Voyage à la Nouvelle-Grenade/01

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LA
NOUVELLE-GRENADE
PAYSAGES DE LA NATURE TROPICALE

I.
LES CÔTES NEO-GRENADINES.




Il y a quatre ans à peine, en 1855, un projet d’exploitation agricole m’amenait dans la Nouvelle-Grenade. J’en revins sans avoir réalisé ce que je regardais avant le départ comme le principal objet du voyage, heureux cependant d’avoir visité cette admirable contrée. En revoyant la France, il me sembla que les souvenirs d’un séjour de deux années dans l’une des régions les moins connues de l’Amérique pourraient apporter quelques informations utiles au milieu du mouvement d’émigration qui n’a pas cessé, depuis près d’un demi-siècle, d’agiter les populations européennes.

D’autres spectacles que ceux de la nature vierge, si magnifiques qu’ils soient, m’étaient d’ailleurs restés dans la mémoire. J’avais pu admirer une terre jeune encore, et puissamment fécondée par les caresses brûlantes du soleil. J’avais pu voir l’antique chaos à l’œuvre dans les marécages où pullule sourdement toute une vie inférieure. À travers d’immenses forêts qui recouvrent d’une ombre éternelle des territoires grands comme nos royaumes d’Europe, j’avais pénétré jusqu’à ces hautes sierras qui se dressent comme d’énormes citadelles dont les créneaux sont les glaces mêmes du pôle. Quelque chose cependant m’avait frappé plus que la nature, c’est la vue d’un peuple qui se forme. Trop clair-semée sur une vaste étendue de pays, composée de races qui ne sont point encore parfaitement fusionnées, la population néo-grenadine n’a pu jusqu’à ce jour se disposer que par groupes épars, embryons d’importantes cités futures ; dans ces groupes, on peut néanmoins reconnaître déjà de précieux élémens qui se dégageront, sans trop de peine, il faut l’espérer, d’une fermentation passagère. Si les nations ressemblent toujours à la nature qui les nourrit, que ne devons-nous pas espérer de la Nouvelle-Grenade, ce pays où se rapprochent les deux Océans, où se trouvent superposés tous les climats, où croissent tous les produits, où s’unissent dans une même race intelligente et fière le nègre de l’Afrique, le rouge de l’Amérique, l’homme blanc de l’Europe ! Sans nous dissimuler ce qu’il y a encore d’imparfait, de confus dans cette société naissante, il faut savoir discerner ce qui s’offre en même temps de fécond et de durable. Telle est l’impression sous laquelle je recueille des souvenirs qui conduiront d’abord le lecteur sur les côtes de la république grenadine, puis dans une des régions montagneuses où se cachent les germes de sa prospérité future.


I

Roulé dans une voile et le front caressé par le vent léger qui effleurait la mer, j’attendais, sur le gaillard d’avant du steamer Philadelphia, que les premières lueurs de l’aube éclairassent les montagnes de Portobello. Depuis quelques heures déjà, mes yeux étaient fixés à travers l’obscurité sur l’horizon noir, çà et là constellé ; enfin les étoiles s’éteignirent l’une après l’autre, le vague scintillement de la voie lactée s’effaça, et le reflet de l’aurore se déploya du côté de l’occident comme une vaste tente blanche au-dessus des montagnes. La masse des sierras était encore plongée dans l’ombre, mais graduellement la lumière descendit le long des versans et colora d’une teinté d’azur les cimes les plus lointaines, montrant sur les escarpemens plus rapprochés les forêts étalées comme un splendide manteau de verdure, et mêlant quelques lueurs roses à la couche des brouillards qui reposaient au-dessus du rivage entre la mer et le pied des collines. Bientôt ce voile de vapeurs se déchira, dispersa ses lambeaux au hasard autour des récifs et sur la surface des flots, et nous pûmes voir la vaste baie d’Aspinwall ou Navy-Bay mollement épanouie entre les deux promontoires verdoyans de Onagres et de Limon. En même temps, les rayons du soleil levant glissèrent obliquement sur les vagues, et, ne frappant que leurs crêtes, changèrent en une longue ligne d’or la blanche écume qui bordait les quais d’Aspinwall.

Vue de la mer, la ville présente l’aspect de toutes les cités américaines, construites à la hâte dans l’espace de quelques années. Les maisons, de hauteur inégale, sont éparses sur une plage basse et marécageuse, et du côté de l’ouest seulement se rapprochent assez l’une de l’autre pour former des rues. Dans les terrains non occupés par les constructions, de grands arbres ébranchés sont encore debout, semblables à d’énormes potences. Au-delà de l’étroite clairière qui environne la cité se pressent, innombrables et touffus, les arbres de la forêt. Un grand bateau à vapeur, cinq ou six goélettes à l’ancre, se balancent sur les flots à côté d’embarcations échouées qui élèvent au-dessus de l’eau leurs mâts vermoulus et tout incrustés de coquillages ; près du quai, un vieux navire, à la coque moisie, attend un ras de marée pour couler à fond et contribuer à l’obstruction du port ; les jetées et les plates-formes sont encombrées de houille, de bûches et de barils épars. Des wagons poussés à bras d’homme ou traînés par des mulets vont et viennent incessamment entre les navires et la station du chemin de fer de Panama, coquette et gracieuse maison, ombragée par des palmiers au tronc tordu, et déployant sur le fond vert de la forêt sa façade éblouissante de blancheur. Une muraille, quelques arbres, un rayon de soleil, il n’en faut pas davantage sous le ciel éclatant des tropiques pour composer un tableau merveilleux.

À peine débarqués, les trois cents passagers du Philadelphia furent assaillis par une foule d’hommes de toute race et de tout pays, nègres de la Jamaïque, de Saint-Domingue ou de Curaçao, Chinois, Américains, Irlandais, parlant ou jargonnant chacun dans sa, langue ou dans son patois, depuis le français ou l’anglais le plus pur jusqu’au papamiento[1] le plus corrompu. Harcelés par cette avide multitude, emportés presque de vive force, les voyageurs furent tumultueusement séparés et entraînés comme autant de proies vers les innombrables hôtels, auberges ou coupe-gorge qui composent la cité d’Aspinwall. C’est à grand’peine si je pus échapper à la foule en me glissant derrière les monceaux de houille et les piles de bois qui encombraient les quais ; cependant un nègre de Saint-Domingue me découvrit : m’accostant avec un salut en trois langues, il s’imposa comme mon guide, et de toute la matinée je ne pus me débarrasser de cet importun défenseur.

Aspinwall jouit dans l’Amérique entière d’une si mauvaise réputation sous le rapport de la salubrité, que je m’attendais à voir dans cette ville comme un grand cimetière où se promèneraient des ombres d’hommes tremblant leurs fièvres ; mais il n’en est pas ainsi. Les nègres qui forment la majorité de la population d’Aspinwall ont un air de santé et de contentement qui réjouit le cœur ; ils se trouvent là dans un pays semblable à celui d’où sont venus leurs pères, et, comme les plantes tropicales, ils végètent luxurieusement dans cette terre grasse et marécageuse réchauffée par un soleil de feu. Quant aux blancs et aux Chinois, ceux qui ont pu résister à la terrible fièvre semblent soutenus ou même guéris par cette ardente avidité qui seule a pu leur permettre d’aller planter leur industrie dans le royaume même de la mort. Un feu sombre brille dans leur regard presque féroce, et éclaire leurs visages jaunes et amaigris. Leurs mouvemens saccadés et nerveux montrent qu’ils ne vivent pas de la vie naturelle de l’homme, et qu’ils ont sacrifié au gain tout sentiment de bonheur tranquille. Le père qui amène ses enfans dans cette ville en tue l’un ou l’autre aussi sûrement que s’il leur plongeait un couteau dans le cœur, mais il n’hésite pas, et, bravant pour lui et pour les siens l’insalubrité de ce terrible climat, il s’en va, calme et résolu, attendre à Aspinwall les oiseaux de passage que ses risques mêmes lui donnent le droit de dépouiller. Il peut mourir à la peine ; qu’importe ? S’il a été soutenu par la sombre énergie du gain, il peut se retirer quelques années après à New-York ou à Saint-Louis, veuf ou privé de ses enfans, mais puissamment riche. Partout ici on retrouve le culte effronté de l’or. Le plus grand édifice de la ville est l’hôpital. Un malade peut s’y faire transporter moyennant 100 francs d’entrée et 25 francs par jour ; sinon, qu’il se fasse déposer à la porte et qu’il meure !

La grande rue d’Aspinwall présente un aspect étrange : des pavillons et des banderoles flottent devant toutes les maisons comme dans une rue de Pékin ; des blancs, des nègres, des Chinois crient, gesticulent et se battent ; des enfans tout nus se roulent dans la poussière et dans la boue ; des cochons, des chiens et jusqu’à des moutons dévorent côte à côte d’innombrables ordures que les vautours, perchés sur le bord des toits, contemplent d’un œil avide ; des singes attachés hurlent, des perroquets et des perruches poussent leurs cris stridens : c’est une étrange cohue, dans laquelle on ne s’engage qu’avec une sorte de frayeur. Les Indiens seuls manquent dans cette Babel. Effarouchés par les envahisseurs de leur pays, ils osent à peine rôder timidement autour de cette ville, qui s’est élevée comme par enchantement au milieu de leurs marécages.

Le drapeau, tricolore de la Nouvelle-Grenade flotte sur une maison d’Aspinwall ; mais l’autorité grenadine, loin de gouverner, doit se féliciter d’être simplement tolérée. La compagnie du chemin de fer est reine par ses agens sur le versant atlantique de l’isthme, et ses décisions, qu’elles soient ou non ratifiées par le jefe politico d’Aspinwall ou par le congrès de Bogota, ont réellement force de loi. Ce sont des Américains sans peur qui ont osé mettre le pied sur cet îlot malsain de Manzanillo, qui, dans la vase fumante de miasmes où la mort germe avec les plantes, ont enfoncé les pilotis où devait s’asseoir la ville, qui ont appelé de tous les points de la terre les hommes avides en leur criant : « Faites comme nous, risquez votre vie pour la richesse ! » Et maintenant ils se sentent le droit de gouverner cette ville, qui est leur création. Ils lui ont donné le nom d’un des plus forts actionnaires de la compagnie, le négociant Aspinwall, et les protestations solennelles de la république grenadine ne réussiront pas à imposer le nom officiel de Colon. Les agens de la compagnie américaine sont donc seuls responsables de la salubrité de la ville : s’ils s’occupaient un peu de l’assainir, sa population de quatre ou cinq mille habitans doublerait, triplerait dans l’espace de quelques années ; mais au lieu de songer à dessécher les marais, ils en ont formé d’artificiels. Pour construire un bel entrepôt en lave noire, les ingénieurs ont choisi une ligne de récifs à quelque distance du rivage, et l’étendue d’eau qu’ils ont ainsi séparée de la baie est devenue un marais infect, rempli de débris putréfiés et couvert d’un limon sous lequel veille perfidement la terrible fièvre de Chagres.

Le chemin de fer à une seule voie qui réunit Aspinwall à Panama n’a que 72 kilomètres de longueur, et traverse l’isthme presque en ligne droite. Il a coûté 500,000 francs par kilomètre, somme énorme, comparée aux frais d’établissement des autres chemins de fer de l’Amérique ; cependant les travaux d’art n’ont rien de gigantesque. Il a fallu réunir l’île de Manzanillo au continent par un pont fondé sur pilotis, traverser plusieurs marécages, élever de forts remblais aux approches des rivières Galun et Chagres, et creuser quelques tranchées, surtout au point culminant du chemin de fer, élevé seulement de 16 mètres au-dessus du niveau de l’Océan ; mais depuis longtemps les ingénieurs ont appris à vaincre ces difficultés. Le grand obstacle à la construction de cette ligne ferrée fut la terrible mortalité qui sévissait parmi les ouvriers. La promesse d’une paie très élevée n’en exerçait pas moins une séduction irrésistible à laquelle des milliers d’hommes de toute couleur et de toute race se laissèrent entraîner, et ils commencèrent hardiment, les pieds dans la vase brûlante et fétide des marécages, à scier les troncs des palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier du sable et des cailloux dans l’eau corrompue. Combien de malheureux, harcelés par les insectes malfaisans, aspirant à chaque souffle les miasmes perfides qui reposent sur la surface des eaux, étourdis par le soleil impitoyable qui leur brûlait le sang dans les veines, se sont péniblement traînés sur la terre ferme, et se sont couchés pour ne plus se relever ! Il est passé en proverbe en Amérique que le chemin de fer de Panama a coûté une vie d’homme par traverse posée sur la voie. Ce fait est très improbable, car il supposerait la mort de plus de soixante-dix mille ouvriers, mais il est certain que la compagnie n’a jamais jugé à propos de publier le nombre de ceux qui sont morts à son service. Les Irlandais, dont le sang si riche court en d’innombrables filets sous une peau fine, plus exposés que d’autres à cause de l’exubérance de leur vitalité, furent presque tous exterminés par la maladie, si bien que les agens de la compagnie renoncèrent à faire venir de New-York ou de la Nouvelle-Orléans d’autres terrassiers irlandais. Les nègres des Antilles eux-mêmes souffrirent beaucoup des atteintes du climat, et, peu soucieux d’augmenter leurs économies, se retirèrent en foule, pour jouir à la Providence, à la Jamaïque, à Saint-Thomas, des douceurs du far niente. Quant aux Chinois, qui, sur la foi de promesses magnifiques, avaient quitté leur pays pour aller s’enrichir de piastres américaines au-delà du Grand-Pacifique, on les vit par centaines mourir de fatigue et de désespoir. Nombre d’entre eux se donnèrent la mort pour éviter les souffrances de la maladie qui commençait à leur tordre les membres. On raconte qu’au plus fort de l’épidémie, une multitude de ces pauvres expatriés alla s’asseoir à la chute du jour sur les sables de la baie de Panama, qu’avaient abandonnés depuis quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l’occident le soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie si lointaine, ils attendirent ainsi que le flot remontât. Bientôt en effet les vagues revinrent tourbillonner sur les sables de la plage, et les malheureux se laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse.

La voie ferrée de l’isthme est loin de rendre au commerce et à l’humanité les services qu’on pourrait en attendre. La faute en est certainement au monopole et au taux exorbitant des prix exigés par la compagnie, qui fait payer aux voyageurs la somme de 125 francs pour un simple trajet de 72 kilomètres, et taxe proportionnellement les marchandises de toute espèce. Aussi le chemin de fer ne transporte-t-il de mer à mer que soixante-dix voyageurs par jour en moyenne, ou vingt-cinq mille par an, c’est-à-dire beaucoup moins dans une année que notre réseau de l’ouest en un jour. Il est bon d’ajouter que le mouvement des voyageurs et des métaux précieux est la seule source des revenus de la compagnie, car les marchandises encombrantes suivent encore la voie du cap Horn, et font ainsi un immense détour de 9,600 kilomètres. Jusqu’à ce jour, la compagnie de l’isthme n’a eu qu’une seule concurrence à redouter, celle des bateaux à vapeur du lac de Nicaragua, et même, grâce aux pirateries de Walker, grâce aussi à certaines intrigues qui ne sont pas encore parfaitement dévoilées, cette concurrence a complètement cessé pendant quelques années. Tôt ou tard néanmoins, les voies ferrées interocéaniques de Téhuantepec, de Honduras, de Costa-Rica, seront achevées, et il se peut aussi que la Nouvelle-Grenade, justement irritée de ce que la compagnie de Panama ne lui paie pas l’intérêt annuel convenu, permette à une compagnie rivale de construire un autre chemin de fer entre les deux mers. Il est évident que cet isthme allongé, qui se ploie si gracieusement entre les deux Amériques sur une longueur de 2,200 kilomètres, et sépare de son étroite bande de verdure les immenses nappes bleues des deux grands Océans du monde, ne doit pas rester une solitude effrayante où çà et là germent des embryons de ville. Un jour, les peuples de la terre s’y donneront rendez-vous, des Constantinoples et des Alexandries se bâtiront à l’embouchure de ses fleuves, ses marécages se transformeront en champs fertiles, et le volcan Momotombo recevra mieux les agriculteurs que les missionnaires qui jadis allaient lui porter les eaux du baptême[2].

Je désirais aller jusqu’à Panama pour voir l’isthme dans toute sa largeur, et contempler les eaux de l’Océan-Pacifique ; mais j’aurais dû attendre pendant un jour et une nuit le départ d’un train, et j’avoue que ce séjour dans un hôtel construit sur le bord d’un marécage me souriait fort peu. D’ailleurs j’avais hâte d’arriver au pied de la Sierra-Nevada, but principal de mon voyage, et je dis adieu à mes compagnons de traversée[3]. Le bateau à vapeur anglais qui fait le service régulier des côtes de la Nouvelle-Grenade ne devant passer que dans une douzaine de jours, je m’empressai d’aller au port, afin de m’enquérir d’une goélette en partance pour Carthagène. J’aperçus fort heureusement une petite coquille de noix qui levait l’ancre ; je n’eus que le temps d’envoyer chercher mes malles, de me jeter dans un esquif, de grimper à bord de la goélette, qui déjà commençait à louvoyer en face d’Aspinwall ; je descendis dans la cale pour déposer mes effets entre deux sacs de cacao, et quand je remontai l’échelle périlleuse, nous étions au milieu de la baie.

Le Narcisse était une petite embarcation délabrée du port de 24 tonneaux, et si mal aménagée que le seul espace libre où l’on pût se promener n’avait pas plus de deux mètres de long. De moment en moment, la crête des vagues nous cachait l’horizon, et l’on eût dit que dans le lointain la ville jaillissait du sein de la mer et s’y abîmait tour à tour. À chaque nouvelle lame, notre mât de beaupré plongeait en partie, et l’eau venait ruisseler jusqu’à l’arrière. L’espace resté sec était bien petit ; il fallait cependant s’en contenter, et je m’y installai de mon mieux, les pieds plantés en arc-boutant contre le rebord de l’ouverture de la cale, le dos appuyé sur le bordage, un bras passé autour d’une corde ; j’essayai de faire corps pour ainsi dire avec l’embarcation, et de ne pas remuer plus qu’une poutre amarrée sur le pont. Mes yeux ne pouvaient se détacher des vagues écumeuses, au milieu desquelles se jouaient des méduses transparentes et des requins fendant la surface de l’eau de leur nageoire dorsale, triangulaire et tranchante comme un couteau de guillotine.

L’équipage du Narcisse se composait de quatre hommes : le propriétaire, le capitaine, le matelot et le mousse. Le premier était un nègre herculéen, à la figure puissante et placide ; couché sur le pont, il regardait avec une satisfaction profonde la voile de son navire enflée par le vent, les sacs de cacao empilés dans sa cale, et même l’humble passager étendu à ses côtés ; il jouissait voluptueusement du privilège de posséder ; rarement daignait-il s’occuper de la manœuvre et prêter main-forte, lorsqu’il s’agissait de héler sur une corde ou de virer de bord. Du reste, il était d’une douceur ineffable, et désirait voir tous ses compagnons aussi heureux que lui-même ; si le capitaine n’eût pas commandé, si le matelot et le mousse se fussent croisé les bras, il se serait laissé paisiblement dériver sur un récif sans que la satisfaction peinte sur son visage en eût été troublée. Vrai type du nègre des Antilles, il se disait cosmopolite, et flottait de vague en vague, de terre en terre, comme un alcyon ; il parlait également mal toutes les langues, tous les patois des peuples établis autour de la mer des Caraïbes, et répondait indifféremment aux noms de don Jorge, de John et de Jean-Jacques. Le capitaine, jeune, beau, actif, mais bavard, impatient, colère, ne cachait guère le mépris qu’il avait pour son placide armateur ; cependant il avait le bon sens de ne pas le brusquer. Fils d’un Français marié à Carthagène, Jose-Maria Mouton tenait sans doute de son père ses traits, ses manières et sa vivacité ; mais il avait pris les habitudes et les superstitions du pays, et ne savait plus un mot de la langue de ses ancêtres ; ses yeux me suivaient avec une curiosité importune. Il prononçait chaque parole avec l’accent du défi, et ne s’adoucissait un peu qu’en s’adressant au matelot. Celui-ci, toujours silencieux, devinant d’avance tous les désirs du capitaine, travaillant sans relâche aux voiles, aux cordages, aux chaînes, me semblait un être indéfinissable. Non-seulement il ne parlait guère, mais il ne regardait pas, et marchait sans bruit, glissant comme une ombre de l’avant à l’arrière de la goélette. À quelle race appartenait-il ? Était-il nègre, Espagnol ou métis ? Sa peau noire pouvait avoir été tannée par les pluies, les orages, les brouillards, les coups de soleil ; ce qui avait terni son œil, c’était peut-être le spectacle de ces milliers de flots qui se poursuivent sans fin à la surface des mers. J’eusse été médiocrement étonné d’apprendre qu’il était ce Hollandais volant qui depuis des siècles erre sur l’océan, et parfois, quand la tempête se prépare, agite devant les navires ses grands bras chargés de brouillards. Quant au mousse, c’était simplement un gamin sale et paresseux comme un serpent : il dormait toujours, et le capitaine ne pouvait guère le réveiller qu’à coups de pied.

Don Jorge, dont les repas étaient nombreux et abondans, occupait le reste de ses loisirs à suivre du regard les lignes et les hameçons qu’il avait attachés aux flancs du navire, et qui bondissaient dans le sillage écumeux. Pendant la première journée, sa pêche fut particulièrement fructueuse : il retira de l’eau force poissons dont j’ai oublié les noms barbares, empruntés à une sorte de patois hispano-indien ; puis il parvint à hisser à bord une dorade, et enfin un jeune requin, long d’environ 2 mètres. Pour prendre ces animaux, les matelots taillent un morceau de toile blanche en forme de poisson volant et l’attachent à un hameçon qu’ils jettent dans le sillage ; ils se mettent ensuite à siffler comme sifflent les bouviers quand ils mènent leur bétail à l’abreuvoir. L’honnête poisson, séduit par cet appel, se jette sur le morceau de toile blanche, avale l’hameçon,… et ceux qui n’ont pas eu honte de tromper un requin le hissent à bord, l’assomment, le dépècent, puis, savourant d’avance leur festin, font joyeusement rôtir les filets et les côtelettes. On assure que les naufragés de la Méduse aimèrent mieux s’entre-dévorer que de manger du requin ; cependant j’osai m’attabler avec l’équipage et satisfaire mon appétit sur la chair du pauvre animal. Je la trouvai bonne ; mais, tout en la savourant, je ne pouvais me défendre d’un certain remords. « De quoi me plaindrai-je, me disais-je, si ses amis le vengent ? » Ainsi va le monde.

Le soir venu, le capitaine, qui de la journée n’avait guère adressé la parole à don Jorge, se rapprocha de lui, et, rendu confiant par la douce et mystérieuse influence de la nuit, condescendit à entrer en conversation. D’abord il parla d’affaires, puis de voyages, puis de fantômes, et bientôt nous l’entendîmes raconter une légende du temps de l’inquisition pleine de détails horribles. C’était l’histoire d’une âme chargée de crimes oscillant sur la bouche de l’enfer, en la boca del infierno, et disputée par les anges et les démons. À la fin, ceux-ci l’emportaient, et l’âme désespérée plongeait dans les flammes grondantes de l’abîme. C’était la millième fois peut-être que le capitaine récitait cette légende ; mais ses paroles, qu’il n’avait pas besoin de chercher, se déroulaient en phrases d’autant plus précises et sonores, et il déployait une certaine éloquence sauvage dans la peinture des tourmens infernaux. Don Jorge, heureux de ce récit, qui stimulait sa digestion, jouissait visiblement de sa propre peur, tandis que le mousse, appuyé sur ses deux coudes et couché à plat ventre sur le pont, fixait ses yeux ardens sur le capitaine et sentait son âme lui échapper d’effroi. Quant au matelot, toujours solitaire, il se tenait debout à l’avant du Narcisse, et sa haute stature, à demi entrevue à travers les agrès, se dessinait, comme un noir fantôme, sur la mer phosphorescente.

Une forte pluie mit fin à notre séance, et capitaine, armateur, mousse, passager, nous nous hâtâmes de descendre dans la cale et de nous jeter sur les sacs de cacao qui devaient nous servir de lits. Mes compagnons, accoutumés à ce genre de couche, s’endormirent bientôt profondément ; mais il me fut impossible de les imiter. Les gousses de cacao, dures comme de petits galets, m’entraient dans la chair ; d’affreux cancrelats, les plus gros que j’aie vus de ma vie, me mordillaient les bras et les jambes et se promenaient sur ma figure ; l’air renfermé de la cale, et surtout l’odeur pénétrante du cacao, me suffoquaient. À chaque instant, je gravissais l’échelle pour aspirer une bouffée d’air pur à l’ouverture de la cale ; mais la pluie incessante me forçait à redescendre dans l’antre malsain où mes compagnons faisaient des rêves d’or. Vers le matin seulement, vaincu par la fatigue, je m’endormis d’un sommeil fiévreux et agité.

Quand je me réveillai, le Narcisse doublait un des promontoires boisés qui gardent l’entrée de Portobello, l’ancienne Porte-d’Or des Espagnols, où les galions venaient charger les trésors du Pérou. La pluie avait cessé ; une légère vapeur flottait encore sur les monts, des fusées d’écume blanche jaillissaient sur les contours du rivage. Certes la mer et les montagnes, éclairées par le soleil levant, offraient un spectacle admirable ; mais je les voyais à peine : je ne pouvais détacher mes regards des grandes forêts tropicales, qui m’apparaissaient pour la première fois dans toute leur magnificence. J’ignorais même si réellement j’avais des forêts devant moi, car je n’en distinguais pas les arbres, et pendant longtemps je crus être devant un gigantesque rocher couvert de mousse et de fougère. Dans la zone torride, l’arbre n’existe pour ainsi dire pas. Il a perdu son individualité dans la vie de l’ensemble, il est une simple molécule dans la grande masse de végétation dont il fait partie. Un chêne de France étalant ses vastes rameaux à l’écorce rugueuse, plongeant ses énormes racines dans le sol lézardé, jonchant la terre d’innombrables feuilles sèches, semble toujours indépendant et libre y même quand il est environné d’autres chênes comme lui ; mais les plus beaux arbres d’une forêt vierge de l’Amérique du Sud n’apparaissent pas isolés. Tordus les uns autour des autres, noués dans tous les sens par des cordages de lianes, à demi cachés par les plantes parasites qui les étreignent et qui boivent leur sève, ils semblent ne pas avoir d’existence propre. Les influences des climats sont les mêmes pour les peuples et pour la végétation : c’est dans les zones tempérées surtout qu’on voit l’individu jaillir de la tribu, l’arbre s’isoler de la forêt.

Peu à peu nous approchions de l’étroit goulet du port, et la scène devenait de plus en plus splendide. Deux collines portant chacune les ruines d’un vieux bastion se dressent vis-à-vis l’une de l’autre ; à la base de ces hauteurs, des cocotiers s’inclinent vers la surface de la mer ; des oiseaux pêcheurs se tiennent graves et immobiles sur les rochers épars. Du sommet jusqu’au pied des collines, ce n’est qu’un tumulte, un océan de feuillage ; sous cette masse qui se penche et se redresse au vent, c’est à peine si l’on peut se figurer le sol qui la supporte ; on pourrait croire que la forêt tout entière a sa racine dans la mer et flotte sur les eaux comme une énorme plante pyramidale, haute de deux cents mètres. Toutes les branches sont reliées les unes aux autres, et le moindre frémissement se propage de feuille en feuille à travers l’immensité verdoyante. Cependant les collines sont très escarpées, et pour rattacher les arbres l’un à l’autre, de grandes masses de branches, de lianes et de fleurs s’abattent de cime en cime, semblables aux nappes d’une cataracte. C’est un Niagara de verdure.

Enfin le Narcisse jeta l’ancre presque à l’ombre de la mystérieuse forêt, le canot fut descendu, et le matelot, prenant silencieusement les deux rames, nous fit signe d’y sauter. Nous allions faire une courte halte à terre. Mon émotion, déjà si forte, augmenta encore quand l’esquif se fut arrêté sur le sable, et que j’eus bondi de pierre en pierre jusque sur la plage, toute bariolée de coquilles jaunes et rouges. En quelques secondes, j’atteignis l’embouchure d’un petit ruisseau qui descendait en cascatelles des profondeurs de la forêt, et, remontant ce chemin frayé par les eaux, je m’enfonçai dans la trouée obscure qui se prolongeait devant moi. Il est impossible de ne pas ressentir une étrange commotion physique quand on laisse derrière soi l’atmosphère chaude et lumineuse pour pénétrer sous l’ombre moite, humide, solennelle d’une forêt vierge. À quelques pas de la mer, je pouvais me croire à cent lieues dans l’intérieur du continent : partout un fouillis inextricable de branches, partout de mystérieuses profondeurs où l’œil osait à peine s’aventurer ; autour de moi, des rochers dont les parois disparaissaient sous des feuilles entrelacées ; sur ma tête, un dôme de verdure à travers lequel pénétrait un vague demi-jour répercuté de branche en branche. Quelle différence entre ces forêts tropicales et nos forêts calmes et symétriques, nos bois-taillis surtout, où chaque arbre, meurtri par la cognée, est noué comme un infirme et tord dans l’angoisse ses bras grêles et disgracieux ! Dans les pays aimés du soleil, les arbres géans que la terre nourrit roulent sous leur écorce une sève bien autrement impétueuse, et l’on dirait que d’eux-mêmes le sol, l’eau et le roc se dissolvent pour entrer plus rapidement dans le circuit de la vie végétale. Les cimes sont plus hautes et plus touffues, la couleur des feuilles et des fleurs est plus variée, les parfums sont plus acres et plus violens, le mystère de la forêt est plus redoutable, et ce n’est pas le repos, c’est l’effroi qu’on respire sous ces ténébreux ombrages.

J’avançais avec précaution, d’un pas religieux et presque tremblant. Des lézards, d’autres reptiles entrevus sur le bord du ruisseau disparaissaient dans le fourré avec un grand bruissement de feuilles ; devant moi s’épaississait l’ombre : je m’arrêtais donc et m’assis sur le bord d’un rocher dans lequel l’eau avait creusé une vasque toujours remplie d’écume et de murmures. En me retournant, je voyais, à l’extrémité de la trouée obscure par laquelle j’avais pénétré dans la forêt, le fond d’une petite anse où des flots bleus aux franges argentées venaient mourir sur le sable éblouissant de blancheur. Je restai de longues heures sur ce rocher pendant que don Jorge faisait sa sieste à l’ombre d’un caracoli[4] qui étendait ses grandes branches au-dessus de la plage.

Ma seconde visite fut pour la ville de Portobello, où le capitaine Mouton, revêtu de ses habits de fête, voulait, disait-il, acheter, quelques sacs de cacao ; en réalité, il allait tout simplement conter fleurette à une señorita. Quant à moi, je me hâtai de parcourir les rues de Portobello pour y découvrir les traces de la splendeur d’autrefois. Malheureusement ces traces se réduisent à bien peu de chose : de misérables huttes couvertes de roseaux ou de feuilles de palmier remplacent les vastes constructions des Espagnols ; çà et là s’élèvent quelques pans de murailles habitées par les serpens et les lézards ; les arbres ont introduit leurs racines dans les bastions de la forteresse qui dominait la ville, et bientôt il n’en restera plus pierre sur pierre. La population, composée de nègres et de métis au nombre d’environ huit ou neuf cents, est affreuse de haillons et de saleté et promène orgueilleusement son indolence le long de la plage. Les femmes seules travaillent ; elles pilent le maïs ou rôtissent les bananes pour les repas de leurs seigneurs et maîtres, remplissent les sacs de gousses de cacao, portent sur leurs têtes de lourdes cruches pleines d’eau puisée à une fontaine éloignée. Au lieu de la flottille de galions qui s’assemblait autrefois dans le port, protégée par le canon des forteresses, trois ou quatre goélettes appartenant à un négociant de la Jamaïque, le juif Abraham, se balancent paresseusement sur leurs ancres, non loin de petits entrepôts appartenant au même propriétaire. Tous les quinze jours, le bateau à vapeur anglais qui fait le service de Saint-Thomas à Aspinwall entre dans le port, non pour y prendre ou y déposer des passagers, mais uniquement pour y renouveler sa provision d’eau. Avant la construction du chemin de fer de l’isthme, un premier tracé désignait Portobello pour point de départ de la ligne ferrée. Le commerce y aurait trouvé l’avantage inappréciable d’un excellent port, et les ingénieurs n’auraient eu qu’à suivre l’ancienne route des Espagnols, aujourd’hui simple sentier obstrué par les hautes herbes. Toutefois l’insalubrité de Portobello, plus effrayante encore que celle d’Aspinwall, modifia les plans de la compagnie. En effet, à l’est de la ville s’étendent de vastes marécages où l’eau douce et l’eau salée apportent avec le flux et le reflux des plantes en décomposition ; des forêts de palétuviers croissent dans le sol mouvant à quelques pas des huttes, et les collines qui se dressent à l’entrée du port empêchent les vents alizés de renouveler l’air corrompu qui pèse sur la ville. Des nuages se forment continuellement au-dessus de ce bassin fermé, que ne visitent pas les brises, et retombent en pluies journalières. On peut dire que le bassin de Portobello est un cratère toujours fumant de vapeurs et de miasmes.

Le capitaine n’eut terminé qu’à la chute du crépuscule l’emplette importante de trois sacs de cacao, et les étoiles brillaient déjà dans le ciel quand notre canot vint toucher les flancs de la goélette. Me berçant de l’espoir d’un agréable sommeil, qui pourrait compenser l’insomnie de la nuit précédente, je me hâtai de m’envelopper dans une voile étendue sur le pont. À peine avais-je fermé les yeux qu’une forte averse m’obligea à chercher un refuge dans la cale. Dès que le nuage qui nous avait donné cette ondée eut disparu, je sortis de nouveau de mon antre pour me tapir dans un pli de la voile, mais un autre nuage vint bientôt se fondre en eau sur ma tête. Je reconnus qu’il fallait se résigner cette fois encore aux tourmens d’une insomnie. Je passai la nuit entière, tantôt chassé du pont par des averses successives et forcé de descendre dans la cale aux odeurs repoussantes, tantôt remontant sur le pont humide de pluie et saisissant au vol pour ainsi dire quelques instans d’un sommeil fugitif. Les voix étranges qui sortaient des forêts voisines, surtout les aboiemens d’une grenouille, qui à elle seule faisait plus de bruit qu’un chien de ferme, contribuèrent singulièrement à me rendre le repos difficile.

Dès le point du jour, le capitaine fit lever l’ancre et larguer les voiles du Narcisse. Celui-ci, très mauvais marcheur, ne se hâta guère de sortir du goulet, d’autant plus que les vents alizés, qui soufflent toujours du nord-est au sud-ouest, repoussent dans le port les embarcations qui veulent le quitter. Nous restâmes à louvoyer pendant toute la matinée, renvoyés par le vent d’un promontoire à l’autre. Pour continuer directement notre route, il fallait doubler le rocher de Salmedina, appelé aussi Farallon-Sucio, que nous voyions se dresser à l’est au milieu des vagues bondissantes, semblable à une tour massive environnée de noirs récifs, qui apparaissaient et disparaissaient tour à tour comme des monstres marins. Après nous en être éloignés de près d’un mille, toujours une nouvelle bordée nous ramenait près de cette tour formidable. Une fois le vent s’engouffra dans les voiles au moment où le capitaine venait de prononcer les mots sacramentels : Para à virar ! Vaya con Dios ! Et la goélette, se dirigeant rapidement et en droite ligne vers Salmedina, fendit les ondes déjà blanchissantes qui se redressaient à la base de recueil. Le capitaine, le matelot, le mousse et moi-même nous nous efforcions inutilement, appuyés contre la vergue, de vaincre la résistance de la voile, tandis que don Jorge, toujours placide et souriant, laissait errer ses regards sur les agrès de sa goélette, qui marchait vers une perte inévitable. Un énergique juron du capitaine le fit lever en sursaut : dès qu’il nous eut aidés de son épaule d’athlète, la vergue céda, et le Narcisse, rasant les rochers par une grande courbe, dirigea sa bordée vers la pleine mer.

À midi, nous avions enfin doublé le redoutable promontoire, et nous suivions à deux ou trois milles de distance la côte qui prolonge d’une extrémité à l’autre de l’horizon ses immenses forêts, où ne se montre pas une seule clairière. Les montagnes, dont la chaîne uniforme et peu élevée se développe de l’ouest à l’est, semblaient beaucoup plus hautes qu’elles ne le sont en réalité, sans doute à cause du voile de chaudes vapeurs qui frissonnait sur leurs flancs et en grandissait outre mesure les proportions. Nous voyions apparaître, puis disparaître l’une après l’autre, les pointes que ces montagnes projettent dans la mer, Punta Pescador, Punta Escondida, Punta Escribanos, toutes semblables par leurs forêts touffues et leurs ceintures de mangliers. La mer était calme, la brise enflait à peine les voiles de notre goélette, et celle-ci fendait péniblement les flots dont l’écume légère allait se perdre en tourbillonnant de chaque côté du sillage. Nous continuâmes ainsi notre course maritime toute la journée, et la nuit nous surprit avant que nous eussions dépassé le cap San-Blas.

Le lendemain matin, nous étions au milieu de l’archipel des Muletas, dont les îles « plus nombreuses que les jours de l’année » parsèment la mer sur une grande étendue. J’en ai compté moi-même plus de soixante dans un horizon extrêmement restreint par la brume, et à mesure que nous avancions, nous en voyions d’autres jaillir du sein des eaux tranquilles comme celles d’un lac. Toutes ces îles basses sont couvertes de cocotiers, dont les semences leur ont été apportées par les vagues depuis que les Espagnols ont introduit cet arbre sur le continent d’Amérique. Quelques îlots sont tellement petits que leurs cinq ou six cocotiers les font ressembler à de grands éventails verts déployés au-dessus de l’eau transparente. D’autres, au contraire, occupent une assez grande superficie, et des huttes d’Indiens se groupent çà et là à l’ombre de leurs bosquets. Toutes sont presque uniformément rondes ou ovales. L’aéronaute qui le premier contemplera cet archipel du haut de son navire ailé ne pourra s’empêcher de comparer les Muletas à de gigantesques feuilles de nénufar étalées sur la surface à peine ridée d’un marécage.

Quand notre goélette passait à côté d’un village, un canot creusé dans un tronc d’arbre se détachait de la rive et se dirigeait vers nous, portant trois ou quatre Indiens. À mesure que les rameurs se rapprochaient de nous, ils multipliaient leurs gestes de salutation, élevaient en l’air leurs avirons pour témoigner de leurs intentions pacifiques ; puis, après avoir amarré leur canot au bordage de la goélette, ils sautaient sur le pont, riaient pour nous égayer et nous bien disposer en leur faveur, et nous offraient d’une voix caressante leurs sacs de cacao, leurs bananes, ou de charmantes petites perruches vertes qui, nichées dans une calebasse, se becquetaient et se mordillaient le plus gentiment du monde. Ces Indiens sont de petite taille, forts, trapus, gras ; ils ont les joues rebondies, les pommettes saillantes, les cheveux noirs et lustrés, les yeux perçans, souvent entourés de bourrelets de graisse, le teint couleur de brique, mais plus blanc que celui de la plupart des Indiens du continent. Jusqu’à un âge très avancé, ils ont toujours l’air d’enfans espiègles, et la joie de vivre brille dans leur regard. En voyant leurs îles charmantes éparses sur la mer, leurs huttes tapies sous des bouquets de cocotiers, on se demande presque s’il faut désirer que bientôt des Américains ou des Anglais, pionniers du commerce, viennent exploiter ces forêts de palmiers pour en concasser les noix, les réduire en koprah[5], en exprimer l’huile. L’empire de Mammon, déjà si vaste, doit-il s’augmenter de ces îles fortunées, afin d’amonceler plus de marchandises sur les quais de Liverpool et d’emplir encore davantage le coffre-fort d’un armateur de New-York en donnant à ces Indiens, au lieu de leur bonheur tranquille, les joies sauvages puisées dans le gin ou dans le brandy ?

J’aurais bien voulu suivre les Indiens des Muletas et me faire, au moins pour quelques heures, citoyen de leur république ; mais don Jorge, toujours occupé de sa pêche, refusa, prétendant que l’embarcation doit être en marche pour que les poissons se laissent séduire par l’appât bondissant dans le sillage. Il ne me resta donc qu’à contempler tristement ces îles à mesure qu’elles disparaissaient l’une après l’autre. Enfin nous glissâmes lentement à côté de la dernière ; longtemps nous vîmes ses palmiers s’élever au-dessus de l’eau, semblables à une volée d’oiseaux gigantesques, puis ils s’évanouirent peu à peu, et nous nous trouvâmes en pleine mer des Caraïbes.

La traversée de l’archipel des Muletas à Carthagène dura huit jours, c’est-à-dire que notre goélette, beaucoup moins rapide qu’une tortue de mer, avança d’environ un mille par heure. Cependant nous avions le courant et souvent les brises en notre faveur ; mais le Narcisse était si lourd de forme, si disloqué dans toutes ses membrures, qu’il marchait à peine plus vite qu’une épave poussée par les flots. Dans ses voyages de retour, il mettait parfois plus de trois semaines pour atteindre Aspinwall, car il avait alors à vaincre la résistance du remous formé dans le golfe d’Uraba par le grand courant équatorial dont les eaux viennent frapper contre les côtes de l’Amérique centrale, et rejaillissent à droite et à gauche en longeant les rivages. Dans toute autre mer, exposée à de brusques changemens de vent et à de violentes rafales, le Narcisse n’eût pu entreprendre un seul voyage sans courir le risque de sombrer ; heureusement, dans le golfe d’Uraba et sur toutes les côtes de la Nouvelle-Grenade, il n’y a jamais de tempêtes. Les ouragans, dont le passage est parfois si désastreux dans les petites et les grandes Antilles, prennent toujours naissance à l’entrée de la mer des Caraïbes, au-dessus du grand courant équatorial, et, développant leur immense tourbillon qui s’élargit sans cesse, vont mourir aux États-Unis ou sur les bancs de Terre-Neuve, après avoir labouré les flots, fracassé les navires, broyé les villages et les forêts ; mais dans leur course terrible ils n’effleurent jamais les mers heureuses de la république grenadine. Là toutes les vagues, ébranlées de proche en proche par les tempêtes des autres climats, se déroulent avec la régularité des ondulations que la chute d’une pierre produit dans un lac. Énormes et se prolongeant parallèlement d’un horizon à l’autre, elles sont poussées d’un souffle toujours égal par le vent alizé, et soulèvent silencieusement les navires sans se briser en écume. Au fond des longues vallées qui les séparent, des poissons ailés, semblables à des oiseaux dans les sillons d’un champ, bondissent par milliers, traversent d’un seul élan la crête des vagues, et vont retomber au-delà dans l’eau transparente.

Le septième jour, le Narcisse atteignit l’archipel de San-Bernardo, dont les îles, presque toutes basses et boisées comme les Muletas, parsèment la mer au nord du golfe de Morosquillo. La goélette se fraya péniblement une voie à travers ce dédale d’îles qui projettent dans les détroits des bancs de sable dangereux, et après avoir pendant toute une journée longé la côte de la Nouvelle-Grenade, vint jeter l’ancre dans une petite anse de l’île Baru, non loin de Boca-Chica, l’entrée de la rade de Carthagène. Le capitaine ne comptait pas assez sur son habileté pour essayer de guider sa goélette rétive entre les écueils de la passe, et pour ma part j’étais enchanté d’attendre jusqu’au lendemain pour bien voir les ruines de cet autre Sébastopol, si formidable du temps de la puissance espagnole. J’entrais en quelque sorte dans une autre région de la Nouvelle-Grenade. Des questions du présent soulevées par l’activité américaine et la création de débouchés nouveaux, j’étais amené aux souvenirs du passé et à l’étude des mœurs d’une ville en décadence.


II

Au lever du soleil, le Narcisse entrait, vent arrière, dans le chenal de Boca-Chica (Bouche-Étroite), large à peine de quelques brasses, et cependant assez profond pour admettre les plus forts navires de guerre. De chaque côté, on distingue les rochers aigus qui se dressent au fond de l’eau blanchissante ; à mesure qu’on avance, la ceinture de récifs se resserre autour du chenal tortueux, des brisans se montrent dans toutes les directions, et on ne peut s’empêcher de frémir en rasant de si près les écueils. À quelques mètres de distance, sur la gauche, au pied d’un promontoire de l’île de Tierra-Bomba, s’élèvent les murailles blanches d’un fort aujourd’hui couvert d’arbustes et de ronces ; à droite, sur un îlot de rochers ; jaunâtres environné de récifs, une citadelle minée par les vagues déploie au-dessus des brisans la longue ligne de ses bastions aux embrasures vides ; dans le lointain, à l’extrémité de l’île Baru, couverte de mangliers, apparaissent les ruines d’un autre fort également vaste. Telle était la première ligne de fortifications qui protégeait l’entrée du port de Carthagène ; au dernier siècle, elle fut forcée par l’amiral Vernon, à qui, mieux défendue, elle pouvait opposer une insurmontable résistance. Il est vrai que cet amiral échoua devant la seconde ligne des forts, et que sept mille Anglais payèrent de leur vie son audacieuse tentative.

Après avoir louvoyé pendant quelques minutes, nous entrâmes dans la rade de Carthagène, dont les eaux tranquilles ont une superficie de 18 milles carrés. Complètement abritée du côté de la mer : au sud par l’île de Baru, à l’ouest par l’île de Tierra-Bomba, des récifs et des bancs de sable, au nord par l’archipel sur lequel est construite la ville de Carthagène, cette rade se développe en un magnifique demi-cercle pénétrant au loin dans l’intérieur des terres. Elle pourrait contenir des flottes ; je n’y vis que de misérables canots. Sur les collines, où j’espérais distinguer quelques traces du travail de l’homme, je n’aperçus que des fourrés interrompus çà et là par des clairières au sol rouge et infertile ; deux ou trois villages d’Indiens groupaient en désordre sur le bord de l’eau leurs toits recouverts de feuilles. Enfin le Narcisse doubla la pointe orientale de Tierra-Bomba, sur laquelle sont construites les cabanes de Loro, village habité seulement par de pauvres lépreux, et devant nos yeux apparut tout à coup la vieille cité qui jadis se nommait avec orgueil la reine des Indes.

Magnifiquement assise sur des îles qui regardent d’un côté la haute mer et de l’autre l’ensemble des lagunes intérieures qui forment le port, entourée d’une ceinture de cocotiers, Carthagène semble s’endormir, — hélas ! et ne s’endort que trop, — à l’ombre de la Popa, colline abrupte qui la domine à l’est. Deux grandes églises dont les nefs et les clochers dépassent de beaucoup le reste de la ville se regardent l’une l’autre comme des lions couchés, et la longue ligne des remparts s’étend à perte de vue autour du port et sur les rivages de la mer. De près, la scène change : les plantes grimpantes tapissent les murailles, où se promènent de rares factionnaires ; de grandes pierres tombées des créneaux forment des récifs sur lesquels la vague vient se briser ; quelques débris d’embarcations pourrissent sur la plage du port, où flottent de rares goélettes. À travers les fenêtres des hauts édifices dont le toit s’est effondré, on aperçoit les nuages ou le bleu du ciel. L’ensemble de cette ville à demi minée excite à la fois l’admiration et la tristesse, et l’on ne peut se défendre d’une émotion profonde en contemplant ces grands témoignages d’une vie éteinte.

Le matelot laissa tomber l’ancre du Narcisse, et je descendis dans le canot avec le capitaine. Quant à don Jorge, il ne s’était pas même levé pour regarder la ville, et, après m’avoir fait un signe de tête en guise d’adieu, il se retourna sur le flanc, afin de continuer une sieste commencée. Quelques coups de rame suffirent pour nous amener aux degrés de pierre scellés dans la muraille du quai, et je fus bientôt dans la ville, où l’on pénètre par une sorte de poterne ménagée dans l’épaisseur du rempart. La première scène dont je fus le témoin en mettant le pied sur le pavé de Carthagène redoubla la tristesse que m’avait inspirée la vue des édifices ruinés. Sur une place entourée de maisons noires à hautes arcades, deux hommes aux cheveux lisses, à l’œil ardent, au teint de couleur indécise, s’étaient saisis par les lambeaux flottans de leurs ruanas[6], dégainaient en vociférant leurs terribles machetes[7], et tâchaient de se pourfendre. Tout autour s’agitait confusément une foule sale et avinée : les uns hurlaient en fureur : Matalo ! matalo ! (tue-le ! tue-le !) ; les autres faisaient dévier les coups de machete en retenant les bras des combattans. Pendant quelques minutes, je vis passer en se débattant ce tourbillon d’hommes au-dessus duquel les lames luisantes des sabres s’élevaient et s’abaissaient tour à tour. À la fin, on parvint à séparer les deux lutteurs, et, suivis de leurs partisans, ils allèrent chacun de son côté dans quelque tienda[8], où ils se vouèrent l’un l’autre, la bouteille en main, à tous les démons de l’enfer. La foule des spectateurs assemblés sous les arcades se dispersa aussitôt. Je demandai la cause du tumulte : Es la fiesta ! (c’est la fête !) me répondit-on avec un haussement d’épaules.

Quand une ville est en décadence, on dirait que les habitans eux-mêmes participent au dépérissement des choses. Tout vieillit à la fois, hommes et édifices ; les météores et les maladies travaillent de concert à leur œuvre. Dans les rues sonores, que termine au loin la masse sombre des remparts et que bordent des couvens lézardés, de hautes églises aux murailles obliques, je voyais passer des boiteux, des borgnes, des lépreux, des infirmes de toute espèce ; jamais je n’avais vu tant d’écloppés à la fois. Je cherchais la noble Carthagène des Indes, et je ne trouvais qu’une cour des miracles. Je pensais involontairement à ces ports où pendant les heures de marée bondissent les vagues, entrent les navires à voiles déployées, circulent incessamment les barques portant des matelots joyeux : tout y est alors animation et vie ; mais vienne la basse mer, il n’y restera plus que des vases fétides où grouillent des vers à la recherche d’affreux débris. Il y a deux cents ans, Carthagène possédait en grande partie le commerce des Philippines et du Pérou ; elle monopolisait celui de l’Amérique centrale et de la Nouvelle-Grenade. Alors tout grand port commercial devait être en même temps un port de guerre, surtout dans une mer comme celle des Caraïbes, dont chaque vague portait un pirate. De tous les points de la côte d’où l’on pouvait exporter en Europe les produits du bassin du Magdalena, un seul, Carthagène, était facile à défendre, et pour cette raison, le gouvernement espagnol l’avait choisi, et lui avait donné le monopole des échanges sur une longueur de 3,000 kilomètres de rivages. Depuis, les choses ont changé, les colonies espagnoles se sont détachées de la mère patrie, des ports libres se sont ouverts au commerce du monde sur toutes les côtes de la mer des Caraïbes et du golfe du Mexique, la paix est devenue l’état normal des nations, et il a été permis d’échanger des marchandises ailleurs que sous la gueule des canons. Aussi la prospérité factice de Carthagène, qui reposait sur le monopole, s’évanouit avec la liberté ; la population, de plus en plus misérable, diminua des deux tiers, et maintenant elle n’atteint pas même au chiffre de dix mille âmes. Récemment, le congrès grenadin, dans le louable désir de faire revivre le commerce de la cité déchue, a passé une loi exemptant des droits de douane tous les navires qui importent des marchandises à Carthagène. Le gouvernement a donc rétabli le monopole sous une forme déguisée, car dans tous les autres ports de la république les droits s’élèvent en moyenne à 25 pour 100. Les défenseurs de la loi soutenaient qu’il fallait donner cette récompense à la fille aînée de la liberté, à la ville qui la première avait secoué le joug de l’Espagne ; mais, au nom de la liberté, n’eût-il pas été plus juste de maintenir tous les ports dans le droit commun, et d’y abaisser uniformément les tarifs d’importation ? Ce n’est pas sur le privilège que Carthagène pourra jamais fonder une prospérité stable.

Cependant il est certain que l’antique reine des Indes se relèvera de ses ruines, car sa position géographique est admirable. Assise sur le bord d’une mer sans orages, elle est située entre les deltas du Rio-Magdalena et du Rio-Atrato, et tôt ou tard servira nécessairement d’intermédiaire commercial entre les bassins de ces deux puissans fleuves ; elle n’est séparée d’Aspinwall et des autres ports de l’isthme que par la largeur du golfe d’Urabà, et peut communiquer avec ces divers points plus rapidement que toutes les autres villes de la république ; sa rade l’une des plus belles du monde entier, et l’on pourrait très facilement y creuser des bassins à flot et des bassins de carénage, nécessaires aujourd’hui dans tous les grands ports de commerce. L’entré de Boca-Chica est trop étroite peut-être ; mais pourquoi ne pas nettoyer Boca-Grande, large bras de mer, qui sépare de l’île Tierra-Bomba la pointe sablonneuse du port de Carthagène ? Avant 1760, époque à laquelle le gouvernement espagnol, en guerre avec les Anglais, fit obstruer ce détroit de pierres et de sable, il offrait un chenal assez profond pour les plus grands navires. Qu’on le creuse de nouveau afin d’épargner aux embarcations le détour et les dangers de l’entrée par Boca-Chica, et Carthagène n’aura sujet d’envier aucun port du monde. Bien plus, un ancien bras du Rio-Magdalena, se détachant de ce fleuve près de la ville de Calamar, à 150 kilomètres en amont de l’embouchure, allait jadis chercher une voie plus courte vers la mer, et se déversait au village de Pasacaballos dans la rade même de Carthagène. Plusieurs compagnies, dont une anglo-américaine, se sont formées l’une après l’autre pour élargir et approfondir ce canal ou digue, en partie oblitéré. Déjà de petits bateaux à vapeur ont pénétré par cette voie dans le Rio-Magdalena ; faute d’argent, l’entreprise n’a pas encore été menée à bonne fin, mais elle ne peut manquer de l’être prochainement, et bientôt l’artère centrale de la république grenadine sera en communication constante par la vapeur avec le meilleur port des côtes. C’est aux ressources de ce genre offertes par la nature que des citoyens énergiques doivent faire appel pour relever leur ville et lui donner de nouveau le rang de capitale.

La cathédrale est le principal édifice de Carthagène, mais elle n’offre que des restes de sa splendeur passée. Les autres édifices, couvens, hôpitaux, églises, sont extrêmement vastes et occupent en étendue une grande partie de la ville ; mais ils s’écroulent, et, comme toutes les ruines, ils gagnent à être vus à distance. Aussi me hâtai-je de monter sur les remparts, d’où je pouvais en même temps contempler la mer et voir la cité sous son aspect le plus pittoresque. Les murs, peu élevés et larges de plusieurs mètres, offrent tout autour de la ville une belle promenade pavée de longues dalles de pierre. Ils sont encore solides comme autrefois, et la mer, qui en ronge lentement la base, en a détaché à peine quelques blocs ; mais les canons qui passaient leurs gueules à travers les embrasures ont disparu. Le gouvernement de la Nouvelle-Grenade, trop faible aujourd’hui pour défendre sérieusement ses ports de mer, a pris le parti de vendre les poudres et les canons de Carthagène pour une somme ronde de 120,000 piastres, et il a fait couper en morceaux les affûts, pour les distribuer aux pauvres comme bois de chauffage. N’y a-t-il pas dans cette mesure de quoi lui mériter les sympathies des partisans de la paix universelle ?

Il était nuit quand je me retrouvai sur la grande place de Carthagène. Le palais de la gobernacion était brillamment illuminé ; des musiciens, montés sur une estrade, soufflaient du cor, du trombone, du fifre, raclaient du violon, de la contre-basse, avec un entrain féroce ; la place entière était transformée en une vaste salle de danse et de jeu. Des hommes et des femmes, étroitement enlacés, se mouvaient en une immense ronde, entraînés par cette danse, si répandue dans l’Amérique espagnole, qui consiste à glisser imperceptiblement sur le sol en agitant les hanches. On ne voit pas le mouvement des pieds, mais seulement la torsion fébrile des corps noués l’un à l’autre ; on dirait que la terre elle-même tourne sous les groupes convulsifs, tant ils avancent silencieusement, emportés par une force invisible. J’éprouvais une espèce de terreur en voyant lentement passer sous les lumières tremblotantes attachées aux piliers ces corps haletans et renversés en arrière, ces figures noires, jaunes ou bariolées, toutes secouant sur leurs fronts des cheveux en désordre, toutes illuminées d’un regard étincelant et fixe : c’était une danse démoniaque, un sabbat infernal. De longues rangées de tables de jeu couvertes de cartes souillées par un long usage dans les tavernes s’étendaient autour de la place ; elles étaient incessamment assiégées par des hommes, des femmes et des enfans, qui venaient y perdre à l’envi leurs cuartillos et leurs pesetas. Un tumulte effroyable s’élevait à chaque coup malheureux, des menaces terribles se croisaient ; cependant je ne vis nulle part reluire l’acier des machetes. L’air était suffocant et chargé de chaudes émanations. Pouvant à peine respirer, je me dégageai de la foule et m’enfuis sur les remparts solitaires, où je pus enfin jouir d’un silence solennel, à peine troublé par la lente respiration de la mer.

J’avais eu d’abord l’intention de rester plusieurs jours à Carthagène, pour avoir le temps de visiter le village indien de Turbaco et le célèbre volcan de boue décrit par Humboldt. En outre, mon hôte et mon hôtesse, Allemands qui parlaient toutes les langues, me donnaient mille bonnes raisons pour prolonger mon séjour à la Fonda de Calamar. Cependant j’entendis parler d’une excellente goélette en partance pour Savanilla, d’où je comptais me diriger par les cours d’eau intérieurs et les forêts vers la Sierra-Nevada, but de mon voyage. Je résolus donc de saisir cette occasion, qui peut-être ne se fût pas retrouvée de longtemps. Au point du jour, je sautai dans une barque et je fis ramer vigoureusement vers le Sirio, dont la carène élégante se balançait au milieu du port. Le marché fut bientôt conclu ; le pilote, qui s’attardait sur le rivage, obéit à l’injonction du porte-voix ; il aborda à son tour, l’ancre fut levée, les voiles déferlèrent, et la goélette tourna le cap vers Boca-Chica. En moins d’une heure, le Sirio était dans la passe ; le pilote, debout à la barre, donnait ses ordres d’une voix brève ; les matelots, prêts à lui obéir, se suspendaient aux cordages ; à chaque bordée, le taille-lames effleurait presque les rochers, mais sous l’impulsion du gouvernail et des voiles il se retournait brusquement et se dirigeait en sens inverse. Enfin la goélette dépassa la chaîne de récifs, elle mit en panne, et deux matelots, abaissant le canot sur les vagues dansantes, ramenèrent le pilote au rivage.

Le Sirio, construit à Curaçao, avait une marche supérieure et fendait admirablement la mer. En quelques minutes, nous eûmes laissé derrière nous les falaises escarpées de Tierra-Bomba et l’écueil redouté de Salmedina ; puis, longeant la langue de terre sablonneuse qui défend à l’ouest le port de Carthagène, nous revîmes bientôt la ville royale se dressant comme sur un piédestal au-dessus de la longue ligne de ses remparts ; ensuite elle s’éloigna peu à peu et disparut enfin derrière le haut promontoire de Punta-Canoa. Au-delà de ce cap se montrèrent vaguement les îles de la Venta et d’Arepa, puis se dressa la péninsule abrupte de Galera-Zamba. Après l’avoir doublée, il ne restait plus au Sirio qu’à se diriger en droite ligne vers l’entrée du port de Savanilla.

Cette rapidité de locomotion, la belle tenue de sa goélette mirent le capitaine Janssen en bonne humeur, et plus d’une fois il fit circuler parmi ses matelots la bouteille de chicha[9]. El señor Janssen, cosmopolite réunissant dans ses veines le sang de toutes les races qui se sont établies dans les Antilles, était un homme bien différent de don Jorge. Comme lui, il respectait les matelots et les traitait en égaux ; mais il ne se contentait pas de jouir de la vie telle que la lui présentait le destin : il travaillait constamment et ne se donnait pas un instant de répit. Bien qu’il fût sur une côte souvent visitée par lui, il ne cessait de consulter sa boussole, de suivre la route sur les cartes marines, de noter ses observations. Quand je le questionnais, il me répondait d’une voix précise et sûre. À voir son front droit, ses sourcils froncés, sa bouche résolue, je ne pouvais douter qu’il n’eût autant d’énergie et plus d’intelligence que ses ancêtres, les écumeurs de la mer des Antilles.

À côté du señor Janssen, un jeune homme, cruellement torturé par le mal de mer, semblait agoniser. Je m’assis près du chevet sur lequel il avait appuyé sa tête, et je lui donnai quelques soins. Comme je l’interrogeais sur le but de son voyage : Soy el capitan (je suis le capitaine), dit-il en m’interrompant d’une voix faible. — Comment ! celui qui consulte la boussole maintenant n’est-il pas le capitaine ? — Si, pero io soy el capitan de papel (je suis le capitaine de papier). — Et il me montra un certificat timbré et paraphé qui lui donnait en effet le titre de patron. Je ne sais par quelle fiction légale il était ainsi obligé de s’emprisonner à bord d’une goélette où, depuis plusieurs années, il souffrait constamment le martyre, et où son titre officiel ne lui donnait pas même le droit de faire larguer une corde. Le pauvre captif était certainement à plaindre. De temps en temps il tournait mélancoliquement les yeux vers deux ouistitis qui montaient et descendaient dans les agrès ; mais les gambades les plus risibles des deux singes ne réussissaient pas à dérider son visage souffreteux et amaigri. Seulement, pendant les repas, il souriait du bout des lèvres en voyant les petits animaux sautiller autour des plats, s’emparer des tasses de café brûlant, s’en coiffer pour absorber plus tôt le liquide, puis se rouler en poussant des gémissemens lamentables.

Après huit heures de traversée, nous arrivions en face de la vaste embouchure de la Boca-Ceniza (Bouche-Cendre)[10], bras principal du Rio-Magdalena, obstruée par des bas-fonds et de nombreuses îles basses où croissent des mangliers. Le capitaine se mit à la barre ; dirigeant vers la pointe de l’une de ces îles sa goélette, qu’il fit rapidement louvoyer entre des bancs de sable, il l’introduisit dans un chenal dont l’eau verdâtre et chargée de débris végétaux permettait cependant de voir le fond à 3 ou 4 mètres au-dessous de la surface. Devant nous, entre une île de palétuviers et les escarpemens rougeâtres de la côte, s’étendait une grande lagune où reposaient plusieurs navires à l’ancre : c’était le port de Savanilla. Sachant que ce port est celui qui expédie à l’étranger presque tous les produits de l’agriculture et de l’industrie grenadines, je cherchais des yeux la ville et ses édifices ; mais je ne voyais qu’une maison blanche nouvellement construite pour le service de la douane, et non encore habitée. Enfin on me fit remarquer au bord de l’eau une longue rangée de huttes couvertes de feuilles de palmier, et se confondant de loin avec le sol rougeâtre sur lequel elles étaient bâties : c’était le village florissant dont le port a hérité du commerce de Carthagène des Indes. N’étant pas encore habitué à toute espèce de gîte, je frémis en voyant ces huttes misérables. Il s’agissait de reconnaître de loin, parmi ces chétives habitations, celle où je pourrais me faire donner de gré ou de force l’hospitalité la plus convenable. Mon choix tomba sur une hutte plus grande que les autres, et dont le toit de feuilles s’appuyait extérieurement sur les pieux d’une vérandah. Elle appartenait, me dit-on, au señor Hasselbrinck, consul de Prusse, le seul résident étranger de Savanilla. À peine débarqué sur l’une des petites jetées en bois construites devant le village, j’indiquai la maison du consul au nègre qui se chargea de mes effets, et je le suivis sans m’arrêter devant le poste des. douaniers, qui sans doute sommeillaient dans leurs hamacs. Sur la plage se promenait un beau vieillard, qu’à ses traits tudesques je reconnus aussitôt pour le consul. Je me dirigeai sans embarras vers sa maison, où j’entrai résolument, et je reçus bientôt au seuil même de sa porte le propriétaire ébahi, que je suppliai dans sa langue maternelle de vouloir bien excuser mon audace. Ces quelques mots allemands suffirent pour dérider l’excellent homme, qui, me prenant les deux mains à la fois, me souhaita cordialement la bien-venue : Mi casa es à la disposition de Vmd. Pendant toute la soirée, il m’accabla de prévenances, me donna gracieusement tous les renseignemens que je lui demandais, me fit en retour de nombreuses questions sur l’Europe, qu’il avait quittée depuis l’an de grâce 1829. Quand vint l’heure du repos, il fit établir nos deux plians à côté l’un de l’autre, afin de pouvoir prolonger la conversation. Le lendemain matin, il s’occupa lui-même de me procurer une embarcation pour Barranquilla, et je partis avec une lettre d’introduction pour son fils, agent de la compagnie anglaise des bateaux à vapeur du Rio-Magdalena.

Le village de Savanilla ne doit son existence qu’au voisinage de l’embouchure principale du fleuve, avec laquelle son port communique par les marécages du delta. La barre n’ayant guère plus d’un mètre de profondeur, toutes les denrées des provinces riveraines, le tabac, l’écorce de quinquina, le café, doivent être déposées en amont de l’embouchure dans les magasins de Barranquilla, et de là être péniblement transportées par d’étroits canaux jusqu’au port de Savanilla, où on les recharge abord de navires calant moins de 4 mètres d’eau. Quand la république néo-grenadine, devenue plus riche et plus entreprenante, s’occupera de l’amélioration de ce port, elle aura de très grands travaux à faire exécuter, car les sables d’une bouche du Magdalena, appelée Boca-Culebra ou Bouche-Serpent, s’accumulent à l’entrée, et, sous l’impulsion des vents alizés et des vagues, avancent continuellement du côté de l’ouest. En attendant, il serait relativement facile de construire un chemin de fer entre Barranquilla et son port, ou, mieux encore, d’utiliser les bouches marécageuses du fleuve en y creusant un canal assez profond pour permettre aux plus grands bateaux à vapeur du Haut-Magdalena d’aller accoster les navires jusque dans la rade ; mais il est probable que les négocians de Barranquilla retarderont longtemps l’exécution de ces projets, qui les priveraient des bénéfices réalisés sur le transbordement des marchandises.

L’embarcation que m’avait procurée el señor Hasselbrinck était un grand bongo, espèce de chaland aux membrures mal équarries et ponté depuis la proue jusqu’à un mètre de l’arrière. Quatre sambos[11] athlétiques et demi-nus, deux de chaque côté, se tenant debout sur le pont et tournant le dos à l’avant, appuyaient leurs épaules gauches couvertes de callosités sur de longues perches dont le bout reposait au fond de l’eau. Dès que le signal du départ fut donné par un claquement de main, ils pesèrent de tout leur poids sur les perches, et, poussant en mesure les cris de Jésus ! Jésus ! s’élancèrent au pas gymnastique de l’avant à l’arrière du bongo, puis ils revinrent lentement vers la proue, répétant toujours Jésus ! Jésus ! et prirent un nouvel élan. Poussé par ces quatre épaules vigoureuses, le lourd bongo fendit rapidement l’eau verdâtre du port, et en peu d’instans nous vîmes disparaître les huttes de Savanilla et la jetée où se tenait mon hôte, m’envoyant des saluts.

Nous voguâmes ainsi pendant plus d’une heure sur une baie d’eau salée aux bords ombragés par de petits mangliers, qui de loin ressemblaient à nos saules d’Europe. Après avoir dépassé de misérables cabanes, appelées Playon-Grande, le bongo, cessant de longer le rivage de la baie, fit un détour soudain vers le nord, et le paysage changea brusquement d’aspect. Nous étions sur l’eau jaunâtre des marais, à l’entrée du Caño-Hondo[12]. Des roseaux gigantesques dardaient autour de nous leurs tiges pressées, se terminant en ombelles, en aigrettes, en panaches ; presque partout la surface de l’eau était cachée par de larges feuilles de toute forme et de toute couleur, disparaissant elles-mêmes sous les fleurs qui venaient s’épanouir au-dessus d’elles ; plusieurs couches de végétation s’entassaient l’une sur l’autre, et dans le sillage étroit laissé derrière le bongo, l’eau, obstruée par de longues herbes flottantes, apparaissait toute saturée de germes. Des oiseaux pêcheurs s’abattaient par bandes au milieu des roseaux, et dans le lointain s’arrondissait un vaste horizon de grands arbres. C’est là, dans ce marécage sur lequel pesait une chaude et fétide atmosphère, que les sambos firent halte pour le déjeuner. Ils tirèrent d’une besace quelques yuccas[13] cuites sous la cendre, des restes de poisson, une bouteille de chicha, et, faisant passer la calebasse à la ronde, ils m’invitèrent généreusement à partager leur frugal repas. Ensuite l’un de mes amphitryons retourna du bout de sa perche des poissons morts qui surnageaient en grand nombre dans le sillage, et, rejetant avec dédain ceux dont la tête était déjà zébrée de lignes jaunes, il hissa les autres au moyen d’un petit crochet, et les mit soigneusement en réserve pour le dîner commun.

Le festin achevé, les sambos s’appuyèrent de nouveau sur leurs perches, et, recommençant leur cantilène, réussirent à frayer une voie au bongo à travers les roseaux et les plantes aquatiques de toute espèce qui obstruaient l’entrée du Cano-Hondo. Ce canal, s’étendant en droite ligne sous la forêt comme une large avenue, est profond de plus de six mètres, et les perches des sambos pouvaient à peine en atteindre la vase ; heureusement l’eau, soulevée par un dernier effort de la marée, était animée d’un léger courant et poussait le bongo devant elle. Les grands arbres rejoignaient leurs cimes touffues au-dessus de nos têtes ; de longues lianes vertes, suspendues aux branches, trempaient dans l’eau du courant et se balançaient mollement au gré de chaque remous ; des roseaux, des feuillages et des fleurs, arrêtés par les racines des arbres sur les bords du caño, oscillaient lentement comme des îles fleuries. Les vautours, perchés sur les troncs pourris, nous regardaient passer, fixant sur nous un œil dédaigneux. À l’avant du bongo, les quatre athlètes dessinaient leurs formes musculeuses sur le vert sombre de la forêt. Parfois un rayon de soleil descendu de la voûte recouvrait les eaux, les lianes et les troncs d’arbres de son éblouissante lumière.

Après le Caño-Hondo, notre bongo traversa des marécages dont l’eau est tellement chargée de débris végétaux, qu’en certains endroits elle est devenue une vase fluide où le bateau creuse un profond sillon en soulevant des bouffées d’une odeur pestilentielle ; puis vinrent d’autres caños aux bords fangeux, où seuls les crocodiles et les tortues peuvent se hasarder sans crainte, où l’homme laissé sans secours, ne voyant autour de lui que l’eau, la fange et les reptiles, serait immédiatement frappé de désespoir. Cette nature inhospitalière me faisait frémir, et je désirais avec impatience respirer un air moins chargé de miasmes funestes, apercevoir une motte de terre sur laquelle je pourrais mettre le pied en sûreté. Enfin nous rencontrâmes un étroit canal creusé de main d’homme dans un terrain élevé de quelques pouces au-dessus de la ligne des inondations : il me sembla que l’air devenait plus pur, et je me sentis guéri de la fièvre qui avait perfidement commencé à se glisser dans mon sang.

Il fallut cependant renoncer à poursuivre ma route dans le bongo qui me portait. Un incident fort imprévu vint me forcer de recourir à un autre moyen de locomotion. À l’un de ses nombreux détours, le nouveau canal où nous étions entrés se trouva complètement obstrué par une énorme chaudière, envoyée de Liverpool pour un des bateaux à vapeur en construction à Barranquilla. Le bongo qu’elle remplissait de sa masse était bien et dûment échoué ; pour le dégager, il fallait attendre du renfort ou même une crue du Magdalena. J’eus bientôt pris mon parti. Pendant que mes compagnons s’installaient sur le rivage pour y manger le reste des poissons si étrangement pêchés dans la matinée, je sautai dans un tronc d’arbre creusé appartenant à un petit Indien qui était venu offrir des vivres à l’équipage de la chaudière, et je lui dis de ramer vigoureusement vers le fleuve. Celui-ci était beaucoup plus rapproché que je ne l’espérais, et en moins d’une demi-heure le petit bâtiment où j’avais pris passage se trouvait lancé sur le vaste sein du Magdalena.

Dans l’Amérique méridionale, le Magdalena ne le cède en importance qu’au fleuve des Amazones, à l’Orénoque et à la Plata ; mais je ne voyais pas là ce puissant cours d’eau tout entier : je n’avais sous les yeux que l’un de ses bras, le Rio-Ceniza, dont les eaux se déversent dans la mer à quelques kilomètres plus à l’ouest. Ce bras est presque aussi large que le Mississipi : comme lui, il est bordé de grands arbres au sombre feuillage : seulement on n’aperçoit sur ses rives, çà et là encore, que quelques huttes entourées de palmiers et de bananiers. L’eau, frissonnante sous le vent et coupée de vagues courtes et rapides, semble moins profonde que celle du grand fleuve de l’Amérique du Nord ; mais elle est également chargée d’alluvions, et l’on ne peut y distinguer les crocodiles que lorsque ces monstres laissent flotter à la surface leur énorme tête à dents de scie ! Je vis plusieurs de ces animaux plonger en toute hâte quand s’approchait notre esquif, incliné sous sa voile et fendant gaillardement les flots. Dans le caño qui mène à Barranquilla, les crocodiles se montrèrent bien plus nombreux encore : le cadavre déjà putréfié de l’un de ces gigantesques reptiles tournoyait au milieu d’un remous entre des troncs d’arbres échoués, dont chacun portait son vautour au long cou avidement tendu. Dans le port même de Barranquilla, j’aperçus des baigneurs s’enfuyant de côté et d’autre pour éviter le voisinage incommode d’un terrible visiteur attiré par leurs ébats.

À mesure que nous approchions de Barranquilla, mon attention changeait de but, et bientôt je n’eus plus de regards que pour la ville, dont les longues rangées de maisons blanches apparaissaient au-dessus des berges argileuses. De petits bassins à flot creusés sur la rive du caño et remplis de bongos, de lanchas, de canoas ; des chantiers de construction couverts de toits en feuilles de palmier, des entrepôts où des Indiens et des noirs entassaient des denrées de toute espèce, des jetées auxquelles étaient amarrés des bateaux à vapeur, des carènes en fer battues sans relâche par le marteau de centaines d’ouvriers : tout annonçait une ville commerçante semblable à celles de l’Europe et des États-Unis. Sur le quai de la grande place où je débarquai, même animation que dans le port : des matelots allant incessamment des bongos aux magasins pour y déposer les barils et les boucauts, des femmes portant sur leur tête des corbeilles de bananes ou d’autres fruits, des marchands installés devant de petites tables et criant leurs denrées. Au milieu de la foule affairée circulaient des gamins à demi nus apostrophant les étrangers par des jurons anglais prononcés avec une remarquable perfection.

Barranquilla, située sur la rive gauche de l’une des nombreuses ramifications du Rio-Magdalena, ne date que d’hier pour ainsi dire ; mais ses progrès ne peuvent être comparés qu’à ceux d’une ville des États-Unis, tant ils ont été rapides. On n’y voit de tous les côtés que des échafaudages, des briques et du mortier. Déjà le nombre de ses habitans, si l’on tient compte en même temps de la population flottante, est plus considérable que celui de Carthagène ; en outre, l’ancienne ville de Soledad, qui s’élève à quelques kilomètres en amont sur le bord du fleuve, peut être considérée comme un simple faubourg de Barranquilla, car les habitans vivent uniquement des industries diverses que leur procure le voisinage de la grande ville naissante. De tous les côtés, celle-ci projette dans la campagne ses rues tirées au cordeau et coupées à angles droits ; il faut cependant ajouter que la plupart de ces rues sont bordées de huttes et de jardins où se groupent le cocotier et la papaya[14], semblable à une herbe gigantesque. Les maisons en pierre et à péristyle s’élèvent toutes dans le voisinage du port et autour de la grande place. Quant à la plaine environnante, elle n’offre rien de pittoresque : le sol d’argile rouge, mêlée de veines de sable, en est peu fertile, si ce n’est dans les dépressions marécageuses.

L’importance de Barranquilla est due presque tout entière aux commerçans étrangers, anglais, américains, allemands, hollandais, qui s’y sont établis dans les dernières années : ils en ont fait le principal centre des échanges avec l’intérieur et le marché le plus considérable de la Nouvelle-Grenade ; les indigènes, moins poussés par l’aiguillon de la fortune et non encore initiés aux secrets de la spéculation, ont été pour très peu de chose dans les progrès de cet emporium du Magdalena. Lors de mon passage, il y avait dix bateaux à vapeur à flot ou en construction sur le fleuve : cinq anglais, trois américains, un allemand, et un seul appartenant à une compagnie anglo-grenadine. Dans le grand hôtel de Barranquilla, on ne voit guère que des étrangers venus de tous les points du globe et conversant en anglais, cette langue franque de l’univers. Mme Hughes, notre hôtesse, tenait sa maison sur un pied tout européen ; mais elle avait le bon goût de nous faire dîner dans un patio, sous des arbres couverts de fleurs parfumées autour desquelles les oiseaux-mouches voletaient avec un joyeux susurrement. Le soir, elle faisait installer presque tous les plians sous les arcades qui environnent le jardin, et ceux d’entre nous qui se réveillaient pendant la nuit avaient le plaisir de voir les rayons de la lune ou le vague scintillement de la voie lactée à travers le feuillage tremblant.


III

D’Aspinwall à Savanilla, j’avais pu observer, sous des aspects bien divers, la physionomie des côtes néo-grenadines : ici des ports animés par le commerce et par l’action envahissante de la race anglo-saxonne ; là d’antiques cités en ruines ou de mornes solitudes. À partir de Barranquilla, les canaux devaient me conduire vers la Sierra-Nevada par une route où la nature vierge allait presque seule s’offrir à moi. Restait à trouver quelque bongo en partance pour Pueblo-Viejo, village situé au pied de la Sierra-Nevada de Sainte-Marthe. Le seul patron qui se déclara prêt à faire le voyage était un homme de mauvaise mine, et j’étais presque décidé à attendre le bongo de la poste qui devait partir dans trois jours, lorsqu’en levant les yeux au-dessus de l’horizon j’aperçus une ligne bleue faiblement tracée dans l’espace : c’étaient les cimes de cette Sierra-Nevada vers laquelle je voyageais depuis si longtemps et que j’avais choisie pour ma patrie future. Je n’hésitai plus un instant ; je fis porter mes effets sur le bonguito qu’on m’offrait ; le patron appela ses deux rameurs et détacha la corde qui retenait le petit bâtiment au rivage.

Après avoir péniblement navigué à travers les roseaux de petits caños, nous arrivâmes, en amont du delta, sur le fleuve, large de plusieurs kilomètres, et semblable à une mer projetant de grands détroits entre les îles boisées. Une heure de traversée nous conduisit vers un endroit de la rive ombragé par des manguiers, où mes rameurs fatigués avaient hâte de faire une sieste. Je consentis pour mon malheur à m’arrêter, et déjà je m’oubliais à contempler le charmant paysage, quand de cruelles démangeaisons m’avertirent de la présence des carrapatos ou agarrapatas, petits insectes verts et rouges, ainsi nommés parce qu’ils se cramponnent (agarrar) à la peau avec leurs pattes armées de tarières. Il m’était impossible de rester plus longtemps à l’ombre de ces manguiers perfides, et j’allai secouer mes compagnons, qui se réveillèrent en grommelant et prirent leurs rames de très-mauvaise grâce. Ils partirent cependant, et le mouvement, la brise fraîche qui passait sur le fleuve, le plaisir de voir se dérouler le paysage, calmèrent un peu l’état d’irritation où m’avaient plongé les morsures des agarrapatas. Après avoir suivi quelque temps une des rives du fleuve, hérissée de racines et de troncs d’arbres entremêlés, le bongnito pénétra tout à coup dans un petit canal dont l’entrée était obstruée par des buissons sur lesquels reposaient d’énormes iguanas enflant et désenflant leur cou. Ce canal, connu sous le nom de Caño-Clarino, a été creusé de main d’homme à travers une levée d’alluvions, et réunit le Magdalena aux immenses marécages que parcourait l’ancienne embouchure de ce fleuve ; il est à peine large comme un de ces fossés qui, dans certaines parties de la France, séparent deux propriétés. Deux embarcations ne peuvent s’y croiser, et quand elles s’y rencontrent, il faut que l’une d’elles retourne en arrière jusqu’au fleuve ou jusqu’à la première lagune de l’intérieur. Ce petit désagrément nous arriva : nous avions pénétré dans le canal depuis un quart d’heure déjà, lorsqu’une autre barque nous força de rebrousser chemin et de revenir à l’entrée même du Caño-Clarino.

Vers midi, les rameurs amarrèrent le bonguilo pour faire une nouvelle sieste. L’endroit qu’ils choisirent pour aller s’étendre était aussi peu agréable que possible : c’était un bois de mancenilliers que traversaient, dans toutes les directions, des sentiers formés par les bestiaux d’un rancho voisin. Les mancenilliers au maigre feuillage laissaient passer les rayons de soleil dans toute leur force ; mais ils arrêtaient la brise, et l’on ne pouvait respirer au pied de ces grands arbres qu’un air étouffant auquel les marécages des environs mêlaient une odeur fétide. Des nuages de moustiques s’élevaient en bourdonnant autour des troncs ; nulle part il ne croissait un brin d’herbe, et le sol, tout zébré de lumière, était parsemé de fruits pourris ou écrasés. C’est là que s’endormirent paisiblement mes compagnons, tandis que je rôdais çà et là, non pour éviter le sommeil fatal qui, d’après les récits poétiques, descend des feuilles du mancenillier, mais pour chercher un peu de répit aux piqûres des moustiques. De temps en temps je ramassais quelques-uns de ces fruits verts dont le parfum est si délicieux, et qui pourtant donnent la mort à celui qui s’en nourrit : image trop fidèle de la perfide et enchanteresse nature des tropiques.

Après avoir longtemps erré dans le bois, je revins près des trois dormeurs, qui ronflaient à l’envi, et j’étudiai tout à l’aise leurs figures. Je dois avouer que ces hommes me causaient une certaine frayeur, et je n’attendais pas sans appréhension la nuit que j’aurais à passer dans leur compagnie, au milieu d’une lagune déserte ou les cris d’un homme assassiné n’auraient trouvé d’autre écho que les hurlemens des singes aluates. Le patron de la barque était un vieux noir à la figure ridée, aux petits yeux ironiques, à la bouche contractée par un rire faux ; il m’avait semblé pendant toute la matinée qu’il me regardait de l’air triomphant d’un oiseau de proie qui tient un roitelet dans ses serres. Des deux rameurs, le plus âgé avait la figure d’un gris-bleu, couleur indiquant un mélange confus de diverses races ; son front, ses joues étaient rayés de longues cicatrices bordées de blanc, produites sans doute par des coups de machete reçus dans quelque rixe. Pendant qu’il ramait, ses yeux féroces s’étaient souvent fixés sur moi, une fois même je l’avais surpris examinant la serrure de ma malle et en secouant le cadenas. Le troisième, jeune Indien à la taille courte et ramassée, aux jarrets musculeux, au teint rouge, à la figure joufflue, me paraissait moins redoutable que les autres ; il avait même dans le regard une certaine expression de douceur : aussi pris-je la résolution d’en faire mon ami, pour qu’il pût au besoin me défendre contre mes deux autres compagnons. Dès que la sieste fut terminée et que les trois rameurs, après s’être suffisamment étiré les bras, se furent assis dans le bonguito, j’engageai conversation avec l’Indien. Il parut très flatté de mes égards pour lui, et dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il me racontait son histoire, et m’avouait naïvement avoir fait deux années de travaux forcés à Carthagène pour cause de vol avec effraction. Cette révélation inattendue était peu faite pour me rassurer, mais je n’eus qu’à jeter un regard sur le patron et l’autre rameur pour me convaincre qu’en pareille compagnie je n’avais pas le droit de me montrer difficile. Je continuai donc à converser avec mon nouvel ami, lui donnant sur la France et l’Angleterre des renseignemens qu’il écouta bouche béante et avec une respectueuse admiration. Enfin je lui fis part de mes plans. Je lui dis que j’allais me livrer à l’agriculture dans quelque vallée de la Sierra-Nevada, aux environs de Sainte-Marthe. « Soy pràtico de la sierra, je connais bien la montagne, et je vous conduirai partout ! s’écria-t-il avec joie. Quand vous passerez à Bonda, demandez Zamba Simonguama, et vous verrez si les Indiens ne savent pas donner l’hospitalité comme les Espagnols ! » Je n’avais plus rien à craindre : devenu l’hôte de Zamba, je pouvais être sûr qu’au besoin il me défendrait jusqu’à la mort.

Aux dernières lueurs du crépuscule, le bonguito jetait l’ancre dans l’eau noire du lac de Cuatro-Horcas, ou Quatre-Fourches, ainsi nommé à cause de quatre caños qui viennent y aboutir. Sous prétexte de faire mes arrangemens pour le sommeil de la nuit, je disposai mes effets en travers du bateau de manière à avoir les serrures tournées vers moi, puis je dis à l’Indien de venir s’étendre à mon côté, et je plaçai une lourde rame à la portée de ma main. La lune et la lumière zodiacale brillaient avec une rare intensité et me permettaient de distinguer les moindres mouvemens de mes compagnons. La brise du soir soufflait avec violence et retenait dans les roseaux les moustiques, qui volent ordinairement par myriades sur toutes les étendues d’eau dormante ; il ne me fut donc pas difficile de rester la tête découverte et les yeux fixés vers l’autre extrémité du bateau. Les hurlemens des singes aluates me tinrent éveillé à tous les instans de la nuit, qui d’ailleurs se passa sans encombre.

La nature prenait graduellement un caractère plus grandiose, grâce à la magnifique végétation qui ombrage les bords des caños. Les racines des mangliers, arc-boutées l’une sur l’autre, se rejoignent à cinq ou six mètres au-dessus de la surface de l’eau et forment ainsi de gigantesques trépieds sur lesquels se dressent les troncs lisses comme des mâts de navire. À travers le fouillis de ces innombrables racines aériennes des mangliers apparaissent d’autres arbres croissant dans un sol moins spongieux que celui de la rive. C’est là cette immense et redoutable forêt qui remplit une grande partie du bassin du Magdalena, et se prolonge sans interruption, à plus de cent lieues au sud, jusqu’au pied des hauteurs d’Ocaña. Cette forêt a été traversée dans tous les sens par les conquérans espagnols. Aussi combien d’entre eux furent dévorés par les crocodiles et les jaguars ! combien noyés dans les marais ! combien tués par la fièvre, plus terrible que les flèches empoisonnées des Indiens Cocinas !

Je me souviens d’une halte que nous fîmes sur la péninsule de Salamanca, à l’entrée de la Cienega[15] de Sainte-Marthe, lagune parsemée d’îlots et couvrant une superficie de plus de 800 kilomètres carrés. À l’est se dressent les escarpemens de la Sierra-Nevada comme un formidable rempart appuyé sur d’énormes contreforts ; de tous les autres côtés s’étendent de vastes forêts croissant dans un sol d’alluvions apportées par le Rio-Magdalena. La péninsule de Salamanca, qui sépare la haute mer de la Cienega, ressemble aux Nehrungen de la Mer-Baltique et à cette remarquable flèche d’Arabat, baignée d’un côté par la mer d’Azof, de l’autre par la Mer-Putride. Comme toutes les péninsules de même nature, la péninsule de Salamanca a été formée à l’entrée du marais par suite du ralentissement des vagues chargées de sable : celui-ci s’est déposé peu à peu en un cordon littoral ; puis les vents y ont amoncelé des dunes errantes qui se promènent çà et là, excepté dans les endroits où elles rencontrent une forêt qui leur oppose la barrière infranchissable de ses troncs. Une seule ouverture fait communiquer à travers la flèche de Salamanca les eaux saumâtres et chaudes de la Cienega avec l’eau comparativement plus fraîche de la mer des Antilles.

La plage où nous débarquâmes était ombragée de mancenilliers et de quelques arbres dont les branches pendantes ressemblaient à celles de nos saules pleureurs ; plus de cinquante barques étaient attachées à des racines et se balançaient à côté l’une de l’autre ; des groupes nombreux de pêcheurs étaient épars çà et là autour de grands feux allumés sur le sable des dunes ; une affreuse odeur de poisson empestait l’atmosphère. Laissant mes effets à la garde de mon nouvel ami Zamba, je m’empressai de traverser les groupes, et montant sur la plus haute dune, j’interrogeai l’horizon pour trouver aussi rapidement que possible mon chemin vers la mer. Je l’atteignis bientôt en me glissant à travers des fourrés de mangliers noirs et d’arbustes épineux. La plage sablonneuse s’étendait à perte de vue en un vaste demi-cercle de l’embouchure de la Cienega à celle du Rio-Magdalena ; à l’est apparaissaient les promontoires escarpés de Gaïra et de Sainte-Marthe, dominés par les bleus sommets de la sierra ; devant moi, les vagues, poussées par une forte brise, venaient, hautes et pressées, bondir l’une après l’autre sur le sable. Fatigué comme je l’étais des lagunes d’eau stagnante, des fanges nauséabondes, de l’air tiède et immobile des marais, je respirai avec délices cet air vif, saupoudré de l’écume des vagues.

Quand je revins vers le campement des pêcheurs, je ne réussis pas, comme la première fois, à échapper aux questions, et, malgré moi, je dus m’asseoir sur le sable à côté de plusieurs métis qui faisaient sécher des poissons à la fumée d’un feu de bois vert. Mon ami Zamba avait évidemment chanté mes louanges, car mes interlocuteurs ne manquèrent pas d’entamer tous les sujets dont je m’étais entretenu avec l’Indien ; il me fallut donc discourir pendant plusieurs heures, parler de Madrid, de Paris et de Londres, causer industrie, sciences et arts. Ces avides questionneurs m’écoutaient avec joie, et moi-même, heureux de trouver des auditeurs si bénévoles, j’oubliai l’odeur limoneuse des poissons et la fumée suffocante pour me donner tout entier au plaisir de leur apprendre bien des choses qu’ils ignoraient. Le plus jeune des pêcheurs, celui qui m’écoutait avec le plus d’intérêt, avait, je ne sais où, entendu parler d’Athènes. Il m’interrompait souvent. « On dit qu’il y a de bien beaux temples à Athènes ! On sculpte de belles statues à Athènes ! L’université d’Athènes est la plus célèbre du monde entier, n’est-ce pas ? Aucune langue n’est aussi belle que le latin d’Athènes ? » Chose étrange que cet écho lointain de la Grèce sur les dunes de l’Atlantide ! La gloire de Phidias et de Périclès a mis deux mille ans à franchir les mers, et maintenant des pêcheurs américains s’en entretiennent, comme si cette gloire était encore la plus rayonnante de l’ancien monde !

Je ne quittai mes nouveaux amis qu’à la nuit tombante. La voile fut hissée sur le mât pliant du bonguito, et peu de minutes suffirent pour nous faire perdre de vue les arbres de la rive. Je pris les mêmes précautions que la nuit précédente, et je restai les yeux braqués sur ceux qui m’inspiraient une si grande méfiance. Je ne cessai un instant de voir distinctement le patron tenant le gouvernail et le métis assis à côté de la voile ; cependant mon état de veille n’excluait pas un certain sommeil, et tous les objets qui passaient sous mes yeux grandement ouverts réapparaissaient comme autant de chimères entrevues dans un rêve. Les vagues noires que notre bonguito fendait avec bruit prenaient des formes fantastiques et comme des traits grimaçans ; les herbes flottantes au milieu desquelles nous passions me semblaient de grandes îles couvertes d’arbres touffus et volant sur la surface des eaux avec la vitesse des hippogriffes. Tout à coup je vis ou plutôt je devinai que nous nous arrêtions sur la rive à l’embouchure d’une vallée ; le métis descendit du bonguito, et le petit esquif recommença sa course désordonnée. Aussitôt je m’endormis d’un sommeil profond. Quand je me réveillai, il était matin, le métis avait en réalité disparu, et le bateau jetait l’ancre dans un petit port à côté d’autres embarcations. Sur la plage, je voyais les cabanes du village de Pueblo-Viejo. C’était jour de marché : des noirs et des Indiens allaient et venaient devant les huttes, offrant leurs poissons en hurlant à tue-tête.

Après avoir renouvelé à Zamba Simonguama la promesse d’aller le visiter à Bonda, je sortis du bateau et je courus m’enquérir dans le village des moyens d’arriver à Sainte-Marthe. Pour m’y rendre par mer, j’aurais dû attendre plusieurs jours le départ d’un grand bongo, je préférai louer un mulet pour porter mes bagages et aller moi-même à pied. La distance de Pueblo-Viejo à Sainte-Marthe est de 40 kilomètres environ : il n’y avait pas là de quoi m’effrayer, et, dès que j’eus trouvé un mulet, je me mis résolument en route, accompagné d’un jeune guide indien nommé Pablo Fonseca. En moins d’un quart d’heure, nous avions contourné une forêt de grands arbres, et nous arrivions en vue de Pueblo-Nuevo de la Cienega ? Cette ville, qu’on appelle communément La Cienega tout court, est située dans une plaine unie comme la surface d’un lac, au pied des montagnes de la sierra, vertes à la base, bleues au sommet, et coupées de vallées ombreuses. Du côté de la mer, le sol est presque nu et n’a d’autre végétation que des salsoles et des salicornes ; mais tout autour des maisons s’épanouissent des arbres touffus qui font à la ville comme un nid de verdure, et du milieu desquels jaillissent les hampes des cocotiers. À l’intérieur, La Cienega ne dément pas ce qu’elle promet vue à distance : les rues, larges et droites, sont assez animées ; les maisons blanchies à la chaux sont presque toutes couvertes en tuiles ; à travers les portes entr’ouvertes des jardins, on aperçoit des arbustes en fleur. De tous les côtés s’élèvent de nouvelles constructions, témoignages des progrès matériels de La Cienega. Sa population, forte de six mille âmes, dépasse aujourd’hui celle de Sainte-Marthe, la capitale de l’état souverain de Magdalena ; cependant La Cienega ne compte au nombre de ses habitans, ni hommes de race blanche, ni négocians étrangers, comme Sainte-Marthe et Barranquilla : elle est peuplée d’Indiens et de métis, qui ne doivent leur prospérité qu’à eux-mêmes. Sur les hauts plateaux de l’intérieur de la Nouvelle-Grenade, l’antagonisme des races produisit la révolte des communeros vers la fin du siècle dernier, et finalement amena la guerre de l’indépendance et l’expulsion des Espagnols ; depuis cette époque, les descendans des Muyscas[16], ayant reconquis leur nationalité et formant de beaucoup la plus grande partie des habitans de la Nouvelle-Grenade, ont à peu près absorbé les blancs, et maintenant ils sont confondus avec eux en un seul peuple. Sur les bords de l’Atlantique, il n’en est pas ainsi : la haine subsiste encore entre les deux races, et, comme deux pôles chargés d’électricité contraire, Sainte-Marthe et La Cienega se sont élevées face à face. La première a l’avantage immense d’avoir un vaste port et de commercer directement avec tous les pays du monde ; moins favorisée, La Cienega ne peut faire qu’un petit trafic de cabotage dans sa lagune et le long des rivages, mais elle a sur Sainte-Marthe le privilège d’être habitée par des Indiens faits au climat et ne redoutant pas le travail comme la plupart des blancs du littoral. Aussi les résultats de la lutte entre les deux villes sont-ils complètement en faveur des Cienegueros. Dans les vallées de la sierra, sur les rives de tous les cours d’eau, ils cultivent de vastes champs de bananiers, de manioc, de papayes ; ils parcourent la lagune dans tous les sens sur leurs bateaux de pêche ; ils approvisionnent Sainte-Marthe de légumes, de fruits et de poissons ; sans eux, sans leur travail, cette ville, qui s’endort paresseusement au bord de sa belle plage, serait exterminée par la famine. Dans les derniers temps, la rivalité des races s’est graduellement transformée en rivalité politique : les Samarios[17], désireux de maintenir l’ancienne suprématie de la race blanche, sont naturellement conservateurs, tandis que les Cienegueros se sont faits démocrates, et lors des élections votent comme un seul homme en faveur des candidats de ce parti. Pendant les révolutions qui ont agité la république, ils ont plus d’une fois envahi en armes la ville de Sainte-Marthe, et les habitans de cette ville n’ont jamais osé se venger que par des brocards.

En sortant de La Cienega, où mon guide, Pablo Fonseca, m’avait fait rester assez longtemps sous prétexte d’acheter du foin pour son mulet, nous traversâmes un torrent dont les bords fertiles sont plantés de bananiers, puis nous suivîmes le rivage sur une levée de sable formée par les Vagues, et laissant à droite au milieu des arbres la sucrerie à vapeur du Génois Andréa, seul habitant étranger de La Cienega, nous arrivâmes sur le bord du Rio-Torribio, l’un des torrens les plus fougueux, du versant occidental de la Sierra-Nevada. Les ruines d’un pont emporté par une inondation obstruaient encore le lit : je voulais passer le fleuve à gué en traversant les rapides formés par le courant au milieu des pierres ; mais Pablo me détourna vivement de ce dessein, prétendant que de redoutables crocodiles avaient choisi pour repaires des cavernes creusées par les eaux au pied même des piles. Le mulet, déjà chargé de mes malles, reçut encore sur son large dos le poids de nos deux personnes, et nous porta sans broncher à la berge escarpée de l’autre rive du Torribia.

Au-delà de ce fleuve, le paysage change de nature. Les montagnes se rapprochent de la mer et projettent dans les flots des promontoires abrupts, que le chemin contourne par une succession interminable de montées et de descentes. On ne voit plus de bananiers ni d’autres plantes cultivées, mais seulement des mimosas épineux, des gayacs, arbres dont les troncs au bois dur croissent généralement dans un sol infertile. Le terrain dénudé laisse partout voir ses veines de pierre. Parfois le chemin s’engouffre dans un barranco, profonde ravine aux parois rouges et brûlées, où pendant la saison des pluies descendent de furieux torrens, mais où l’on chercherait en vain une goutte d’eau pendant la saison des sécheresses. Au milieu de ces rochers qui répercutaient les rayons du soleil, je ne respirais plus qu’un air embrasé, la sueur descendait à larges gouttes sur mon visage, la fatigue commençait à alourdir mes membres. Cette fatigue devint bien plus forte encore, lorsqu’au sortir d’un profond barranco je me trouvai dans un chemin sablonneux longeant la mer à quelque distance. Les cactus qui se dressaient de chaque côté du sentier, comme des rangées de pieux hauts de dix mètres, étaient trop clair-semés pour donner de l’ombre et trop épais pour laisser passer la brise marine. Quelques mimosas guamos couverts de leurs fleurs jaunes répandaient dans l’atmosphère un terrible parfum, qui me donnait le vertige. Le soleil perpendiculaire laissait tomber sur moi ses pesans rayons. À chaque pas, nous enfoncions dans un sable brûlant. « Quand arriverons-nous donc au village de Gaïra ? demandais-je souvent à mon guide, — Bientôt, tout de suite, » me répondait-il. Et je me figurais qu’au premier détour du sentier j’apercevrais sans doute une fraîche auberge environnée d’arbres touffus et se mirant dans un ruisseau ; mais je ne voyais toujours que les cactus dressés contre le ciel comme une forêt de lances. Tout à coup Pablo, fatigué comme moi, sauta sur le mulet, piqua des deux et me laissa tout seul, n’ayant pour me conduire au village que les traces des sabots de sa monture.

Comment se termina cette pénible marche, comment j’atteignis à travers de nouvelles solitudes brûlantes les bords d’un frais ruisseau, où de jeunes filles et des enfans venaient remplir leurs cruches, comment je parvins chancelant au seuil d’une cabane où quelques instans de repos et de sommeil me rendirent la vie, c’est vraiment ce que je ne saurais dire. Il y a des momens où les choses de la réalité se succèdent comme autant d’étranges et douloureuses visions. Ce que je me rappelle seulement, c’est qu’une heure après avoir quitté la cabane où une gracieuse Indienne m’avait accueilli, j’arrivai à Sainte-Marthe, au pied de cette Sierra-Nevada où la nature tropicale me réservait, à côté de nouvelles fatigues, de nouveaux sujets d’admiration.


ELISEE RECLUS.

  1. Le papamiento est un mélange de mots espagnols, hollandais, français, anglais et caraïbes, qui sert de langue franque dans les Antilles hollandaises et sur les côtes de la Colombie.
  2. Voyez, dans la Légende des Siècles de M. Victor Hugo, la pièce de vers qui a pour titre les Raisons du Momotombo.
  3. Réunis le lendemain 17 août 1855 aux neuf cents passagers du steamer de New-York l’Illinois, ces voyageurs se doutaient peu qu’ils auraient à soutenir un siège en règle contre les habitans de Panama, et que dix-sept d’entre eux seraient tués par le couteau. Un Américain ayant volé une pastèque tira un coup de revolver sur le Panameño qui voulait la lui reprendre. Ce fut le signal du combat. Les Américains vaincus furent obligés de battre en retraite, et ne furent sauvés que grâce à l’intervention de la police et de la force armée.
  4. Anacurdium caracoli, arbre magnifique ayant le port de nos châtaigniers.
  5. Morceaux de noix pilées et débarrassées de leur enveloppe.
  6. Vêtement analogue au poncho mexicain : c’est une couverture percée d’un trou au milieu pour y passer la tête.
  7. Sabre recourbé.
  8. Boutique, taverne, débit de vin et d’eau-de-vie.
  9. Eau-de-vie fabriquée avec du jus de canne fermenté.
  10. Ainsi nommée à cause de ses atterrissemens de sable fin.
  11. Les sambos sont issus de nègres et de mulâtres ; mais dans la Nouvelle-Grenade on applique indistinctement ce nom à tous les hommes de peine noirs ou de couleur.
  12. Les caños, en tout semblables aux bayous de la Louisiane, sont les canaux d’eau dormante qui font communiquer les brus d’un fleuve avec la mer.
  13. Yucca, racine du manioc, jatropha manihot.
  14. Carica papaya.
  15. Cienega, marais, de cieno, fange.
  16. Lors de l’invasion des Espagnols, les Muyscas, qui habitaient le plateau de Cundinamarca, n’étaient guère moins civilisés que les Aztèques, Pour être aussi connus, il ne leur a manqué qu’un historien.
  17. Habitans de Sainte-Marthe.