Voyage à Cayenne (édition de Élisabeth Hausser)/Seconde partie

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– I –


Les habitants de Cayenne et de la Guyane seront curieux d’entendre parler de la France. J’y trouverai peut-être des amis, qui me demanderont la cause de mon voyage ; heureux si après mon récit, je m’applaudis de l’avoir fait !

Nous voilà à Rochefort, entrons à la municipalité ; les plaisirs de Surgères nous troublent encore un peu la tête ; nous voulons que tout le monde soit dans la joie. Quatre ou cinq secrétaires ont les yeux emprisonnés de lunettes magiques et nous regardent en bâillant. Je m’approche d’un vieillard à cheveux blancs dont le front rayonnait de gaieté. « Voilà un aimable homme, dis-je en lui serrant les mains et le faisant danser en rond, malgré sa rotondité… Vous êtes de bons enfants, laissez-nous cette salle pour prison, nous nous y trouverons bien. » Quelques-uns prennent cette gaieté en bonne part, d’autres froncent le sourcil ; je riposte aux deux partis en battant quelques entrechats. Aussi-tôt entre un grand homme noir, à figure inexplicable comme son âme. C’est le commissaire du pouvoir exécutif, nommé Boischot. Ma gaieté le fâche, déjà il balbutie un réquisitoire. On signe notre obédience pour aller à Saint-Maurice, parce que nous sommes des grivois, qui pourrions prendre notre congé sans permission.

Nos guides frappent à la porte d’un grand bâtiment. Un petit homme, frisé comme le dieu des Enfers, nous lance un regard sinistre, et leur dit d’un ton aigre… « Ils sont à moi… Venez par ici. » Nous traversons une grande cuisine, où cuit un bon souper qui ne sera pas pour nous ; et de peur que nous ne le mangions des yeux, le petit Pluton (il se nomme Poupaud), prend son gros paquet de clefs, nous conduit dans une grande salle, nommée chapelle de Saint-Maurice. Nous passons avec efforts par une porte extrêmement étroite et haute de deux pieds. Les verrous se referment sur-le-champ, nous voilà au milieu de soixante-dix prêtres, destinés comme nous au voyage d’outre-mer. Nous attendions au moins une botte de paille pour nous coucher, mais ces messieurs nous font un lit avec des valises et des serpillières.

Le 26 février, le soleil a à peine dissipé les nuages du matin quand nous ouvrons nos yeux rouges et mouillés de larmes brûlantes : nos funestes pressentiments se réalisent. Au midi, le spectacle de la campagne aggrave nos peines ; l’horizon est bordé de hautes montagnes dont le pied resserre et fait grossir la Charente ; les bords du fleuve sont couverts d’oiseaux qui cachent déjà leurs nids dans la verdure prête à fleurir, tout nous dit la liberté, et nous sommes prisonniers… Au nord, quelques arbres secs, des masures, de grandes rues semblables à des déserts, quelques filles errantes avec des militaires en uniforme ; des tombereaux, traînés par des coupables enchaînés et attelés comme des chevaux, nous reflètent la réalité de notre misère.

À huit heures, on nous sert un pain noir dans lequel nous trouvons du gravier qui nous brise les dents, des pailles, des cheveux, et cinquante immondices ; on croirait que le boulanger l’a pétri dans le panier aux balayures. On apporte en même temps une tête de bœuf, quelques fressures et un gigot de vache, qui paraît tuée depuis quinze jours, et arrachée de la gueule des chiens voraces qui se la disputaient à la voirie. Pour dessécher nos lèvres noires de méphitisme, on nous donne pour deux liards de liqueur appelée eau-de-vie, mais tellement noyée d’eau qu’il n’y en a pas pour un denier.

Poupaud jure comme un comité révolutionnaire quand nous ne sommes pas assez lestes pour emporter un très-petit broc de vin très-aigre dont la nation nous fait cadeau pour la journée. Six détenus, accompagnés de la garde, profitent de ce moment pour emporter les baquets, où chacun a vaqué à ses besoins depuis vingt-quatre heures. Ces bailles sont découvertes, et plusieurs couchent au pied des immondices. Ce spectacle nous révolte, mais les plus anciens nous invitent au silence. Quand ils font ces représentations à Poupaud, il leur répond avec un rire sardonique… « Oh ! Oh ! vous n’y êtes pas ! et quand vous serez ici trois ou quatre cents, comme en 1 794, faudra bien que vous appreniez à vivre ; une partie se couchera, et l’autre restera debout. »

Depuis huit heures du matin jusqu’à dix, une partie désignée nominativement va respirer le frais dans le jardin, et cède la place à l’autre qui remonte à midi pour ne plus sortir de la journée. Nous devons cette grâce à quelques membres de la municipalité qui s’intéressent à nous. Poupaud est si fâché de cet acte de clémence qu’il ouvre la porte du vestibule quand il fait beau et la ferme quand il pleut, en nous jetant dans le jardin comme des forçats. Voici le tableau de notre local et de notre existence : la salle a 42 pieds de long et 60 de large pour 80 personnes, qui n’en sortent que deux heures par jour, comme vous l’avez vu. Elle est entourée d’un marais pestilentiel. Dans l’intérieur, ne se trouvent point de lieux d’aisance ; on est forcé d’y vaquer à ses besoins : jour et nuit, un nuage rougeâtre s’élève des sentines ; il gêne la respiration, nous occasionne des lassitudes et des sueurs et rend le sommeil accablant et nuisible. Nous sommes ensevelis à demi vivants dans l’ombre de la mort. Notre salle, le soir, ressemble à un champ de bataille jonché de morts, et pourtant nous chantons encore au milieu des tourments. Les sœurs de l’hospice font faire notre cuisine et blanchir notre linge. Tous les cœurs sensibles compatissent à nos maux, et les victimes de la révocation de l’Édit de Nantes, très-nombreuses dans ce département, ne sont pas les dernières à secourir les apôtres de Rome. Notre dîner arrive à midi ; la moitié mange tour à tour sur ses genoux et sur de longues tables ; le repas est très-frugal et très-prompt ; la digestion ne nous empêche pas d’exécuter l’ordre du docteur Viv…, qui nous visite lestement : il paraît à Saint-Maurice tous les jours, et ne se montre dans notre prison que deux fois par décade. Il fait un tour dans la salle sans saluer personne et se souvenant tout à coup de sa mission, se frotte les mains et dit :« Il n’y a point de malades… Adieu. – Fixez-nous, lui répond Sourzac qui était sur son passage. – Qu’avez-vous ? Vous ne guérirez que dans les pays chauds. – À un autre. – Votre imagination travaille trop ; ce ne sera rien que cela… À la diète… – Mais, citoyen, j’ai la fièvre depuis cinq jours. – Contes que tout cela ; adieu… »

Une heure après, un jeune homme à qui il n’avait voulu trouver ni fièvre ni symptômes de maladie, jeté dans un coin depuis huit jours, tomba évanoui ; un autre médecin fut appelé et le malheureux gagna l’hôpital. Comme on le transférait, Poupaud entama l’éloge de l’empirisme. « Vous avez raison, M. Poupaud, reprit un auditeur ; M. Viv… est expéditif. Il y a dix jours qu’en faisant sa visite à l’hospice, il dit, en tâtant le pouls d’un homme dont la figure était couverte de son drap : à la portion… Ça fait le malade, et ça n’a pas de fièvre. Le malheureux était délivré de tous maux… »

3 mars. À deux heures du matin, un vieillard de soixante-quinze ans, prêtre de Toulouse, amené en place de son frère qui s’était évadé, obtient sa liberté après trois mois d’incarcération et à la suite d’une route de soixante-quinze lieues, durant lesquelles il avait été enchaîné par les quatre membres.

Le soir, son lit est pris par quatre nouveaux venus, MM. Dozier, grand-vicaire de Chartres, Margarita, curé de Saint-Laurent de Paris, Kéricuf, chanoine de Saint-Denis, et Bremont.

Le 4 mars, Jardin, rédacteur du Tableau de Paris, s’évade de l’hospice ; Boischot en prend de l’humeur, et Poupaud, qui nous donne cette nouvelle, s’en réjouit et n’a jamais été si poli. Nous sommes ses amis, il nous ouvrira la porte tant que nous voudrons, il est tout à notre service.

Dans la nuit du 6 mars, grand bal dans la prison et dans le corps de garde sous nous ; Poupaud donne la fête. À minuit, Langlois et Richer-Serisi ouvrent la porte de la prison avec la clef d’or, et s’évadent. Langlois, qui crachait le sang, avait joué son rôle en fin renard. Le lendemain, Poupaud attache des draps à la croisée pour faire croire qu’il y avait fracture.

11 mars. On double la garde, on nous embarque demain ; les figures s’allongent, on écrit, on prépare ses paquets, on doute encore de cette nouvelle. Nous demandons exemption pour nos vieillards de soixante-dix ans ; chacun rédigeait pour eux un mode de pétition. Le soir, la prison était un peu bruyante ; une sentinelle, prise de vin, tira un coup de fusil, dont la balle frappa la voûte de notre salle et rebondit sur la tête d’un vieillard de soixante ans ; on ne nous envoya personne pour le panser, quoiqu’il fût plein de sang. L’officier de garde avec un planton vint seulement voir si nous ne songions point à nous évader ; nous ne pouvions pas y songer car la prison, depuis le matin, était entourée de vingt-deux factionnaires.

Au jour, Poupaud nous fait vider les bailles et nous ordonne de nous préparer à partir dans deux heures. La prison offre le tableau d’un camp cerné par l’ennemi : l’un se hâte d’emballer ses effets, celui-ci cherche une issue, cet autre pleure, tout est pêle-mêle, on travaille beaucoup sans avancer à rien, tout se trouve et s’échappe de nos mains. Au bout de deux heures, nous voilà comme les Israélites, la ceinture aux reins, le bâton à la main, les sandales aux pieds, pour le voyage de la mer Rouge et du désert.

Au nord, du côté des promenades, une haie de baïonnettes borde le cours et les avenues de la prison ; des servantes, des enfants, une populace assez nombreuse se disputent le plaisir de nous voir passer.

Boischot arrive, et nous dit d’un air riant : « Allons, messieurs, je vous mets au large. » Il déroule un beau cahier, noué de deux faveurs, où chaque nom est inscrit en gros caractère et entouré de notices particulières, qui sont les motifs de déportation ; les trois quarts (comme nous l’avons vu dans la suite en recopiant la liste après le combat) sont déportés sur ce protocole :

Loi du 19 fructidor.

BONS

À

DÉPORTER.

Doru, mal vu des patriotes.

Douzan, pour avoir déplu au Directoire.

Clavier, dénoncé.


Suspects



Lapotre

Poirsin

Grandmanche

etc., etc.

Département

des Insoumis.

Vosges.

BONS

À

DÉPORTER.

Ce seul titre de la loi est la base de condamnation du plus grand nombre, qui n’aurait pas de peine à se justifier si on lui appliquait explicativement tel ou tel article de la loi, car certains sont déportés comme prêtres, qui sont laïcs. Tous les individus du même département ou pris dans le même arrondissement, sont rassemblés dans la même parenthèse dont vous voyez le modèle.

Chaque dénommé se met en rang pour aller en procession funèbre. Le tambour bat « aux champs, pas redoublé ». L’un est infirme et ne peut avancer, l’autre est sexagénaire ; on leur crie de doubler le pas ; le commissaire fait fonction de lieutenant-colonel.

Ce prêtre proscrit, habillé en voyageur, paraît émigrer pour l’autre monde, ce prélat respectable est chargé comme un homme de journée ; jadis il était le patriarche de sa paroisse ou de sa ville, on le prendrait dans ce moment pour un criminel échappé du bagne. Les honnêtes gens ferment leurs croisées pour pleurer en liberté. Nous faisons halte dans la cour de la prison de l’ancien hôpital pour recruter d’autres déportés. La loi qui exempte les sexagénaires est nulle quand ces victimes n’ont pas de quoi se rédimer. À deux heures, nous traversons les chantiers où s’élèvent les vaisseaux, la Princesse-Royale et le DuguayTrouin ou le Mendiant. De ces deux carcasses sortent deux ou trois cents ouvriers qui travaillent pour l’amirauté et deux longs attelages de galériens, commandés par des nègres, retournent au bagne. Ils sont décorés d’un bonnet rouge, d’un surtout de bure grise, d’un large pantalon, et tiennent toujours en main une chaîne assez pesante qui attache à la jambe de chacun un camarade de malheur, ou de crime et de supplice.

Nous voilà au pied des deux frégates qui nous porteront tour à tour. Nous nous élançons dans l’escalier du bâtiment ; après avoir monté vingt marches, nous voyons sous nos pieds les voiles et les mâtures de nos goëlettes. On nous reçoit pour nous faire décliner nos noms, et nous mener à notre dortoir. Nous sommes 193, si pressés ce soir que nous allons nous coucher sans souper.


– II –


13 mars 1798. Nous n’avons encore vu que des roses, voici les épines. La frégate que nous montons s’appelait jadis la Capricieuse, et se nomme aujourd’hui la Charente.

J’ai dit que nous avions monté quinze ou vingt marches pour arriver sur la frégate ; personne ne loge sur le pont, de peur de gêner la manœuvre. Un vaisseau est distribué comme un hôtel, sinon que dans l’un on monte à sa chambre et que dans l’autre, on y descend. Nous sommes donc entrés par le grenier. Les officiers, les matelots et les soldats occupent le second étage ; les extrémités sont pour les cuisines, la fosse aux lions, les câbles et les autres ouvriers employés au service du bâtiment, qui logent en grande partie à la proue. Le milieu, nommé passavant est l’endroit le plus large de la maison flottante. Le côté qui répond à la droite de celui qui regarde la proue, se nomme stribord et l’autre, bas-bord. Quand un bâtiment a trois ponts ou trois batteries, on distingue les ponts par les noms des batteries. La première est la plus près de la mer et porte du 36, la seconde du 24, et la troisième du 12. Cette dernière se trouve sur le pont. Un vaisseau de cette force est plus élevé qu’un second étage, et se nomme bâtiment de ligne du premier rang. Les intermédiaires sont les frégates qui n’ont que deux batteries, du 12 et du 6. Elles sont beaucoup plus grandes que les bâtiments marchands, plus lestes que les vaisseaux de ligne, et capables de couler à fond les corsaires les plus forts. Au milieu, entre la poupe et la proue, sont placés le grand, le petit canot, et la chaloupe. Ces trois nacelles, longues de vingt-huit ou trente pieds, sont engrenées l’une dans l’autre, et servent pour les vivres, les embarcations, et en cas de naufrage sur les côtes. Il n’y a rien d’inutile dans un vaisseau : ces nacelles servent de parc aux moutons. Voilà donc le pont et le second étage entièrement occupés. Le troisième étage se nomme entrepont ; on y descend par deux escaliers à droite et à gauche, et, pour parler techniquement, à stribord et bas-bord. Nous n’avons dans cette partie que le local qui s’étend depuis les cuisines jusqu’au grand mât, au pied duquel est le four du boulanger. Ce local est de trente pieds de large, sur trente-sept de long et quatre et demi de haut. Pour dispenser le lecteur d’un calcul ennuyeux, il ne nous reste que cinq pieds en longueur, sur deux en hauteur. Figurez-vous une vaste hécatombe dans une grande ville où la famine et la peste moissonnent chaque jour des milliers de victimes qu’on est obligé d’inhumer dans le même journal de terre ; les cadavres pressés les uns contre les autres, sont cousus dans des serpillières et séparés les uns des autres par un lit de chaux vive. L’espace qu’occupe la chaux est le vide qui se trouve au-dessus et au-dessous de nous.

Dans cette hauteur de quatre pieds et demi sont deux rangs de hamacs les uns sur les autres soutenus par de petites colonnes nommées épontilles. Sur ces colonnes sont de petites solives de traverse, percées à dix-huit pouces de distance l’une de l’autre, où l’on a passé des cordes appelées rabans, qui suspendent par les quatre coins un morceau de grosse toile à bords froncés dont le dedans ressemble à un tombeau.

Chacun ne doit avoir qu’un sac de nuit ou une valise ; ces paquets occupent encore plus du tiers de l’espace ; ainsi sur cinq pieds cubes nous n en avons pas trois.

Le jour ne pénètre jamais dans cet antre entouré de tous côtés de barricades de la largeur de trois pouces et de deux fortes portes fermées par de gros verrous. Au milieu et aux extrémités sont des baquets où nous sommes forcés de vaquer à nos besoins depuis six heures du soir jusqu’à sept du matin.

Quelle nuit ! Grand Dieu, quelle nuit ! Ce sexagénaire replet ne peut grimper au milieu des poutres dans le sac suspendu pour le recevoir : il s’écrie d’une voix mourante : « Mon Dieu, j’étouffe, mon Dieu, que je respire un peu. » Une sueur brûlante mêlée de sang découle de tous ses membres. Il est tout habillé, car le local est trop étroit pour qu’il puisse étendre les bras pour tirer son habit ; « voilà mon tombeau, dit-il, voilà mon tombeau ! » Puis soulevant un peu la tête, il aspire une ligne d’air qui prolonge sa malheureuse existence. Un officier de marine de l’ancien régime qui partage notre destinée, s’écrie que nous sommes aussi entassés que les cargaisons du Levant qui apportent la peste. Ce fléau nous paraît inévitable, et nous n’espérons voir notre sort amélioré que par la mort de la moitié de nos camarades… L’échafaud est un trône auprès de ce genre de supplice ; l’homme, en y marchant, jouit encore à son déclin du plaisir de respirer l’air ; mais ici, il doit succomber dans des convulsions effrayantes sur le cadavre de celui qui le tue, même après sa mort, par la place qu’il occupe encore. Plus nous sommes gênés, plus nous nous agitons pour trouver une position moins critique. Nos hamacs mal suspendus se lâchent, et plusieurs tombent sur l’estomac de leurs camarades : des soupirs, des cris étouffés redoublent nos malheurs, la mort est moins affreuse que cette torture. Pourquoi n’avons-nous pas le courage d’y recourir ? Pourquoi vouloir exister malgré ses ennemis et soi-même ?

Jeudi, 15 mars 1798 (24 ventose an VI). La cloche nous appelle à déjeuner ; nous avons plus besoin d’air que de nourriture… nous allons respirer… nous avons autant de peine à nous arracher de nos tombeaux qu’à y pénétrer, nous ne pouvons retrouver nos vêtements… l’un réclame ses bas, ses souliers, son habit. Et comment se sont-ils égarés dans un espace de dix-huit pouces ? On sacrifie tout pour respirer l’air, on se déchire, on s’arrache les cheveux épars et dégouttants de sueur ; celui-ci heurte et culbute son voisin qui s’élance dans un escalier à pic de la largeur d’un pied et demi ; cet autre entraîne ses vêtements au milieu de la foule, s’habille sur le pont, étend ses membres, et renaît à la vie, comme cet oiseau qui bat des ailes au sortir d’une cage éternellement enveloppée d’un crêpe noir.

On nous sert une ration d’eau-de-vie double de celle que nous avions à Rochefort. Le pain est noir mais excellent. Nous saluons le capitaine, M. Bruillac, qui s’attendrit sur notre sort et nous promet de l’améliorer aussitôt qu’il le pourra. Aujourd’hui nous prenons la précaution de nous déshabiller avant que de descendre… Calculons les lignes d’air qui circulent chez nous. La moitié qui se trouve entre les autres, aux deux extrémités de la prison, ne respire que le souffle brûlant qui vient d’enfler le poumon de ses voisins. Le plancher n’est pas à un pied au-dessus de la tête de ceux qui couchent sur les autres ; il étouffe tellement la voix qu’il faut crier comme des sourds pour se faire entendre de ses plus proches voisins.

Les deux escaliers renvoient un huitième de l’air qui n’entre dans nos caves que par la pression. Ces deux ouvertures n’ont pas quatre pieds carrés, ce qui donnerait à chacun un pouce et demi d’air pur en y joignant celui que nous recevons très-obliquement au travers des canots par l’ouverture du fond de cale, pratiquée à côté du poste des aides-majors. Cet air est méphitisé d’avance par les moutons qui couchent au-dessus de nous et obstrué par les chaloupes fichées dans le vide.

16 mars. Nous restons toute la journée sur le pont ; faire quelques pas de plus est une consolation inexprimable. Hier nous invoquions la mort ; ce matin nous donnerions tout pour survivre à cette crise.

Nous éprouvons trop de privations pour n’être pas indifférents sur la vie animale ; elle est frugale et suffisante. Nous sommes tous munis d’un gobelet de fer-blanc, d’une cuiller et d’une fourchette, qui restent toujours pendus à notre boutonnière. On dîne à midi.

Toutes les tables sont composées de sept personnes, chacune a sa cuisinière ; c’est une brochette de bois qui traverse les morceaux de viande des sept convives ; la ration est emmaillottée avec du fil, afin que rien ne se perde dans l’immensité de la chaudière ; un petit baquet sert de plat à la société qui mange à la gamelle. Chaque convive est marmiton à son tour et lave l’auge dans l’eau de mer. L’appétit faisant les frais du repas, on s’aperçoit sans dégoût que la soupe grasse du soir sent la merluche du matin. Nous mangeons debout comme les Israélites dans le désert ; en dix minutes le repas est fini. Le marmiton de jour reporte l’auge et le bidon à la cambuse, et chacun se disperse dans les chaloupes et sur les gaillards pour charmer son homicide loisir par l’aspect des ondes où se balancent les goélands ou gobeurs en volant. Plus loin, des marsouins ou cochons de mer, révolutionnent quelques petits poissons… Un cri nous perce le cœur : un déporté vient de se jeter à la mer du côté de bas-bord ; vingt matelots s’y plongent à l’instant : à peine a-t-il touché les flots, qu’il est saisi et remis dans une chaloupe.

Ce malheureux, nommé Jacob, lieutenant de la légion de Mirabeau, était détenu depuis deux ans et reconnu pour fou ; il fut renvoyé à Rochefort avec sept autres infirmes et remplacé par six sexagénaires et trois scorbutiques. Le commissaire de marine, Martin, vient nous compter sur la liste de Boischot ; elle a été rédigée si à la hâte que Martin passe les noms de ceux qui y sont, et nomme ceux qui n’y sont point.

18 mars. Trois bâtiments anglais viennent croiser jusqu’à l’entrée du port.

19 mars. Le capitaine de la frégate mouillée à côté de nous, nous signale à l’ennemi ; M. Bruillac se rend à son bord ; ils se donnent parole au retour du voyage. Depuis dix jours, nous avons vu trois fois l’anglais, ce qui nous fait croire que nous ne partirons pas ; mais nos ennemis n’ont rien à ménager pour se satisfaire.

21 mars 1798 (1er germinal an VI). Temps nébuleux, bon vent, nous levons l’ancre ; nous luttons toute la journée contre les bancs de roches. Sur le soir, nous entrons en pleine mer. Entre minuit et une heure, on sonne l’alarme : nous sommes poursuivis par trois bâtiments anglais, au milieu desquels nous donnions sans la fracture d’une de nos vergues qui a ralenti notre marche.

À six heures du matin, les matelots descendent précipitamment dans notre dortoir briser la prison et les rambardes, couper les rabans de nos hamacs, pour donner plus de jeu à la frégate. Les uns, à moitié endormis, tombent sur les autres ; tout est pêle-mêle. Ce désordre ne dure qu’un moment, officiers, soldats, déportés forment un même peuple ; tous ont les mêmes sentiments et les mêmes ennemis à combattre : les uns commandent de sang froid, les autres exécutent de même ; ceux-ci préparent les canons, ceux-là se précipitent dans le fond de cale pour passer aux autres le lest volant et le bois à brûler qu’on jette à la mer. On ensevelit dans les flots jusqu’à nos effets.

À huit heures, nous découvrons la terre ; ce sont les sables d’Arcachon, canton de Médoc, à douze lieues de la rade de Bordeaux. L’ennemi qui nous poursuit avec acharnement, avait fort bien compris les signaux du capitaine de la Décade. Sa feinte retraite n’est plus un mystère pour nous ; ses forces sont quintuples des nôtres. Le vent nous pousse au large et nous voulons gagner la côte. L’anglais qui voit nos manœuvres songe à nous couper la route.

Le conseil s’assemble pour prendre un parti, car l’ennemi n’est pas à trois lieues, il nous gagne ; on se décide à échouer : ce moyen violent nous donnerait peut-être la liberté. Une partie de l’équipage s’en réjouit d’avance, dans l’espoir du pillage ; l’autre craint que la frégate ne se brise sur des rochers en cherchant un fond de vase. Depuis le point du jour nous flottons entre la crainte, l’espérance, le naufrage, la mort, la prison et la liberté.

Le soir la côte n’est plus praticable pour échouer ; le vaisseau rasé (le Vieux Canada) et les deux frégates (la Pomone et la Flore), ne sont pas à six milles de nous ; tout est prêt pour le combat ; nous soupons avant le coucher du soleil ; on brise les cuisines, la cloison de l’arsenal, et l’on nous fait descendre dans l’entrepont. Quelle horrible nuit va succéder à ce jour d’alarmes !…

Une prison dont les plafonds s’écroulent subitement, offre un tableau moins horrible que notre dortoir ; des planches brisées, des caisses vides, des épontilles, des hamacs déchirés, des bréviaires, des souliers, des chemises, des peignes, des bouteilles cassées, sont confondus. On se heurte, on se blesse, on se renverse les uns sur les autres ; on parvient enfin à nous faire passer une lanterne qui nous donne une lumière sépulcrale : l’un est couché sur les jambes de l’autre ; celui-ci replié en double, sert de marchepied ou de siège à trois ou quatre autres. Le plancher dégoutte de sueur, comme si les soupiraux du pont et de la batterie étaient ouverts pour arroser le fond de cale.

La nuit est close ; notre frégate vogue à l’aventure. Quand on peut voir le danger, la recherche des moyens de s’y soustraire distrait la réflexion et émousse les aiguillons de la crainte. Nous sommes sur des écueils ; les nouvelles changent à chaque minute : tantôt nous allons échouer, un moment après nous allons entrer dans la rivière de Bordeaux ; le vent mollit, et nous sommes en panne ; nous allons toucher ; il faut encore décharger le bâtiment. On déblaie l’entrepont ; tout le bois de chauffage est jeté à la mer, on défonce les pièces de vin et d’eau-de-vie ; les bidons, les marmites, les malles, les ferrailles et le lest volant sont à l’eau. Il est neuf heures, et nous sommes à trois lieues de la rade du Verdon. L’ennemi nous a perdu de vue, mais la lune le guide ; il nous suit peut-être à la piste.

Le feu d’une tour fameuse, nommée Cordouan, nous indique que nous sommes près de la côte. Ce phare est redouté des navigateurs ; l’onde mugit et couvre la surface d’une île qui a donné son nom à la tour. Notre pilote qui ne reconnaît pas ces atterrages, conseille au capitaine de faire mettre le canot à la mer pour aller reconnaître la côte, nous faire débarquer de suite et brûler la frégate à la barbe de l’ennemi, qui ne manquera pas de venir nous attaquer au point du jour. Ce conseil est sage, mais un peu tardif ; cependant on s’en occupe ; on jette l’ancre et les canotiers partent et rament à force de bras vers le phare Cordouan qu’on a pris pour une anse abordable : ils reviennent, et nous reconnaissons trop tard notre méprise. Nous. sommes à plus de neuf milles de cette côte, la lumière semble fuir devant les canotiers. Le phare qui la donne est à moitié ténébreux, et réellement cette lanterne tourne et partage la lumière avec les ténèbres pour défendre aux navigateurs d’approcher. Les brisants ont failli submerger nos canotiers… Il est minuit, nous levons l’ancre pour filer quelques nœuds et échouer en sûreté au premier crépuscule.

Tout l’équipage, harassé de fatigue, profite de ce moment de fausse sécurité pour se livrer à un profond sommeil. Le capitaine, l’état-major et les hommes de quart sont les seuls qui veillent sur le gaillard de derrière. À minuit et demi, M. Dupé, chirurgien-major, vient au poste de ses aides, leur ordonne de se préparer à panser les blessés. On s’éveille en sursaut ; on crie « aux armes » ; on coupe le câble de l’ancre : l’anglais nous a débusqués par la lumière de nos canotiers ; il n’est qu’à deux portées de fusil de notre bord, le combat va commencer.

Une de ses frégates, meilleure voilière que les deux autres, nous atteint et nous salue d’une décharge de 16 et de 9. À notre bord, on s’éveille en tombant les uns sur les autres ; les officiers courent, crient de tous côtés. « Canonniers, à vos postes, feu de stribord, feu de bas-bord ; » la frégate tremble et retentit du bruit des foudres : d’horribles sifflements se prolongent, et semblent, en passant sur nos têtes, mettre le bâtiment en pièces. L’ennemi qui sait que la partie est inégale, nous crie d’amener ; sa proposition est accueillie par une salve qui met le feu à son bord. Il s’éloigne pour faire place au vaisseau rasé et à l’autre frégate. Nous ripostons en gagnant la côte.

Comment vous peindre la situation des pauvres déportés ? Les trois quarts sont d’anciens curés de campagne qui n’ont jamais entendu que le bruit des cloches de leur paroisse ; tandis que ceux-ci pleurent, que ceux-là se confessent et s’absolvent, une bordée démonte notre gouvernail. Le feu redouble des deux côtés, l’alarme est générale à notre bord ; on balance sur le parti qu’on doit prendre. Notre frégate ne fait plus que rouler. La Pomone a éteint le feu qui avait pris à son bord ; elle revient à la charge ; nous sommes entre trois assaillants et longeons la côte au gré du vent, faute de pouvoir gouverner. L’ennemi partage ses forces pour nous prendre en flanc et en queue ; il vient de nous tirer une bordée en plein bois : nous pirouettons depuis deux heures… Nous touchons… Un horrible craquement fait trembler l’énorme machine. « Grand Dieu ! nous périssons » s’écrie l’équipage d’une voix perçante. La frégate paraît se partager et abandonner aux flots nos cadavres mutilés. La mer commence à monter ; nous pirouettons un peu moins ; le feu diminue, mais l’ennemi s’acharne à nous poursuivre ; nous approchons du rivage. Comme il est moins délesté que nous, il craint de s’engager ; il s’éloigne de peur de toucher sur nos atterrages.

Il n’est que quatre heures, nous nous battons depuis minuit et demi ; depuis une heure la quille de notre bâtiment est aux prises avec les rochers et les bancs de sable : chaque flot relève ou accroche la lourde masse qui vacille et nous renverse en asseyant son poids sur les pierres ou dans les cavités des montagnes ensevelies sous les ondes. Nous voilà à l’embouchure de la rivière de Bordeaux, l’anglais ne peut plus nous atteindre, notre frégate est criblée, son artillerie démontée ; il n’y a eu, dit-on, personne de tué.

Le capitaine songe à nous plutôt qu’à lui, il nous envoie un officier pour nous tranquilliser et nous faire rafraîchir.

À la pointe du jour, une partie de nos matelots receleurs va à terre sous prétexte d’avertir un pilote côtier, pour vendre les effets qui nous ont été volés pendant le combat par les fripons qu’on déporte avec nous pour nous avilir. En déjeunant on s’étourdit pour oublier le malheur, et chacun fait à sa mode l’historique de l’action. Le bâtiment est une maison au pillage.

À neuf heures, un pilote côtier nous aborde en joignant les mains : « Que vous êtes heureux, mes bons messieurs, d’avoir la vie sauve ! Cette côte dont l’anse est bordée de sables, cache des rochers affreux ; dans les petites marées je les touche souvent avec ma rame ; il n’y a pas longtemps que je remarquais encore les ruines d’une ancienne ville nommée les Olives, submergée comme l’île de Cordouan dont vous ne voyez plus que la tour. Quand vous auriez gagné cette plage, les écumeurs de mer qui l’habitent vous auraient assommés pour vous voler. » – Il nous fit remarquer un groupe de sans-culottes montés sur des échasses, qui, comme des harpies, ramassaient avec des crocs les vivres et les effets que la mer jetait sur ses bords. Nous mouillons dans la rade du Verdon, dans l’espoir de débarquer le lendemain.

24 mars. La frégate fait dix-huit pouces d’eau par heure ; nous pompons pour laisser reposer l’équipage.

Les matelots receleurs reviennent ; tous les vols ont disparu, excepté la houppelande du capitaine qu’on retrouve dans un tramail et qui est encore toute couverte de sable et de boue ; l’état-major a été également pillé. On fait une visite qui n’intimide personne ; les objets de moindre valeur vont se loger où les propriétaires ne les avaient jamais mis ; et le dieu Mercure dépêche deux commissaires de Bordeaux pour distraire de cette recherche par l’inspection de la frégate. Ils passent entre deux haies de déportés qui obstruent involontairement leur passage. « Retirez-vous, disent-ils, citoyens, ou plutôt messieurs, car des monstres comme vous ne sont pas citoyens. » Ils ont trouvé fort mauvais que les officiers communiquassent avec les déportés, ce n’était pas là leur mission ; aussi ont-ils prononcé sans examen que nous devions retourner à Rochefort de suite quoique nous n’ayons pas de gouvernail. Notre équipage est décidé de son côté à ne pas marcher sans garder pour otages les commissaires qui viendront lui en réitérer l’ordre ; on les jettera à la mer au premier danger.

5 avril (6 germinal). Nous recevons deux lettres contradictoires ; l’une d’un détenu de Saint-Maurice, l’autre d’un citoyen de Rochefort. La première nous assure que nous serons déposés à Blaye sous trois jours ; l’autre, que nos lettres et paquets seront remis au capitaine de la Décade qui va venir nous prendre au Verdon.

20 avril (1 floréal). À cinq heures et demie, nous apercevons un bâtiment ; on le signale, c’est la Décade ; elle mouille à la chute du jour.


– III –


22 avril 1798 (3 floréal an VI). Depuis quarante jours que nous sommes en mer, nous n’avons pas eu un moment de repos ; après un combat opiniâtre, quand nous demandons à descendre à terre pour reprendre quelques effets, on nous leurre afin que nous ne sachions où donner nos adresses et que nous consommions le peu qui nous reste sans pouvoir le remplacer. On nous fait enfin rembarquer tout nus.

À huit heures, la première embarcation part. Nos vieillards commencent à croire qu’ils iront dans le Nouveau Monde. Le dénuement où ils se trouvent, le changement d’équipage, les infirmités qui les accablent, leur rendent ce moment plus cruel ; des larmes mouillent leurs cheveux blancs, ils invoquent la mort. Quoique nos malades n’aient plus qu’un souffle de vie, on les hisse à bord, comme des bêtes de somme. Nous voilà sur la Décade. L’officier de quart prend son porte-voix, et nous donne la consigne : « Messieurs les déportés, il vous est expressément défendu de communiquer avec qui que ce soit de l’équipage, vous reprendrez les mêmes places que vous aviez sur la Charente ; vous remplirez les articles du règlement. »

23 avril (4 floréal). Après une grande confusion, nous avons repris nos places ; nous sommes plus entassés que dans la Charente ; la prison est plus étroite et plus noire ; nos malades sont provisoirement au bas des écoutilles.

On se lève à six heures ; on déjeune à sept et demie. Un petit mousse va à la cambuse prendre pour chaque société composée de sept, un bidon contenant sept boujarons d’eau-de-vie (une chopine moins un huitième, mesure de Paris) et trois biscuits pesant au total quatorze onces. Ces biscuits mis trois ou quatre fois dans le four, sont ronds, de l’épaisseur d’une galette de pain d’épice, et si durs que le moins édenté est réduit à les briser sur deux boulets ramés dont l’un lui sert d’enclume et l’autre de marteau. Dans huit jours, nous trouverons ces biscuits dentelés par des vers longs comme le doigt ; en voilà pour jusqu’à midi.

Chacun va se coucher, ou dans l’entrepont, ou dans les batteries, ou dans les porte-haubans, pour faire une visite domiciliaire dans ses habits où il trouve des milliers de buveurs de sang et de comités révolutionnaires. En vain changerait-on de linge à toute heure, le nombre des indigents est si grand que la malpropreté est inévitable. Le bois est imprégné d’une odeur cadavéreuse capable de donner la peste ; les aliments se corrompent aussi-tôt qu’on les met à l’embouchure de ce gouffre.

Le pilote vient de retourner le sablier pour la douzième fois ; on sonne le dîner.

Notre cuisine est à stribord, celle de l’état-major à bas-bord ; de ce côté les poulets tournent à toutes les heures du jour. Quatre ou cinq mousses élégants aident le cuisinier des officiers et vendent à la dérobée jusqu’aux miettes qui tombent de cette table ; il nous est défendu d’en marchander et même de parler à leur chef qui est séparé de nous par une toile. Tout ce qui approche Villeneau, le commandant, jusqu’au mousse qui tourne la broche, regarde le déporté le moins déguenillé comme un être infiniment au-dessous de lui ; à peine nous est-il permis de manger notre morceau de biscuit à la fumée du rôt. Pendant que nous attendons notre sale dîner, l’officier de service fait scrupuleusement sa ronde et pose une sentinelle à sa cuisine. Passons dans la nôtre.

Pour peindre un coq, ou cuisinier de bord, il faut tout le génie de Calot dans la Tentation de Saint-Antoine ; un coq est un animal extraordinaire par sa bêtise et sa malpropreté : figurez-vous un être plus sec qu’une éclanche, dont le teint olive enfumé est huileux de graisse et de sueur, des yeux rouges et pleureurs, un nez large comme une chaudière, des mains calleuses, des durillons d’une crasse noire ; de ses alvéoles gonflées de deux monticules de tabac, coulent deux sources brunes qui filtrent amoureusement sur les racines sanguinolentes de ses clous de girofle découronnés ; sa main essuie souvent les rigoles nasales qui vont se perdre jusqu’a son menton ; sa chemise n’est ni noire, ni blanche, ni brune ; mais couverte de deux lignes d’épais d’une liqueur agglutinée par le feu et encore un peu moite ; ses cheveux dégouttent d’huile. Ses oreilles sont percées, deux poires de plomb descendent galamment sur le col de sa chemise, assez ouvert pour qu’on voie à nu presque tout son corps. Un mauvais cheval mené à l’équarrisseur est plus gras que lui, ce squelette dans un amphithéâtre exempterait les anatomistes d’user leur scapel ; les insectes ne piquent point cet être plastronné de crasse dont la sale carcasse ressemble à une vieille peau tannée où l’on ne voit aucun monticule de veines.

Le coq ouvre sa vaste chaudière et vide trois cuillerées de bouillon dans chaque baquet : on nous fait faire gras et maigre tout ensemble ; nos légumes sont des fèves de marais, grosses comme des rognons de mouton, enveloppées d’un sac dur comme une corne de cheval. Ces fèves sont à bord depuis deux ou trois ans, on y trouve souvent de petits insectes qui y font leur case, et de petites pilules de rats et de souris.

Demain nous aurons quatre onces de bœuf salé ou les trois seizièmes d’une livre de porc ; le troisième jour, de la merluche émiettée couleur citron, à l’huile rance, que le coq retournera avec ses mains pour la jeter dans nos baquets. Le jour de la décade, un breuvage de riz aussi clair que celui du renard à la cigogne ; tous les cinq jours, une fois du pain et pas à discrétion ; tous les jours un demi-septier de vin à dîner et à souper.

Les mousses nous servent comme le matin. Voici l’espace que nous occupons : nous sommes sur deux haies d’un côté et de l’autre, depuis l’escalier des cuisines jusqu’à une toise en deçà du grand mât ; cet espace est de trente-deux pieds de long sur onze de large, dont il faut retrancher l’emplacement de quatre pièces de canon montées sur leurs affûts ; il faut encore laisser un chemin pour aller de la cuisine à l’arsenal ; nous sommes cent quatre-vingt-treize, ce qui fait quatre-vingt-seize personnes dans l’espace de trente-deux pieds de long sur six de large, évaluation faite de l’emplacement des canons.

Il ne tiendrait pourtant qu’au capitaine de nous entasser un peu moins, car la batterie a cent pieds de long et la frégate cent vingt-huit sur trente-huit de large à son grand mât. Nous sommes enveloppés dans le tourbillon de fumée des cuisines ; si nous montons sur le pont le soleil nous rôtit, nous ne sommes bien nulle part ; vingt ou trente sont attaqués du scorbut et les salaisons contribuent beaucoup à cette branche de peste, mais on ne peut pas faire autrement, et nous ne nous plaindrions pas si le commissaire aux vivres, qui s’entend avec Villeneau, échancrait moins notre ration. À six heures, on soupe aussi frugalement qu’on a dîné puis on descend au cachot.

25 avril (6 floréal). À trois heures du matin, le vent souffle du nord-est ; on lève l’ancre, le silence de la nuit est interrompu par les cris et les chants barbares des matelots, qui saluent le père du jour par des jurements ou des discours orduriers répétés avec d’autant plus d’éclat qu’ils veulent les faire entendre aux malheureux qui du fond de leur cachot, lèvent les mains et les yeux au ciel. Le vent tombe ; nous mouillons à deux portées de fusil de l’ancienne et trop fameuse ville de Royan, rebelle et ruinée par le cardinal de Richelieu.

26 avril 1798 (7 floréal an VI). Nous mettons à la voile : cette fois nous voilà en route pour Cayenne ; à midi, nous avons dépassé le phare Cordouan ; nous reconnaissons notre redoutable passage des Olives ; chacun, placé sur le pont et dans les batteries, les yeux fixés sur ces côtes, fait les réflexions les plus sinistres ; la frégate vogue à pleines voiles, nous filons sept nœuds et demi à l’heure.

27 avril. Nous avons fait trente lieues, le sol français a entièrement disparu, nous sommes dans le golfe de Gascogne. La brume qui couvrait l’horizon se dissipe, nous apercevons à bas-bord la pointe des Pyrénées ; à stribord, la mer est couverte de planches et de poutres : quelque bâtiment a fait naufrage sur ces côtes toujours battues par les tempêtes. Une grosse tonne vogue au gré des flots. On met la chaloupe à la mer, elle est à bord ; c’est une excellente pièce de quatre cents pintes d’eau-de-vie ; on la déguste sur le gaillard de derrière, et Villeneau la fait mettre dans son greffe. Toute la journée demi-calme ; le soir, des marsouins ou cochons de mer jouent sur les ondes et nous annoncent du vent ; il s’élève au bout d’une heure, mais il nous pousse d’où nous sortons.

28 avril (9 floréal), vent debout (ou contraire), nous n’avons fait que douze lieues ; nous ne sommes qu’à neuf ou dix nœuds des côtes d’Espagne ; nous découvrons parfaitement les Pyrénées. Nous n’avons encore dépassé que les ports de Bayonne, de Saint-Sébastien, de SaintAndero, en rangeant toujours les Asturies.

3 mai (14 floréal). Vent en poupe, nous filons neuf nœuds. Sur les dix heures, le corsaire les Sept-Amis invite notre capitaine à gagner le large. La pointe du Finistère, nous dit-il, est gardée par un stationnaire anglais qui rôde à vingt-cinq lieues ; Villeneau répond qu’il a des ordres précis de ne pas quitter la côte. Les deux bâtiments s’éloignent en se promettant un mutuel secours.

Sur les quatre heures, nous longeons les arides montagnes de la Galice où Saint-Jacquesde-Compostelle reçoit tant de pèlerins et fait tant de miracles. Ces parages, à plus de cent cinquante lieues, sont défendus par des rochers si élevés que des enfants avec des frondes et des pierres repousseraient une armée de cent mille hommes, et feraient tête à une flotte de quatre cents voiles. Au haut des montagnes de la Galice sont différents ermitages, où des solitaires demandent à Dieu le retour de la religion catholique en France, son maintien en Espagne, l’abolition du gouvernement révolutionnaire et de l’athéisme dans le pays qui nous exile.

À six heures, nous ne sommes qu’à vingt lieues du Finistère ; nous forçons de voiles à la vue d’un bâtiment qui nous poursuit depuis trois heures ; les lunettes sont braquées ; Villeneau se croit déjà prisonnier. Le soir, le vent fraîchit, les lumières sont éteintes, une frégate anglaise nous chasse quelque temps, et nous abandonne ensuite en voyant le corsaire les Sept-Amis se rapprocher de nous. Le cap Finistère nous échappe entre minuit et une heure ; nous n’appartenons plus à la France ; quelle que soit notre destinée, nous ne serons plus reconduits au Verdon.

4 mai. Pendant le jour, nous charmons les loisirs de la traversée par des contes et des questions intéressantes. La pensée de notre dortoir nous désespère ; quatre de nos compagnons, embarqués en 1793 sur le Washington devant l’île d’Aix, nous disent que c’est un palais spacieux, auprès de celui qu’ils occupaient : ils étaient sept cents dans un local plus petit que celui-ci, sur un seul rang de lits de camp, réduits ou à se tenir debout les uns contre les autres les mains jointes pressées contre leurs hanches, ou à rester assis sur leurs talons, la tête entre les jambes ; la peste les entama bientôt, chaque nuit ils roulaient à leurs pieds dix ou douze morts qu’on remplaçait par vingt nouvelles victimes. Le capitaine de ce bord, nommé Lalier, fermait tous les soupiraux sur eux et les fumigeait avec des fientes de volaille ; le sang leur sortait souvent par les yeux et par la bouche ; quand ils parlaient au chirurgien, il leur répondait en pleurant qu’il avait ordre de ne pas les soigner, qu’ils étaient tous réservés à périr. Ils nous peignent en traits de feu la rapacité de Lalier, qui s’emparait de tous les effets des morts, les laissait nus, forçait leurs confrères moribonds à les ensevelir à leurs frais, et à les charger sur leurs épaules pour les descendre dans le canot. Ils allaient les inhumer à l’île d’Aix avec des soldats de la compagnie Marat, qui leur donnaient des coups de bourrades quand ils voulaient prier, parler ou pleurer. Arrive le 9 thermidor, Lalier s’humanise, court les embrasser, leur lit une belle proclamation, leur demande humblement des certificats d’humanité qu’ils ne refusèrent pas ; mais le dénuement où ils se trouvèrent, le pillage des effets des morts, le nombre des victimes qui était de six cent cinquante, sautèrent aux yeux des nouveaux commissaires. Lalier fut destitué et classé dernier matelot du bâtiment qu’il commandait. Ici l’horreur de l’entrepont disparut un moment et nous applaudissions de bon cœur, quand nous aperçûmes un janissaire de Villeneau qui venait visiter nos barreaux ; d’une main il tenait son sabre nu, et de l’autre une lanterne sourde ; il inspecta toutes les rambardes en disant au piquet de soldats qui était au haut des écoutilles : « Les b…g…res se taisent, je suis bien fâché de n’avoir pas entendu ce qu’ils disaient, sûrement que nous n’étions pas ménagés. »

5 mai. Ce matin, grand désordre dans la frégate : le capitaine fait briser une partie de nos barricades, nous gagnons douze pieds de long sur un de large ; pendant la nuit nous pourrons vaquer à nos besoins un à un seulement ; il n’y a plus de bailles que pour nos malades qui ne resteront en bas que quelques jours ; on leur prépare des cadres entre les batteries, le major a fait de vives instances à ce sujet ; ce soir, il s’est évanoui en venant au secours d’un sexagénaire qui a eu la jambe fracassée en descendant.

8 mai (19 floréal). L’équipage est toujours préoccupé des Anglais, et les vigies sur les perroquets ont double ration de vin quand elles aperçoivent un bâtiment ; l’intérêt leur grossit la vue.

À quatre heures, un nuage d’eau s’élève sur la plaine verdâtre éclairée par un beau soleil ; la vigie crie : Navire !… à bas-bord. Vite on braque les lunettes ; le capitaine : Est-il gros ? – Oui. – L’état-major : Ne vois-tu que celui-là ? – Non. – Vient-il à nous ? Oui, à toutes voiles. – Villeneau d’une voix lamentable : Ô mon Dieu ! oui les voilà ! On bat la générale ; vite, les déportés dans l’entrepont. – L’équipage en riant : Quelle escadre !… ce sont des souffleurs !… Un moment après, l’escadre parut à notre bord, élevant un nuage d’eau à vingt ou trente pieds en l’air. C’était réellement de très-gros souffleurs, poissons de mer, qui, pour étourdir leur proie, lui jettent de l’eau par les narines. Villeneau un peu honteux, alla avec ses champions boire un verre de punch pour se remettre de sa frayeur. (Nous sommes à 380 lieues de France.)

10 mai (21 floréal). À huit heures, on sonne l’alarme… Navire, crie la vigie ; celui-là n’est point un souffleur, et Villeneau n’a pas peur ! Il court sus, malgré les ordres qu’il a de ne pas changer de route. Tranquillisez-vous, ce n’est qu’un bateau de pêcheurs. On le joint, c’est un anglais qui va au banc de Terre-Neuve. On lui vend cher sa liberté ; puis on lui prend en outre quelques voiles, des oranges et du vin de Porto. Il n’était monté que par six hommes.

Depuis la rupture de nos barrières, on a plus de facilité à se réunir, et chacun fait à son tour les frais de la veillée. Ce soir, l’un chante le cantique de Saint Roch, l’autre discute gravement une thèse de théologie. Un homme impartial entame l’analyse succincte de la Révolution et des causes qui l’ont amenée depuis 1788 jusqu’à 1798. Quoique cette revue soit concise, je n’en ferai point usage ici, pour ne pas trop allonger notre traversée. Elle tient dix soirées, suspendues chaque fois à dix heures par la visite du capitaine d’armes qui descend avec son sabre et sa lanterne en nous chantant ce vers retourné de l’hymne du Départ :

Brigands, je vous vois au cercueil.

11 mai. Vent en poupe. Nous courons à la hauteur des Açores et de Madère. On dit que cette île doit sa fécondité au désespoir des premiers navigateurs qui, n’y trouvant que des bois, y mirent le feu ; les cendres fertilisèrent ces fameux vignobles, dont le jus n’arrosera point nos lèvres car le plaisir et son ombre fuient loin de nous.

14 mai (25 floréal). Nous trouvons les alizés qui soufflent du nord-est pendant les deux tiers de l’année. Nous filons 9 nœuds. La chaleur est aussi supportable qu’en France dans les premiers jours d’un beau mois de mai.

À la nuit, toutes les voiles sont carguées, et les lames s’élèvent encore jusque sur le pont ; on ferme les sabords. Depuis la chute du jour les vents sont si violents qu’ils enlèvent la frégate, qui retombe dans l’onde avec un bruit sourd. À dix heures et demie, elle semble rouler sur les flots ; les poutres de l’entrepont crient comme si elles allaient se briser ; les cris des officiers, des matelots, des cordages, le nombre des manœuvres, redoublent l’effroi ; une nuit obscure couvre l’horizon, la mer furieuse n’est éclairée que par la foudre et par des flots d’écume et des montagnes de neige, d’où scintillent des milliers de diamants. Ces violentes secousses font casser trente hamacs ; trente déportés qui couchent au-dessus, tombent sur le ventre de leurs confrères. L’obscurité du lieu, la surprise de la chute, l’anxiété des uns à moitié suspendus, donnent à ce tableau tout le dramati-comique. La sentinelle, à moitié endormie au bord de la fosse aux lions, nous prenant pour des révoltés ou des sorciers, se précipite avec sa rouillarde et sa lanterne dans la fosse aux câbles, au risque d’y mettre le feu. La tempête cesse à deux heures ; nous avons fait 60 lieues.

15 mai. Depuis quatre heures du matin, nous filons dix nœuds et demi. Douze jours de ce vent nous feraient mouiller à Cayenne ; nous sommes près du tropique du Cancer. À midi, un baleineau de 35 à 40 pieds de long joue sur l’onde, et vient rôder autour de la frégate.

Ce soir nos prêtres agitent la question du divorce et des nouveaux mariages.

Le divorce est le plus grand fléau de la société, dont il rompt les liens. En vain se récrie-t-on sur l’incompatibilité des humeurs ; les plus forts ont fait l’indissolubilité du mariage, disaient les femmes au commencement de la Révolution. Aujourd’hui qu’elles ont goûté du divorce, le remède leur paraît pire que le mal. Elles font les plus vives instances pour l’abolition de cette loi ; l’expérience en démontre mieux le danger que les plus beaux raisonnements. Tout le monde est d’accord sur cette proposition, mais quelques vieux bénéficiers, plus heureux jadis que le soudan dans son sérail et plus rigoristes que les autres, prétendent que la séparation est un crime équivalent au divorce. Ces casuistes ont sucé la doctrine des grands inquisiteurs d’Espagne chez qui ils se sont relégués jusqu’à la loi du 7 fructidor an V (4 août 1797), qui les rappelait en France. On rit de ce cagotisme.


– IV –


20 mai. Ce matin à trois heures nous avons passé le Tropique ; j’en dirai un mot.

Les marins s’assemblent au moment où l’officier de quart annonce ce passage : si c’est pendant la nuit, on se porte en foule au lit des passagers qu’on réveille et qu’on fait monter sur le gaillard. Le plus vieux, plus ivrogne et plus rusé des matelots monte à la grande hune, s’affuble d’une couverture, et comme dieu des mers de ces parages, veut reconnaître son monde avant de le laisser passer ; il s’écrie d’une voix caduque : « Qui vient ici ? Il y a longtemps que je n’ai vu personne ; approchez, mes amis, que nous fassions connaissance et que je vous régénère. » À ces mots, le bonhomme Tropique descend à la première hune dans la chambre de son maître des cérémonies, demande aux voyageurs où ils vont, d’où ils viennent, s’ils ont des malades à bord. « Il fait chaud dans mon empire, ajoute-t-il ; faites rafraîchir ces messieurs. » Il tombe à chaque passager une voie d’eau sur la tête. Pendant que tout le monde rit aux éclats, le bonhomme Tropique s’assied majestueusement pour débiter sa harangue que l’on écoute dans le plus grand silence. « Vous êtes purs maintenant, et dignes d’être avec mon peuple ; vos aïeux sont venus autrefois régénérer les rustiques habitants de la zone torride. Nous avions des trésors qui leur ont fait envie ; ils nous les ont pris pour de l’eau bénite et des crucifix. Aujourd’hui, nous vous rendons le change, et vous nous devez des dragées. » Chaque baptisé paie l’amende avec un rire forcé : cette contrainte est l’image des horreurs commises dans le Pérou où le soleil de Cuzco éclaire à regret le tombeau des Incas et celui de deux millions d’Indiens égorgés par les européens.

Sous la Ligne, les jours sont égaux et de douze heures ; les nuits sont froides, les pluies durent cinq ou six mois : ce temps appelé hivernage, est celui de la plus belle végétation. Dans les courts intervalles où le soleil perce les nuages, il fait sentir que cette zone, quoique bien rafraîchie, est toujours un chemin de feu. L’été dure à proportion ; on s’aperçoit bien alors que Virgile a raison de nommer ce pays « volcan éternel ».

Le Tropique et la Ligne sont les endroits les plus dangereux quand le soleil en est près ; nos marins qui ont fréquenté ces parages, nous disent qu’il y a quatre ans ils restèrent en panne pendant un mois à l’endroit où nous sommes ; ils étaient accompagnés d’un suédois qui perdit la moitié de son monde par la peste et faute d’eau ; eux-mêmes étaient rationnés à un quart par jour. Le suédois venait à leur bord au moment où la brise se leva ; ils appareillèrent et ne savent pas ce qu’il est devenu. Ces accidents sont très-ordinaires : les calmes, les chaleurs excessives, la faim, la soif, le scorbut, la dysenterie, la peste, les fièvres chaudes, putrides et malignes, sont les fléaux de la zone torride. Dieu ne veut pas que nous y périssions. Nous filons 8, 9 et 11 nœuds ; le soleil a peine à percer la brume. À midi, les nuages s’élèvent, le vent mollit un peu ; on met des tentes pour rappeler l’ombre qui disparaît tout à fait, afin que le zéphyr qui caresse toujours l’onde, allège le poids du jour et émousse les traits de lumière et de chaleur qui nous éblouissent et nous étouffent.

Nous voilà engagés maintenant dans la route de Christophe Colomb, et nous ne pourrions presque plus nous empêcher d’aller visiter les mortels du Nouveau Monde. La découverte de ce continent nous a-t-elle été plus profitable que nuisible ? Qu’avons-nous gagné en arrivant à Saint-Domingue, au Mexique et au Pérou ? Que n’avons-nous pas perdu dans nos trajets, dans nos déportations ? L’Espagne, le Portugal, Venise et les pays voisins ou conquérants des deux Indes se sont abâtardis pour satisfaire leur cupidité. L’oisiveté, apanage des grands propriétaires, est un vice utile dans un grand empire pour alimenter l’ambition et l’industrie indigente, et devient un germe destructeur de l’État qui compte plus de riches oisifs que de pauvres industrieux. Les Espagnols ont d’abord déporté dans les îles les voleurs et les sujets qui ne plaisaient point à l’Inquisition ; la fortune brillante que conquirent ces proscrits en fit émigrer d’autres. Ainsi l’Espagne en se dépeuplant, négligea ses terres pour aller planter du cacao, du café, de l’indigo au fond de la Jamaïque, de la Guyane et du Pérou ; elle ferma jusqu’à ses mines d’argent pour s’inhumer au sein de la foudre dans les abîmes d’or de Lima. Si la vieille fable des trésors soupçonnés à Cayenne est accréditée de nouveau par un autre Walter Raleigh, le lieu de notre exil sera plus fréquenté que Paris, car les frères et amis se vendraient pour le plus petit lingot d’or.

Depuis hier, le soleil est presque à pic sur nos têtes : quelques européens s’imaginent que nous devons être rôtis ; mais la main qui a arrangé l’univers a pourvu à tout. Voici comme elle opère :

Le soleil dilate les ondes qui imprègnent l’air de nitre ; les parties aqueuses les plus légères s’élèvent dans une région supérieure, forment un brouillard, compriment l’air intermédiaire entre elles et la mer, par leur pression font souffler les vents que nous nommons zéphyrs en France, parce qu’ils viennent du midi, et brise dans les pays chauds, parce qu’ils viennent du nord-est. C’est ce que nous observâmes le 20 mai après-midi, en prenant le frais sur les porte-haubans.

Un vent très-fort soulevait les flots ; le ciel était chargé d’une brume épaisse et blanchâtre ; le soleil ne donnait qu’une lumière pâle ; l’horizon eût été d’azur si nous n’eussions pas été sur un élément qui renouvelait sans cesse ces parties qui sur la terre se seraient enlevées ; la chaleur à demi concentrée dans notre région n’ôtait rien au zéphyr de sa fraîcheur et de sa force. Nous nous trouvions donc dans une atmosphère mitoyenne. Si dans ce moment on eût consulté le baromètre, la pression de l’air de haut en bas eût été beaucoup moins sensible, et le mercure eût remonté comme après un orage, d’où il faut conclure que l’air qui borde notre horizon est beaucoup plus chargé quand le ciel est d’azur que dans le moment où il se couvre de nuages. L’eau s’élevant dans une région supérieure, enlève les vapeurs, purifie l’air, lui rend sa pression et son élasticité, tandis qu’il perd de sa force quand il est mélangé avec le brouillard ; quoique le ciel nous paraisse alors plus beau, le plombé de l’air nous est démontré le matin par les vapeurs, qui en couronnant l’horizon pourpré, nous laissent voir le plus beau firmament.

22 mai. Ce matin, une brume épaisse nous dérobe les îles du cap Vert ; après-midi, les brisants nous attirent sur la pointe des rochers qui les entourent. Nous filons au milieu sans accident et non sans danger. Ces îles appartiennent aux Portugais : si elles étaient gardées, nous serions pris sans pouvoir nous défendre ; mais les possesseurs les abandonnent à quelques blancs expatriés et à des mulâtres affranchis. La religion catholique y est la seule connue et professée par un évêque blanc et quelques prêtres nègres. Le terroir, assez fertile et malsain, produit de l’indigo, des cannes à sucre et du coton. Il n’y pleut quelquefois que tous les deux ou trois ans. On garde l’eau dans les citernes. L’une de ces îles, nommée Saint-Vincent, présente les restes d’un volcan qui fume encore. Ce rocher est peuplé de serpents, de petits singes et de quelques mauvais oiseaux de mer ; les autres îles, qui sont assez étendues, nourrissent de nombreux troupeaux de chèvres sauvages, et sont à 861 lieues de France et à 100 d’Afrique par le travers de la Nigritie.

Du 24 au 29 mai. Quel spectacle ravissant que celui d’une belle nuit sur mer ! Quand les cieux se réfléchissent dans l’onde, que le bâtiment vogue à pleines voiles et sans danger ; tout repose dans la nature, excepté ce monstre qui n’est jamais rassasié, qu’on appelle requin : d’un côté, les matelots oisifs lui jettent un fer pointu caché d’un morceau de viande ; il s’élance, se retourne sur le dos, l’engueule avidement, se sent pris, est hissé à bord et fait trembler de ses coups de queue le tillac qui le reçoit ; de l’autre, le pilote consulte sa carte, sa boussole et son sablier. Ses timoniers attentifs tournent plus ou moins la roue du gouvernail ; il paraît commander à la mer. Belle nuit, tu me rappelles celle que je goûtai en 1794, à pareil jour, en sortant du Tribunal révolutionnaire ! Je prie le lecteur de me pardonner cette digression, c’est mon contingent de soirée.

Je fus arrêté le 1er octobre 1793 avec MM. Pascal, lieutenant de gendarmerie à l’armée du Rhin, et Welter, interprète allemand. Le premier avait amené avec lui un officier autrichien déserteur que le général Custine envoyait à la Convention pour lui donner des instructions sur les forces de l’ennemi. La loi du 17 septembre sur les suspects et les étrangers venait d’être proclamée. L’autrichien pour s’y soustraire, obtint d’être sous la surveillance de Pascal ; il se lia avec Anacharsis Cloots qui lui dit que pour se mettre en crédit, il devait faire trois ou quatre dénonciations. Pascal donna un dîner où je me trouvai avec une ancienne marchande de Lyon, nommée Morlay, ruinée par ses prodigalités, qui vivait d’intrigues et de dénonciations. Pascal, qu’elle avait vu élever et qui était du même pays, ne la connaissait pas sous ce rapport. La conversation roula sur les jacobins ; elle en prit la défense avec chaleur. Nous soutînmes que les choses n’iraient bien que quand on aurait rasé leur salle. Hierchmann, (c’était l’autrichien), en feignant de ne pas nous entendre, écoutait de tout son cœur. Les noms des meneurs du temps furent accompagnés d’épithètes un peu profanes. Tout se calma sous le manteau de l’amitié. Je me levai de table le premier pour envoyer mes articles au Journal Historique et Politique que je rédigeais alors avec M. de la Salle. L’amie de Pascal était malade ; Hierchmann reconduisit la Morlay chez elle ; chemin faisant, ils complotèrent notre perte.

Le 1er octobre, le Comité révolutionnaire nous traîne à la prison du Théâtre-Français ; nous y restons trois mois, pendant lesquels Hierchmann fut arrêté et conduit à Sainte-Pélagie, et de là au Luxembourg. Notre affaire passa au Tribunal révolutionnaire en même temps que nous à la Conciergerie le dernier décembre 1793.

On nous conduisit dans une vaste chambre où trois cents prévenus comme nous de délits révolutionnaires, étaient couchés quatre à quatre sur des paillasses enfermées de cadres en forme de tombeaux.

Le 1er janvier 1794, il faisait un froid cuisant ; on nous fit descendre dans la cour cintrée d’une haie de fer ; les fenêtres du greffe du tribunal donnaient dessus.

À dix heures, Faverole et sa maîtresse montèrent au tribunal, en descendirent à onze. Faverole en passant les mains autour de son cou, fit signe qu’il était condamné à mort. Sa maîtresse le suivait de près, les yeux hagards, les cheveux épars, les joues rouges ; elle serra la main à plusieurs détenus en s’écriant : « Nous allons à la mort ; ces juges sont des scélérats ; vous y passerez tous ! » Ce jour devait être marqué par des scènes d’horreur. En me promenant sous les vestibules, je vis différentes figures peintes avec une liqueur brune : là était Montmorin, plus loin la fameuse bouquetière du Palais-Royal, qui avait mutilé son amant ; au bas des figures on lisait ces mots : « Cette figure est dessinée avec le sang des victimes égorgées ici au 2 septembre. » Pendant que je parcourais cette galerie funèbre, nous entendons un grand tumulte à l’occasion d’un détenu conduit à l’interrogatoire : un canonnier l’avait abordé en lui demandant s’il n’était pas Maratmaugé, du département de l’Isère ; sur sa réponse affirmative, ce canonnier l’avait saisi à la gorge en lui disant : « Te souviens-tu, scélérat, d’avoir fait la motion d’enduire les prisons de matières combustibles pour brûler les détenus au premier signal ? » Maratmaugé, en descendant de l’interrogatoire, perdit la tête ; on le mit dans un petit cachot pour le séparer des autres ; il se brisa les dents aux barreaux, se déchira les bras et mourut de suffoquement et de désespoir. J’en tombai malade d’effroi ; on me conduisit à l’infirmerie. Une odeur cadavéreuse infectait en y entrant ; l’un avait la figure couverte de boutons et d’ulcères, un autre les lèvres bouffies et noires comme du charbon, deux ou trois autres moribonds étaient dans le même lit. Un sale coquin, nommé Pierre, condamné à dix ans de fers, était notre infirmier depuis la mort de la reine à qui il avait servi de valet de chambre. Il faisait sa fortune au milieu de la putréfaction ; car la plupart des malades étaient sans connaissance et soigneusement dévalisés. J’étais au milieu des fiévreux ; dans trois jours je fus avec les lépreux. Des vers gros comme le doigt tombaient des paillasses et des cadavres vivants, entassés jusqu’à quatre dans un lit. La nouvelle de cette épidémie fit du bruit ; FouquierTinville fit construire un hospice à l’Évêché : le mal faisait des progrès ; le travail n’étant pas achevé, on voulut vider la Conciergerie.

Le 8 janvier à 7 heures du soir, dix-sept fiacres vinrent nous conduire à Bicêtre ; quand nous montâmes, un peuple nombreux remplissait la grande cour du palais ; quoiqu’il fît froid, l’odeur que nous exhalions était si infecte qu’on ne pouvait nous approcher à plus de trente pas ; en route, la neige voltigeait sur nos lèvres noires. Dans ce misérable état nous fûmes encore enchaînés deux à deux ; quatre ou cinq furent gelés en route ; enfin, nous arrivâmes à Bicêtre à 8 heures du soir. Je perdis de vue Pascal et Welter, qui furent conduits aux Carmes, rue de Vaugirard.

À Bicêtre, nous fûmes confondus avec les plus grands scélérats, qui me volèrent jusqu’à ma chemise ; celui qui me la prit me dit qu’il en avait besoin pour aller à la chaîne, où il était condamné pour dix ans, et que j’eusse à me taire si je ne voulais pas être assassiné pendant la nuit : je me tus, mais je pleurai à mon aise.

On me guérit à moitié, car il fallait faire place à d’autres ; mes plaies n’étaient qu’à demi fermées quand je montai aux cabanons. On me donne une chemise élimée et trouée à l’estomac du côté gauche : cette tunique avait servi deux ans auparavant aux malheureux qu’on avait égorgés dans cette prison ; les trous étaient faits par les sabres et les piques qu’on leur avait enfoncés dans le cœur quand ils étaient aux cabanons et aux infirmeries, car les malades furent les premières victimes.

J’étais seul dans mon cabanon : depuis dix jours mes plaies s’étaient rouvertes, un sang noir mêlé de pus en découlait ; la rudesse du linge et du grabat, l’insalubrité des aliments, la crudité de l’eau corrosive, avaient contribué à cette rechute. J’éprouvais des douleurs inexprimables, toute la nuit je hurlais comme un chien, on me donna à boire de l’absinthe et des tisanes antiputrides ; mes plaies augmentaient toujours et mon corps était comme un crible ; je devins enflé, la mort faisait chaque jour un pas vers mon lit. Le 23 mai, à cinq heures du soir, on ouvre mon cabanon pour la première fois depuis trois mois ; un porte-clef m’annonce que je vais être transféré et jugé.

Je me traîne en lui donnant le bras ; deux gendarmes m’attendaient au greffe pour me conduire à pied à Paris, ils me mettaient les menottes : « De grâce, achevez de m’ôter la vie, leur dis-je, voilà l’état où je suis » (en leur découvrant ma poitrine et mes jambes) ; ils reculèrent d’effroi, m’offrirent le bras… Le grand air me saisit en sortant, et je tombai évanoui sous un tilleul de l’avenue. Pendant ce temps un des gendarmes avait couru sur la route arrêter une voiture de charretier ; je revins à moi, mes vêtements étaient mouillés de sang ; il me semblait qu’on me tirait dans tous les membres des coups de fusil chargé à balles ; mon sang caillé reprenait sa circulation. J’arrivai à la porte de la Conciergerie à sept heures du soir ; mon cœur tressaillait de joie et d’effroi. Je retrouvai Pascal et Welter ; nous nous embrassâmes en pleurant. À onze heures nous reçûmes nos actes d’accusation pour monter le lendemain au tribunal.

Le matin (24 mai), pendant que nous déjeunions entre les deux guichets, on ouvrit l’armoire où étaient les cheveux que le bourreau avait coupés la veille à ceux qui avaient été à la mort. Ce lieu est l’antichambre du trépas et de la résurrection.

À neuf heures, nous montâmes au tribunal ; nous étions dix-sept pour différentes causes ; nous ne nous connaissions pas, mais c’était la mode d’englober plusieurs affaires, afin, disait-on, d’expédier les royalistes et de libérer les patriotes. J’occupai le fauteuil de fer ; le sort était las de me persécuter ; l’état où j’étais excita la compassion des auditeurs ; Hierchmann fut amené du Luxembourg pour déposer ; sa présence me fit horreur sans me déconcerter ; la femme Morlay fut appelée de même. Par une heureuse méprise, l’huissier avait assigné à sa place une autre Morlay qui ne nous connaissait pas, et qui fut plus effrayée que nous de paraître devant les Euménides. Hierchmann se voyant seul, balbutia ; je me défendis de sang-froid, mais Pascal perdit la tête et l’injuria ; les débats furent fermés à deux heures. À deux heures cinq minutes les jurés revinrent des opinions. Pascal, Durand et Paulin furent appelés les premiers pour entendre leur arrêt de mort. Le premier pour n’avoir pas approuvé ce que faisaient les jacobins ; le second pour avoir dit du mal de Marat ; le troisième, maître de langue, pour avoir été calomnié par une sous-maîtresse de pension, qui le dénonça par vengeance de ce qu’il n’avait pas répondu à ses sollicitations amoureuses. On nous appela ensuite pour nous prononcer notre liberté, qui fut précédée d’une grande semonce.

Comme je ne pouvais me soutenir, un gendarme en me reconduisant à mon domicile, m’apprit que j’avais eu cinq voix pour la mort. L’amie de Pascal, qui ne savait pas qu’on avait appelé notre affaire, était à dîner en face du Palais au moment où il alla à la mort ; elle rentra en même temps que moi, et s’évanouit en me voyant. Ces violentes secousses avaient aliéné ma raison. J’étais si accoutumé à être sous les verrous que le lendemain en m’éveillant, je me traînai à ma porte pour voir si j’étais réellement libre. Je m’habillai à la hâte ; le grand air avait presque refermé mes plaies ; je souffrais beaucoup moins et me traînais avec un bâton ; personne n’était encore levé ; je regardais de tous côtés, dans les rues, autour de moi, comme si je fusse arrivé à Paris pour la première fois. J’allai déjeuner chez l’amie de Pascal ; nous nous attendrissions sur son sort ; un gendarme vint l’arrêter et la conduire à la Conciergerie ; on devine son crime. Elle sortit après le 9 thermidor, vit la fin tragique d’Hierchmann, qui se sauva du Luxembourg, alla retrouver la Morlay justement suspecte à la justice, s’associa à une troupe de voleurs, fut pris, condamné aux fers, enfermé à Bicêtre pendant quatre mois dans le même cabanon où j’avais tant souffert, brisa ses chaînes, fut poursuivi près de Lyon, et se noya dans le Rhône.

Nous sommes à 1.155 lieues de Paris.

1er juin. Ce matin, calme plein, brume : on sonde, point de fond. La sonde est un morceau de plomb de quinze à vingt livres, rond, en forme de cône tronqué, dont le dessous un peu creux, est rempli d’une couche de suif mou. Quand il a fond, le sable ou la vase s’attachent au suif ; la couleur de la terre, du gravier ou des rocailles indiquent au pilote le parage où il est. On trouve des marins si instruits dans ce genre de cosmographie que dans la première tentative faite secrètement en 1797, sous les ordres du général Hoche, pour une descente en Irlande, notre escadre, battue par une violente tempête, craignant les côtes, jeta la sonde ; le pilote reconnut qu’il n’était qu’à quatre lieues des atterrages indiqués pour l’expédition. Une tourmente dissipa nos vaisseaux, et la Charente fit tant d’eau qu’elle faillit sombrer. (Je dois ces détails à M. Thomas, officier de cette frégate.)

Nous sommes à 1.338 lieues de Paris.

2 juin. Nous voyons une trombe, ou pompe d’eau, phénomène redoutable en mer. Le conflit de deux vents opposés laisse un vide ; la pression des colonnes voisines fait monter l’eau avec tant de rapidité qu’un vaisseau surpris par la nuit, ou par l’ignorance du pilote, est attiré, enlevé et sombre. Cette attraction tourbillonnante sert aux naturalistes à expliquer la cause de ces immenses gouffres qu’on trouve au milieu des mers. Ces abîmes sont toujours avoisinés de vents violents qui par leur conflit, forment une pompe aspirante ou foulante. Les parages voisins sont sujets à de violentes tempêtes. Quand l’orage approche, on entend un bruit semblable au mugissement de cent taureaux. Si le tourbillon est moins considérable, on le nomme pompe d’eau ; on la coupe à coups de canon, et alors elle inonde le bâtiment.

4 juin. Aujourd’hui on radoube les canots ; les moutons galeux qui les habitaient se couchent aux pieds des affûts des canons : on en tue chaque jour un couple pour nos soixante malades ; l’état-major prend seulement les poitrines et les gigots pour qu’ils n’aient pas d’indigestion. Nous désirons arriver pour arriver, car le janissaire de Villeneau, intrépide le soir dans ses recherches, sonde avec la pointe de son sabre dans les lieux les plus secrets, où quelques-uns de nous se retirent pour ne pas descendre dans l’entrepont.

6 juin. Les importantes matières traitées pendant nos soirées nous ont amenés à ces deux problèmes encore insolus, si les républiques produisent plus de grands hommes que les monarchies, et pourquoi. Le si a été appuyé par les uns, nié par les autres ; tous en l’accordant par supposition, ont pensé sur le pourquoi, que l’on n’apprend bien la guerre que dans les camps, qu’une monarchie paisible est comme une théorie auprès de la pratique. Ils ont encore comparé les deux gouvernements à deux vaisseaux qui voguent sur deux mers, orageuse et tranquille : l’un n’a souvent que quelques routiniers à son bord ; chaque marin qui sort de l’autre est expérimenté. M. Thomas, chanoine de Saint-Claude, qui a vécu à Ferney avec Voltaire dans ses dernières années, nous a donné des particularités intéressantes sur ce grand homme. En 1776, des prédicateurs zélés pour la conversion du philosophe, insérèrent sous son nom une superbe ode à Jésus-Christ dans le journal de Fréron. M. Thomas courut pour l’en féliciter en pleurant de joie. « Elle n’est pas de moi, mon ami, reprit Voltaire ; je n’ai jamais rien fait de bon pour cet homme-là. » M. Trolé, qui a étudié avec les deux Robespierre, nous a donné la vie privée de l’aîné. Il voyait tous ses camarades de si mauvais œil qu’il cherchait toutes les occasions de les faire battre, en se retirant à l’écart. Ceux qui le surpassaient étaient ses ennemis irréconciliables ; il les divisait toujours entre eux, et les faisait souvent battre au canif, dans l’espoir de s’en délivrer.

7 juin. Enfin, l’eau a changé de couleur, elle est d’un vert pâle tirant sur le jaune ; la brume nous circonscrit ; à deux heures nous jetons une petite ancre pour ne pas trop dévier par le courant du fleuve des Amazones, qui a cent lieues d’embouchure.

8 juin 1798 (20 prairial). Beau temps à la pointe du jour ; tout l’équipage crie « terre ». On reconnaît le cap Cachipour, sol inculte qui nous est disputé par les Portugais ; ces bords, couverts de vase et de palétuviers, rendent le sauvetage presque impossible. Nous filons sept et huit nœuds. À midi nous sommes dans les eaux bourbeuses de l’Oyapock ; nous approchons du cap Orange, ainsi nommé par les Hollandais qui, l’ayant découvert en 1500 à la suite des voyages d’Améric Vespuce, lui donnèrent le nom de la famille de leur stathouder. On y voit un fort sur une pointe de rocher, qui s’élève au bout d’une petite anse bordée de monticules et de bois toujours verts. Toutes ces possessions ont passé tour à tour des Anglais aux Espagnols, et des Espagnols aux Portugais qui les conservent encore aujourd’hui. Quand Christophe Colomb eut découvert le Nouveau Monde, l’Espagne, le Portugal, Venise et la cour de Rome se partageaient ces conquêtes ; ce qui fit dire à François Ier : « Je voudrais bien voir l’article du testament par lequel Dieu donne les deux Indes à la cour de Rome, aux Portugais et aux Espagnols, sans que j’y puisse rien prétendre. » Comme ce testament n’était pas olographe, la cour de France envoya à la découverte comme les autres ; le continent de l’Amérique est si vaste que nous y fîmes de rapides conquêtes. En 1530, Cristoral Jacques, envoyé par Jean III, roi de Portugal, avec une flotte de huit vaisseaux, après avoir découvert la baie de Tous-les-Saints, trouva deux petits vaisseaux français à l’embouchure du fleuve du Paraguay, appelée de la Plata ou d’Argent, les prit, les coula à fond et fit massacrer l’équipage ; preuve que les Français avaient connu et possédé ce pays avant les Portugais. Ils y trafiquaient paisiblement avec les Indiens, ennemis jurés des inventeurs de l’Inquisition, si atroce au Para et au Brésil. Un jour, on ne s’étonnera plus de voir les Français circonscrits momentanément entre l’Oyapock au midi et le Maroni au nord, s’efforcer de franchir ces bornes. (Extrait du chevalier Desmarchais.)

9 juin. Nous ne sommes qu’à dix-huit lieues de Cayenne. Le vent fraîchit, nous laissons les Deux-Connétables à notre droite ; ces deux rochers arides, point de mire des navigateurs, ne sont couverts que de nids et d’œufs. Les oiseaux s’y rassemblent en si grand nombre que ces rochers en sont tout blancs ; on leur tire souvent un coup de canon, et ils obscurcissent l’air ; ils ne fuient pas à l’approche de l’homme, lui déclarent la guerre pour défendre leurs couvées ; leur nombre égal à celui d’un essaim de moucherons au bord d’une eau croupissante, ne se rebute jamais des coups de bâtons dont on ne frappe pas inutilement l’air : tous cherchent avec leurs longs becs à tirer les yeux aux chasseurs. Un vent favorable enfle nos voiles, nous cinglons Remire et Montabo, d’où on signale les vaisseaux venant d’Europe. Ce signal est rendu de suite à Cayenne. Nous rangeons à notre gauche les îlets le Malingre, les Deux-Mamelles, le Père, la Mère et l’Enfant-Perdu ; ces différents rochers ressemblent de loin à des grottes antiques qui menacent ruine ; ils doivent leur nom à la forme que la nature leur a donnée.

À quatre heures et demie nous arrivons dans la rade de Cayenne, à trois lieues de la citadelle qui ressemble à une masure sur la pointe d’un rocher : nous appelons un pilote par un coup de canon. Je ne puis exprimer le serrement de cœur que j’éprouve au bruit des câbles et des ancres qui se précipitent dans l’onde. De même qu’ils enchaînent la frégate au rivage, de même nous serons prisonniers dans ces climats… Nous voilà mouillés.

10 juin. À la pointe du jour, une petite pirogue, chargée de quelques nègres et d’un capitaine de port, vient à nous. Ils rament en chantant et font tourner en mesure une petite pelle appelée pagaie, arrondie par le bout. Le capitaine monte à notre bord et nous entourons les rameurs qui sont vêtus de leurs plus beaux habits. Leur garde-robe n’est pas difficile à porter, c’est une veste blanche ou bleue qui paraît sortie du panier aux ordures ; une chemise trouée aux épaules, aux coudes et aux endroits les plus remarqués par les dames ; ceux-là sont les richards ; les novices n’ont qu’un travers d’étoffe large de quatre doigts, long de six pieds, qui fait deux tours sur leurs rognons, passe dans la vallée postérieure et se termine par deux bouffettes qui emmaillotent l’extrémité. Nous leur demandons quand nous irons à terre ; ils nous répondent dans un jargon moitié français moitié barbare. Ils repartent à dix heures avec une de nos chaloupes, montée par le capitaine et un sous-lieutenant qui vont rendre compte de notre arrivée. Cette visite nous donne une idée sinistre du pays. Quelqu’un, pour nous rassurer, nous adapte l’histoire de la servante de Rochefort, vue, connue à onze heures par son amant, fiancée, publiée et mariée à midi. On avait alors distribué avec profusion le fameux programme de la colonie de 1763, et chacun, des quatre coins de la France, accourait ici pour faire fortune. Un homme entre deux âges, marié ou non, vend son bien, arrive à Rochefort pour s’embarquer, et veut choisir une compagne de voyage ; il rôde dans la ville en attendant que le bâtiment mette à la voile.

À onze heures, une jeune cuisinière vient remplir sa cruche à la fontaine de l’hôpital. Notre homme la lorgne, l’accoste, lui fait sa déclaration : « Ma fille, vous êtes aimable ; vous me plaisez, nous ne nous connaissons ni l’un ni l’autre, ça n’y fait rien ; j’ai quelque argent ; je pars pour Cayenne ; venez avec moi, je ferai votre bonheur. Il lui détaille les avantages promis, et se résume ainsi : Donnez-moi la main, nous vivrons ensemble. – Non, monsieur, je veux me marier. – Qu’à cela ne tienne, venez. – Je le voudrais bien, monsieur, mais mon maître va m’attendre. – Eh bien ! ma fille, mettez-là votre cruche, et entrons dans la première église ; vous savez que nous n’avons pas besoin de bans ; les prêtres ont ordre de marier au plus vite tous ceux qui se présentent pour l’établissement de Cayenne. » Ils vont à Saint-Louis ; un des vicaires achevait la messe de onze heures ; les futurs se prennent par la main, marchent au sanctuaire, donnent leurs noms au prêtre, sont mariés à l’issue de la messe, et s’en retournent faire leurs dispositions pour le voyage. La cuisinière revient un peu tard chez son maître, et lui dit en posant sa cruche : « Monsieur, donnez-moi, s’il vous plaît, mon compte. – Le voilà, ma fille ; mais pourquoi veux-tu t’en aller ? – Monsieur, c’est que je suis mariée. – Mariée ! et depuis quand ? – Tout à l’heure, monsieur, et je pars pour Cayenne. – Qu’est-ce que ce pays-là ? – Oh ! monsieur, c’est une nouvelle découverte ; on y trouve des mines d’or et d’argent, des diamants, du sucre, du café, du coton ; dans deux ans on y fait sa fortune ! – C’est fort bien, ma fille ; mais d’où est ton mari ? – De la Flandre autrichienne, à ce que je crois. – Depuis quel temps avez-vous fait connaissance ? – Ce matin à la fontaine : il m’a parlé mariage ; nous avons été à Saint-Louis ; monsieur le vicaire a bâclé l’affaire, et voilà mon extrait de mariage. – Bien, ma fille, soyez heureux ; c’est la misère qui épouse la pauvreté.

Cette rencontre n’eut pas l’effet que le maître avait prophétisé ; ils vécurent dix ans à Cayenne et revinrent en France avec quelque argent. Voilà de ces coups du sort qu’il nous faut espérer. Le soir, Villeneau capture un brik américain qui va porter des vivres à Surinam, colonie hollandaise avec qui nous sommes en paix.

11 juin. Le sous-lieutenant revient à bord ; les administrateurs de Cayenne n’ont point reçu de lettre d’avis de notre arrivée ; la colonie est dans la plus grande disette ; ils sont fort embarrassés de nous ; les matelots nous apportent des fruits du pays, qu’ils veulent nous vendre au poids de l’or.

Une brume épaisse nous dérobe Cayenne et les montagnes voisines. Le mois de mai est ici la mousson pluvieuse ; la rade est peu sûre et les gros bâtiments ne peuvent approcher à plus de trois lieues du port. Les goélettes qu’on nous envoie ne peuvent nous atteindre qu’au bout de vingt-quatre heures, encore a-t-il fallu les remorquer, au risque de voir périr une partie de nos canotiers. Nos malades, au nombre de 60, sont enfin partis ce matin 14 juin ; une nouvelle embarcation en emporte ce soir autant.

15 juin. Nous voguons les derniers au port. Qu’il nous tarde de mettre pied à terre ! Les montagnes s’approchent… Quel beau tapis de verdure ! Nos cœurs s’élancent dans ces vastes forêts… Y serons-nous libres… ? Nos nouveaux pilotes sont honnêtes, mais aucun d’eux ne répond à cette question. Nous voilà à l’embouchure de la rivière ; voilà le fort, les cases, le port, les bateaux rangés et ancrés sur le rivage… Voilà Cayenne. Il est cinq heures et demie : nous voilà donc au port le pied sur la grève ; nous sommes à 1 500 lieues de Rochefort, à 1 632 de Paris ; quelle réception allons-nous avoir après 45 jours de traversée, trois mois d’embarquement et 3 325 lieues de route ?