Voyage à Vénus/19

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Michel Lévy (p. 239-252).

XIX

UNE SOIRÉE À VÉNUSIA.


La soirée de Mélino eut lieu le lendemain.

Elle fut précédée d’un dîner sans faste, et ne paraissant pas, comme la plupart de nos galas, avoir pour principal objet de servir d’étalage à l’opulence vaniteuse de l’amphitryon. Vous savez, en effet, si les réchauds d’argent, les candélabres d’or, la vaisselle archaïque, les cristaux armoriés, ciselés, coloriés, etc., resplendissent à profusion sur les tables des bourgeois de Speinheim ! Et pourtant, la magnificence de ces exhibitions est mainte fois perdue pour la satisfaction des convives dont elle excite moins l’admiration que la secrète envie. Ajoutez que les trois quarts font souvent une moue rancunière de ce qu’on ne leur a pas donné les places d’honneur. Il est vrai qu’ils se dédommagent en chuchotant sur les plus favorisés une maligne kyrielle d’observations railleuses ; ce qui ne les empêche nullement de leur adresser quelque grosse flatterie à l’occasion. Un grand dîner est un bizarre assemblage de critiques à voix basse et de compliments à voix haute, de mets épicés et de plats sucrés.

Ici encore, règne chez les convives en habit noir l’aimable et galante habitude de quitter avec empressement les dames, une fois le repas terminé, pour se retirer au fumoir. Là, profitant avec bonheur de leur liberté conquise, ils débitent des propos grivois à faire rougir un tambour de la garde nationale, et, de-ci de-là, médisent quelque peu des belles délaissées — lesquelles, de leur côté, se moquent à cœur joie de messieurs les fumeurs, surtout des plus vieux.

Enfin, le cigare achevé, ils se décident à venir apporter au salon le charme de leur présence, et de leurs parfums. Quelques personnes invitées pour la soirée, exclusivement, sont successivement annoncées, et alors commence la mêlée générale de toutes les prétentions masculines et féminines.

Les hommes font rayonner les décorations qui constellent leur poitrine, et prennent l’air capable et important. Chacun d’eux semble dire : — C’est moi qui suis un tel : avocat distingué, — auteur célèbre, — médecin savant, — comte depuis les croisades… de père en fils, — et surtout : — c’est moi qui suis millionnaire ! Tous affectent la physionomie de leurs prétentions : celui-ci a la mine éveillée et le langage vif et volubile de l’homme d’esprit, celui-là, les airs penchés et la chevelure en saule pleureur du poëte mélancolique, cet autre se donne l’attitude méditative du penseur profond, du politique éminent, et affecte des poses d’une raideur sculpturale, comme pour se faire sa statue de son vivant. — Çà et là, papillonne le beau don juan, soigneusement frisé, cravaté, musqué, corseté, qui, de ses lèvres confites dans un sourire perpétuel, distille des fadeurs au sexe crédule, et passe tous les cœurs au fil de sa moustache aiguisée en pointe. — Cependant, loin du gracieux essaim des dames, dans les coins du salon et les embrasures des croisées, stationne ce réfrigérant des salons qui s’appelle l’homme grave : tête chauve, enrichie de lunettes d’or et montée sur cravate blanche, pérorant d’une voix grave, sur des choses graves avec des aphorismes graves que charrie abondamment sa conversation, comme une rivière charrie des glaçons. Ces vénérables Nestors de la bourgeoisie forment un excellent repoussoir à l’animation des causeries, à la beauté des femmes et à l’éclat papillotant des toilettes, jusqu’au moment où leur humeur lugubre menaçant de devenir contagieuse, on les interne dans la pièce voisine, et on les rive à quelque table de whist ou de bouillotte.

Loin d’avoir ces prétentions à la gravité, la plus belle, la plus indolente et la plus dépensière moitié du genre humain affecte généralement des airs de vivacité et d’étourderie juvéniles, dont l’âge contredit quelquefois la convenance et l’à-propos. Rien n’égale non plus l’afféterie que la plupart de nos grandes dames apportent dans leurs jeux de physionomie et leurs inflexions de voix qu’elles se complaisent à moduler en doux roucoulements de tourterelle. Chacune, du reste, adopte obstinément le maintien qui la flatte le plus. A-t-elle une jolie main ? elle ne cesse de jouer avec ses cheveux ou de chiffonner son mouchoir ; de beaux bras ? elle a constamment besoin de s’accouder ; de blanches dents ? elle rit toujours. Je ne parle pas des artifices préalables dont le cabinet de toilette a caché le mystère : multiplication des cheveux, additions aux charmes naturels, teint de lys et de rose fait de blanc de perle et de rouge végétal :

 

Car toujours la peinture
Embellit la beauté.

 

Et que dire de leur toilette ? Assurément, si l’animal est l’esclave de l’homme, l’homme l’esclave de la femme, il est juste de dire que la femme est l’esclave du chiffon. Il règne en maître entre toutes ses préoccupations, il est son souci le plus constant et le plus cher à tous égards, et, dans un groupe de dames pris au hasard, c’est à qui d’entre elles déploiera la plus vaste envergure de soie et de velours et de gaze et de dentelles ; si bien que, dans une femme en toilette, il y a si peu de femme et tant de toilette, qu’elle semble vraiment l’accessoire, et, en quelque sorte, le frêle mannequin servant à l’étalage de parures splendides, et surtout nouvelles ; — car le pire défaut d’une parure ce n’est pas d’être disgracieuse, mais d’avoir été déjà portée. C’est là le point capital sur lequel se dirige, de prime abord, l’attention jalouse des rivales, — c’est-à-dire de toutes les autres femmes ; — et tel est, à cet égard, l’éveil de leur sollicitude qu’elles en sont venues à mesurer la considération qu’elles professent les unes pour les autres bien plutôt sur le nombre de leurs robes que sur celui de leurs talents ou de leurs vertus. Pour elles, ce luxe de la toilette constitue, avant tout, une sorte de certificat d’opulence ; or, qui ne sait que l’orgueil de la fortune est un des plus vifs, sinon des plus légitimes, que nous ressentions ici-bas ?

Les femmes de Vénusia montrent bien moins de frivolité ; mais là, les mœurs et les lois, loin de les reléguer dans l’ignorance et l’oisiveté, les font les égales des hommes. Elles ne les considèrent pas comme des êtres incapables de tout acte sérieux et que Sa Majesté le Mari doit gouverner en despote — lors-même qu’il afficherait au dehors du ménage le libéralisme le plus exalté ; — elles ne suppriment pas leurs droits pour augmenter la somme de leurs devoirs, ce qui n’est pas précisément une compensation ; et, si une faute est commise, ce n’est point l’être faible que l’opinion blâme exclusivement : elle ne flétrit pas de son mépris le pauvre oiseau tombé pour admirer le serpent fascinateur.

C’est une égalité complète qui règne dans ces régions fortunées ; la femme y est véritablement la digne compagne de l’homme. Comme je crois vous l’avoir dit, elle exerce un grand nombre de professions dont notre sexe s’arroge ici l’apanage exclusif, et l’on n’y traite pas dédaigneusement de bas-bleus celles qui cultivent les lettres et ne sont pas tout à fait ignorantes sur les questions sociales ou politiques.

Je m’aperçus de la profonde différence de ces mœurs avec les nôtres dès le commencement de la soirée, et, le premier mouvement de surprise évanoui, je trouvai que cette façon d’admettre la femme à partager les plus sérieuses préoccupations et les plus nobles travaux de l’homme était pour elle un hommage bien plus sérieux et bien plus élevé que cette galanterie banale qui consiste à la traiter en enfant gâtée, et à murmurer éternellement à son oreille : — « Que vous êtes jolie, que vous me semblez belle ! » car l’imagination de nos céladons n’est jamais allée au-delà de la fable du Renard et du Corbeau.


Ce qui me surprit encore, dans cette soirée, ce fut la présence d’ouvriers que j’avais vus travailler chez Mélino.

— Comment ! lui dis-je à voix basse, vous recevez vos ouvriers ?

— Cela doit vous étonner en effet, répondit-il en souriant, car c’est tout à fait contraire à vos préjugés sociaux. Je sais bien que vous professez hautement les principes de la plus célèbre de vos nombreuses révolutions ; malheureusement vous avez grand soin de les accommoder à vos intérêts. Vous aimez la liberté pour vous contre vos adversaires, et la fraternité — chez les autres — quand leur dévouement peut servir votre ambition. La soif de la supériorité et de la domination est tellement innée en vous que lorsque, dans la morne solitude de son île, ce Robinson, dont vous m’avez conté l’histoire, finit par trouver un compagnon, il s’empresse d’en faire son domestique.

« Ici, au contraire, le sentiment d’une égalité fraternelle est profondément enraciné dans le cœur même de la nation, et ce mélange, je ne dirai pas de toutes les classes, puisque nous n’avons pas de classes, mais de toutes les professions n’a rien qui répugne à notre délicatesse. Il est vrai que l’ouvrier s’est rendu complètement digne, par ses manières et son savoir, de la fusion sociale qui s’est opérée. Sa présence parmi nous vous choque, mon cher Volfrang, comme l’apparition de simples bourgeois dans les salons nobiliaires a pu choquer jadis vos bisaïeux ; ces bourgeois y sont admis aujourd’hui, et soyez sûr qu’avec le progrès, le cercle de la bonne compagnie s’élargira constamment ; le préjugé de la hiérarchie professionnelle ira rejoindre, dans les ruines du passé, le vieux et vermoulu préjugé de la naissance.

— En attendant que nous en venions là, nous avons des invités de passage dont je remarque l’absence absolue dans votre salon.

— Qu’appelez-vous des invités de passage ?

— Je veux parler de certaines gens qui, n’aimant pas le monde, croient devoir, par politesse ou par politique (ce qui est souvent la même chose), paraître aux soirées où ils sont invités, pour se retirer furtivement au plus vite.

— Mais le procédé me paraît assez inconvenant.

— Je suis de votre avis, et pourtant les visiteurs de ce genre sont fort nombreux. Ils arrivent, deux ou trois heures après les autres, se font annoncer avec les particules et les titres qu’ils ont — ou qu’ils n’ont pas, — entrent solennellement après cette glorieuse fanfare, saluent d’un air guindé les maîtres du logis, échangent quelques poignées de main, puis s’esquivent. Ils appellent cela se montrer, et satisfaire aux convenances ; mais je pense au contraire, comme vous, qu’ils les blessent profondément. S’ils restaient chez eux, on pourrait supposer qu’une indisposition les a retenus, mais ils font acte de présence et disparaissent aussitôt, témoignant ainsi de la possibilité qu’ils ont eue de venir à la soirée et de leur peu de goût d’y rester.


Un moment après cet entretien, j’entendis que, dans un groupe de jeunes vénusiennes, frais et gracieux comme un massif de fleurs, on en était venu à parler musique.

J’eus de vives inquiétudes. Il y avait, au fond de l’appartement, un piano qui montrait les dents… j’appréhendais qu’une blanche file de demoiselles ne vînt y jouer des exercices. Ce supplice des invités sévit si souvent dans nos salons, et dure si longtemps ! Il est bien vrai que nos virtuoses nubiles se font beaucoup prier et qu’elles ont beaucoup de peine à prendre le parti de commencer ; mais qu’elles en ont bien davantage à se décider à finir ! De son côté, la maman complice prend soin de leur indiquer, avec une impitoyable lucidité de mémoire, l’entier répertoire des morceaux étudiés à la maison ; et l’on en est réduit à subir le défilé de tous leurs caprices et de toutes leurs fantaisies. Morceaux bien nommés, en vérité ! car à la fantaisie qu’y a déployée le compositeur, elles ajoutent la fantaisie de l’exécution : ralentissant la mesure aux passages ardus pour la précipiter aux endroits faciles, escamotant des notes, brouillant des accords, et tombant d’autant plus souvent dans ces confusions charivariques, qu’elles choisissent de préférence des morceaux brillants, c’est à dire hérissés d’inextricables difficultés.

J’en fus quitte pour la peur. On joua pendant un temps fort court, et, pour ce léger intermède, on fit choix de quelques mélodies de grands maîtres, et non de musique à prestidigitation.

Vint ensuite le bal qui frappa grandement mon attention par sa vivacité et son entrain. J’étais tellement habitué à nos danses ou plutôt à nos marches de salon, à ces quadrilles guindés où l’on se promène d’un air ennuyé, le pied traînant sur le parquet et les bras collés au corps ! Le mode vénusien me parut infiniment plus agréable et plus naturel, car la danse n’est pas seulement un plaisir, mais un besoin du corps ; et une ardente animation convient à ce singulier instinct de sauterie que Dieu a, par malice, exclusivement départi à l’animal le plus raisonnable de la création.

— D’accord, fit Muller ; mais, pour mon compte, je dénie le prétendu esprit froid et sérieux que tu attribues à nos jeunes danseurs. Est-il rien, au contraire, de plus animé, de plus ardent au plaisir, de plus fou en un mot, que cet essaim de jeunes gens qui ne manquent aucun quadrille, aucune valse, aucune polka, et qui font rage au cotillon ?

— Pas si fous que tu le dis, mon bon Muller. Assurément, ils se préoccupent fort des danses et surtout des danseuses, ils ne connaissent ni trêve ni repos, et, quand l’orchestre se tait, on les voit s’agiter dans la foule, leur carnet à la main, avec l’activité fiévreuse de coulissiers un jour de liquidation ; je conviens aussi qu’ils inscrivent, avec ponctualité, toutes leurs invitations, et qu’ils dansent à l’échéance ; j’ajouterai, si tu veux, qu’ils brillent particulièrement au cotillon, et qu’ils en dirigent l’interminable imbroglio d’un esprit alerte et d’une main sûre. Oui, tout cela est vrai ; mais garde-toi bien de croire que ce soit pour eux plaisir purement frivole et temps perdu pour les affaires. Quelques mois après, tu verras tes jeunes fous être investis de fonctions importantes, puis avancer rapidement, et cela… cela, grâce à madame la baronne de X… ou à madame la comtesse de Z…, dont ils auront été, dans plusieurs bals, les chevaliers servants au cotillon. Le cotillon mène à tout.

Pour en finir avec le bal de Mélino, je vous dirai, mes amis, qu’une différence que je fus encore bien heureux d’y trouver avec les nôtres, c’est qu’on pouvait s’y mouvoir et respirer, deux avantages bien rares dans nos étroits salons, où l’on se fait honneur d’entasser quatre fois plus de monde qu’ils ne devraient en contenir.

Si la danse vénusienne me charma par son gracieux entrain, l’orchestre ne me fit pas moins de plaisir par sa douce harmonie, que ne troublaient ni les glapissements aigus du flageolet, ni les stridents éclats du cornet à piston.

Mais l’enchantement et la fête de mon âme, en cette heureuse soirée, ce fut ma chère Célia dont une toilette d’une gracieuse simplicité et d’un goût exquis rehaussait l’adorable beauté. Elle allait et venait, douce et souriante à tous, la joue et le regard animés par la fièvre du plaisir. En vain, le bal m’offrait-il son éclat et ses distractions, mes yeux revenaient toujours à elle. J’ignore si je ne fus pas dupe d’une de ces flatteuses illusions dont l’amour se repaît si facilement, mais il me sembla que j’occupais aussi quelquefois sa pensée. Personne assurément n’aurait pu le deviner, mais je le sentais par l’effet de je ne sais quel magnétisme mystérieux. Un hasard complaisant nous faisait retrouver fort souvent l’un près de l’autre ; nous causions alors, — de choses banales, il est vrai, — mais, dans une conversation d’amoureux, ce qu’il y a de plus intéressant, c’est toujours ce qu’on ne dit pas ; c’est ce muet langage du cœur qui ne se trahit que par les inflexions émues de la voix, le doux rayonnement du regard, la grâce affectueuse du sourire, et ces mille petits riens, que comprennent si bien deux amants, mais qui n’en disent pas plus aux tiers indifférents que l’étincelle glissant sur un fil télégraphique n’en dit aux gens qui passent sur la route. Il arrive ainsi qu’une insignifiante causerie, dans laquelle l’austérité grondeuse des grands parents n’aurait pas un mot à reprendre, devient tout un poëme charmant pour deux cœurs épris. Les airs de ce duo n’ont rien de sentimental ; mais l’amour est à la clef, et sa magique influence respire dans tout le morceau.