Voyage à Temboctou et à Jenné/01

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VOYAGE À TEMBOCTOU ET À JENNÉ, etc.,
PAR M. RÉNÉ CAILLIÉ ;
DÉDIÉ AU ROI[1].


Les détails d’un voyage qui a eu pour terme l’arrivée de celui qui l’a entrepris à la ville de Temboctou, objet de tant de recherches et de conjectures, sont faits pour exciter au plus haut point l’intérêt de tous les lecteurs. En effet, toutes les nations de l’Europe ont, depuis longues années, montré un égal empressement à éclaircir tous les doutes qui existent sur les contrées mystérieuses du centre de l’Afrique, et à se procurer surtout quelques notions sur le cours du Niger et sur les mœurs des habitans de ses rives. Aussi, nous trouvons-nous heureux de pouvoir entretenir nos lecteurs du voyage de M. Caillé, au moment même où il est livré à la curiosité publique.

René Caillié, né à Mauzé (département des Deux-Sèvres) en 1800, fut dès ses plus jeunes années doué de cette ardeur, de cet enthousiasme indispensables aux entreprises de voyages périlleux, et qui le portèrent à choisir l’Afrique pour théâtre de ses aventureuses excursions. À peine âgé de seize ans, il s’embarqua sur le brick la Loire, qui, étant parti de conserve avec la Méduse, ne partagea pas le funeste sort de cette frégate, et aborda heureusement à Saint-Louis. Notre auteur projetait de se joindre à l’expédition du major Gray. Mais des circonstances imprévues le forcèrent à retourner en France, et ce ne fut qu’en 1818 qu’il repartit pour le Sénégal, où il s’attacha à M. Adrien Partarrieu, envoyé par le major Gray pour acheter à Saint-Louis les objets qu’avait demandés le roi de Bondou, et qui se disposait à rejoindre l’expédition. Avec cette caravane composée de soixante ou soixante et dix hommes, tant blancs que nègres, et de trente-deux chameaux richement chargés, il partit, le 6 février 1819, d’un village du royaume de Cayor, non loin du Sénégal, et traversa le pays des Yolofs, celui des Foulahs et le royaume de Bondou. Les fatigues de ce voyage encouragèrent et préparèrent M. Caillié à celles qu’il devait supporter plus tard pour arriver à Temboctou.

En 1824, il partit de nouveau de Saint-Louis, et se rendit chez les Bracknas[2], où il se familiarisa avec les mœurs et les usages des Maures. Plus tard il se rendit aux établissemens anglais de la Gambie. Cette partie de son voyage contient des détails extrêmement curieux sur les Nalous, les Landamas, et les Bagos. Mais nous croyons devoir accorder la préférence à ce que dit M. Caillié des régions moins connues où il pénétra postérieurement.

« Dans l’impossibilité où j’étais, dit-il, d’obtenir le moindre secours pour mon voyage, je me déterminai à l’entreprendre à mes frais. J’espérais qu’à mon retour le gouvernement français, toujours juste appréciateur des entreprises qui exigent du courage, récompenserait le service que j’aurais rendu aux sciences géographiques, en faisant connaître les nouvelles contrées que j’allais visiter[3].

« Encouragé par cette idée, je disposai de mes économies pour acheter du papier, des verroteries et autres articles. Pendant mon séjour à Freetown, capitale de la colonie de Sierra-Leone, j’avais fait la connaissance de quelques Mandingues et Seracolets. Ceux-ci, qu’on appelle aussi Sarakolais, sont une corporation de marchands voyageurs en Afrique, et que, par erreur on prend quelquefois pour une nation. Je profitai de la confiance que je leur avais inspirée, pour me procurer des renseignemens sur un pays que je me proposais de visiter. Pour m’assurer de leurs bons offices, je leur fis présent de quelques bagatelles, et, un jour, je leur dis avec un air de mystère, et en grand secret, que j’étais né en Égypte, de parens arabes ; que, dans mon enfance, j’avais été transporté en France par des soldats appartenant à l’armée d’occupation, et que dans la suite, conduit au Sénégal par mon maître, j’en avais reçu la liberté en récompense de mes services. J’ajoutai que me voyant libre, je désirais retourner en Égypte pour y chercher mes parens et rentrer dans la religion de Mahomet. »

Sous cet ingénieux prétexte, M. Caillié effectua son départ le 19 avril 1827, en côtoyant le Rio-Nunez, accompagné par cinq Mandingues libres, trois esclaves, un porteur Foulah, un guide et sa femme. À cette troupe se joignirent pendant la route quelques Foulahs. Voici quelques passages de cette partie du voyage.

« Les Foulahs, dit l’auteur, se rendent à Bouré pour s’y procurer de l’or qu’ils échangent sur la côte contre des fusils, de la poudre à canon, des verroteries et autres articles avec lesquels ils achètent des esclaves. Ces peuples sont belliqueux et aiment passionnément leur patrie. Tous, sans exception, vont à la guerre, et il ne reste dans les villages que les vieillards et les femmes. Quelques-uns portent des fusils et des sabres, mais les armes le plus généralement usitées sont l’arc et la lance. Ils ont un poignard à lame droite et sortant des fabriques du pays. Ils portent un coussabe et des culottes d’étoffe blanche, un pagne, des sandales et un bonnet rouge. Ils tressent leurs cheveux et les graissent avec du beurre. Un foulah sort rarement sans avoir plusieurs lances à la main. Je remarquai qu’ils sont extrêmement propres. Ils se lavent souvent tout le corps, et toujours avec de l’eau tiède.

« Ils prisent beaucoup, mais ne fument pas, et préfèrent le tabac acheté dans nos établissemens à celui qui vient dans leur pays. Les femmes sont vives, jolies et d’un heureux caractère. Elles nétoient leurs dents avec du tabac à priser. Leur costume est simple et toujours très-propre. Comme tout le reste de leur sexe, dans l’intérieur de l’Afrique, elles sont entièrement soumises aux volontés de leurs maris, avec lesquels elles ne prennent aucune liberté, et qui ne sont, au fait, que leurs maîtres et seigneurs. Je puis dire, du reste, que je n’ai jamais vu un seul mari battre sa femme. Ainsi que les Mandingues, les Foulahs peuvent avoir quatre femmes, le Koran ne leur permettant pas d’en prendre un plus grand nombre, privilége, d’ailleurs, dont les riches seuls profitent : car les pauvres n’en ont jamais plus de deux. Ces femmes cultivent un petit jardin attenant à leurs huttes ; elles ont des endroits séparés pour dormir et pour prendre leur repas, et mangent très-rarement ensemble. Elles font à tour de rôle la cuisine du mari, qui leur donne à chacune une vache dont elles tirent le lait matin et soir. »

Le 30 mai, M. Caillié se réunit à une caravane de marchands, et le 11 juin il arriva à Couroussa, village d’Amana, sur la rive gauche du Dhioliba, (Joliba ou Niger). Laissons-le parler lui-même.

« La fièvre m’avait quitté, et je n’éprouvais plus qu’un violent mal de tête. Je me hâtai d’aller voir le Dhioliba qui, depuis long-temps, était l’objet de ma curiosité. Je remarquai qu’il coule dans la direction du sud-ouest-quart-sud à l’est-nord-est, pendant quelques milles, après quoi il tourne à l’est directement. Un peu au nord du village, est un banc de sable, près de la rive gauche. Je m’assis un instant pour regarder cette rivière mystérieuse sur laquelle les géographes européens ont cherché pendant si long-temps à se procurer des renseignemens. À côté de la rive gauche, en tirant vers le nord, sont des collines de cent, cent cinquante et deux cents pieds d’élévation, couvertes de jeunes arbres, et dont le sol rougeâtre me parut de même nature que celui de Sierra-Léoné. Le courant de la rivière pouvait avoir une rapidité de deux milles et demi ou trois milles à l’heure, et sa profondeur était en ce moment de neuf pieds, ce que je calculai d’après les bâtons dont on se servait pour faire avancer le bateau. La rive droite est plus basse que la gauche, sur laquelle est situé le village, à une élévation de l’eau d’un vingtième de mille environ.

« Les habitants de ce pays font une grande consommation de tabac à priser, mais ils ne le prennent pas comme nous avec les doigts. Quelques-uns font usage d’un pinceau, et d’autres d’une petite cuiller en fer. Les nègres me dirent que la rivière commence à déborder en juillet, et qu’alors ils vont en canots à plus de trois milles dans la plaine… Couroussa est un joli village entouré par une muraille en terre, de dix à douze pieds de hauteur et de huit à dix pouces d’épaisseur. Il a une population de cinq cents ames environ. Des milliers d’hirondelles de la même espèce que celles d’Europe, et qui avaient bâti leurs nids dans le mur d’enceinte, se trouvaient réunies sur les arbres d’alentour, d’où je conclus qu’elles se disposaient au départ. On entre à Couroussa par plusieurs ouvertures basses et étroites que ferme une planche épaisse formée par un seul tronc d’arbre. Le village, ombragé par des baobabs, est le plus considérable de ceux qui se trouvent aux environs, près des bords du Dhioliba, et qui sont au nombre de cinq. Ce pays s’appelle Amana, et les habitans Dhialonkés[4]. Ils ne voyagent pas, mais s’occupent paisiblement de la culture de leurs champs que fertilisent les débordemens de la rivière. La pêche est encore pour eux une ressource très-étendue ; ils la font avec des hameçons que les voyageurs leur vendent, et avec la fouène, espèce de trident à manche de bois, dont ils se servent avec beaucoup d’adresse. J’ai vu une espèce de poisson assez semblable à la carpe, qu’ils sèchent et fument pour le vendre à leurs voisins et aux voyageurs qui traversent le pays. Bouré se trouve à cinq journées en descendant la rivière en pirogue. C’est un pays montagneux contenant plusieurs mines d’or très-riches s’il faut s’en rapporter au récit que me firent les habitans.

« Accompagné par mon guide, j’allai faire une visite au chef qui est, à ce qu’on m’assura, un guerrier redouté de ses voisins. Nous le trouvâmes seul dans sa hutte que décoraient des arcs, des carquois, et des dards appendus aux murs. Il nous fit asseoir sur une peau de bœuf. Comme on peut le croire, il fut question de moi, et il promit que je traverserais la rivière le lendemain. Les voyageurs sont passés par ses esclaves, et dans cette circonstance, on lui paie un droit en marchandises d’Europe, telles que poudre à canon, tabac, couteaux, ciseaux, etc. Il me dit que, vu ma qualité de chérif, il me permettrait de passer sans payer de droit. Ce chef, d’une physionomie douce et même agréable, avait environ cinquante ans.

« La nourriture ordinaire des habitans, est du riz à l’eau, sans sel, avec une sauce de poisson sec pilé. Ils mangent aussi du poisson frais. Ils cueillent des fruits de cès dont ils obtiennent une espèce de beurre ; j’en vis plusieurs tas exposés à la pluie, et qui commençaient à germer.

« Le 13 juin, nous passâmes la rivière dans des canots de vingt-cinq pieds de long et de trois de large, où les Séracolets eurent assez de peine à faire entrer leurs ânes. Aussitôt qu’ils eurent touché le bord opposé, ils en témoignèrent leur allégresse en tirant plusieurs coups de fusil. Je demeurai toute la matinée exposé au soleil, car les bords de la rivière sont tellement nus que je n’y vis qu’un seul arbre. C’était un bombax énorme, mais sous l’ombre duquel tant de monde s’était réuni, qu’il me fut impossible d’y trouver place. Plusieurs filles et femmes entièrement nues se baignaient dans la rivière et paraissaient fort peu s’inquiéter de la présence et des regards des hommes. Après avoir fini leurs ablutions elles retournèrent au village avec des pagnes à la ceinture et des calebasses sur la tête. Il n’y avait que quatre pirogues pour transporter de deux cent cinquante à trois cents personnes ; aussi ce ne fut pas avant onze heures que nous fûmes tous parvenus à l’autre bord avec nos bagages. Nous nous dirigeâmes au sud-est. La chaleur qui était extrême m’avait donné un violent mal de tête, et j’ouvris mon parasol pour me garantir de l’ardeur du soleil. Après avoir traversé Sambarala, village situé sur la rivière, nous continuâmes notre trajet sur un terrain sablonneux, couvert d’une végétation vigoureuse, et entre autres arbres, de tamariniers. À trois heures environ, nous arrivâmes à Counancodo où je trouvai de beaux orangers. Nous avions fait neuf milles dans la journée.

Pendant ce long voyage, M. Caillié eut occasion de voir plusieurs écoles de jeunes nègres.

» La méthode d’enseignement adoptée par les musulmans de l’intérieur de l’Afrique consiste à écrire sur de petites planches, des versets du Coran que chantent les écoliers assis autour d’un grand feu. La leçon est écrite par le maître jusqu’à ce que les élèves soient assez avancés pour la tracer eux-mêmes. À Cambaya, cette espèce d’école publique est fort bien tenue, et fréquentée par les filles aussi bien que par les garçons. Mais en général, l’éducation des femmes est extrêmement négligée. On pense qu’il leur suffit de connaître les premiers versets du Coran. Les garçons, au contraire, doivent le savoir entièrement par cœur ; après quoi un maître plus habile leur en explique les passages les plus difficiles. Les élèves, sont en quelque manière, les domestiques du professeur ; ils vont chercher son bois et son eau, cultivent son champ et font sa récolte. Les parens lui font quelques petits présens en tabac et en grains pour ensemencer son jardin…

» On m’apporta un petit enfant blanc dont le père et la mère étaient noirs. La mère le plaça dans mes bras, et je pus l’examiner tout à mon aise. Il avait environ dix-huit ou vingt mois. Ses cheveux étaient blancs et crépus ; ses sourcils et ses paupières couleur de lin clair. Le front, le nez, les joues et le menton étaient légèrement colorés de rouge, le reste de la peau d’un blanc mat, les yeux d’un bleu clair, mais la pupille rouge de feu. Je crus m’apercevoir qu’il avait la vue faible, et je voulus le faire regarder en haut, en attirant son attention sur un objet que j’élevai à dessein. Mais il parut souffrir, cria et baissa la tête. Il poussait ses premières dents ; ses lèvres étaient un peu épaisses, et il avait beaucoup de la physionomie mandingue. Du reste, il paraissait en bonne santé. Les nègres n’ont pas de préventions contre une peau blanche, qu’ils regardent seulement comme une infirmité. On m’assura que les enfans qui proviennent de cette espèce, qu’on appelle Albinos, sont noirs.

… » J’allai au village voir construire un tambour dont on se sert à la guerre. Vingt Mandingues travaillaient à cet instrument consistant en une grande caisse formée d’un seul tronc d’arbre de trois pieds de circonférence, de six à huit pouces d’épaisseur, et recouverte par une peau de bœuf non tanée. On avait collé sur les parois intérieures plusieurs morceaux de papier avec des caractères arabes. C’étaient autant de talismans préservateurs contre l’attaque des ennemis. Un jour entier fut consacré à cet ouvrage considéré comme un amusement. »

Du Fouta-Dhialon notre auteur se rendit à Kankan.

« Le Fouta-Dhialon est gouverné par un almamy que nomment les chefs du pays qui ont le droit de le déposer s’il n’administre pas convenablement. Le gouvernement est théocratique. Les Foulahs du Fouta sont en général grands et bien faits. Leur peau est marron clair, mais un peu plus foncée que celle des Foulahs nomades. Ils ont les cheveux frisés comme ceux des nègres, le front assez haut, les yeux grands, le nez aquilin, les lèvres minces, et la figure légèrement allongée. Leur physionomie, en un mot, se rapproche beaucoup de celle de l’Européen. Ils sont tous musulmans, extrêmement fanatiques, et ont en horreur les chrétiens auxquels ils supposent l’intention de vouloir s’emparer des mines d’or situées à l’est du Fouta. C’est pour cela qu’ils prennent tant de précautions pour les empêcher de pénétrer dans cette partie du pays. Ils ne voyagent pas comme les Mandingues, mais aiment à rester paisiblement chez eux, et à administrer leurs esclaves qui forment une grande partie de leur richesse. Ils sont jaloux et envieux, et soumettent à des exactions rigoureuses les marchands étrangers qui traversent leur pays. Cependant, généreux et hospitaliers entre eux, ils se secourent mutuellement, et ce serait en vain qu’on chercherait un mendiant dans le pays. Ils cultivent dans leurs montagnes, le riz, le maïs, le millet et le coton. Ils portent à Kakondy des peaux, du riz et de la cire qu’ils échangent contre du sel avec lequel ils se procurent ensuite des étoffes à Kankan et à Sambatikila.

…» Le marché de Kankan est toujours fourni de marchandises européennes, apportées par les marchands mandingues, telles que fusils, poudre, calicots imprimés, guinées bleues et blanches, ambre, corail, grains de verre et quincaillerie. J’y ai vu aussi de la poterie fabriquée sur les lieux, de la volaille, des moutons, des chevaux et des bœufs vendus par les habitans des contrées environnantes. Je remarquai que quelques-uns de ces marchands avaient de l’or, auquel ils attachaient le plus grand prix, et qu’ils n’échangeaient que contre les articles de la plus haute valeur. Tous portaient une petite balance faite dans le pays. Les graines d’un arbre dont j’ai oublié le nom servent de poids. Elles sont noires et assez lourdes. Un morceau d’or, dont le poids est égal à deux de ces graines, vaut six francs. Mon guide me dit en grand secret, que les marchands qui ont de l’or, le cachent dans des grigris couverts d’une peau tannée, et qu’ils suspendent à leur cou avec une courroie de cuir.

» Le 5 juillet, j’assistai à la fête du Salam, célébrée avec beaucoup de pompe, par tous les musulmans, et qui eut lieu dans une grande plaine. En traversant les rues, je vis plusieurs vieillards portant de petits manteaux rouges, bordés en coton jaune, pour imiter un gallon d’or. Ils s’avançaient en chantant : Allah akbar, la illa il-Allah[5], cris répétés par la foule qui s’accroissait à chaque instant sur leurs pas. Ils tenaient des lances à leur main droite, et portaient des bonnets rouges. En arrivant dans la plaine, j’aperçus une grande variété de costumes. Celui du pays dominait, mais quelques individus portaient des uniformes rouges anglais, qu’ils s’étaient procurés à Sierra-Léoné ou à Gambie ; d’autres avaient des chapeaux et des habillemens européens, de diverses formes et couleurs, et on devinait aisément que tous les haillons qu’on avait pu se procurer avaient été employés pour la célébration de ce grand jour. Tous les hommes étaient armés de fusils, d’arcs et de lances, qu’ils déposèrent à terre pendant la prière. Les vieillards arrivèrent bientôt et furent suivis par le chef à cheval, avec une escorte de trois cents Mandingues rangés sur deux files à ses côtés, et armés de fusils. On portait devant lui un pavillon de taffetas rouge.

» L’Almami, chef spirituel, suivait Mamadi Sanici premier magistrat de la ville. Ils étaient l’un et l’autre escortés par une garde portant des drapeaux de soie blanche, avec un cœur de soie rose, dans le centre. Mamadi Sanici était vêtu simplement, mais avec beaucoup de propreté. Le costume de l’almami, au contraire, était extrêmement riche. Il portait un manteau écarlate, bordé d’un large gallon et d’une frange en or, que lui avait donnés le major Peddie, pendant son séjour à Kakondy. Tout l’orchestre de la fête se composait de deux gros tambours exactement semblables à celui de Cambaya que j’ai décrit plus haut. L’almami récita les prières avec une ferveur qui, jointe à l’aspect d’une aussi grande foule réunie pour se livrer aux exercices de son culte, donnait à cet ensemble un caractère imposant et majestueux.

… » Le 21 juillet à neuf heures du matin, nous continuâmes notre route et traversâmes un ruisseau sur le pont le plus incommode que j’aie vu de ma vie. C’était tout simplement un arbre renversé et dont les branches touchaient à l’eau. Aussi mes compagnons, chargés de paquets, chancelaient à chaque instant. Cependant nous n’éprouvâmes aucune mésaventure. À deux heures de l’après-midi, nous fîmes halte à Sigala, village où réside le prince de Ouassoulo, auquel mon guide me présenta. Un homme que nous avions envoyé pour nous annoncer, vint nous dire qu’il nous était permis d’entrer dans la hutte, où nous trouvâmes le chef couché à côté de son chien. D’après son invitation, nous prîmes place sur sa peau de bœuf, et mon guide lui dit qu’après avoir été fait prisonnier par les chrétiens, je retournais dans mon pays, que j’avais été bien reçu dans tout le Fouta, et que le prince de Kankan me recommandait à ses soins. Baramisa parut très-bien disposé en ma faveur, et adressa sur mon sujet plusieurs questions à Arafamba, qui lui dit que sans le connaître, je m’étais beaucoup informé de lui, ce qui parut le flatter extrêmement. Je vis dans sa hutte une théière en étain, un plat en cuivre et plusieurs autres ustensiles du même métal. Leur forme antique me fit présumer qu’ils étaient de fabrique portugaise. Baramisa portait à l’oreille gauche une grande boucle en or, et n’en avait pas à la droite. Il y avait épars dans sa hutte, des arcs, des carquois, des flèches, des lances, deux selles et un grand chapeau de paille. Je n’y vis pas de fusils. Après notre visite qui fut courte, nous retournâmes à la hutte qui nous avait été assignée, où bientôt après le prince nous envoya une calebasse de lait et de déguet qu’il me priait d’accepter. Il me fit demander de nouveau, et cette fois nous le trouvâmes dans son écurie, assis sur une peau de bœuf, auprès d’un superbe cheval. Il distribua en notre présence, à quelques-unes de ses femmes, des ignames qu’il venait de cueillir. Ce prince passe pour être fort riche en or et en esclaves. Ses femmes, en très-grand nombre, occupent des huttes séparées, dont la réunion forme un village. Avant d’arriver à sa résidence, on traverse plusieurs cours entourées de murailles en terre et fort proprement tenues. Son logis, aussi simple que ceux de ses sujets, est formé par quelques huttes de forme ronde, construites en terre, couvertes en chaume, et assez semblables à des pigeonniers. Les alentours de ce petit village sont bien cultivés et couverts de pistachiers, de riz, d’ignames, de maïs et d’une foule d’autres végétaux utiles et productifs. C’est là que je vis pour la première fois, depuis que j’avais quitté le littoral de la mer, quelques échantillons du rhamnus lotus dont parle Mungo-Park. Toute la soirée fut pluvieuse, et l’air humide et froid. »

Nous venons de suivre le voyageur depuis Sierra-Léone jusqu’au Niger et à Kankan. La contrée comprise entre le pays de Ouassoulo et Jenné, ayant été décrite presqu’en totalité par Mungo-Park et par d’autres voyageurs, nous rejoindrons M. Caillié à Jenné, ville importante, située sur un affluent du fleuve, où il arriva le 11 mars 1828. Elle est habitée par des Mandingues, des Foulahs, des Bambaras et des Maures, et renferme une population de huit à dix milles ames. Jadis indépendante, elle appartient maintenant à un royaume gouverné par un nommé Ségo-Ahmadou, foulah et musulman fanatique. Cette ville, où se fait un trafic considérable de marchandises indigènes et européennes, a des relations avec Temboctou par le moyen de barques et bâtimens qui jaugent de soixante-dix à quatre-vingt tonneaux, et qui descendent le Dhioliba jusqu’à Cabra, port de cette ville. M. Caillié s’embarqua, le 23 mars 1828, sur un de ces bâtimens pour exécuter le grand projet qui était le but de son voyage. La direction générale de la rivière semblait être le nord-est, et les rives sont couvertes de villages populeux.

« Vers deux heures, dit-il, nous arrivâmes sur les bords du majestueux Dhioliba qui coule lentement de l’ouest-nord-ouest. En cet endroit, le fleuve est très-profond, et à peu près trois fois aussi large que la Seine au pont-neuf à Paris. Ses rives sont basses et très-découvertes. La distance de Jenné à cette rivière est, je présume, d’environ dix milles. Après avoir coulé deux milles au midi, elle tourne au nord-nord-est. À quatre heures, nous arrivâmes à Cougalia ; nous avions fait, aidés par le courant, au moins deux milles à l’heure. »

Le 24 mars, le canot aborda à Couna, village habité par des Foulahs, où l’on trouva d’autres barques se rendant à Temboctou. Les voyageurs montèrent une grande pirogue chargée des productions de la contrée.

« Le rivage était couvert par une foule d’individus occupés à différens travaux, et qui avaient dressé des tentes pour se préserver de la chaleur. Les nègres nous offraient leurs marchandises à acheter, et je me croyais transporté à un marché des rives du Sénégal. Le village, situé sur une petite éminence, est ombragé par quelques ronciers et un mimosa. La chaleur était suffocante…

» Le 31 mars, à six heures du matin, nous prîmes la direction du nord ; à sept, nous dépassâmes le village de Corocoïla, situé sur la rive droite, et qui a une population de cinq à six cents habitans, presque tous Foulahs. Dans tous les villages placés au bord de la rivière, on parle le kissour. C’est la même langue qu’à Temboctou et à Jenné. On y parle également le foulah. D’innombrables troupeaux de bœufs se montraient sur les rives du fleuve : à dix heures, nous nous trouvions à deux milles au nord de Cobi. Entre ce petit village et Corocoïla, est une jolie île d’environ deux milles de circonférence, couverte de la plus riche végétation, et que je fus fort étonné de trouver inhabitée. Dans la soirée, nous fîmes trois milles vers le nord, pour atteindre Cona, le premier village du pays de Banan, que les nègres appellent Banan-Dougou (terre de Banan). Cona a environ huit cents habitans tous nègres, et est placé sur la droite de la rivière dont les bords en cet endroit sont marécageux. L’équipage de notre bâtiment acheta de la poterie et des cuirs de bœufs qui servent pour les emballages. Les habitans nous apportèrent du lait, des giraumons et autres articles. Je vis en cet endroit deux Maures d’Adrar, propriétaires d’une grande pirogue jaugeant au moins quatre-vingts tonneaux. Ils allaient vendre à Temboctou des marchandises qu’ils avaient achetées à Jenné, et suivaient à quelque distance, dans un petit canot, leur grande barque encombrée de marchandises…

» Le pays de Banan, situé sur la rive droite du Dhioliba, s’étend considérablement à l’est. Les habitans, tous musulmans, construisent des canots pour se rendre à Temboctou et à Jenné, employant exclusivement leurs nombreux esclaves à la culture des champs. Ils sont très-industrieux, et fabriquent des étoffes de coton qu’ils vendent aux habitans des villes et des villages environnans. Le cotonnier réussit à merveille dans leurs pays. Il ne sortent jamais de leur hutte, sans avoir à la main un arc et des javelots. Leurs cheveux sont laineux, ils ont la peau très-noire, ressemblent aux Mandingues et appartiennent à la même race, quoiqu’ils parlent un autre idiome. »

Le 2 avril, l’expédition arriva à un grand lac appelé Debo, divisé en parties par une langue de terre plate. Il se prolonge vers l’O. à perte de vue, et est environné de marais immenses. Les barques parcoururent pendant quinze milles la cave septentrionale. « On aperçoit, dit M. Caillié, la terre de tous les côtés, excepté à l’O. Lorsque nous fûmes arrivés au milieu de la première partie, trois des grands canots tirèrent des coups de fusil pour saluer ce lac majestueux, et les équipages crièrent de toute leur force, à plusieurs reprises : salam, salam ! Nous nous éloignâmes de la rive orientale et naviguâmes avec beaucoup de précaution. Le lac était calme et l’eau claire. Le courant était peu sensible à la surface. La profondeur de la partie où nous naviguions était de douze à treize pieds. Je ne pouvais revenir de ma surprise de voir au milieu des terres un aussi grand amas d’eau, dont l’aspect imprimait à l’ame un vif sentiment d’admiration. À cinq heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Gabibi, village habité par des pêcheurs. Depuis notre entrée dans le lac, nous avions gouverné au nord-est ; nous repartîmes bientôt, et pour la première fois, depuis que je m’étais éloigné des côtes, je vis le soleil à son coucher, se plonger dans une espèce d’océan. Nous longeâmes la rive dans la direction de l’ouest-nord-ouest. À onze heures du soir, à peu près, nous nous trouvions devant Didhiover, grand village habité par des Foulahs qui, comme les Foulahs pasteurs, n’ont que des hutes de paille. »

L’existence de cette mer dans l’intérieur des terres est extrêmement remarquable, et vient à l’appui de l’opinion de ceux qui pensent que le Niger se perd dans de vastes lacs.

Plus loin, la petite flotte aperçut les rives habitées par la tribu des Sourgous ou Touariks, qui sont la terreur de tout ce qui les entoure, et se font redouter dans ces contrées comme les Felatahs dans l’ouest. Le 19 avril, le voyageur arriva à un endroit où la rivière se divise en deux branches. « La principale, large de trois quarts de mille, coule doucement à l’est-sud-est. La direction de l’autre est à l’est quart N.E. ; elle est profonde et a une largeur de trente cinq à quarante pas. À une heure après midi, nous arrivâmes au port de Cabra. Je montai sur le pont, et ne pus découvrir de toutes parts que de vastes marécages couverts d’oiseaux aquatiques. Ce bras de la rivière est très-étroit, et le courant y est plus fort que dans le plus large. Je pense, avec quelque raison peut-être, qu’il rejoint le Dhioliba à peu de distance ; car en cet endroit, la branche que nous suivions incline à l’est. S’il en est ainsi, la rivière forme une grande île marécageuse qui doit être couverte pendant les inondations. À travers ces immenses marécages, on découvre le village ou la petite ville de Cabra, située sur une éminence qui la met à l’abri de l’inondation. On me dit que dans la saison des pluies, ces marais se couvrent de dix pieds d’eau, ce qui me semble une hauteur bien étonnante pour une aussi vaste étendue. On ajoutait qu’alors de grandes pirogues jettent l’ancre devant Cabra. Un petit canal conduit jusqu’au village ; mais de faibles barques peuvent seules entrer dans le port. Si ce canal était nettoyé des herbes et des nénuphars qui l’obstruent, des barques portant vingt-cinq tonneaux pourraient y passer dans toutes les saisons ; mais c’est là un travail au-dessus de la capacité et de l’énergie des nègres. Vers les trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Cabra, située à trois milles au nord du gand port. En y entrant je remarquai plusieurs hutes en paille semblables à celles des Foulahs, et habitées par des esclaves marchands. Auprès des huttes étaient des tas de fruits de nénuphar, nourriture des esclaves et des classes peu fortunées. Les maisons de Cabra construites en terre, avec des toits en terrasse, n’ont qu’un rez-de-chaussée et ne sont guère que de chétives cabanes, attendu que les habitans les plus riches vont se fixer à Temboctou, centre du commerce. La population de cette petite ville qui est d’environ douze cents individus est presque entièrement occupée à débarquer les marchandises qui viennent de Jenné, et à les porter à Temboctou. On se sert pour ce transport d’ânes et de chameaux. La ville a une petite mosquée avec une tour ou minaret. À la partie occidentale, on voit quelques échantillons du balanites œgyptiaca et de petits jardins où l’on cultive du tabac qui ne parvient pas à plus de six ou sept pouces de hauteur. »

Tout ce que M. Caillié raconte de Temboctou est d’un si haut intérêt et diffère tellement de tous les documens que nous possédions jusqu’à présent sur le même sujet, que nous croyons devoir réserver pour un article particulier les citations que nous pourrions faire de cette partie de son récit. Nous en extrairons cependant la mort de l’infortuné major Laing.

« Je consacrai le reste de mon séjour à Temboctou, à me procurer des renseignemens sur la mort du major Laing que j’avais apprise à Jenné, et qui me fut confirmée à Temboctou par ceux auprès de qui je m’en informai. Je sus que quelques jours avant d’arriver à la ville, la caravane à laquelle le major appartenait, avait été arrêtée par des Touariks, ou selon d’autres, par les Berbiches, tribu nomade des bords du Dhioliba. Lorsqu’on reconnut que Laing était chrétien, il fut cruellement battu par ses agresseurs qui le laissèrent pour mort. Les Maures appartenant à la caravane le relevèrent, et parvinrent à le ranimer. Ils le placèrent ensuite sur un chameau ; mais il était si faible, qu’ils furent obligés de l’y attacher.

» Arrivé à Temboctou, le major pansa ses blessures avec un onguent qu’il avait apporté d’Angleterre. Sa convalescence, quoique lente, fut heureuse, grâce aux secours que lui valurent les lettres qu’il avait apportées de Tripoli, et surtout aux soins de son hôte tripolitain, à qui il avait été recommandé. J’ai souvent vu ce dernier pendant mon séjour à Temboctou, et il m’a paru doué de sentimens bons et généreux. Il me dit que Laing n’avait jamais quitté son costume européen, et qu’il avouait hautement avoir été envoyé par le roi son maître, pour connaître Temboctou et les merveilles que cette ville renferme.

» Il paraît que le voyageur leva publiquement un plan de la ville. J’appris, de plus, qu’on l’avait tourmenté à différentes reprises pour lui faire dire : Il n’y a qu’un seul Dieu, et Mahomet est son prophète, et qu’il s’était obstiné à s’arrêter après ces mots : Il n’y a qu’un seul Dieu. Alors on l’appela cafir et infidèle, mais sans lui faire éprouver de mauvais traitemens, et lui laissant la liberté de penser et de prier à sa manière. Sidi-Abdallahi, à qui j’ai souvent demandé si le major avait été insulté, m’a toujours répondu négativement, ajoutant qu’ils auraient été bien fâchés de lui causer le moindre désagrément.

» Cette tolérance peut être attribuée au séjour que font à Temboctou des Maures de Tripoli, Alger et Maroc, qui, habitués à voir des chrétiens dans leur pays, sont moins susceptibles de blâmer nos usages et nos mœurs. Ainsi, Sidi-Abdallahi, qui venait de Tatta, ville voisine du cap Mogador, n’était point l’ennemi des chrétiens. On ne doit donc point s’étonner que le major pût librement parcourir la ville, et même entrer dans les mosquées. Après qu’il eut acquis des connaissances suffisantes sur Temboctou, il voulut à ce qu’il paraît visiter Cabra et Dhioliba. Mais s’il fut parti pendant le jour, il aurait couru les plus grands dangers de la part des Touariks qui résident continuellement autour de Temboctou, et dont il connaissait déjà les mœurs. Il se décida donc à partir de nuit. C’était agir sagement : car les Touariks ne pouvant l’atteindre dans la ville, devaient chercher à assouvir leur vengeance sur lui, s’ils pouvaient le tenir hors de l’enceinte de Temboctou.

« Profitant d’une nuit fort obscure, le major monta à cheval, et sans être suivi de personne, arriva sans danger à Cabra, et même, dit-on, sur les bords du Dhioliba. De retour à Temboctou, il témoigna le désir, au lieu de se rendre en Europe par le désert, de voyager par Jenné et Ségo, remontant le Dhioliba, pour arriver aux établissemens français du Sénégal ; mais à peine eut-il communiqué ce projet aux Foulahs établis sur les bords du Dhioliba, dont un grand nombre s’étaient rendus à Temboctou sur la nouvelle de l’arrivée d’un chrétien, qu’ils déclarèrent qu’un nasarah ne passerait jamais sur leur territoire, et que, s’il le tentait, il aurait lieu de s’en reprentir. S’apercevant de l’impossibilité de rien gagner sur l’esprit de ces fanatiques, le major choisit la route d’El-Araouan, espérant se réunir à une caravane de marchands maures, portant du sel à Sansanding. Mais hélas ! Après cinq jours de marche au nord de Temboctou, la caravane qu’il avait trouvée fut arrêtée par le cheïkh Hamet-Oul-Habib, vieillard fanatique, chef de la tribu de Zaouat, qui erre dans le désert du même nom. Hamet s’empara du major, sous prétexte qu’il était entré sur son territoire sans sa permission. Il voulut ensuite le contraindre à reconnaître Mahomet comme prophète, et à faire le salam. Laing se confiant à la protection du bacha de Tripoli, qui l’avait recommandé à tous les cheïkhs du désert, refusa d’obéir à Hamet, qui renouvela ses ordres avec plus de fermeté. Le major, inébranlable dans ses refus, préféra la mort à ce qui lui paraissait une lâcheté, et cette noble résolution enleva aux sciences et à sa patrie celui qui s’était dévoué à leur service. Un maure, que le chef des Zaouats avait chargé d’aller tuer le major, s’y refusa, en disant à son maître : « Tu exiges que j’égorge le premier chrétien qui est venu parmi nous et qui ne nous a fait aucun mal ; donne cette commission à un autre ou tue-le toi-même ; quant à moi je ne puis m’en charger. » Cette réponse suspendit pour un moment la fatale sentence, et l’on délibéra avec chaleur sur la vie ou la mort du malheureux Laing ; enfin la dernière fut résolue. Quelques esclaves noirs furent appelés et reçurent l’ordre d’exécuter le meurtre dont le maure n’avait pas voulu souiller ses mains. Un d’eux attacha immédiatement l’étoffe de son turban au cou de la victime, et l’étrangla en tirant un des bouts, tandis qu’un de ses complices tirait l’autre. Le corps fut abandonné dans le désert aux vautours et aux corbeaux, seuls êtres vivans qui habitent ces tristes régions.

« Dès l’instant où l’on eut découvert que Laing était chrétien, sa mort devenait cent fois préférable à un changement de religion, puisque, dans ce dernier cas, il eût dû renoncer pour toujours à revoir l’Europe ; son sort, s’il fut devenu musulman par force, eût été irrévocablement malheureux. Il eût été l’esclave de barbares sans miséricorde, qui l’auraient journellement exposé aux dangers particuliers à ces climats. En vain le bacha de Tripoli eût demandé sa libération ; à cette distance immense, le chef des Zaouats eût bravé ses menaces et gardé son prisonnier. La résolution du major Laing était donc à la fois un acte de fermeté et la preuve d’une grande prévoyance. À son départ pour El-Araouan, il avait porté avec lui quelques instrumens de mathématique et ses papiers, les Toariks l’ayant dépouillé de tout ce qu’il avait. » Ainsi le cheïkh Hamet gagna fort peu de chose au meurtre d’un voyageur anglais, et encore fut-il obligé de partager ce peu avec ceux dont il s’était servi pour exécuter ce crime. Un maure de Tafilet, appartenant à la caravane, eut pour sa part un sextant qu’on pourrait encore, m’a-t-on dit, trouver dans le pays ; quant aux papiers et journaux, ils furent répartis parmi les habitans du désert. Pendant mon séjour à Ghourland, village du Tafilet, je vis une boussole de poche, de fabrique anglaise ; personne ne put me dire d’où venait cet instrument, et je présumais qu’il avait appartenu à Laing. Sans les précautions que j’étais obligé de prendre sous mon costume arabe, j’aurais offert un prix bien élevé pour cet objet ; mais je me serais trahi moi-même si j’avais paru attacher la moindre valeur à un instrument dont j’étais censé ignorer l’usage. »

Le 4 mai 1828, M. Caillié partit de Temboctou avec une caravane, et traversa le désert de Sahara. « Le matin du 9, dit-il, avant le lever du soleil, les maures qui m’accompagnaient me montrèrent l’endroit où le major Laing avait été assassiné. Je reconnus, au même lieu, la place d’un camp, et je détournai les yeux avec horreur, versant en secret une larme, seul tribut que je pouvais rendre à la mémoire d’un voyageur dont aucun monument n’indiquera la tombe. Plusieurs maures de notre caravane, qui avaient été témoins de ce funeste événement, me dirent que Laing avait fort peu d’objets lorsqu’il fut arrêté par le cheïkh, et qu’il avait offert cinq cents piastres à un maure pour le conduire à Souyerah (Mogador), ce que celui-ci refusa pour je ne sais quel motif, n’ayant pas osé le demander. Ils me parlèrent aussi du sextant dont j’ai déjà fait mention…[6]

F…


  1. Paris, chez Mongie, boulevard des Italiens, No 10 ; 3 vol. in 8o. Atlas in-4o. Prix : 30 fr. Voir les Annonces
  2. Les Bracknas sont une nation maure qui habite au nord du Sénégal, et fait, avec les Européens, un assez grand commerce de gomme. Leur véritable nom est Berâknah.
  3. Nous consacrerons une notice spéciale dans une prochaine livraison, à l’examen des découvertes géographiques de M. Caillié, rapprochées de celles de ses devanciers. Nous donnerons aussi une carte que l’on termine en ce moment.
  4. Les Dhialonkés nommés par plusieurs voyageurs, paraissent être une grande nation qui occuperait toute la contrée arrosée par la partie supérieure du cours du Sénégal ou Ba-fing, et de celui du Dhioliba, ainsi que l’espace compris entre ces deux fleuves. On peut consulter, à cet égard, le voyage de M. Mollien, qui confirme aussi ce que M. Caillié rapporte quelques lignes plus bas, sur la richesse des mines de Bouré. « Le Kankan, dit-il, est un pays plat, habité par les Mandingues mahométans. Sur les frontières de cet empire se trouve le village de Bouré, qui possède dit-on, plus d’or que tout le Bondou et le Bambouck ensemble. On voit un grand nombre de Sérracolets dans le Kankan, contrée aussi importante par ses productions que par le commerce qu’elle fait avec Ségo et Temboctou, auxquelles elle fournit les richesses dont parlent les voyageurs arabes. »
  5. Dieu est grand : il n’y a de Dieu que Dieu.
  6. Litterary gazette.