie en Aulide immolée


n’ait fait couler autant de larmes que Mme Gaussin sous les traits de Zaïre ou la superbe Clairon sous ceux d’Aménaïde. Non pas que ses héroïnes soient plus vraies ; elles le sont même beaucoup moins ; elles sont surtout moins caractérisées, d’un trait moins énergique, moins sûr et moins profond. Peut-être même faudrait-il dire qu’elles ne tiennent pas un vrai rôle, et qu’elles remplissent plutôt un emploi : celui de l’amour et de l’innocence injustement persécutés. Mais, on ne peut pas non plus le nier, elles sont fortes de leur faiblesse, et nous sympathisons avec elles d’autant plus étroitement qu’elles sont plus désarmées contre les coups du sort. Là est l’originalité de Voltaire, et là son vrai titre de gloire. Non seulement aux lecteurs des Lettres persanes, mais à ceux de ses propres contes, aux lecteurs de ses pamphlets, aux lectrices de la Pucelle, il a su tirer de vrais pleurs. En opposant sur la scène la voix de l’humanité aux cruautés de la politique et le cri de la nature aux exigences du fanatisme, outre qu’il rendait littéraires des moyens d’émotion qui ne l’étaient pas jusqu’à lui, il a donné conscience à son siècle d’une part au moins de l’œuvre qu’il devait accomplir. Son théâtre a enseigné la compassion et la pitié, le respect de la vie humaine, l’horreur du sang, la tolérance et la justice. Et il s’est trouvé, par surcroît, qu’en nous donnant ces leçons, ses tragédies nous en donnaient d’autres, et dont nous avons mieux profité, puisqu’en effet, depuis plus de cent ans, on n’a pas vu paraître un seul drame de quelque valeur qui ne fondât son pathétique sur les mêmes moyens d’émotion.

Qu’a-t-il donc manqué aux tragédies de Voltaire pour se maintenir à la scène ? ou pour durer au moins à la lecture, car après tout, il faut le rappeler, de plus de trente pièces que Corneille lui-même a laissées, on n’en joue pas six aujourd’hui. Le style, d’abord, si l’on veut, et quoiqu’il y eût sur ce point beaucoup à dire peut-être, mais enfin dont on ne saurait nier qu’autant il est au-dessous, dans les tragédies politiques, du style de Corneille, autant l’est-il de celui de Racine, dans les tragédies d’amour, dans Zaïre ou dans Tancrède. Sans doute, on y retrouve bien quelques-unes des qualités de la prose de Voltaire : la clarté, l’aisance, l’abondance, l’agrément, le charme même. Les jolis vers y sont nombreux, dans le goût tendre et galant de Quinault. Il y a d’ailleurs de la force et de l’éclat dans Brutus, dans Mérope, dans Sémiramis ; il y a de l’éloquence dans la Mort de César, dans Alzire, dans l’Orphelin de la Chine, si du moins nous en croyons les éloges de Marmontel ; il y a de l’harmonie dans Tancrède, et, si par hasard nous ne l’y sentions pas, nous ne pourrions oublier qu’elle enchantait jadis l’oreille même de Lamartine. Mais avec tout cela, c’est le style malheureusement le moins homogène ou le plus composite, le plus conventionnel et le moins original qu’il soit possible d’imaginer. Quand les vers de Voltaire sont mauvais, on dirait de la prose qu’il s’évertuerait à embarrasser de rimes ; mais, quand ils sont passables, c’est bien pis, et on dirait de nos vers latins : L’imitation y abonde, et les réminiscences, et les « ornemens du discours, » la catachrèse et la métonymie : il a trop lu, trop retenu ; il connaît trop bien les modèles et la manière de s’en servir. Du Shakspeare et du Racine, du Corneille et du Quinault, du Boileau, du Virgile, quoi encore ? jusqu’à du Massillon, dont il met les Sermons en vers, c’est le mélange le plus artificiel ou la bigarrure la plus hétéroclite, et cependant c’est Zaïre, et c’est le style tragique de Voltaire ! On aime mieux lire Boileau dans ses Épîtres, et Quinault lui-même, au besoin, dans Armide ou dans Bellérophon.

C’est aussi qu’il a beau retoucher, corriger, revoir et gâter encore son style à force de retouches, en réalité il improvise en vers, comme en prose, et tout ce qu’il fait se sent de la rapidité de sa conception. Toutes ses idées sont suivies d’effet, et quand, par hasard, il attend à les réaliser, elles n’en mûrissent pas davantage. C’est pourquoi, non moins que par le style, ses tragédies pèchent par le plan. Non seulement c’est toutes ou presque toutes la même intention, le même esprit qui les anime, mais dans la forme, et par la constitution du sujet, elles se ressemblent ; il n’y a que les noms de changés et le lieu de la scène. Il abuse encore de certains moyens, qui sont de la comédie, ou du vaudeville peut-être, plutôt que du drame et de la tragédie : telles sont les méprises et les reconnaissances. Méprise dans Zaïre, méprise dans Alzire, méprise dans Mérope, méprise dans Sémiramis, méprise dans l’Orphelin de la Chine, méprise dans Tancrède. Mais, en revanche, reconnaissance dans Tancrède, reconnaissance dans l’Orphelin, reconnaissance dans Sémiramis, reconnaissance dans Mérope, reconnaissance dans Alzire, reconnaissance dans Zaïre. C’est toi, c’est moi, c’est lui, c’est nous ! On se reconnaît pour s’embrasser, comme on s’est mépris pour se tuer. Toute l’adresse de Voltaire ne réussit à déguiser l’invraisemblance de ces moyens que pour le temps que dure la représentation, et sans doute c’est bien quelque chose, mais Racine et Corneille ont habitué le lecteur français à d’autres exigences.

Mais de tous les défauts que l’on peut reprocher aux tragédies de Voltaire, le plus grave à nos yeux, c’est de n’être à proprement parler ni des tragédies, ni des drames, mais quelque chose d’intermédiaire entre l’un et l’autre genre, d’hybride, pour ainsi dire, et de transitoire, par conséquent. « Espèces bâtardes, a-t-il dit lui-même, de la tragédie bourgeoise et de la comédie larmoyante, qui n’étant ni comiques ni tragiques, manifestaient également l’impuissance de faire des tragédies et des comédies. » Changez deux mots dans cette invective, elle est presque plus vraie des tragédies de Voltaire que des comédies de La Chaussée. Et il le savait bien, quand il prenait soin d’ajouter, comme s’il eût plaidé pour lui-même les circonstances atténuantes : « Ces espèces cependant avaient un mérite, celui d’intéresser, et dès qu’on intéresse on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent, aux talens que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. » Mais puisqu’il l’a dit, elles n’en demeurent pas moins des espèces bâtardes. Les tragédies de Voltaire sont des drames qui aspirent à être, qui ne sont point encore, qui n’ont d’eux-mêmes qu’une conscience obscure, et qui, d’ailleurs, s’ils l’avaient plus nette, manqueraient encore du courage de leur nouveauté.

Une considération diminue toutefois la gravité de ce dernier reproche : c’est qu’à vrai dire, depuis lors, on ne voit point que le drame, le drame en vers, le drame héroïque ait rien produit qui soit si supérieur aux tragédies de Voltaire. Est-ce en effet Ruy Blas dont on dira que l’idée soit moins singulière que celle de Mahomet ? Est-ce Hernani que l’on trouve plus humain que Zaïre ? ou bien encore est-ce le moyen âge de Charles VII chez ses grands vassaux qui nous semble aujourd’hui plus vrai que celui de Tancrède et d’Adélaïde du Guesclin ? A peine même oserai-je dire que, à défaut d’intérêt dramatique, le style doive un jour sauver les mélodrames de Hugo de l’oubli dédaigneux où dorment aujourd’hui les tragédies de Voltaire. Car enfin, avec tout ce que nous y voyons aujourd’hui, c’est le style de Voltaire aussi, c’est la magie de son coloris, c’est la beauté de sa versification, que Marmontel, que La Harpe, Diderot, Geoffroy, Lemercier, Joseph de Maistre, pour ne rien dire de Lessing et de Gœthe, ont admiré plus que tout le reste. De telle sorte que c’est au mot spirituel de l’auteur des Vêpres siciliennes qu’il en faut revenir quand il disait : « Ce n’est pas bon ce que fait ce diable de Hugo, mais cela empêche de trouver bon ce que je fais. » Ainsi, les romantiques nous ont ouvert les yeux sur les défauts de ses tragédies, quoique n’ayant eux-mêmes rien mis au théâtre qui vaille beaucoup mieux, ou autant seulement. Et sans doute il n’a point, comme il s’en flattait, remplacé Corneille ni Racine, mais lui non plus, après cent ans, il faut bien convenir que nous ne l’avons pas vu remplacé.


III

C’est au contraire parce qu’on l’a remplacé, c’est depuis qu’en lisant Lamartine et Vigny nous avons appris ce que pouvait être en notre langue le poème philosophique, les Méditations ou les Destinées, que nous avons jugé à leur valeur les Discours sur l’homme ou le Poème sur la loi naturelle. Non pas peut-être que les lois ou les conditions des genres varient autant qu’on le veut bien dire, et il est certain que de mauvais vers n’ont jamais été bons. Qui répondra cependant qu’encore aujourd’hui même nous n’admirerions pas les Odes de Lebrun, si nous ne connaissions celles de Victor Hugo ? les élégies de Millevoye ou de Parny, si Musset n’avait chanté des Nuits ? Il n’est pas d’ailleurs malaisé de voir ce que les contemporains de Voltaire ont admiré dans ses poèmes philosophiques, et eux-mêmes nous l’ont dit. Pour la première fois la philosophie et la science, et une science toute récente, y parlaient le langage des vers. De grands et difficiles problèmes, celui de la liberté, de l’origine du mal, de la nature de Dieu, y étaient touchés, il est vrai, plutôt que traités, mais avec aisance, esprit et netteté. Les argumens de l’école y étaient resserrés en formules heureuses, comme un demi-siècle auparavant, dans les vers de Boileau, les leçons de la morale courante ou de la vie commune. Et il n’y avait pas enfin jusqu’au système du monde, jusqu’aux lois de Kepler et de Newton qui n’y participassent de la clarté naturelle et de l’agrément de l’intelligence de Voltaire. Dans le Poème sur la loi naturelle ou dans les Discours sur l’homme, les Français applaudissaient ce que les Anglais avaient applaudi dans l’Essai sur l’homme de ce Pope que Voltaire ne se cachait pas d’avoir imité. Et en effet tous les deux ils avaient agrandi ou étendu pour leurs successeurs le domaine de la poésie, en essayant de rendre habile à l’expression des idées un art qui jusque-là n’avait uniquement servi qu’à celle des sentimens ou des passions. De telle sorte qu’ici son rôle a été le même qu’au théâtre, si ce n’est qu’ayant eu le tort de venir après Corneille et Racine, il eut celui de venir avant Lamartine et Vigny. Bien des drames ont suivi Zaïre qui n’ont pu la faire complètement oublier, mais il n’est pas au contraire un poète philosophe à qui nous ne devions de plus vives émotions qu’à celui du Poème sur le désastre de Lisbonne.

C’est qu’indépendamment des qualités qui font le poète, il manquait encore à Voltaire celles qui font l’artiste, et l’on s’en aperçoit surtout dans ses Epîtres, aussi bien dans l’Épître à Boileau que dans l’Épître à Mme du Châtelet sur la Philosophie de Newton. Voltaire manque en vers d’émotion et d’haleine, il y manque de force et de précision, il y manque surtout de scrupules. Boileau, qu’il essaye de copier, dans ses Épures, n’est certes pas un poète, lui non plus, mais quel honnête homme de versificateur ! quel savant ou même quel grand écrivain ! Eh non ! Parisien qu’il est, aussi lui, comme Voltaire, et même un peu Gaulois, il ne s’élève jamais très haut ; il n’y vise point d’ailleurs, n’ayant jamais eu d’ambition inégale à ses forces, mais comme son vers est toujours plein, comme les contours en sont toujours nets, et, pour nous servir d’un vieux mot qui ne saurait mieux convenir à personne, tout ce qu’il écrit, comme il le burine ! Voltaire, qui n’a point de ces préoccupations d’art, — ou du moins qui n’en a qu’une, et la moins importante de toutes, celle de l’élégance, — Voltaire n’a point de ces bonheurs d’expression si fréquens chez Boileau. Il est coulant et diffus, facile et rampant, clair mais superficiel, et n’étaient les malices qu’il ne peut heureusement s’empêcher d’y glisser, ses Épures les plus vantées nous seraient aujourd’hui à peu près illisibles. Mais au travers du masque, le railleur ou le bouffon qui est en lui montre toujours son visage ; jusque sur les ruines de Lisbonne il fait la grimace ; et en le sauvant de la monotonie, c’est ce qui nous sauve, nous qui de loin en loin lisons encore ses Épures, c’est ce qui nous réveille de la somnolence et de l’ennui.

Aussi dans la satire a-t-il mieux réussi, j’entends dans la satire en vers, philosophique, sociale ou littéraire, la satire littéraire personnelle surtout, presque aristophanesque, de l’espèce de La Crépinade, par exemple, ou du Pauvre diable. Quelques passages du Pauvre diable ont survécu, qui sont dans toutes les mémoires, comme autant de jugemens dont les victimes essaieraient vainement d’appeler.


L’abbé Trublet alors avait la rage
D’être à Paris un petit personnage :
Au peu d’esprit que le bonhomme avait,
L’esprit d’autrui par supplément servait.
Il entassait adage sur adage ;
Il compilait, compilait, compilait.
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu’il avait jadis entendu dire,
Et nous lassait sans jamais se lasser.
Il me choisit pour l’aider à penser.


Tel encore ce petit couplet :


<poem> Je rencontrai Gresset dans un café, Gresset, doué du double privilège D’être au collège un bel esprit mondain

Et dans le monde un homme de collège.

Sanctifié par ses palinodies,
Il prétendait avec componction
Qu’il avait fait jadis des comédies
Dont à la Vierge il demandait pardon.
Gresset se trompe : il n’est pas si coupable.
Un vers heureux et d’un tour agréable
Ne suffit pas…


Mais ici déjà la plaisanterie passe un peu les bornes : Voltaire n’avait nul droit de soupçonner publiquement la sincérité de la conversion de Gresset ; la satire glisse de la critique dans l’attaque personnelle. Que devrions-nous dire si nous avions reproduit les prétendus portraits de Lefranc de Pompignan ou de Fréron ? et si nous ajoutions, comme il convient, que toutes ces plaisanteries ou ces calomnies, Voltaire les jetait aux quatre vents de l’opinion sans y mettre jamais son nom, pour se réserver la liberté de les désavouer au gré de ses intérêts ou de sa sûreté ? Mais il faut bien faire observer que ce n’est pas seulement la modération qu’il perd dans la satire, c’est la politesse, l’éducation, la tenue même. Le mondain y devient grossier, le courtisan y parle le langage des halles. On en a déjà vu la remarque à l’occasion de sa Pucelle et de ses épigrammes. Sous les habits de ville et de cour, sous le velours et sous la soie dont il aime à se parer, quelque état qu’il fasse du luxe et de l’urbanité, quelque plaisir qu’il prenne à jouer au grand seigneur, il y a dans Voltaire un cynique que nous allons voir bientôt s’en dégager. Ce ne sera pas toutefois avant qu’il ait achevé de consolider sa fortune, financière, littéraire, politique aussi s’il se peut : parmi la diversité de ses occupations et les agitations infinies qu’il se donne, c’est le triple dessein que nous allons le voir successivement poursuivre à Cirey, Versailles, Paris et Berlin.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1910.