Voyage à Vénus/12

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XII

EXPOSITIONS. — MUSÉE ASTRONOMIQUE. — BOURSE.


Pour me distraire de ces tristes impressions, Mélino me conduisit à une exposition des Beaux-Arts.

Elle était située dans une magnifique galerie, et les tableaux, placés à une hauteur moyenne, n’imposaient jamais à l’observateur le supplice d’une courbature. Comme le mérite de toutes ces œuvres était soumis à l’appréciation souveraine du public, il n’y avait aucun salon privilégié, accordant par anticipation une place d’honneur à certaines d’entre elles.

Ce qui me frappa surtout dans cette exhibition, ce fut le spiritualisme de l’art vénusien, soit dans les tableaux, soit dans les statues. L’art n’est-il pas, en effet, l’idéal s’adressant à l’imagination par les sens, et ce qui fait l’éternelle beauté des statues de l’antiquité, n’est-ce point, avant tout, cette noble préoccupation qu’a eue l’artiste de représenter, sous des noms de dieux ou de déesses, les passions mêmes de l’humanité ? Nous n’avons plus guère hélas ! cette hauteur de conception, nous visons à la ressemblance exacte, nous multiplions les bustes et les portraits, et, de cette façon, loin de reproduire le beau idéal, nous reproduisons outre mesure le laid matériel. Que voulez-vous ? L’Art était autrefois noble, pur et beau, mais pauvre ; il s’est prostitué à l’Industrie, l’a épousée pour son argent, et de ce honteux mariage ne peuvent naître que des produits dégénérés.

Je fis part à Mélino de ce fâcheux caractère de nos expositions, et du prosélytisme que s’efforce de faire bruyamment l’école réaliste.

— Je ne comprends pas, dit mon hôte, que des esprits élevés puissent sérieusement professer de telles doctrines ; comme si, soit en peinture, soit en statuaire, soit en littérature, l’art n’était qu’une plate reproduction de la réalité vulgaire et triviale ! non assurément : il en est la quintescence, et on l’en tire, comme on extrait la liqueur exquise du marc grossier que distille l’alambic.


Je vis avec plaisir que chaque œuvre de cette exposition mentionnait, sur son socle ou son cadre, le nom de l’artiste et le sujet qu’il avait représenté.

— Ici, dit Léo, le livret nous donne ces indications.

— Mais encore faut-il avoir le livret ! Et, dans ce cas même, vous m’avouerez qu’il est fort incommode et agaçant d’avoir à le feuilleter à chaque pas. Aussi, les plus patients laissent-ils la plupart des tableaux sans déchiffrer l’énigme de leur sujet, et ne consultent-ils leur livret que lorsqu’un groupe stationnant auprès d’une œuvre d’art les avertit qu’elle est remarquable. Alors seulement, ils l’examinent avec attention, augmentent le groupe des admirateurs, et, à leur tour, en attirent d’autres. D’ailleurs, je le répète, tout le monde ne le possède pas ce précieux indicateur, et, comme pour beaucoup d’autres choses, ceux qui ne l’ont pas, sont ceux-là mêmes qui en auraient le plus besoin. Le riche qui l’achète pourrait à la rigueur s’en passer, l’instruction qu’il a reçue lui permettant assez souvent de deviner le sujet par l’inspection du tableau, mais il n’en est pas de même des autres, c’est-à-dire du plus grand nombre. L’indication du sujet serait, pour eux, une initiation nécessaire qui leur permettrait d’apprécier l’exécution artistique, et les mettrait ainsi à l’abri de ces bévues énormes qui leur font prendre, par exemple, Néron regardant brûler Rome pour Napoléon à Moscou, la Muse Euterpe pour Sainte Cécile, ou une tente spartiate pour un poste de pompiers.

Auprès de l’exposition de peinture et de sculpture, je vis avec plaisir qu’il y avait une exposition de littérature où figuraient les meilleurs ouvrages de l’année, et je trouvai bien naturel que les Lettres fussent fraternellement admises à partager avec les Arts les mêmes honneurs et les mêmes récompenses.


Nous visitâmes ensuite plusieurs Musées, et notamment un Musée astronomique. J’y remarquai une énorme mappemonde vénusienne, portant en relief l’image des continents avec leurs aspérités et leurs couleurs diverses, et formant comme une exacte réduction de la planète. Le long d’une galerie, figuraient, dans les mêmes conditions mais sur une plus vaste échelle, les diverses contrées de ce globe. Au centre du musée, se montrait une merveille de mécanique représentant le système solaire tout entier, avec les grosseurs et les distances respectives de ses planètes, et chacune d’elles accomplissant son double mouvement de translation et de rotation dans l’espace de temps indiqué par l’observation astronomique.

À côté, se trouvait une salle fermée de tentures noires, couverte de tapis de la même couleur, et complétement obscure dans toute son enceinte, sauf dans la partie supérieure. Une toile hémisphérique, fortement éclairée au dehors et piquée de petits trous, y représentait, avec un admirable effet d’éloignement, le magnifique spectacle d’une nuit étoilée. Les planètes et les principales constellations y étaient figurées avec leurs noms en lettres transparentes. Inutile d’ajouter que le tableau était changé tous les six mois, pour représenter les deux hémisphères du ciel.


Comme nous sortions des muséums de Vénusia, je demandai à voir la Bourse.

— Nous avons supprimé, dit Mélino, toutes les maisons de jeu et, en première ligne, la Bourse la plus dangereuse, et selon moi la plus digne de réprobation. Dans les autres, en effet, les chances étaient égales pour tous, le hasard seul présidait au destin de la partie et réparait souvent le lendemain le désastre de la veille. À la Bourse, au contraire, il y avait le camp des dupes et le camp des fripons. Celui-ci était de beaucoup moins nombreux que l’autre, mais il suffisait malheureusement de quelques gros requins de la finance pour absorber des bancs entiers de petits capitalistes. La fleur si délicate de la probité se fanait vite dans ce milieu délétère, et les spéculateurs les plus honnêtes n’étaient pas eux-mêmes exempts de tout blâme, car l’acheteur jouant à la différence, conjecturait évidemment que, pour des raisons ignorées ou faussement appréciées par le vendeur, les actions qu’il lui prenait hausseraient avant la liquidation ; le vendeur faisait un calcul inverse, mais qui n’était pas plus scrupuleux ; bref, chacun spéculait sur la sottise présumée de son partenaire, et consumait sa vie à combiner de tortueuses opérations pour s’emparer subtilement de l’argent d’autrui.

— Mais alors comment s’y prend-on ici quand on veut acheter des actions de telle ou telle société ?

— Comme vous vous y prenez lorsque, voulant du pain, vous allez chez le boulanger. Nous nous adressons au siége même de la compagnie, et s’il y a des actions à placer ou à vendre, nous devenons des actionnaires sérieux et non d’avides agioteurs.

J’avoue que je ne regrettai pas beaucoup pour les Vénusiens l’absence d’une Halle aux titres, car à mes yeux :

 

Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
Est, au prix de la Bourse, un lieu de sûreté.