Voyage à Vénus/17

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Michel Lévy (p. 221-229).

XVII

DE L’ÂME ET DU CORPS.


La discussion s’égara ensuite dans les régions philosophiques, et je fus ravi d’apprendre que les Vénusiens partageaient nos opinions sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme.

Seulement quelques-unes de leurs idées sur la nature de l’âme m’ont paru différer un peu des nôtres.

— Si je vous ai bien compris, me disait Podélos, vous pensez que l’âme est un principe immatériel qui est venu animer le corps, et qui, au moment de la mort, le quitte avec joie, heureuse de sa liberté recouvrée comme l’oiseau s’échappant de sa cage pour s’élancer dans l’azur du ciel.

« Certains de vos compatriotes, les matérialistes, croient au contraire qu’elle n’a pas une individualité propre, et que la pensée n’est qu’une propriété de la matière organisée.

« Nous ne professons ici aucune de ces opinions absolues.

« Et d’abord, nous ne pensons pas que l’âme soit venue animer le corps pour l’habiter passagèrement. Nous croyons, au contraire, qu’elle s’y est formée des principes vitaux qu’il contient et qu’elle a élaborés, comme la fleur se forme des sucs nourriciers de la terre ; mais, de même que cette fleur prend aussi dans l’air et la lumière, les principes qui doivent composer ses couleurs et son parfum, de même l’âme se développe et s’embellit dans l’atmosphère des idées et de la méditation. C’est ainsi qu’elle complète son individualité, et que plus tard, séparée du corps, elle pourra vivre de sa propre vie, ainsi qu’il arrive pour le fœtus détaché des entrailles qui l’ont nourri.

« Mais comment d’autres philosophes de vos régions hyperboréennes peuvent-ils abaisser la condition de leur moi pensant jusqu’à n’y voir qu’une propriété de leur cerveau, une manifestation subtile de la matière, comme si les fonctions de l’âme n’étaient pas complètement distinctes de celles du corps !

« Cette dissemblance se manifeste en tout point. Le corps se nourrit de substances matérielles, l’âme se nourrit d’idées ; ce qui profite à l’un nuit à l’autre : une alimentation trop généreuse paralyse l’activité de l’âme, et en revanche, le penchant à la méditation, l’amour de l’étude, l’ardeur de l’imagination, consument les forces du corps et flétrissent sa santé. C’est l’éternelle histoire du fourreau qu’use le tranchant de la lame, ou de la lame qu’émousse l’étreinte du fourreau ; et l’on conçoit, dès lors, que, l’instant suprême arrivé, la séparation de l’âme et du corps n’ait rien de plus fâcheux qu’un divorce qui doit faire deux heureux.

« Remarquez encore cette curieuse différence entre eux que, chaque nuit, l’âme s’engourdit dans un sommeil plus ou moins profond, tandis que le corps ne dort jamais.

— Pardon, lui dis-je, c’est au contraire le corps qui sommeille, gisant comme inanimé sur sa couche.

— S’il est immobile, répliqua Podélos, et s’il paraît inanimé, ce n’est pas que la vie se soit ralentie en lui, mais parce que, s’étant ralentie dans l’âme, celle-ci cesse de provoquer les mouvements musculaires. Quant aux fonctions vitales du corps, elles restent absolument dans le même état qu’auparavant : la respiration, la circulation, le travail des sécrétions, s’opèrent comme à l’état de veille, et s’il existait le moindre changement dans la mesure de leur activité, ce serait la souffrance et la maladie.

« De quel repos aurait d’ailleurs besoin le corps puisque ses fonctions s’exercent sans qu’il éprouve aucune lassitude ?

— Pardon encore, répliquai-je, mais je pensais au contraire que le corps se fatiguait, et beaucoup quelquefois.

— Pure illusion. Qu’est-ce en effet que la fatigue, sinon une sensation vague et pénible, une souffrance sourde que l’âme peut seule éprouver ? Et elle la ressent par suite des préoccupations qui l’ont agitée pendant le jour, par suite surtout de la dépense de force motrice que lui a imposée le corps et qui rend nécessaire un sommeil réparateur ; de même que dans une montre le ressort fait seul une dépense de force qui, à la longue, amortit son élasticité et nécessite une nouvelle trempe. Pour suivre cette comparaison j’assimilerai volontiers le corps à l’ensemble des rouages : comme eux, il ne fait que subir une impulsion, ne se fatigue pas, et ne peut que s’user. Il s’userait, en effet, surtout aux articulations, s’il n’était perpétuellement en état d’entretien et de réparations — ni plus ni moins qu’un monument public.

« Sans parler de ces alternatives périodiques de veille et de sommeil par lesquelles passe l’âme à la différence du corps, observez qu’elle présente, même pendant la veille, les phases les plus diverses et les plus soudaines de torpeur et de surexcitation : tantôt obsédée de pensées, débordée de sentiments, exaltée d’enthousiasme, tantôt, au contraire, s’affaissant dans l’inertie, et se fondant pour ainsi dire dans cet état de molle et inconsciente rêverie où l’on ne semble plus vivre que de la vie végétative et où l’on est, comme on dit, sans penser à rien et dormant les yeux ouverts. Je comparerais volontiers ces subites intermittences à celles de la flamme du punch qui se balance sur le liquide, puis, s’affaiblissant par degrés, s’allonge en serpenteaux bleuâtres, se réduit en une pâle étincelle… et, tout à coup, à la plus légère agitation produite dans le bol, se déploie et s’élance en frémissant, toute ruisselante de lumière et de chaleur.

« L’existence de la mémoire achève encore de démontrer cette vérité que le corps et l’âme ont chacun une vie à part, et que celle-ci n’est pas une sorte de propriété de celui-là. Si en effet les sensations, et les idées n’étaient que le résultat des vibrations du cerveau, — car là encore, vous n’avez pas manqué de loger vos vibrations, — ces sensations et ces idées devraient s’évanouir sans que le cerveau en gardât plus de trace qu’un instrument n’en conserve des sons et des mélodies qu’il a fait entendre. Comment alors expliquer la mémoire ? L’existence de cette merveilleuse faculté ruine donc complètement l’hypothèse matérialiste.

« Prouver que l’âme est distincte du corps, qu’elle a sa vie propre, indépendante, c’est faire un grand pas dans la démonstration de son immortalité. Car, après leur séparation, les deux lois qui rendaient leurs conditions si diverses pendant la réunion, continuent de présider à leur double destinée.

« Pour le corps, la vie cesse, ou plutôt elle se dissémine. Tant qu’il a existé, les principes vitaux qu’il s’était assimilés par l’alimentation, se confondaient en un même courant, ainsi que les diverses doses d’électricité fournies par les auges d’une pile affluent vers ses pôles rapprochés pour y produire les effets les plus intenses de commotion, de lumière et de chaleur. — Mais, à l’heure suprême, le courant est rompu, les principes vitaux cessent de se confondre et de s’accumuler, et, dans leur isolement, ils ne peuvent plus animer que ces êtres inférieurs qui naissent au sein de la fermentation putride.

« L’âme, dont les lois de formation et de développement ont été si dissemblables, doit continuer d’avoir une destinée toute différente. Le corps a trouvé ici-bas satisfaction à tous ses instincts, il a eu l’air, la lumière, les aliments ; la providence ne lui a donné aucun besoin qu’il n’ait eu de quoi y pourvoir : il peut périr. En est-il ainsi de l’âme ? Elle aussi a ses instincts, elle a ce noble besoin de connaître les vérités absolues, cette soif du bon, du beau, du juste, dont elle chercherait vainement la satisfaction en ce monde. Elle doit donc la trouver au delà.

« C’est cette considération qui nous donne le gage d’une destinée future supérieure à celle des animaux. Car, ainsi que le corps dont je parlais à l’instant, l’animal trouve ici-bas de quoi contenter ses instincts de toute nature. La nécessité d’une récompense ou d’un châtiment pour son mérite ou son démérite ne se fait point sentir à son égard comme à l’égard de l’homme. Il ne lui incombe, en effet, aucune responsabilité. Depuis le mollusque et l’araignée jusqu’à l’abeille et le castor, l’animal fait très-bien tout ce qu’il fait, — ce qui le distingue éminemment de l’homme. — Mais cette perfection est telle, et elle exige de sa part si peu de tâtonnements et d’efforts, qu’on ne lui en attribue pas plus le mérite qu’on n’en reconnaît à l’arbre pour former une fleur ou un fruit. On sent, bien plutôt, que c’est sous l’invisible main de Dieu que ces merveilles se produisent. L’homme, au contraire, a la gloire et le péril de la liberté, il est responsable, et doit par conséquent trouver, dans une existence ultérieure, cette sanction de ses actes que la justice réclame et que lui refusent ou lui épargnent les hasards de la vie en ce monde.

« Aussi bien, l’instinct de cette existence future est-il profondément enraciné dans notre âme. Ce n’est sans doute qu’un pressentiment ; mais l’hirondelle qui fuit nos pays et va chercher au loin des régions plus clémentes, a-t-elle autre chose, pour en deviner l’existence, que la voix secrète de son instinct ? Et pourtant, elle n’en vole pas moins à travers l’espace immense ; le grondant abîme des mers, les vents contraires, les nuées orageuses, n’ont rien qui l’effraie et la décourage, car elle sait que, par delà les horizons, elle trouvera la contrée promise, le ciel bleu, la verdure et la chaleur. Ainsi de notre âme. Elle aussi a le pressentiment d’une patrie meilleure, elle aussi souffre ici-bas du souffle glacé de l’indifférence et des épais brouillards que l’ignorance et l’égoïsme amassent autour d’elle pour ralentir ou égarer ses pas. Qu’elle fasse comme l’hirondelle, qu’elle s’élève au-dessus des choses de ce monde, et suive, en droite ligne, la voie du vrai et du bien ; qu’elle croie à ce précieux instinct que Dieu lui a donné comme un phare mystérieux pour éclairer sa route ; elle arrivera au port désiré… j’en ai la confiance certaine. »


Podélos me parla ensuite de l’origine du langage. Suivant lui, le langage…


— Sais-tu, mon cher Volfrang, interrompit Léo, que les dissertations physiques, physiologiques et philosophiques de ton savant vénusien ne sont pas précisément très-divertissantes. Tu serais bien aimable d’en rester là, et de revenir à mademoiselle Célia qui m’inspire beaucoup plus d’intérêt.