Voyage à Tunis/02

La bibliothèque libre.
Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 11 (p. 17-32).
Seconde livraison


Une porte, à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.


(AFRIQUE DU NORD),

VOYAGE À TUNIS


PAR M. AMABLE CRAPELET[1].
1859. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




La Camilla.

J’ai reçu ce soir une lettre qui m’invite à me rendre à la résidence du consul général, la Camilla, à la Marsa. Je plie bagage ; je fixe avec soin sur du beau papier blanc mes premières aquarelles, et je me prépare à partir. Un cawas du consulat a ordre de m’accompagner. Ma valise est attachée sur la croupe de son cheval. J’endosse mon sac, mon parasol en travers, mêlé avec ma carabine, et nous voilà lancés sur la poétique route de Carthage.

Nous passons par des chemins creux à peine assez larges pour la place d’un cheval ; plus loin il faut abattre les feuilles grasses du figuier de Barbarie pour nous frayer un sentier, ou bien sauter par-dessus des charognes abandonnées peut-être à dessein en travers de la route par les Bédouins[2] campés à quelques milles du bois ; voisinage suspect et qui oblige à avoir toujours l’œil à droite et à gauche, et la main aux fontes.

Je ne veux pas dire de mal des indigènes et donner à Sa Hautesse le droit de m’accuser de calomnie, mais dans tous les pays du monde il y a des pillards, et ici, à l’entrée même des portes de Tunis, ils abondent. Ils cherchent à vous surprendre de quelque façon que ce soit ou envoient après vous leurs chiens.

Un soir je rentrais vers le coucher du soleil, j’étais seul ; je n’avais plus que vingt-cinq minutes pour arriver au pied des murailles, quand tout à coup, dans un endroit obscur, vingt chiens sont lancés aux jambes de mon cheval qui s’irrite, se cabre, écume, tourne sur lui-même ; je tire mon revolver de sa fonte, une balle traverse le ventre d’un des chiens ; je pique des deux et pars à fond de train. J’étais déjà loin de la scène, quand, me retournant, j’aperçois plusieurs Bédouins embusqués à quelque distance et criant comme si j’avais voulu les assassiner. C’était une interversion de rôles. Si j’étais tombé de cheval, c’eût été à moi de crier, et probablement en vain. Le lendemain, à sept heures du matin, retournant à la résidence du consul, je passai au même endroit mon fusil à la main ; mais je ne vis que le pauvre animal qui avait été déjà dévoré par ses camarades ; la tête seule était intacte, ses os étaient dispersés à droite et à gauche. Les Bédouins ne m’attendaient plus.

Cette digression a interrompu mon récit. Du reste mon voyage fut court et rapide. J’arrivai avant la nuit. La résidence la Camilla, à la Marsa, ancien port de Carthage, est charmante. On entre dans un immense jardin couvert de palmiers ; on suit une grande allée de sycomores, de grenadiers et de bananiers ; par une petite porte basse, décorée de fines arabesques, on est introduit dans un couloir ou une demi-teinte laisse entrevoir des inscriptions arabes peintes en bleu d’outremer, rehaussées d’or ; à l’extrémité on monte trois marches, et on a devant soi une grande cour pavée en marbre ; au milieu, un jet d’eau retombe gracieusement en rosée sur de belles plantes aquatiques qui plongent à demi dans une vasque octogone.

À Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Am. Crapelet.

La cour est ornée d’arbres de formes élégantes et variées ; le jasmin s’y mêle au grenadier ; des plantes grimpantes s’élèvent jusque sur la terrasse, et laissent pendre et profusion de belles fleurs et d’énormes graines.

À droite en entrant, un joli péristyle en marbre conduit à un grand vestibule ouvert, garni de niches ; des étagères aux brilantes couleurs rouges, noires, jaunes, etc., imitent des fleurs, des plantes et des mosquées. Un divan complète la décoration de ce vestibule. C’est là que, après le repas, on vient jouir de la fraîcheur. De chaque côté, s’ouvrent des portes garnies de tentures tissées dans le pays. Au fond, on aperçoit des panoplies et le grand salon, pavé de marbre, où un autre jet d’eau tombe dans une vasque de porphyre. Les murs sont peints ; des paysages orientaux égayent les angles. La maison n’a qu’un étage. Les plafonds sont soutenus par une corniche mauresque ; des poutres les traversent, elles sont peintes et dorées ; dans les intervalles, des panneaux aux couleurs éclatantes complètent la décoration.

La vie était heureuse à la Camilla, où je séjournai quelque temps. Dès six heures du matin j’étais à mon atelier : j’y travaillais jusqu’à dix heures. M. Léon Roches, dans ses moments de loisir, venait m’y tenir compagnie ; de la fenêtre nous admirions les effets merveilleux du paysage. Quelles douces matinées de printemps ! quelles splendides soirées d’été ! Puissent mes sincères regrets parvenir jusqu’à mes hôtes !… Allah ! Allah kerim ! (Dieu ! Dieu est grand !)


La Tunisie. — Division administrative. — La population. — Le gouvernement.

La Tunisie, ou régence de Tunis, est bornée au nord et à l’est par la Méditerranée, au sud-est par Tripoli, au sud par le Sahara, à l’ouest par l’Algérie. Sa surface est d’environ six mille lieues carrées. On suppose que le nombre de ses habitants n’est pas de plus de dix-huit cent mille[3].

Le territoire de la régence est divisé administrativement en califats et en deux parties à peu près égales, celle d’été et celle d’hiver. On les nomme ainsi, dit le docteur Franck, parce que le bey du camp, titre que l’on donne toujours à l’héritier présomptif du pouvoir[4], parcourt avec une armée en été l’une de ces parties, et en hiver l’autre, pour percevoir les impôts. Le quartier d’été comprend la partie qui s’étend au nord et au nord-ouest de la capitale jusqu’aux côtes qui dépendent de l’Algérie. Toute l’autre partie au midi forme le quartier d’hiver.

La race tunisienne est généralement belle. Les hommes sont d’une construction sèche ; il y en a peu d’infirmes ou de contrefaits. Leur vie sobre et tranquille les préserve de beaucoup de maladies qui sont communes en Europe.

Les femmes mauresques sont belles ; leur teint est très-animé ; leurs yeux sont grands, bien fendus, ont beaucoup d’expression. Elles ont presque toutes des cheveux d’un beau noir bleu ; elles les tressent et les laissent flotter sur leurs épaules. L’embonpoint est en Tunisie, comme dans la plupart des pays orientaux, une des conditions essentielles de la beauté. On assure que les Tunisiennes ont une recette assurée pour devenir grasses : c’est de manger de jeunes chiens.

Les femmes riches se couvrent d’ornements d’or et d’argent, de miroirs, de pierreries, de cassolettes, de chaînettes, de coraux. Les femmes pauvres ou arabes se chargent de verroteries et de bijoux de cuivre.

Les enfants, en naissant, ont le teint blanc comme en Europe, ou plutôt mat. L’ardeur du soleil leur donne peu à peu une teinte foncée qui, du reste, n’a rien de déplaisant.

Rue Sidi-Mahrès, à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Am. Crapelet.

La forme du gouvernement est celle d’une monarchie héréditaire.

Le bey est encore nominalement vassal du sultan de Constantinople. À l’avénement de chaque nouveau bey, le Grand Seigneur envoie le grand caftan d’honneur et un firman d’investiture. C’est le signe que le sultan n’a pas renoncé à tout droit sur les anciens États barbaresques. Les beys ne jugent pas nécessaire de repousser l’insinuation et feignent de la considérer comme n’ayant rapport qu’à l’autorité religieuse du chef des croyants. En réalité, depuis longtemps ce serait plutôt à la France que la Tunisie serait disposée à rendre hommage : elle a, en effet, tout à espérer de nos sympathies ou tout à craindre de notre mécontentement, surtout depuis que nous sommes en possession de l’Algérie. L’Angleterre a bien aussi la prétention d’exercer quelque influence sur la régence, mais elle est trop loin. De toutes les villes musulmanes, Tunis est peut-être celle où les Français sont le plus incontestablement placés par l’opinion des indigènes au-dessus des autres nations européennes.

Le pouvoir du bey, sauf les conséquences qui peuvent naître de la nouvelle constitution, est tout à fait absolu ou despotique. Il consulte son conseil ou le divan, mais il est toujours libre de ne suivre que sa volonté.


De la justice. — Les jugements du bey. — Les châtiments.

Parlons de la justice. C’est à ce point qu’il faut porter tout d’abord son regard lorsque l’on veut apprécier l’état de la civilisation chez un peuple, comme lorsqu’on veut connaître l’état de santé d’un homme on place le doigt sur le battement de son artère. Telle justice, telle civilisation.

Le bey est le premier magistrat du royaume. Ce fait est à lui seul une énormité. C’est le signe que la forme du gouvernement est arbitraire au suprême degré. Tous les pouvoirs sont confondus en un seul.

Le bey doit-il du moins juger d’après un code écrit ou en prenant conseil d’un tribunal ? Non. Il ne relève que de lui-même ; on voit d’ici les conséquences. Trois ou quatre fois chaque semaine, il monte sur son trône sous une tente splendide dressée vis-à-vis de son palais de la Marsa.

Un maître des cérémonies, le bach-amba-el-bey, crie que l’audience est ouverte.

Entre qui veut pour demander justice. Arrivez, pauvres plaideurs ; vous serez bien vite expédiés. Demandeur et défenseur, plaignant ou inculpé, vous parlerez tour à tour, peu de temps, car les affaires sont nombreuses, et immédiatement l’auguste magistrat décidera quel est celui de vous qui a tort ou raison.

Or, le plaideur qui au fond a en réalité le bon droit de son côté, peut être intimidé, bègue, maladroit, ou, ce qui est pis encore, il est peut-être (quoiqu’il ait mille fois raison) désagréable et repoussant de physionomie, brutal, insolent, tandis que son adversaire sera respectueux, adroit, bon logicien, maître de lui-même.

Le juge, de son côté, tout souverain qu’il soit, peut bien aussi être trop prompt à s’impressionner, peu clairvoyant, avoir la vue de l’esprit très-courte, un faux jugement, ou seulement être mal portant le jour de l’audience, ou indisposé par suite de difficultés politiques ou de querelles de ménage.

Notez qu’il ne s’agit de rien moins pour qui perd sa cause en quelques minutes que de ruine, de bastonnade, de galères, de mutilation, de strangulation, de pendaison ou de décapitation.

Et il y a cependant des Européens qui ont le courage de s’extasier devant cette justice patriarcale ! On cite les jugements de Louis IX, qui était un saint : on oublie de rappeler ceux de Louis XI, qui était un homme partial et cruel.

Café, à la Marsa. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

On ne manque pas d’anecdotes amusantes qui tendent à montrer que certains beys ont eu la sagesse de Sancho Pança dans son île de Barataria.

Un jour, un Maure traduit un citoyen de bonne réputation devant le bey (c’était Hamoudah-pacha). Il expose qu’il a perdu sa bourse, que cet individu l’a trouvée et la lui a rendue, mais qu’elle ne contenait plus que vingt sequins mahboubs (pièces d’or), tandis qu’au moment où elle était tombée à terre elle en contenait cent ; donc le prévenu a volé quatre-vingts sequins. Le bey paraît perplexe : il réfléchit. Enfin un éclair illumine sa glorieuse figure. Il demande la bourse, il fait apporter cent sequins ; il essaye de les glisser dans la bourse : elle n’en peut pas contenir même cinquante. Il engage le plaignant à essayer à son tour, et celui-ci n’ayant pas mieux réussi est convaincu par le bey d’avoir porté devant lui une accusation injuste. Quel Salomon !

Mais on cite aussi des exemples un peu différents. Une vache a été trouvée : deux Arabes s’en disputent la possession. Quel est celui qui l’ayant rencontrée a mis le premier la main sur elle ? Grave débat !

Cette fois le bey ne réfléchit pas longtemps. Il s’adjuge la vache, l’envoie à ses étables, et ajoute : « Que le véritable propriétaire vienne la chercher s’il lui plaît, mais il recevra cent coups de bâton en châtiment du peu de soin qu’il a pris de garder la bête. »

Une autre fois un marchand joaillier accuse un vieux domestique de lui avoir volé des bijoux. L’accusé se défend par des dénégations et des larmes. Le joaillier n’est guère en état de prouver son accusation. Voilà le souverain juge bien irrité. Il ordonne cinq cents coups de bastonnade à distribuer entre les deux parties. Le domestique avait déjà reçu cinquante coups de bâton, lorsque la fille du joaillier déclara qu’elle était seule coupable. Le joaillier en fut quitte pour faire un présent au bey.

Quand le bey se sent fatigué ou ennuyé, le bach-amba-el-bey crie « El afia ! (la paix), » et l’on se retire.

« Un tribunal d’Europe, dit M. Franck, aurait bien de la peine à examiner, dans un mois, autant de causes que le bey en termine dans une seule matinée. » Rendre la justice avec célérité, c’est fort bien, mais il faut que la justice soit juste !

Le pays ou l’on rend la justice de cette manière pourrait être le plus délicieux du monde, je n’irai pas y dresser ma tente.

Au sud de la régence et à l’extrême frontière, la petite ville de Nefta vit loin des agitations de la capitale, dans un nid odorant de citronniers et d’orangers, sous les frais ombrages de palmiers gigantesques. « Un joli petit lac, des eaux courantes, une végétation magnifique, des sites pittoresques et romanesques, font de Nefta, dit M. Dunant, une oasis délicieuse. Les habitants sont commerçants, fort doux, et d’une urbanité parfaite. »

Charmant tableau ! Mais une seule question, toute petite : « Qui rend la justice à Nefta ?

— C’est le cadi, ou, s’il est absent, le sebi-cadi.

— Tout seul, sans autres juges ?

— Sans doute.

— À merveille. Habite ce paradis terrestre qui voudra ! J’aimerais mieux le plus pauvre petit foyer dans les sables les plus arides de la Sologne, sous la protection des lois. »

On me dit qu’il y a un garde des sceaux à Tunis, le saheh-el-thaba ; mais, si je comprends bien, son office solennel consiste à tirer à lui, pendant une minute, un sceau toujours attaché à la personne du bey et à l’appuyer sur la cire d’un édit à promulguer.

Le tribunal, composé d’un seul cadi, a nom cherial-ennabi.

Le tribunal supérieur, composé de plusieurs cadis ou autres personnes, se nomme rebaïd-el-kabla.

On peut en appeler à la cour de cassation.

La cour de cassation, c’est ou le mufty ou le bey !

La vérité m’oblige à reconnaître que tous les Tunisiens sont égaux, ou à peu près, devant l’arbitraire des juges. Il n’y a de distinction que dans la manière dont l’on tue les condamnés.

Les Turcs ou Koulouglis ont le privilége d’être étranglés dans une des salles de la citadelle.

Les Maures, celui d’avoir la tête tranchée avec le sabre au Bardo. « Deux exécuteurs se placent, l’un à droite et l’autre à gauche du condamné qui a les yeux bandés. L’exécuteur qui est à droite le pique au bras avec la pointe d’une épée, ce qui fait vivement tourner la tête au patient, tandis que l’autre exécuteur profitant du moment où il a la tête inclinée sur l’épaule droite, la lui sépare du corps d’un seul coup de yatagan. » (Dunant.)

Les Marocains et les soldats kabyles ou zaouaouas, sont tout simplement pendus à la porte de Bab-el-Suec.

Les militaires sont fusillés.

Jusqu’en 1818 les Juifs étaient brûlés. Mais les Tunisiens prétendent que cela leur donnait la peste.

On a de même renoncé à noyer les femmes dans le lac, parce que le lac n’a pas assez de fond. On les transporte a l’île Kerkéna, dans le golfe de Gabès.

Au reste, la bastonnade, à Tunis, comme dans tous les pays dotés de ce genre de punition, est aussi une peine capitale selon la manière dont on veut bien l’appliquer. Les riches payent les bourreaux pour qu’ils ne frappent pas trop fort.

J’allais oublier que l’on peut être également condamné à avoir le bras ou le poignet coupé.

On raconte que, jadis, la main coupée était suspendue à l’aide d’une ficelle au cou du voleur mutilé, qu’on promenait ensuite assis à rebours sur un âne.

Enfin on envoie les petits voleurs aux galères (karaka), qui sont situées à la Goulette.

On ne connaît guère d’autres prisons que celles ou l’on enferme les prévenus avant leur jugement.


La Medjerdab. — Richesses naturelles de la Tunisie.

À quelques lieues de Tunis, on rencontre le plus important cours d’eau du royaume, la Medjerdab (Bagradas de l’antiquité). Ce fleuve, après avoir arrosé les vallées intérieures désignées sous le nom commun de Frygyah, de l’ouest-sud-ouest au nord-ouest de la régence, et s’être grossi de plusieurs affluents, entre autres le Soudjeras, le Oued-el-Boul, le Oued-ês-Serrat, passe près des ruines d’Utique où Caton le jeune se donna la mort, et se jette dans la mer au sud du lac de Porto-Farina. C’est près de ce fleuve que Régulus eut à combattre, dit-on, un serpent monstrueux. Est-ce une fable ? Qui sait ? Nous apprenons de jour en jour à être de moins en moins, à la fois, crédules ou incrédules ; notre science, à mesure qu’elle augmente, nous démontre avec plus d’évidence combien notre ignorance est encore grande : soyons circonspects.

Les bords de la Medjerdab sont très-pittoresques. J’ai traversé l’Oued-Medjerdab près des ruines d’un pont romain. Le fleuve est en grande partie ombragé sur les deux rives par des dattiers et des bananiers ; le figuier de Barbarie et les lauriers-rose avec leur cime colorée de carmen complètent la décoration. Les caravanes traversent assez fréquemment la Medjerdab sur plusieurs points. En remontant son cours on rencontre quelques îles couvertes de tamariniers. Son eau, où reflue la mer, est salée jusqu’à une grande distance de son embouchure.

Bords de la Medjerdab. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Dans cette partie du territoire le sable est tellement fin et souple, que les hommes et les animaux qui se risquent à la traverser sont en danger d’être engloutis.

C’est particulièrement vers les contrées voisines de la mer que l’on voit l’olivier croître en abondance.

On peut dire, sans aucune exagération, qu’il n’est point de sol plus libéral et plus riche que celui de la Tunisie. On y trouve réunies toutes les essences d’arbres, toutes les fleurs, tous les fruits du nord et du sud. Aujourd’hui le blé et l’huile en sont les principaux produits ; mais de combien ne s’en faut-il pas que cette terre généreuse soit exploitée comme elle pourrait l’être ? Le plus grand obstacle est dans l’ignorance et la superstition du peuple. Les derniers beys ont prouvé qu’ils comprenaient ce qu’il y avait à faire pour régénérer le pays ; mais leur intelligence est de beaucoup trop en avance sur celle de leurs sujets pour qu’on puisse espérer de longtemps des progrès bien sérieux.

Dans beaucoup de parties de la Tunisie, on trouve l’argent, le mercure, le plomb, le fer, le cuivre, le cristal de roche et même l’or.

Sur les bords de la Medjerdab, comme sur le lac de Tunis, les flamants (Phœnicopterus Ruber) abondent ; ils vivent en société ; quand ils prennent leur volée on dirait une petite république en voyage. C’est chose très-difficile de les approcher, et ce n’est qu’à une grande distance qu’on peut tirer sur eux. À deux cents mètres, avec une carabine Minié, j’ai enlevé la tête à deux de ces pauvres innocents qui ne bougeaient pas plus qu’une cible. Ils passent les nuits sur le bord de l’eau, et quand on les aperçoit le matin, à l’aurore, on croit voir un régiment bien aligné. Le jour, ils parcourent en bandes nombreuses les environs où s’abattent souvent des nuées de sauterelles.


Promenades. — L’allée de la Marine.

Vue de la route de Carthage, Tunis offre un charmant aspect. J’en ai joui souvent à l’ombre d’un café dont j’ai fait un dessin. Il s’appelle la Wina et est situé au bord du lac. Les flamants semblent autant de sentinelles qui gardent ce poétique endroit. Le patron vend du café, du tabac, et perçoit aussi quelques paras pour l’eau qu’il distribue aux voyageurs altérés par une longue route sous un soleil tropical. Je m’asseyais près des indigènes gravement occupés à humer leur moka tout en fumant le chibouck. La population européenne s’y donne souvent rendez-vous. Les femmes viennent aussi se promener de ce côté, mais assez rarement ; leur promenade favorite est la grande allée de la Marine, nouvellement construite par les soins du consul qui s’y fait bâtir un grand hôtel. On y rencontre des types admirables.

Nouvelle promenade de la Marine, à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Cette avenue aboutit au lac ; elle se termine à une sorte de promontoire sur lequel ont été construits des magasins pour les marchandises. C’est près de là que viennent débarquer les passagers arrivant de France ou d’Algérie, et qu’on dépose tous les ballots. Cinquante à soixante petites barques à voiles latines y sont ancrées. Le dimanche matin une foule d’indigènes, vêtus de costumes à mille nuances, viennent y faire scintiller leurs couleurs orientales sous l’éclat du soleil. Ce sont de toutes parts des cris de joie. On s’embarque, une légère brise se lève, et les voilà toute la journée, hommes, femmes et enfants, à danser, rire, jouer du tarabouch, unis comme en une seule famille et toujours disposés à partager leur modique repas avec le premier étranger venu. Quel tableau brillant et varié ! il n’y a que la palette de Ziem qui pourrait rendre toute cette poésie du soleil, ces vêtements rouges, roses, bleus, verts ou jaunes ; ce grésillement de la multitude, cette mer splendide avec ses myriades de cliquetis de lumières. C’était pour moi une distraction bienfaisante lorsque j’étais désœuvré ou que le spleen s’emparait de moi.


Mission. — Le village des Zaghouans. — La source. — Le temple.

Grâce à la bienveillance du consul, j’ai été chargé d’une mission qui me permet de pénétrer un peu plus avant dans le pays. Le bey m’envoie au village des Zaghouans et vers les célèbres montagnes du Djougar. C’est là que sont les sources principales qui alimentaient Carthage. Je dois y dessiner les ruines de deux temples anciens : le premier, le temple du Zaghouan, et le second, celui du Djougar.

M. Dubois, ingénieur, m’est adjoint. Nous allons en plein désert. Il m’est agréable d’avoir, en perspective, à retracer en aquarelle ces temples et les paysages qui les entourent. M. Dubois se rendra compte de la quantité d’eau qui peut couler des sources par minute, relèvera les courants, les conduits, et calculera la quantité de siphons nécessaires pour remplacer tout ce qu’il est impossible de relever des anciens aqueducs de Carthage.

Nous étions en juin et déjà les chaleurs menaçaient d’être accablantes. Trois amis, chasseurs passionnés, se joignirent à notre escorte.

Nous quittâmes Tunis à quatre heures du matin ; deux heures après nous fîmes une halte pour manger un morceau et nous rafraîchir ; puis nous entrâmes dans le désert.

Le souvenir de ce voyage sera toujours pour moi une émotion charmante. Souvent nous traversions des gués dont les bords étaient ombragés de lauriers-rose ; nous rencontrions des restes d’aqueducs en partie détruits, en partie admirablement conservés : ce sont des constructions formidables, et l’on a peine à s’expliquer comment les Barbares ont pu venir à bout de les détruire.

Aqueduc du Bardo. — Dessin de A. Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Le soleil était dévorant : il n’y avait d’ombre que sous les turbans. Cependant nous décidâmes que nous dînerions à cheval, tout en continuant notre route. Après avoir péniblement cheminé toute la journée parmi les pierres et les débris des rochers qui jonchaient le terrain, car nous avions à faire une longue course où aucun chemin n’est tracé, nous finîmes par gagner le haut du col. Je commandai halte pour reposer nos chevaux ; il était cinq heures du soir et l’air commençait à devenir un peu tolérable. Nous nous arrêtâmes un moment pour contempler les belles masses nuancées de toutes les couleurs que nous avions laissées derrière nous ; nous apercevions, comme si elles eussent été a côté de nous, les crêtes du mont Zaghouan dorées par les derniers rayons du soleil ; elles se détachaient sur un ciel d’azur. Leur aridité, leurs formes rudes, disloquées, d’une couleur impossible, laissent une impression ineffaçable. À la hauteur où nous étions, nous pouvions apercevoir les montagnes du Djougar, notre point d’arrêt.

À sept heures du soir, nous descendîmes dans le beau vallon où est située la ville de Zaghouan[5]. Là nous pouvions enfin respirer à l’aise ; partout de l’eau, de la fertilité. Après une heure de marche, nous entrâmes dans la ville par un beau crépuscule. Une ancienne porte romaine sert d’entrée [6]. Tous les habitants sont ameutés ; mais le cheik est prévenu de notre arrivée et il nous offre l’hospitalité la plus cordiale, aux frais du gouvernement, bien entendu.

Une grande chambre nous est réservée dans une dépendance de son soi-disant palais et nos chevaux sont conduits à l’écurie. Nous n’avons pas fait moins de dix-neuf heures de marche dans ce désert, et un bon dîner arrive très à propos pour nous délasser. On nous sert le kouskous, divers ragoûts fort bien accommodés, du mouton avec des châtaignes ou avec des haricots, selon les goûts, de beaux poissons, du café. On fume ensuite quelques chiboucks.

À onze heures je fais éteindre les feux, et quoique les divans fussent, hélas ! pleins de vermine, nous avons tous dormi comme des bienheureux.

Le lendemain dès quatre heures nous étions sur pied. À cinq heures nous arrivions près d’une des belles sources qui envoyaient leurs eaux à Carthage.

Un temple s’élève au-dessus de la source ; quelques profils de moulures parfaitement conservés montrent avec quel soin il avait été construit ; dans mon dessin, je me suis bien attaché à rendre scrupuleusement tous les détails. En avant du temple est une belle vasque toujours remplie d’une eau limpide.

Ruines du temple du Zaghouan. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

À quelle divinité était consacré ce temple ? Qui l’a élevé ? Je n’ai garde d’entreprendre de discuter ces questions difficiles, et je suis trop heureux de pouvoir emprunter quelques lignes sur ce sujet au bel ouvrage du savant M. V. Guérin, qui a visité le temple du Zaghouan au mois d’août 1860.

« Les débris pittoresques du temple sont connus dans le pays sous le nom d’Henchir-ain-el-Kasbah (ruines de la source de la forteresse)[7], les indigènes s’étant imaginé que cet édifice est un ancien château fort. Il est situé à deux kilomètres et demi au sud-ouest de la ville. Bâti sur une plate-forme, il est comme adossé au mont Zaghouan. Il se compose d’abord d’un sanctuaire, dont la cella rectangulaire est longue de sept mètres vingt centimètres et large de quatre mètres treize centimètres. Au-dessus de la porte de cette cella, règne une architrave surmontée jadis d’un fronton triangulaire, aujourd’hui détruit. Il y avait là très-probablement une inscription qui a disparu avec la frise qui la portait. Au fond du sanctuaire, on distingue les restes d’un autel et d’une large niche où a dû être placée la statue de la divinité principale à laquelle le temple était consacré.

Petite place, à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

« À droite et à gauche de ce même sanctuaire s’avance et s’arrondit en un vaste fer à cheval une double galerie latérale large de quatre mètres vingt-huit centimètres. Chacune de ces deux galeries reposait, d’un côté, sur un mur construit en belles pierres de taille et soutenu extérieurement par des contre-forts, lequel mur est encore intact, et, de l’autre, sur treize colonnes qui ont été enlevées et transportées, à ce qu’il paraît, dans la principale mosquée de Zaghouan. À chacune de ces colonnes correspondait un pilier à demi engagé dans l’épaisseur du mur. Le toit était formé de douze petites coupoles dont une partie subsiste toujours, bien que, depuis l’enlèvement des colonnes qui les soutenaient, elles manquent de ce côté de tout appui.

« Ces deux galeries réunies composaient donc un ensemble de vingt-quatre arcades supportées par vingt-six colonnes, qui faisaient face à autant de pilastres. De deux en deux arcades, une niche, pratiquée dans le mur continu de ce fer à cheval, renfermait une statue. Il y avait ainsi en avant et de chaque côté du sanctuaire que j’ai décrit, six statues soit de nymphes, soit d’autres divinités, en tout douze, groupées autour de la divinité principale, qui occupait le fond de la cella.

« Entre ces deux galeries et le sanctuaire auquel elles aboutissaient, s’étend, dans l’espace intermédiaire laissé libre, une grande area longue de vingt-huit mètres et large de vingt-six mètres soixante centimètres. Cette area ou terrasse découverte domine de deux mètres au moins un beau bassin construit en pierres de taille et affectant la forme de deux fers à cheval réunis. À droite et à gauche de ce bassin, un escalier de douze marches, aujourd’hui très-dégradé, permettait de monter sur la plate forme de l’area et de pénétrer sur les galeries latérales, qui avaient, en outre, deux autres communications avec le dehors au moyen de deux petites portes rectangulaires ménagées, à leur extrémité, dans le mur d’enceinte.

«  On descend par plusieurs degrés dans le bassin précédent. Un canal souterrain, qui traverse l’area et qui part peut-être du sanctuaire, amène encore à ce réservoir, par quatre ouvertures, les eaux d’une source intarissable. De là, par un conduit, elles s’écoulent dans les jardins environnants, en attendant qu’elles recommencent à alimenter, comme autrefois, l’aqueduc de Carthage.

« Des diverses constructions que je viens de décrire, résulte un monument complexe et harmonieux, de forme théâtrale, et dont l’élégance et l’originalité sont, en outre, singulièrement relevées par le site qu’il occupe, site à la fois sauvage et gracieux, sublime et ravissant. D’un côté, en effet, se dresse derrière le temple la masse gigantesque du Zaghouan avec ses flancs escarpés, ses ravins profonds et le majestueux chaos de ses blocs énormes de rochers entassés confusément les uns sur les autres. Du côté opposé, au contraire, et au bas de la plate-forme de l’area, le regard se repose avec délices sur la riante végétation et sur l’éternelle verdure des jardins voisins. Qu’on ajoute à cela le silence de la solitude, ce je ne sais quoi de sacré que le temps imprime aux ruines, le mystère même qui plane sur l’origine et l’histoire de ce temple dédié à des divinités restées inconnues, et l’on aura quelque idée de l’effet qu’il produit sur celui qui le contemple pour la première fois.

« Tout ce que l’on peut dire au sujet de la date approximative de cet édifice, c’est qu’elle est la même probablement que celle de l’aqueduc, dont il contenait et consacrait la source. Or, d’après l’opinion généralement admise, cet aqueduc, l’un des travaux les plus grandioses que les Romains aient exécutés en Afrique, avait été entrepris sous Adrien et terminé sous Septime sévère.

« Malheureusement les renseignements manquent pour déterminer avec certitude ce fait important sur lequel l’histoire a gardé le silence. Nous savons seulement qu’à l’époque d’Adrien, l’Afrique eut à souffrir cruellement, pendant cinq ans consécutifs, d’une sécheresse affreuse, et que cet empereur, pour consoler cette province, vint lui-même à Carthage. Son arrivée, par une heureuse coïncidence, ramena la pluie et l’abondance, et, avec elle, les bénédictions du peuple. Comme le biographe d’Adrien, Spartianus, nous apprend que ce prince fit construire sur toute la surface de l’empire un grand nombre d’aqueducs, on suppose que, pour prévenir le retour de la disette effroyable que Carthage avait subie par suite de cette sécheresse, Adrien résolut de doter à toujours cette ville des eaux lointaines du Zaghouan et des eaux plus lointaines encore du Djougar. On suppose aussi, d’après des médailles frappées à Carthage en l’honneur et à l’effigie de Septime Sévère, et dont le revers présente Astarté, le génie des Carthaginois, assise sur un lion et courant le long d’une source qui découle d’un rocher, que la gloire d’avoir achevé cette œuvre gigantesque est due à ce dernier empereur[8]. »

Le paysage qui environne les ruines du temple est ravissant. Le caroubier, le laurier-rose, les bananiers, les figuiers abondent ; leur solitude n’est troublée que par le léger murmure de l’eau ; derrière le temple s’élève majestueusement le mont gigantesque dont le village et le temple ont conservé le nom[9].

Nous passâmes quatre jours dans ce délicieux pays. Pendant que mon ami Dubois explorait le sol, je terminais mes dessins ; nos amis chassaient, et souvent, le soir en rentrant, nous surprenaient agréablement en nous rapportant d’excellent gibier. La perdrix et le hérisson, dont la chair est très-délicate, figuraient souvent parmi les plats rustiques que notre Vatel arabe nous servait. Les Bédouins font grand cas du hérisson ; aussi les rencontrions-nous souvent guettant l’animal le long des ruisseaux, armés d’une petite hachette en fer mal battu ; le hérisson se tient ordinairement dans les endroits humides.

Quatre jours après il fallut poursuivre notre excursion beaucoup plus loin ; on nous donna un guide intelligent : il ne nous eût pas été possible de trouver, sans lui, notre route.


Un récit dans le désert.

À deux heures du matin toute la caravane était sur pied ; nous allions passer de cet agréable séjour au milieu du désert, de ses lignes horizontales et de ses sables mouvants ; nous allions recommencer nos campements.

Il y avait déjà cinq heures que nous marchions ; le terrain devenait accidenté ; notre guide, comprenant que nous avions besoin de repos, nous fit obliquer à gauche.

Tout à coup le tableau change d’aspect comme par enchantement ; nous sommes au milieu d’un douar où, moyennant quelques poignées de poudre et de plomb, nous sommes on ne peut mieux accueillis. Notre déjeuner est vite préparé ; les enfants viennent toucher nos armes, surpris de leur éblouissement. Nous offrons quelques cigares aux cheiks, et nus voilà les meilleurs amis du monde.

Un pâtre était en train de raconter l’histoire d’une aventure toute récente ; le douar écoutait ébahi, et de temps en temps, comme les enfants qui entendent le conte de Barbe-Bleue ou du Petit-Poucet, jetait des regards inquiets à droite et à gauche. Notre drogman demanda au cheik principal s’il nous était permis de prendre place parmi les auditeurs. Un sourire et un salut furent le signe que nous pouvions satisfaire notre curiosité.

Il s’agissait d’un lion énorme qui, pendant la nuit, s’était précipité dans le douar, avait enlevé une vache, et était allé en faire son souper à une demi-lieue de là. Le berger, qui narrait ces choses avec autant de solennité que s’il eût récité un chant de l’Iliade ou de l’Odyssée, assura avoir vu lui-même les os le lendemain.

Carrefour, à Tunis. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Je fis observer qu’il n’était pas possible qu’à lui seul le lion eût pu digérer la vache entière, et que tout au moins sa nombreuse famille avait de être invitée à ce repas si champêtre.

Sans l’intelligence d’Assan, mon guide, qui arrangea mon observation à sa manière, je ne sais si je ne me serais pas attiré quelque méchante affaire. Je plaisantais, et le Bédouin ne plaisante pas.

Je fis remercier nos hôtes, et après leur avoir distribué quelques piastres pour leurs santons, nous reprîmes notre course.

En témoignage de joie, les hommes du douar tirèrent en l’air plusieurs coups de fusil.


Une aventure.

L’histoire du lion n’était pas très-rassurante : il n’est pas rare, dit-on, dans ces parages, et aussi son amie la panthère. J’eus soin de vérifier si mes deux revolvers étaient en règle, je chargeai ma carabine et je recommandai la même précaution à toute la petite caravane. Cette manœuvre dura une vingtaine de minutes ; ensuite nous continuâmes notre route : le guide en avant, mon drogman à mes côtés, mes amis au milieu de l’escorte ; nous plaisantions sur l’emphase du berger bédouin.

Un bruit lointain vint à mes oreilles.

« Entendez-vous ? dis-je à l’un de mes amis qui s’était rapproché de moi.

— Rien, me répondit-il. Je ne vois rien, je n’entends rien.

— Mais je vois maintenant, moi. Regardez cet Arabe qui fuit ; il tourne autour d’Assan, notre guide. Vous ne le voyez donc pas, au milieu de la poussière ? il est mis en joue, et lui-même menace Assan de son fusil.

— En effet, et maintenant le Bédouin a disparu avec sa monture. »

Nous étions sur un plateau ; à droite et à gauche tout était hérissé de ravins et de broussailles.

Le guide revint près de moi après avoir remis son fusil en bandoulière.

« C’est un Bédouin, nous dit-il, poursuivi par deux cents cavaliers, parce qu’il a été surpris, voleur ou ravisseur, sous une des tentes du douar.

— Eh bien ?

— Il venait demander à se réfugier au milieu de votre escorte.

— Il s’y prenait d’une étrange manière, répondis-je ; n’avait-il pas commencé par te mettre en joue, par te menacer ? c’est ton maître qu’il insultait. Pourquoi n’as-tu pas tiré sur lui ?

— Ah ! maître, ils sont lâches dans cette tribu ; il voulait m’effrayer ; je les connais : si je m’étais défendu, on aurait entendu le coup de feu, et ma vie seule n’eût pas été exposée ; vous-mêmes peut-être n’auriez-vous jamais revu votre patrie ! »

Débris d’aqueduc sur la route du Zaghouan. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Tout n’était pas fini. Plus de deux cents Bédouins arrivaient sur nous de droite et de gauche, nous questionnant du regard, d’un air hostile ; tous, le fusil au poing, les uns avec des lances, les autres avec leur yatagan, et portant en croupe des femmes, des enfants la serpille à la main. On commençait même à nous lancer à tort et à travers de grosses pierres. J’arrêtai mon cheval, et je saisis ma carabine et un de mes revolvers passés dans mon bras : je me préparais à riposter. Mon drogman attendait mon signal. Tout cela avait été instantané comme l’éclair.

Mon escorte était donc tenue en arrêt, quand tout à coup nous voyons déboucher derrière nous le fugitif (voleur ou ravisseur, comme avait dit notre guide) ; il était suivi de quatre Bédouins qui avaient réussi à le dépister. Arrivés à quelques pas de lui, ils lui envoient quatre balles dans le dos ; son cheval se cabre, le malheureux tombe inanimé, la troupe entière de nos assaillants disparaît. Mais presque aussitôt des individus accourent des douars voisins pour assouvir leur vengeance sur le mort. Mon guide Assan nous donne alors l’explication de tout ce drame. (On voit Assan au second plan de la scène que j’ai reproduite avec le crayon ; il fait signe aux Bédouins de droite de s’arrêter : ils s’arrêtent court, en effet, sur un simple verset du Coran que mon guide leur cite.)

Ces Bédouins étaient exaspérés ; ils couraient partout à la recherche du voleur ; il y avait déjà trois heures qu’ils étaient à sa poursuite. Apercevant notre caravane, ils s’étaient imaginé que nous avions voulu prendre leur ennemi sous notre sauvegarde ; furieux, ils allaient faire feu, lorsque le Bédouin harcelé avait été découvert.

Le cheik me fit quelques excuses. Le malentendu avait été vraiment bien près de tourner au tragique. Attaqués, il nous eût été impossible de ne pas faire bonne contenance ; mais la lutte eût été assurément trop inégale ; nous aurions soutenu un instant le feu, puis aurions été exterminés. Heureusement la méprise avait été découverte à temps. Le cheik baisa ma main et le pan de ma jaquette en signe de soumission ; ses cavaliers se rangèrent deux par deux, et pendant que les femmes et les enfants hachaient le pauvre cadavre et se partageaient les lambeaux de son burnous, la troupe armée se dispersa par escouades ; pour nous, tranquilles désormais, nous n’avions rien de mieux à faire que de continuer notre route.

Ouf ! il me semble y être encore.

Une aventure. — Dessin de Janet Lange d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

Nous avions au moins six heures de marche encore à faire avant d’arriver à notre dernière station. Çà et là nous rencontrions des femmes qui nous questionnaient, et nous nous empressions de leur dire que nous ne savions rien.

À dix heures nous campions dans le temple du Djougar. Je rêvai toute la nuit de Bedouins ; il me tardait de voir le jour.


Les ruines du Djougar. — L’aqueduc de Carthage. — Nouvelle rencontre. — Retour.

Mon travail et celui de l’ingénieur nous retinrent deux jours. Je fis deux dessins exacts de ce temple bien ruiné, et après avoir achevé quelques pochades, pour emporter la couleur locale, je pliai mes bagages.

« La fameuse source du Djougar, dit M. V. Guérin, est enfermée dans une enceinte rectangulaire dont les assises inférieures sont construites avec de gros blocs, et qui mesure vingt-quatre mètres dix centimètres de long sur dix-neuf mètres soixante centimètres de large. Cette enceinte était jadis flanquée, à chacun de ses quatre angles, d’un fort dont le sommet est détruit. Deux des façades sont environnées extérieurement de broussailles inextricables ; la troisième est presque tout entière cachée par un caroubier gigantesque ; la quatrième est ouverte. En pénétrant par cette ouverture dans l’intérieur de l’enceinte, on trouve qu’elle contient deux bassins, l’un carré et mesurant neuf mètres trente centimètres de chaque côté, l’autre de moindres dimensions et recevant par trois conduits l’eau de la source.

« Au-dessus de chacun de ces conduits, on avait pratiqué une niche. Les trois niches étaient elles-mêmes ménagées dans une sorte d’abside surmontée d’une petite coupole, et elles devaient chacune renfermer une statue, soit de nymphe, soit de divinité.

« L’eau de la source se répand de ce dernier bassin dans le premier que j’ai signalé, et de là elle se perd maintenant dans des plantations d’oliviers. Jadis elle coulait dans le canal que l’on est en train de réparer actuellement, et qui, après avoir traversé le territoire de Bent-Saïdan, va rejoindre, en décrivant divers détours, le canal principal, dont la source est au Zaghouan. La ville de Zucchara occupait l’emplacement du village actuel de Bent-Saïdan. Il est inutile de faire remarquer l’analogie qui existe entre la dénomination qu’elle portait et celle de Djougar que continue à garder la montagne dont le massif comprend comme une sorte d’annexe le Djebel-Bent-Saïdan.

« Les ruines (à l’Henchir-Merhatta, à plusieurs kilomètres de la source) sont éparses au milieu d’un fourré de hautes broussailles ; elles occupent un emplacement dont le pourtour est d’environ un kilomètre. Plusieurs constructions bâties avec de gros blocs sont, les unes complétement renversées, les autres encore en partie debout, du moins dans leurs assises inférieures. »

À un second henchir, situe plus loin, et connu sous le nom d’Essouar (les remparts), M. V. Guérin visita comme moi les ruines que j’ai dessinées. Voici ce qu’il écrit à ce sujet :

« La plus remarquable (de ces ruines) est celle du petit temple dont la cella est encore en partie debout ; elle repose sur un soubassement et mesure treize pas de long sur dix de large. La porte en était très-ornée. Cette cella était précédée d’un portique aujourd’hui renversé, et que soutenaient jadis quatre colonnes corinthiennes.

« À quelque distance de là, les restes d’un second édifice, qui me semble avoir été également un temple, attirent mes regards ; il est beaucoup plus ruiné que le précédent.

« J’examine tour à tour les débris des quatre autres monuments. L’un des plus remarquables est un mausolée construit avec de magnifiques pierres de taille et dont les assises inférieures sont seules en place. De forme rectangulaire, il mesurait dix pas de long sur huit de large. L’inscription qui y avait été gravée, sans doute, a disparu avec les blocs qui formaient la partie supérieure de la façade principale.

« Enfin une piscine, dans laquelle on descend par dix degrés, atteste, par l’agencement régulier des blocs avec lesquels elle a été bâtie, un travail antique de quelque importance. »

Nous partîmes de jour. Du temple du Djougar à Carthage il y a trois jours de marche. Cette distance donne la mesure des anciens aqueducs. Mohamed-Bey avait résolu de reconstruire ce travail prodigieux. La mort l’a surpris lorsque son œuvre était à peine commencée.

Son successeur, Sidi-Saddock-Bey, l’a continuée et la mène à heureuse fin. Tunis aura bientôt de l’eau en abondance, grâce surtout à deux Français, ingénieurs de mérite, M. Collin et M. Dubois, qui a fait les études préparatoires[10].

En revenant nous voulûmes faire halte derrière le marabout où s’était blotti le ravisseur. Les Bédouins ont la vue plus étendue que nous ; du fond de la grande plaine ils nous avaient vus partir et avaient suivi tous nos mouvements. Comme nous devisions sur l’aventure qui nous avait mis en si grand émoi, nous vîmes apparaître trente cavaliers. Un d’eux se détacha : j’envoyai mon drogman et mon guide à sa rencontre ; tous trois parlementèrent quelques instants ; le cheik se tenait immobile entre les cavaliers et nous. Bientôt mon drogman vint m’annoncer que nous n’avions rien à craindre, si je consentais à changer de route.

« Pourquoi ? dis-je.

— Le cheik et tout le douar ne veulent pas que nous repassions à l’endroit où le Bédouin a été tué.

— C’est bien. »

Le cheik me remercie, s’en retourne au galop près de ses cavaliers, leur fait faire volte-face, et nous les voyons s’éloigner au pas, toujours le fusil au poing et la tête dirigée de notre côté.

« Bonsoir, allez au diable ! »

Je n’aime pas les aventures sanglantes inutiles, ni ce genre d’émotions, ni ceux qui nous assurent dans leurs romans qu’ils aiment à courir au-devant. Le courage est bon à propos, à sa place, en son temps, lorsqu’il est nécessaire. Hors de justice et de raison, ce n’est que forfanterie, et peut-être quelquefois instinct de cruauté.

Nous passons encore un jour à la ville du Zaghouan ; je prends quelques notes, et après une bonne nuit de repos nous nous acheminons droit sur Tunis.

Ruines du temple du Djougar. — Dessin de A. de Bar d’après une aquarelle de M. Amable Crapelet.

J’ai raconté mon aventure à M. Léon Roches. Il m’a fait faire un rapport exact de ce petit drame, et je crois que le bey a envoyé chatier cette tribu, en lui imposant une forte rançon.

Un mois après j’avais reproduit en tableaux les monuments des sources. Sa Hautesse me gratifiait princièrement, et, pour gage de sa haute considération, me priait d’accepter la croix d’officier de son ordre.

Je me reposai quinze jours, et par une belle matinée de septembre je dis adieu à la Marsa ! Le départ, quand on revient vers la patrie, est un de ces moments où il se livre dans le cœur une sorte de combat qui n’est ni sans plaisir ni sans peine. Je ne pouvais pas me séparer froidement de cet admirable pays, mais j’allais revoir la France.

Amable Crapelet.




  1. Suite et fin. — Voy. p. 1.
  2. Le mot Bédouin n’est plus guère employé ; il désignait les populations arabes habitant près du désert, plus rudes et plus grossières que celles qui se trouvent rapprochées des centres de populations. J. H. Dunant.)
  3. Ces évaluations sont incertaines. Selon le docteur Franck, qui écrivait vers 1810, la population, composée de Maures, Turcs, Arabes, Juifs et Berbères, était alors de trois millions d’habitants. Les derniers voyageurs affirment que ce chiffre serait aujourd’hui très-exagéré.
  4. L’héritier présomptif est, non pas nécessairement un fils du bey régnant, mais l’aîné de toute la famille.
  5. La ville de Zaghouan est située sur une colline au pied septentrional de la montagne qui porte le même nom. Elle est bâtie sur les ruines d’une ville antique.
  6. « C’est une porte triomphale construite avec de belles pierres de taille. L’ouverture de l’arcade est de quatre mètres neuf centimètres ; les piliers qui la supportent ont trois mètres douze centimètres de large. Elle était jadis ornée de deux statues, placées l’une à droite et l’autre à gauche dans deux niches latérales. Sur le bloc qui forme la clef de voûte, on remarque d’abord une figure triangulaire ressemblant à un A, puis au-dessous une couronne de feuilles de chêne environnant le mot : avxili. Ce mot auxili surmonte lui-même la représentation d’une tête de bélier. Toute la partie supérieure du monument est détruite. » (V. Guérin, Voyage en Tunisie.)
  7. Le mot henchir signifie : ferme, et plus souvent encore : ruine.
  8. Voy. Guérin, Voyage en Tunisie.
  9. Le mont Zaghouan est probablement le mont Zengitanus de l’antiquité. Les chrétiens l’ont appelé Ziquensis, et les Arabes Kelbez-Zocol (le chien du détroit).
  10. Ces travaux, entrepris dans le but d’amener à Tunis, comme autrefois à la ville de Didon et d’Annibal, l’eau des sources du Zaghouan et de Djougar, sont en effet très-considérables et font grand honneur à nos compatriotes MM. Collin, Dubois, ingénieurs, ainsi qu’à MM. Caillac et Marcellin, conducteurs des ponts et chaussées. Mais on ne peut pas contenter toujours l’administration et les archéologues, servir le présent et respecter le passé. M. V. Guérin, qui rend justice à cette œuvre, ne peut cependant réprimer quelques regrets au sujet de divers restes antiques qu’il a fallu, paraît-il, sacrifier. Il dit, par exemple, en passant à l’Oued-Melian, au sujet d’un pont ancien, haut de trente-trois mètres trente centimètres, qu’on remplaçait alors par un petit pont, simple et élégant : « Peut-être aurait-on dû, par respect pour l’antiquité, et pour les ruines si colossales qui attestaient toute la grandeur du peuple-roi, épargner les restes du pont antique, et construire le pont moderne à quelque distance de ce dernier ; mais on voulait, pour diminuer la dépense, profiter des bases et de toute la partie inférieure des piles du premier pont, et se servir, en outre, des excellents matériaux qu’on avait sous la main. M. Collin, j’en suis sûr, a dû faire violence à sa propre admiration, et déplorer lui-même que l’entrepreneur se vît comme contraint de l’emporter en lui sur l’archéologue. Cet architecte, en effet, qui a pris à ses risques et périls la grande entreprise de la restauration de l’aqueduc de Carthage, n’a pas la prétention, bien entendu, de le rétablir dans son ancienne magnificence. Une pareille restauration exigerait des sommes énormes qui seraient tout à fait disproportionnées avec les ressources très-restreintes de la régence dont le budget atteint à peine vingt millions de francs : elle serait donc impossible. D’un autre côté, elle serait inutile, car le système et l’avantage du siphon permettent de remplacer par de simples tuyaux emboîtés les uns dans les autres et disposés sous le sol, ces magnifiques arcades que les Romains, maîtres du monde et riches de toutes les richesses de l’univers conquis, ont semées çà et là avec tant de prodigalité et de grandeur sur la surface de leur vaste empire, mais qu’un petit bey de Tunis ne peut ni construire à leur exemple, ni même restaurer. Le rétablissement de l’aqueduc de Carthage a donc été commencé et est exécuté en ce moment d’après le plan suivant. Là où le canal de l’aqueduc s’enfonce sous le sol, il est presque partout assez bien conservé, et, pour le restaurer, il ne s’agit que d’enlever les terres qui l’ont en partie comblé et d’en réparer les parois et les voûtes. Là, au contraire, où les plaines et les vallées succèdent aux collines, il sort lui-même du sol et apparaît supporté dans les airs sur des arcades dont la hauteur est d’autant plus grande que les vallées sont plus profondes ; on se contente de poser dans la terre d’énormes tuyaux en tôle bitumée où l’eau coulera pour remonter ensuite d’elle-même, en vertu d’une loi physique bien connue, jusqu’au niveau du canal antique. »