Voyage à travers l’Impossible/Acte I

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La Vue — Jean-Jacques Pauvert (p. 1-20).

ACTE 1


1er Tableau
Le Château d’Andernak


Grande salle d’un château danois d’architecture saxonne. Portes au fond et à gauche. À droite un orgue dont le buffet est appuyé au mur. Il fait nuit.


Scène I

Mme de Traventhal, Éva.
Mme de Traventhal est assise à gauche et s’occupe d’un travail de tapisserie. Éva devant une table regarde des cartes et des livres qu’elle feuillette.

Éva : Les voilà donc ces livres de voyages, ces cartes que notre pauvre Georges parcourt sans cesse. Les pages en sont couvertes de notes qui n’indiquent que trop le trouble de son esprit ! Voyez grand-mère ! partout des coups de crayon donnés d’une main fébrile ! Ces voyageurs ont découvert les régions les plus reculées de notre globe ! Ils ont risqué leur vie pour les visiter d’un pôle à l’autre ! Et cela n’aurait pas suffi à son ambition à lui ! Sur cette marge ces mots : « Plus avant ! Plus loin ! Plus loin encore ! » Jamais hélas ! Georges ne retrouvera le calme de l’esprit !

Mme de Traventhal : Éva ma chère fille, il ne faut pas désespérer, Georges t’aime, il se sait aimé de toi ! Il n’a jamais connu d’autre famille que la nôtre depuis le malheur qui a frappé son père dont la raison s’est perdue dans ses ambitieuses entreprises. Mais voici bientôt vingt ans que George vit avec nous, au château d’Andernak, nos soins finiront par modérer son imagination exaltée. Il comprendra que le bonheur est ici, dans la vie de famille et Dieu fera le reste.

Éva : Espérons, grand-mère, espérons.

Mme de Traventhal : Mais il m’importe qu’il ignore toujours de quel sang il est né.

Éva : Fils du capitaine Hatteras que son audace a conduit jusqu’au Pôle Nord et qui est venu s’éteindre hélas ! dans un asile d’aliénés Oh ! vous avez raison, qu’il ne sache jamais, son esprit déjà trop exalté pourrait en éprouver une fatale atteinte.

Mme de Traventhal : Le pauvre enfant… Où est-il en ce moment ? Comment a-t-il passé la nuit ?

Éva : Toujours très agité, notre vieux Niels m’a dit qu’il s’était promené longtemps dans sa chambre. Il prononçait des paroles incohérentes, et ces mots qui résument toute sa pensée : Plus avant ! Plus loin encore ! Que faire ? Ne pourrait-on consulter un médecin ?

Mme de Traventhal : J’y ai songé déjà. Mais pour ne pas montrer à Georges nos inquiétudes à son sujet c’est pour moi que viendra ce docteur.

Éva : Pour vous…

Mme de Traventhal : J’attends sa visite ce matin même, je l’ai fait appeler par ce bon M. Tartelet.

Éva : Par M. Tartelet ?

Mme de Traventhal : Qui paraissait tout heureux qu’on voulût bien l’employer à quelque chose.

Éva : Je le comprends. Ce brave homme arrivait de Paris sans recommandations et sans ressources, il se présentait en qualité de maître à danser.

Mme de Traventhal : Oui, professeur de danse et de maintien.

Éva : Vous l’avez accueilli ou plutôt recueilli et comme personne, ici, n’a le cœur à la danse…

Mme de Traventhal : Il est resté parmi nous en qualité d’ami…

Éva : Mais un ami bien inquiet, bien tourmenté, ma mère.

Mme de Traventhal : Pourquoi ?

Éva : Parce que sa délicatesse s’effarouche des appointements qu’il touche sans que nul ne profite de ses leçons.

Mme de Traventhal : Bon ! — n’est-il pas maintenant presque de la famille.

Tartelet : Et… avec cela, Madame ?

Mme de Traventhal (étonnée) : Avec cela, quoi ?

Tartelet : Est-ce que vous n’auriez pas… quelque autre petite chose à me commander ?

Éva : À vous commander, monsieur Tartelet ?

Tartelet : Oui, Mademoiselle, oui… Il ne faut pas croire que je ne sois bon qu’à faire des entrechats et racler du violon. Un vieux garçon comme moi forcé de se suffire à lui-même doit connaître bien des petites industries, je sais réparer les meubles avariés, recoller les faïences précieuses, recoudre des boutons ; je ferais même au besoin un peu de savonnage.

Éva (riant) : Vous savonnez monsieur Tartelet ?

Tartelet : Oui, Mademoiselle, mais malheureusement je ne sais pas du tout repasser.

Mme de Traventhal : Ne vous mettez pas l’esprit en peine mon bon monsieur Tartelet, nous savons que vous nous aimez… et… (lui tendant la main) et cela nous suffit.

Tartelet : Cela vous suffit… cela vous suffit, Madame, mais cela ne me suffit pas à moi, tous les matins, je me présente à l’heure de ma leçon… et… ma leçon, je ne la donne jamais… et vous me la payez toujours.

Éva : Eh bien… si je ne suis pas disposée à la prendre.

Tartelet : Alors, Mademoiselle, je ne dois pas être disposé moi, à en toucher le prix… Il y a six mois que j’habite ce château, ce qui fait, à raison d’une leçon par jour, cent quatre-vingts leçons que je n’ai pas données, lesquelles à deux écus l’une, forment un total de trois cent soixante écus que j’ai reçus et que je vais avoir l’honneur de restituer à Madame. (Il tire sa bourse de sa poche.)

Éva : Voulez-vous bien cacher cela méchant homme !

Mme de Traventhal : Je pensais, monsieur Tartelet, que vous vous considériez comme notre ami ?

Tartelet : Moi, votre ami !… c’est un grand honneur, Madame… j’en serais heureux, mais… je ne voudrais pas être un ami… à deux écus par jour.

Mme de Traventhal : C’est un acompte sur ce que nous aurons a vous payer plus tard…

Tartelet : Plus tard… je ne comprends pas…

Mme de Traventhal : Eh bien ! pour vos futurs élèves.

Tartelet : Mes futurs élèves… je ne comprends pas davantage.


Scène II

Les mêmes, Tartelet.
Tartelet entre par une porte latérale son violon sur le bras.

Tartelet : C’est moi, mesdames.

Mme de Traventhal : Ah !… M. Tartelet — Eh bien ?

Tartelet : Ce célèbre docteur sera ici dans un instant.

Mme de Traventhal : Mille remerciements M. Tartelet.

Tartelet : Pourquoi ?

Mme de Traventhal : C’est cependant très simple. Vous savez que Georges et Éva sont fiancés, ils se marieront un jour ou l’autre, bientôt peut-être et… dans l’avenir… (bas) Est-ce que vous n’apercevez pas toute une classe de jolis petits élèves ?

Tartelet : Ah ! oui, oui, Je vois, je saisis !… prendre de jeunes enfants dès le bas âge, leur enseigner à bien placer leurs jolis petits pieds dès qu’ils viennent au monde, développer leurs grâces enfantines, pour les préparer aux grâces de l’adolescence, quelle joie, quel rêve, quel bonheur.

Mme de Traventhal : Il se réalisera monsieur Tartelet. Vous voyez donc bien que vous ne pouvez pas nous quitter. Que feriez-vous d’ailleurs ? Vous retourneriez, courir le cachet a Paris.

Tartelet : À Paris, oh ! non, Madame, non !… On ne danse plus la-bas, on saute et voila tout.

Éva : On saute ?

Tartelet : Oui, Mademoiselle, oui. Et ce n’est pas seulement dans les salons, on saute à la banque, on saute à la bourse, on saute partout… nous avons même d’habiles chorégraphes qui font sauter les préfets, les ministres, et qui sont eux-mêmes de fameux danseurs.

Mme de Traventhal : Que nous dites-vous là.

Éva : Ainsi la danse ne se pratique plus a Paris.

Tartelet : À Paris, Mademoiselle, à Paris, on ne connaît plus que la danse des écus !

Éva : Chut… voici Georges.


Scène III

Les mêmes, Georges.
Il rentre par la gauche pensif, sombre, sans voir personne, va s’asseoir à la table et feuillette machinalement les livres ouverts sous ses yeux.

Éva (à part) : Oh ! mon pauvre ami !

Mme de Traventhal : Tu as raison, il est plus accablé que jamais.

Georges (les mains sur les cartes) : Ils ont pénétré là, ces héros extraordinaires, dans les entrailles de la terre, sous les mers, à travers l’espace ! Lidenbrok, Nemo, Ardan, là où personne n’avait mis le pied avant eux ! Et cet autre le capitaine Hatteras, le conquérant du Pôle Nord, vers lequel je ne sais quelle étrange sympathie m’attire plus vivement ! Et moi qui me sens la force de les égaler, de les surpasser peut-être, je n’ai rien fait encore… rien !

(Il demeure accablé la tête dans les mains.)

Éva (qui s’est approchée de lui) : Ta main est brûlante, Georges.

Georges (relevant la tête) : C’est toi Éva !… Mme de Traventhal) C’est vous… ma mère.

Mme de Traventhal : Tu souffres, Georges ?

Georges : Oui… C’est comme une fièvre incessante qui me consume. Contre laquelle tout remède humain serait impuissant.

Éva : Pas même l’amitié ?

Mme de Traventhal (bas, lui montrant Éva) : Pas même l’amour ?

Georges : Éva !… (allant à elle) Ma chère Éva, je t’aime tu le sais, mon cœur est à toi, il est a vous ma mère, mais mon imagination est plus forte que lui ! À chaque heure de la nuit ou du jour, elle m’emporte loin de ce château, loin de ce pays, au-delà des limites terrestres presque dans les mondes inconnus, et j’entends une voix qui me crie : plus avant, plus loin, plus loin encore !

Éva : Calme-toi, Georges, je t’en supplie ! Ah ! si tu m’aimais réellement.

Georges : Je t’aime Éva ! Nos deux existences n’en feront qu’une un jour… mais après la réalisation de mes rêves !… maintenant, je ne t’appartiendrais pas tout entier !… je le sens… j’irai d’abord où ma destinée m’entraîne.

Tartelet : Et il faudra de fameuses jambes pour le suivre !

Éva (lui prenant la main) : Ainsi tu songes a nous abandonner.

Georges : Je te reviendrai, Éva.

Éva : Et si tu ne me retrouvais plus au retour ?

Georges : Ne plus te retrouver… que veux-tu dire ?

Éva : Je ne sais, mais il me semble qu’un danger me menace.

Georges : Un danger ? Lequel ?

Mme de Traventhal : Qu’est-ce donc, ma fille ? Parle ?

Éva : Depuis quelque temps, chaque fois que je quitte le château accompagnée du vieux Niels, je suis suivie par un homme dont la présence me cause un véritable effroi.

Georges : Quel est cet homme ?

Éva : Je l’ignore, mais c’est un être d’allures étranges, bizarres et qui m’épouvante. On dirait qu’il sait d’avance ce que je vais faire et où je dois aller.

Georges : Et il te suit partout, dis-tu ?

Éva : Partout, et circonstance singulière, il ne s’arrête qu’au moment où j’entre dans l’église et là… sur le seuil du Saint Lieu, son regard devient plus étrange encore… une amère ironie contracte ses lèvres et le feu de la colère brille dans ses yeux.

Georges : Et lorsque tu as pénétré dans l’église ?

Éva : Le calme rentre alors dans mon âme… surtout lorsque c’est maître Volsius qui fait résonner l’orgue.

Georges : Maître Volsius ?

Éva : Oui, le nouvel organiste attaché je crois à la cathédrale d’Aalborg, un artiste de génie, je dirais presque un artiste surhumain ! Car, lorsqu’il accompagne les psaumes de la pénitence, ce sont les ténèbres de l’enfer qui s’entrouvrent à vos yeux. Lorsqu’il chante les gloires du Tout-Puissant, c’est au Paradis même qu’il vous transporte. Alors et comme par un merveilleux enchantement, les murs se reculent, l’église s’évanouit, et c’est une vision céleste que son génie évoque au milieu des plus sublimes harmonies.

Mme de Traventhal : Oui ! Éva ! Oui ! J’ai comme toi éprouvé ces extases en l’écoutant.

Éva : C’est plus que de l’extase. On voit… ce que veut exprimer ce grand artiste, on le voit, ma mère, on le voit bien réellement.

Tartelet : Et moi aussi, j’ai vu, oui, monsieur, oui, j’ai vu ce prodige, et l’on m’a assuré que cet homme n’est pas seulement un organiste sans égal. Il tire les effets les plus miraculeux avec mon pauvre violon, il ferait danser les maisons.


Scène IV

Les mêmes, Niels.

Niels : Madame, le docteur est là.

Georges (vivement) : Un médecin ?

Mme de Traventhal : Oui… mes enfants… un médecin que j’ai fait demander pour moi… On m’a appris qu’il y avait à ce moment à Aalborg un docteur de grand renom… Je l’ai fait prier de venir… Il me donnera quelques bons conseils… À toi aussi Éva, à Georges, à M. Tartelet.

Tartelet : Mais je ne suis pas malade.

Mme de Traventhal : On est toujours malade… plus ou moins… j’ai remarqué que les médecins guérissent surtout…

Tartelet : Surtout quand on se porte bien.

Mme de Traventhal : Faites entrer M. le docteur Ox.

Georges : Le docteur Ox qui a fait des expériences si extraordinaires, en doublant les facultés vitales sous l’influence de l’oxygène ?

Mme de Traventhal : Précisément.

Georges : Je suis curieux de le voir.

Tartelet (à part) : Il n’a pourtant pas besoin d’un supplément d’oxygène, M. Georges, il faudrait plutôt lui en ôter un peu.

Niels (annonçant) : Monsieur le docteur Ox !

Tartelet : Quelque charlatan sans doute !


Scène V

Les mêmes, le docteur Ox.
Ox entre par la porte du fond.

Éva (à part avec épouvante) : Qu’ai-je vu !… lui… l’homme qui me poursuit sans cesse !

OxMme de Traventhal) : Vous m’avez fait appeler, Madame, me voici.

Mme de Traventhal : Docteur, j’ai appris votre présence à Aalborg, où votre grande réputation vous a précédé… et je désire vous consulter…

Ox : Pour cette jeune fille peut-être ?

Éva (vivement) : Pour moi, non, non.

Mme de Traventhal : Éva se porte à merveille.

Ox : En êtes-vous bien sûre ? Voyez cependant cette pâleur, cette agitation… (lui saisissant la main)

Éva : Ah !

Ox : Et cette main si frêle qui frémit dans la mienne (Éva la retire vivement, il la retient). C’est comme de l’effroi, de la terreur, même… nous calmerons cela.

Éva (s’éloignant de lui) : Vous vous trompez… je n’ai ni effroi, ni terreur… (à part) mes pressentiments me disent qu’avec cet homme, le malheur est entré dans notre maison.

Georges (au docteur) : Docteur… je suis heureux de vous connaître, j’ai suivi de loin, mais avec un profond intérêt, vos admirables expériences.

Ox : En vérité ?

Georges : Accroître la proportion d’oxygène de l’air, transformer le corps et l’âme ! Doubler, tripler les facultés passionnelles. Cela est magnifique.

Ox : Et bien simple, monsieur. Le corps humain est comme un poêle allumé ! J’ai trouvé, tout bonnement le moyen d’y mettre un peu plus de charbon. Mais parlons sans détour, monsieur. C’est vous que je dois traiter ici.

Georges : Moi !

Mme de Traventhal : Docteur, que dites-vous.

Ox : Pas de vains ménagements, Madame… la santé de ce jeune homme vous est chère.

Mme de Traventhal : Très chère, oui, sans doute.

Ox : Et à vous aussi Mademoiselle.

Éva (froidement) : Georges est mon fiancé, Monsieur.

Ox (à part) : Votre fiancé… (haut) Or son esprit nourrit des rêves qui vous paraissent insensés et vous voulez le guérir des grandes idées qui bouillonnent dans son cerveau.

Georges : Ainsi donc, c’est pour moi, que l’on vous a fait venir.

Ox : Pour vous, pour vous seul.

Mme de Traventhal : Qui vous a dit cela, Monsieur ?

Ox : Dans ce pays, Madame, votre nom est connu de tout le monde et l’histoire de ce jeune homme n’est ignorée que de lui seul.

Georges : Que dit-il ?

Ox : Vous comptez sur moi pour opérer sa guérison ! Eh bien soit, j’entreprendrai cette cure. Mais n’attendez pas de moi que je détourne sa pensée du but glorieux qu’il poursuit depuis longtemps…

Éva : Comment ?

Ox : Croyez-vous que ce soit en comprimant la vapeur qu’on l’empêche d’éclater ? Non, non ! laissez-lui dépenser, au contraire, sa généreuse ardeur, n’étouffez pas sa noble exaltation, qu’il dise jusqu’où il veut atteindre, et tâchons de lui frayer le chemin.

Georges : Ce que je veux, Docteur, c’est faire plus que n’ont fait les héros dont les noms sont écrits dans ces livres, c’est aller au-delà des limites qu’ils n’ont pu franchir. Le professeur Lidenbrok s’est enfoncé dans les entrailles de la terre, moi je veux aller jusqu’au feu central. Le capitaine Nemo, prisonnier dans son Nautilus a recherché l’indépendance sous les mers, moi je veux vivre dans cet élément, et le parcourir d’un pôle à l’autre. L’audacieux Michel Ardan s’est enfermé dans un boulet pour aller graviter à quelque milles lieues de la terre ; moi je veux courir d’une planète à l’autre. Voilà ce que je veux, Docteur ! Est-ce donc impossible ?

Ox (d’une voix forte) : Non !

Éva : Qu’osez-vous dire, Monsieur ?

Ox : Non, mille fois non ! ce que tu aspires a connaître, tu le connaîtras et tes yeux verront ce que tu aspires a voir, si ton courage ne faiblit pas.

Georges : J’oserai tout, parlez, mais il ne s’agit point ici d’un vain rêve ?

Ox : C’est dans la réalité même que je te conduirai.

Georges : Dans la réalité !

Ox (tirant un flacon de sa poche) : Vois ce flacon, quiconque aura bu quelques gouttes de cette liqueur, sera emporté avec la rapidité de la foudre et dans les conditions d’une vie nouvelle jusqu’aux milieux interdits à l’homme ! Plus d’intervalles de temps, plus d’intervalles de distances ! On vole, prompt comme l’éclair, les jours s’écoulent en quelques secondes, les années en quelques minutes.

Georges : Et j’irai aussi jusqu’au feu central ?

Ox : Oui !

Georges : Et jusqu’au fond des mers ?

Ox : Oui.

Georges : Et jusqu’où je voudrai dans l’espace ?

Ox : Oui.

Georges : Ah ! ce serait bien réellement l’impossible.

Ox : L’impossible que tu réaliseras, parce que j’aurai donné à ton corps la faculté de ne pas brûler où l’on brûle, de ne pas se noyer là où on se noie, de respirer, là où il n’y a plus d’air respirable. Et après avoir été emporté comme dans un tourbillon, tu reviendras héros de l’impossible, ayant fouillé les plus insondables mystères de la nature.

Éva : Une pareille tentative n’est pas seulement insensée, elle est coupable, Georges, elle est sacrilège.

Mme de Traventhal (effrayée) : Oui, ma fille a raison, au nom du ciel, Monsieur, plus un mot…

Georges : Laissez, laissez ma mère ! Docteur, je crois en vous, et je suis prêt à vous suivre.

Éva : Georges, tu nous abandonnerais ! Elle qui t’a recueilli, aimé comme son enfant… Et moi, Georges.

Ox (avec force) : Allez, priez, pleurez, amollissez son cœur, affaiblissez son âme et rejetez dans l’enfance ce fils d’Hatteras, dont j’allais faire un homme.

Mme de Traventhal (à Éva) : Grand Dieu.

Georges (avec force) : Fils d’Hatteras, avez-vous dit ?… Je suis le fils d’Hatteras, le fils de l’audacieux navigateur qui s’est élevé jusqu’au Pôle Nord ?

Ox : Oui, oui, cet homme illustre était ton père !

Georges : Mon père ! lui dont je dévorais les merveilleux récits !… Lui, que j’aurais voulu égaler.

Ox : Et que tu dépasseras si tu le veux.

Georges : Ah ! rien ne m’arrêtera plus désormais.

Mme de Traventhal : Hélas ! tout est perdu.

Éva : Cet homme est le mauvais génie de notre famille.

Ox (à part) : Maintenant il est à moi !


Scène VI

Les mêmes, Maître Volsius.

Maître Volsius : Pardon, Mesdames et Messieurs, je suis bien ici chez Mme de Traventhal ?

Mme de Traventhal : Oui, Monsieur, puis-je savoir ?

Volsius : Madame, en sortant de la cathédrale j’ai par hasard trouvé ce livre d’heures et pensant qu’il appartenait à quelque personne du château… j’ai pris la liberté… Il est à vous, peut-être, Madame ?

Mme de Traventhal : Non…

Volsius (à Ox) : À Monsieur, alors ? Oui, ce doit être à Monsieur.

Ox (reculant) : À moi ?…

Volsius : Prenez… mais prenez donc, Monsieur ?

Ox (reculant toujours) : À moi ce livre… non… non ! vous dis-je.

Volsius : Oh ! ne craignez rien, il ne brûle pas les doigts !

Éva (s’avançant) : C’est mon livre d’heures que j’ai oublié ce matin à l’église… et je vous remercie de me l’avoir rapporté…

Ox : Qui êtes-vous donc, Monsieur ?

Volsius : Moi, Monsieur, je suis l’organiste de la cathédrale.

Éva : Maître Volsius !

Tous : Maître Volsius.

Georges : Volsius… le grand artiste !…

Volsius : Volsius, l’humble organiste, Monsieur.

Ox (à part) : Que vient-il faire ici ?

Éva : Ah ! Monsieur ! que de fois nous vous avons entendu à la cathédrale ! que de fois nous avons été pénétrés par la sublimité de vos accords.

Volsius : Mademoiselle, je ne suis qu’un Pauvre artiste.

Mme de Traventhal : Auquel le Château d’Andernak sera toujours ouvert.

Ox (à part) : Nous verrons cela.

Mme de Traventhal (présentant) : Ma petite fille Éva.

Volsius : Mademoiselle.

Mme de Traventhal (présentant Georges) : Son fiancé… Georges…

Georges (vivement) : Georges Hatteras.

Volsius : Fils du célèbre capitaine Hatteras ?

Georges (s’animant) : Oui… Oui ! C’est mon père… mon père dont je vais égaler… dépasser les découvertes, grâce au savant docteur Ox.

Volsius (se retournant vers Ox) : Le docteur Ox !… j’ai beaucoup entendu parler du docteur Ox !… vous allez bien docteur Ox ?

Ox (lui tournant le dos) : Très bien… maître… Volsius !

Volsius : On dit monsieur le docteur que vous avez le pouvoir de donner au corps humain la faculté d’aller à travers l’impossible.

Ox : Et l’on dit vrai, maître Volsius.

Volsius : Et de s’élever jusqu’à la connaissance de ces mystères que Dieu semble s’être réservés à lui seul ?

Ox : Oui, nous pénétrerons ces impénétrables mystères.

Volsius : Et vous offrez au fils du capitaine Hatteras de reprendre pour son compte ces tentatives qui ont échoué, même dans les légendes mythologiques, de recommencer les expériences d’Icare ?

Ox : Oui… et sans se briser les ailes.

Volsius : Les aventures de Prométhée ?…

Ox : Oui et sans risquer les serres du vautour.

Volsius : Et les efforts des Titans ?…

Ox : Oui… et sans craindre d’être foudroyé par Jupiter !…

Volsius : Mais en vérité vous êtes très fort !

Tartelet (à part) : Tiens mais c’est l’organiste qui m’a l’air d’être le plus malin !

Ox : Je crois maître Volsius que vous raillez le pouvoir que donne cette liqueur !… Eh ! bien, buvez-en quelques gouttes et vous ne douterez plus…

Volsius : Merci, Docteur, je n’en ai pas besoin !

Georges (voulant saisir le flacon) : À moi donc ! à moi !

Volsius (lui arrêtant le bras) : Jeune homme, les vaines tentatives que je viens de citer ont pu ne pas toucher votre âme, nul ne croit en effet à ces fictions de la mythologie !… Mais ouvrez les saints livres et vous y trouverez de plus ambitieux orgueils, de plus audacieuses rebellions, de plus redoutables châtiments ! Et ceux-là bien réels, et ceux-là si terribles, que le docteur Ox lui-même, redouterait de les affronter.

Ox (avec colère) : Quels châtiments ? dites… répondez donc !

Volsius (avec douceur) : Pardon, mille pardons, docteur… je ne m’exprime… je ne parle bien, dit-on que… du bout… des doigts… je vais essayer de me faire comprendre. (Il se dirige vers l’orgue et se met au clavier.) Je vais essayer de vous montrer dans quels profonds abîmes s’engloutit un sacrilège orgueil.

Ox : Que va-t-il faire ?

Éva : Seigneur, inspirez-le… Sauvez Georges… Seigneur… Seigneur… Sauvez-nous tous.

L’orgue résonne.


2e Tableau
L’ange déchu


Le fond du salon s’est ouvert, les côtés ont disparu et on aperçoit le décor qui représente la chute de l’ange. Ox s’est d’abord reculé, mais il revient vers le fond et il regarde.

Ox : C’est la chute de l’ange.

Volsius (allant à lui) : C’est le châtiment de l’orgueil.

Ox : Vous êtes un merveilleux artiste, maître Volsius, mais l’ange déchu est glorieusement tombé, la grandeur de sa chute a illustré son nom presque autant que son audacieuse rébellion, il a conquis la gloire ! et la gloire avant tout.

Georges : Oui, oui, la gloire, la gloire !

Ox : C’est là que je te conduirai.

Volsius : Oui à la gloire, ou à la folie !

Mme de Traventhal : Folie !

Volsius : Mais il me trouvera partout sur sa route.

(Il sort avec elle.)

Ox : Allons, Georges Hatteras, prends ce flacon et bois !

(Georges boit.)

Éva (lui arrachant le flacon) : Eh ! bien, je ne t’abandonnerai pas, Georges, je partagerai ces périls (elle boit a son tour et jette le flacon).

Georges : Éva ! qu’as-tu fait ?

Ox : Elle aussi ! Eh bien, soit !

Tartelet (il ramasse le flacon) : Comment, rien qu’avec cette liqueur on pourrait… (il boit…) Allons donc.


3e Tableau
L’Ostéria


La terrasse d’une auberge italienne, avec montants recouverts de pampres. À droite l’ostéria avec portes et fenêtres. Châssis et bancs sur la terrasse. Au fond à gauche tout le développement du Vésuve, dont on aperçoit le cratère empanaché de fumée. À droite, s’étend la première partie de la baie de Naples. Il fait Jour.


Scène I

Georges, Éva, Ox, Tartelet.

Tartelet : Où sommes-nous donc ? Je n’aperçois plus la ville d’Aalborg, ni les tours de la Cathédrale.

Georges (à Ox) : Où sommes-nous, Docteur ?

Ox : À Naples… non loin du Vésuve, dont tu peux apercevoir le sommet.

Georges : Le Vésuve ? oui c’est par ce cratère qu’est ressorti le professeur Lidenbrok !

Ox : Et c’est par ce cratère que nous pénétrerons jusqu’au centre de notre Globe.

Éva : Jusqu’au lac embrasé !… Georges ! Il est temps encore de t’arrêter.

Georges : Ne crains rien, Éva !

Tartelet : Tiens… il me semble que j’ai faim… On ne fait pas six cents lieues, sans manger un peu.

Ox : Voici une auberge ! appelez, on vous servira ! nous allons pendant ce temps préparer notre périlleuse descente.

Tartelet : Des préparatifs ? Et pourquoi ? puisque d’un seul bond vous franchissez des centaines de lieues.

Ox (à Georges) : S’agit-il uniquement d’atteindre le but sans avoir rien vu, rien compris, rien étudié ?

Georges : Non, certes.

Ox : Voulez-vous pour éviter tous les périls ignorer tous les secrets et tous les mystères ?

Georges : Non non…

Ox : Venez donc alors…

Tartelet : Allez, vous me retrouverez ici… (Ils sortent tous les trois) Eh ! bien maintenant appelons !… holà !… Garçon !…


Scène II

Tartelet, l’hôtelier.

L’hôtelier (regardant ceux qui s’éloignent) : Tiens, un voyageur !

Tartelet : Mais, oui, approchez Garçon cela paraît vous surprendre.

L’hôtelier : Ça me surprend beaucoup, Monsieur !

Tartelet : Vous êtes donc seul ici Garçon ?

L’hôtelier : Seul avec un Danois arrivé hier.

Tartelet : Un Danois. — J’en ai connu un bien beau ! très haut sur pattes avec des oreilles superbes et le museau allongé, c’était un joli chien.

L’hôtelier : Mais non, celui qui est là est un jeune homme.

Tartelet : Ah ! bon, un Danois à deux pattes, dites-moi Garçon qu’avez-vous à me donner.

L’hôtelier : Plus rien maintenant, le Danois a tout mangé.

Tartelet : C’est égal ! Donnez m’en tout de même, et pas trop cuit !

L’hôtelier : À l’instant, Monsieur. (Il sort)


Scène III

Tartelet, Valdemar, puis l’hôtelier.

Valdemar (entrant ; à Tartelet le saluant) : Ah ! j’ai bien déjeuné ! peut-être même un peu trop bien déjeuné.

Tartelet : C’est le Danois !… il n’a pas le museau allongé.

Valdemar : Tiens, un étranger, monsieur…

Tartelet (le saluant) : Monsieur… (à part) Quelle tournure comme c’est gauche, ça ne sait même pas saluer dans les règles.

Valdemar : Bonjour Monsieur ! monsieur… en voyage, d’habitude… quand on se rencontre… au bout du monde, et même plus loin… on fait aisément connaissance !… Oserais-je vous de¬mander qui vous êtes ?

Tartelet : Le professeur Tartelet.

Valdemar (à part) : Un professeur !… c’est un savant (haut) de quel pays, monsieur ?

Tartelet : Je suis français, né à Asnières.

Valdemar : Asnières… Ah ! bon, Asnières de Bigorre, je connais.

Tartelet : Mais non.

Valdemar : Vous êtes marié, M. Tartelet ?

Tartelet : Non… pourquoi cette question ?

Valdemar : Alors vous n’avez pas de petits Tartelets ?

Tartelet : Non…

Valdemar (riant) : Pas de petites Tartelettes ?

Tartelet : Pas de petites (à part) Qu’est-ce que c’est que ce gros garçon-là ? (regardant les pieds de Valdemar) Oh ! ces pieds.

Valdemar : Vous dites ?

Tartelet : En dehors, jeune homme, plus en dehors.

Valdemar (étonné) : Plus en dehors ? Il me renvoie, il veut rester seul.

Tartelet : Mais où allez-vous donc ?

Valdemar : Vous me dites en dehors !

Tartelet : Mais oui, je parle de vos pieds, ce que nous appelons l’angle chorégraphique.

Valdemar : S’il vous plaît ?

Tartelet (le touchant du bout de son archet) : Encore plus écartés… encore… encore… (Valdemar manque de tomber) C’est très bien comme cela.

Valdemar : Oh ! Vous trouvez ça bien, vous, quel drôle de savant ?

Tartelet : J’ai l’honneur de parler à Monsieur ?

Valdemar : Axel Valdemar… de Copenhague.

Tartelet : À merveille ; Eh ! bien, M. Axel Vladimir.

Valdemar : Non, pardon, Valdemar.

Tartelet : Bon ! bon.

Valdemar : Et vous venez ?

Tartelet : D’Aalborg.

Valdemar : En chemin de fer ?

Tartelet : Non.

Valdemar : En bateau ?

Tartelet : Non.

Valdemar : En diligence ?

Tartelet : Non ! en courant !

Valdemar : En courant ?

Tartelet : Électrique !

Valdemar : En courant électrique !…

Tartelet : Oui !

Valdemar : Et vous allez ?

Tartelet (montrant le sol) : Là !

Valdemar : Dans la cave ?

Tartelet : Plus bas !

Valdemar : Plus bas ? On nous écoute.

Tartelet : Sous terre… jusqu’au centre !

Valdemar : Jusqu’au centre de la terre ?

Tartelet : Par le cratère !

Valdemar : Pas possible ?

Tartelet : Pas possible… mais nous le ferons, mon ami, vos pieds (rectifiant sa position) vos pieds !

Valdemar : Encore ! quel drôle de savant !… quel drôle de savant !…

Tartelet : Et vous, M. Vladimir ?

Valdemar : Val… demar…, S.V.P.

Tartelet : Bon… confidences pour confidences, où allez-vous, M. Vladimir ?

Valdemar (à part) : Il y tient. (haut) Moi… M. Tartelet… je vais… dans un endroit où l’on puisse faire fortune…

Tartelet : Je ne connais pas encore cet endroit-là…

Valdemar : Imaginez-vous que j’aime une jeune fille charmante de Copenhague, Mlle Babichok.

Tartelet : Et naturellement, Mlle Babichok ne vous aime pas, M. Vladimir ?

Valdemar : Encore Vladimir ! mais je vous dis que c’est Valdemar que je me nomme.

Tartelet : Ah ! pardon, jeune homme, c’est qu’il y a des noms que je ne parviens pas à prononcer, et je sens que jamais je ne pourrais dire celui-là. Tenez, j’aime mieux vous appeler Mathieu ! Est-ce convenu ?

Valdemar : Mathieu, ça m’est égal, j’ai beaucoup connu un Mathieu.

Tartelet : Moi aussi.

Valdemar : C’était un astronome.

Tartelet : Mathieu Laensberg, alors ; vous disiez donc Valdemar ?

Valdemar : Ah ! Bon, voilà que vous le dites à présent.

Tartelet : Ah ! pardon, je me suis trompé vous disiez donc que Babichok ?

Valdemar : Est tout à fait folle de moi… Ah ! quelle femme ! Quelle âme ! Quel cœur ! Et jolie !… quand j’y pense, j’ai là… des battements (avec sentiment) Vous les connaissez les battements ?

Tartelet : Si je connais les battements ? Nous avons les grands et les petits.

Valdemar (étonné) : Les grands et les petits ?

Tartelet : Qui permettent de lever une jambe et de la mouvoir de bas en haut, pendant que l’autre supporte tout le poids du corps, essayez !

Valdemar : Que j’essaie !… Quoi ?

Tartelet : Des battements… comme ceci… (Il fait un battement) Essayez !

Valdemar : Il est malade !… mais ce n’est pas de ces battements-là que je parle, quel drôle de savant !

Tartelet : J’y pense pourquoi puisqu’elle vous adore n’avez-vous pas épousé Babichok ?

Valdemar : Il y avait deux obstacles à notre union : d’abord Babichok me trouvait trop gras et trop maigre.

Tartelet : Comment ?

Valdemar : Trop gras de ma personne et trop maigre comme fortune.

Tartelet : Ah !…

Valdemar : Eh ! bien, oui je suis un peu dodu, lui disais-je, mais plus on a de ce qu’on aime, et mieux cela vaut : aussi pour l’embonpoint, peut-être aurait-elle cédé attendu qu’étant trop maigre elle-même, nous aurions fait à nous deux une bonne petite moyenne, un ménage entrelar…

Tartelet : Oui, cela se compensait… il ne restait donc plus que…

Valdemar : Que la fortune ! mais impossible de l’en faire démordre. Elle m’aime trop ! mon Valdemar, disait-elle, je veux que tu sois riche, très riche, que tu aies une belle voiture, de beaux cheveux… non de beaux chevaux… de beaux cheveux aussi… ça. Un bel hôtel où je pourrai à mon aise adorer mon idole ; mais te voir dans la gêne, dans la misère, toi oh ! J’en souffrirais trop, et j’aimerais mieux en éprouver un autre que d’avoir la douleur de partager ta pauvreté. Est-ce du véritable amour, cela, dites Monsieur Tartelet.

Tartelet : C’est du parfait amour, première qualité.

Valdemar : Aussi, suis-je parti dans l’espérance de faire fortune et pour développer encore en voyageant les brillantes qualités de mon âme…

Tartelet : Vous avez bien fait… Mathieu, les pieds !…

Valdemar : J’ai déjà vu pas mal de pays, et avec fruit, j’ose le dire… j’ai étudié les mœurs… j’ai observé les costu… les coutumes et j’ai noté toutes mes poétiques impressions sur ce calpin.

Tartelet : Ce doit être curieux !

Valdemar : Voyez plutôt : France : admirable pays !… Paris : pays admirable !…

Tartelet : C’est court mais c’est clair.

Valdemar : Il faut qu’on me comprenne !… À Paris, mangé du bœuf du veau et du mouton !… suisse.

Tartelet : Du mouton suisse !

Valdemar : Mais non, il y a un point. Suisse : admirable pays ! Genève : pays admirable ! mangé du veau du mouton et du bœuf. Italie : Rome ! Rome.

Tartelet : Mangé du veau, du bœuf et du mouton.

Valdemar : Non, je vous ai laissé dire par politesse, il n’y en a pas ! On ne mange que de la chèvre par là comme ici du macaroni.

Tartelet : Vous écrivez toutes ces impressions pour Mlle Babichok ?

Valdemar : Naturellement ! Ça la distraira ! ainsi que le cousin Finderup que j’ai laissé auprès d’elle.

Tartelet : Ah ! Il y a le cousin Finderup ?

Valdemar : Oui !… Un ami à moi… un brave garçon… qui doit m’écrire partout où je m’arrête et me donner des nouvelles de ma fiancée… et dès que j’aurai fait fortune.

Tartelet : Eh ! bien, est-ce fait ?

Valdemar : Non !… pas encore ! mais je ne désespère pas ! Je réussirai ! pour elle voyez-vous, je tenterai l’impossible.

Tartelet : L’impossible, c’est justement là que nous allons… Venez vous avec nous ?

Valdemar : Où cela ?

Tartelet : Là… dessous.

Valdemar : Dans la cave toujours !

Tartelet : Dans le centre de la terre.

Valdemar : Pourquoi faire ?

Tartelet : Mais pour y faire fortune ! Est-ce que là n’est pas la réserve générale des choses de prix ? L’argent, l’or, les diamants ? Est-ce que ce n’est pas des entrailles du sol qu’on tire ce qu’il y a de plus précieux au monde ?

Valdemar : C’est vrai au fait, c’est la caisse centrale ! Il n’y a qu’à puiser ! Mais je n’ai pas la clef.

Tartelet : Nous l’avons nous !…

Valdemar : Et vous m’emmèneriez ?

Tartelet : Oui, si vous consentez à boire quelques gouttes d’une certaine liqueur qui vous y transportera en une seconde.

Valdemar : En courant ?

Tartelet : Électrique.

Valdemar : Mais cette liqueur ?

Tartelet : J’ai le flacon ! et si moi, j’en ai bu par mégarde, vous en boirez, vous… par ambition !

Valdemar : Ah ! M. Tartelet quelle chance de vous avoir rencontré ? Une goutte… rien qu’une petite goutte !

Tartelet : Oui, mais à une condition.

Valdemar : Je l’accepte d’avance !

Tartelet : C’est que, pendant deux heures par jour, vous placerez vos pieds à la troisième position.

Valdemar : Qu’est-ce que vous appelez la troisième position ?

Tartelet : Regardez… Comme ça.

Valdemar (étonné mais obéissant) : Comme ça, je le veux bien ; mais qu’est-ce que ça peut vous faire que je mette mes pieds à la troisième position, à vous un professeur…

Tartelet : De danse, mon ami.

Valdemar : De danse ! et moi qui vous prenais pour un savant.

Tartelet : Allons venez boire une goutte de la liqueur en question !

Valdemar : Oui, oui la goutte, allons boire la goutte ! (Ils sortent).


Scène IV

Les mêmes, Georges, Ox, Éva.

Georges : Tout est préparé, et s’il y a des dangers à courir tu ne trembleras pas.

Éva : Non, certes !

Ox (à Georges) : Tu veux partir ?

Georges : À l’instant… le cratère du Vésuve est là : ouvert aux audacieux qui ne craignent point d’y descendre. Dût-il se refermer ensuite sur nous qu’importe ! partons !

Ox : Ah bien ! Oui ! au Centre de la terre !


Scène V

Les mêmes, maître Volsius (sous les traits du professeur Lidenbrok).

Volsius : Au centre de la terre !… ah ! ah ! ah ! voilà de grands mots très sonores !… et la prétention d’y arriver me semble une bien bonne folie… ah ! ah ! ah !

Georges : À qui avons-nous l’honneur de parler, monsieur ?

Volsius : Le professeur Lidenbrok !

Georges : Le professeur Lidenbrok qui est allé…

Volsius : À quelques centaines de lieues sous terre, et rien de plus… parce qu’il serait impossible d’aller plus loin. Et si vous me trouvez à Naples en vue du Vésuve c’est que je sus remonté à la surface de la terre, soulevé par une éruption de lave… Le pays m’a paru beau et j’ai pris le parti d’y séjourner quelque temps.

Ox : Ah ! vous déclarez impossible, M. le professeur, de franchir les limites que vous n’avez pu franchir vous-même.

Volsius (riant) : Parfaitement, monsieur, parfaitement.

Georges : Est-il donc interdit de tenter d’arriver a la gloire par un chemin que les autres n’ont pu suivre ?

Volsius : Ah ! ce chemin est tout tracé, monsieur ; parallèlement a cette bouche du Vésuve que vous voyez fumer d’ici il en est une autre éteinte : et qui vous conduira où je suis allé, si le cœur vous en dit !

Ox : C’est au-delà qu’il faut pénétrer.

Volsius (riant) : Au-delà, ah ! ah ! ah !

Georges : Et nous y pénétrerons.

Volsius : Mais je me suis arrêté, quand il n’a plus été possible d’aller plus loin, messieurs.

Ox (ironiquement) : Quand vous n’avez point osé aller plus loin.

Volsius : Vous croyez ! ma foi, messieurs, vous êtes fort braves ; votre tentative hardie me transporte ! et vous me donnez l’envie de recommencer le voyage avec vous.

Georges : Qu’a cela ne tienne !

Éva : Oui ! oui venez, venez, monsieur, je ne sais pourquoi mais votre présence me rassure.

Volsius (hésitant) : Eh ! bien… c’est décidé… vous voulez pénétrer…

Ox : Jusqu’au centre du globe.

Volsius : Je ne sais pourquoi vous vous risquez en de telles entreprises, mais je serai votre guide et Je vous accompagnerai.

Ox : Venez donc ?

Éva : Georges au nom du ciel !

Volsius (à part à Éva) : Laissez faire, mademoiselle ! Il y a des limites en face desquelles ils seront bien forcés de reconnaître l’impuissance humaine… et ils ne les franchiront pas. Venez mon enfant, venez. (Tous sortent)


4e Tableau
À cinq cents lieues sous terre.


La scène représente une immense crypte, avec des profondeurs et percées à perte de vue et en toutes directions. Stalactites pendant de toutes parts. Rochers praticables, au fond, qui permettent de descendre jusqu’au sol de ces catacombes naturelles.


Scène I

Georges, Ox, Maître Volsius, Éva,
puis Tartelet et Valdemar.

Tartelet (apparaissant) : Arrivez donc, jeune Valdemar.

Valdemar (débouchant par le haut des rochers) : Me voici !… me voici !…

Tartelet : Diable ! Le chemin n’est pas bon pour des jambes de danseur (à Valdemar) : Veillez bien a ne pas vous tourner les pieds.

Valdemar : Soyez tranquille.

Ox : Allons, Georges Hatteras, plus avant, plus avant encore !

Georges : Je vous suis docteur ! C’est l’abîme !… et l’abîme attire et j’irai jusqu’a ses dernières profondeurs !

(Ils commencent à descendre)

Maître Volsius (à Éva) : Ne craignez rien, mon enfant, ce n’est point encore ici qu’est le danger !

Éva : Je ne redoute rien pour moi mais tout pour lui !

Maître Volsius : C’est en ce lieu que nous allons faire halte.

Georges : Où sommes-nous ?

Maître Volsius : Mais chez moi.

Ox : En effet ! c’est ici, je crois, la limite du voyage par maître Lidenbrok.

Maître Volsius : Et si cela peut intéresser, je vous dirai que ces cavités se creusent sous l’Europe centrale, sous la France et précisément sous Paris a l’endroit où nous sommes.

Valdemar : Sous Paris ! Il est la au-dessus de ma tête ce Paris que j’ai visité avec amour et l’on n’entend pas le bruit de la grande cité !… (Quelques grondements éloignés se font entendre) Eh ! si fait ! On dirait un grand roulement de voitures ! nous devons être sous le carrefour des écrasés !

Éva (à Maître Volsius) : Mais ces grondements !

Maître Volsius : Un grondement qui se produit par intervalles dans la charpente du globe.

Valdemar : Un tremblement, allons-nous en. (Il sort).

Ox : Eh bien ! Georges Hatteras ! Que pensez-vous de ces immensités qui se prolongent a l’infini sous les mers, sous les continents et qui portent des villes et des montagnes ? Vous attendiez-vous a trouver ici toute une végétation souterraine, où les plus humbles plantes de la terre se font arbres sous l’influence d’un milieu chaud et humide ? Et cet air qui, devenu lumineux par la pression, éclaire ces catacombes silencieuses.

Maître Volsius : La contemplation de ces merveilles ne suffira-t-elle pas à satisfaire votre ambition de voyageur ?

Georges : À quoi servirait la nouvelle puissance vitale donnée a notre corps par le Docteur Ox, s’il ne s’agissait que d’aller où d’autres sont allés avant nous, où vous êtes allé vous-même ! Ici est l’extraordinaire et non pas l’impossible !

Ox (à part) : Bien, bien !…

(On entend un grand cri, poussé au dehors, par Valdemar)

Éva : Qu’est-ce donc ?

Tartelet : C’est la voix de Valdemar !

Valdemar (rentrant effaré) : Ah ! je vous retrouve.

Tartelet : Que s’est-il passé ?

Valdemar (montrant une pierre) : Cette pierre… voyez-vous cette pierre ?…

Tartelet : Une drôle de pierre.

Valdemar : Elle n’est pas ordinaire ! aussi je la garde ! mais ce qui n’est pas ordinaire, non plus, c’est la force avec laquelle elle m’a été lancée dans le dos.

Tartelet : Lancée ? Par qui ?

Valdemar : Par qui ? je vous le demande ! Il y a donc du monde ! et pesez… voyez comme c’est lourd pour sa grosseur !

Maître Volsius : Tout est lourd ici, jeune homme !

Valdemar : Comment tout est lourd ici ?

Ox : Sans doute !… c’est l’effet naturel de l’attraction.

Valdemar : L’attraction !

Maître Volsius : Et si l’on parvenait au centre même votre porte-monnaie deviendrait lourd à crever votre poche.

Valdemar : Mon porte-monnaie à moi, alourdi à ce point là ! Voila une chose qui m’étonnerait.

Ox : Ce n’est pas tout ! l’acoustique même se modifie dans ce milieu où l’air est soumis à une pression énorme.

Georges : Comment les bruits, les sons y prennent une intensité immense ?

Tartelet : Tiens, c’est vrai ! le cri que le jeune Valdemar a poussé tout-à-l’heure… ressemblait à un beuglement !…

Valdemar : Un beuglement !

Tartelet : Mais alors, mon violon de maître de danse aurait donc ici une toute autre sonorité !

Maître Volsius : Essayez !

Tartelet : À l’instant ! (il prend son violon et joue une gavotte avec une puissance de son surprenante.)

Valdemar : C’est prodigieux !

Tartelet : C’est admirable, continuons !

(Pendant que Tartelet joue, quelques têtes d’êtres bizarres, au front très déprimé, au regard fauve, aux cheveux ébouriffés, paraissent entre les rochers du fond, écoutant et donnant des signes de la plus extrême surprise.)

Éva (qui les aperçoit, pousse un cri) : Ah ! regardez ces monstres !…

Georges (se dirigeant vers le fond) : Grand Dieu !

Éva : Georges ! Georges ! arrête.

(Tartelet cesse de jouer. Les monstres ont disparu).

Ox : Oui ! restez… D’ailleurs vous le voyez, ils ont disparu.

Georges : Quels sont donc ces êtres étranges ?

Ox : Ceci est le premier des mystères qui nous auront été révélés. Il existe dans ces profondeurs souterraines tout un peuple d’être vivants.

Georges : Tout un peuple !

Valdemar : Tout un peuple !

Tartelet : D’êtres vivants ! Eh bien, nous lui inculquerons les premiers principes de la danse !

Valdemar : C’est peut-être un de ces messieurs qui m’a jeté la pierre !

Georges : Mais comment une race humaine aurait-elle pu se former dans ces profondeurs et y vivre ?

Volsius : Demandez cela au savant docteur Ox.

Ox : Rien n’est plus simple ! Il suffit que dans un de ces bouleversements de la nature qui ont eu lieu il y a des milliers d’années, il suffit que des habitants de la terre aient été engloutis ici ! Ils auront peuplé ces vastes solitudes, et leurs descendants modifiés peu à peu par le milieu dans lequel ils vivaient ont cessé de ressembler à la race humaine, et sont devenus ces êtres dégénérés que vous venez de voir.

Valdemar : Venez.

Éva : Il semblait, tout à l’heure, que la musique exerçât sur eux une sorte de fascination !

Maître Volsius : Oui, cela est vrai !

Georges : Que sont-ils devenus ? Mettons-nous à leur recherche.

Éva : Non non !

Ox : Ce qu’il importe de trouver maintenant, c’est le chemin par lequel nous arriverons à notre but.

Georges (On entend un grand bruit souterrain) : Écoutez ces bruits qui circulent à travers l’écorce terrestre.

Valdemar : Il a des convulsions, a présent.

Ox : Et, bientôt peut-être, le feu va nous ouvrir la voie qui communique de la terre au cratère du Vésuve.

Volsius : Et vous oseriez parcourir cette voie ?

Georges : Oui, oui !

Ox : Nous l’oserons !

Volsius : Mais je vous le répète, c’est plus que de la témérité, c’est…

Ox : C’est tout simplement du courage et le courage est-ce que vous connaissez cela M. le professeur Lidenbrok ?

Volsius : Allez donc où vous pousse votre orgueil (à Éva) Je ferai des vœux ardents pour vous, pauvre enfant, qui êtes la résignation, la vertu, la piété… (à Ox) : La piété et la vertu… Est-ce que vous connaissez cela M. le docteur Ox ? (Il sort).

Éva : Il s’éloigne.

Ox : Qu’il parte ! Qu’il nous délivre de ses lâches remontrances ! (nouveau bruit plus fort) Écoutez, écoutez encore ! c’est de ce côté que va s’ouvrir le chemin que nous cherchons !

Georges : Venez ! nous le chercherons ensemble !

Éva : Georges… (Ox et Georges sortent) Georges !

Valdemar : L’autre me paraît plus prudent ! Je vais tâcher de le rattraper (Il sort par l’autre côté.)

Éva : Hélas ! il n’entend même plus ma voix.

Tartelet : Mauvaise idée qu’a eue votre grand-mère d’appeler ce maudit docteur au château !

Éva : Il y serait venu tôt ou tard, mon ami !

Tartelet : Que voulez-vous dire ?

Éva : Tôt ou tard, il se serait emparé comme il l’a fait de l’imagination de Georges, non pour lui rendre le calme, non pour le guérir, mais pour le perdre.

Tartelet : Et dans quel intérêt ?

Éva : Cet homme est celui qui s’attachait sans cesse à mes pas…

Tartelet : Lui… Ah ! je comprends ! Il ose vous aim… Ah ! si je le pouvais, M. le docteur Ox, avec quelle jolie danse le maître à danser vous ferait faire connaissance.

Éva : Ne vous attaquez pas à lui, mon ami ! Il est doué d’un pouvoir étrange, surnaturel… (Ox paraît au fond.) Tout en lui m’épouvante ! l’impérieuse domination de sa voix, l’irrésistible fascination de son regard… (Ox est descendu lentement et s’approche de Tartelet.)

Tartelet : Le fait est qu’il a dans ses yeux, je ne sais quelle expression diabol…

Éva : Lui !…

Tartelet (apercevant Ox qui le regarde en face) : Une expression diabol… non… je… je veux dire…

(Ox étant le bras et lui fait signe de s’éloigner.)

Tartelet : Permettez, M. le doc… vous désirez… vous voulez… (à part) Oh ! ce regard… ce regard…

Ox : Laissez-nous !

Éva : Restez, M. Tartelet.

Ox (plus impérieux encore et regardant Tartelet bien en face) : Obéissez !

Éva : Non… Non…

Ox (même jeu) : Partez ! je le veux !

Tartelet : Qu’ai-je donc ? je tente vainement de… je ne peux pas… je ne peux pas !…

(Tartelet sort à reculons.)


Scène II

Éva, Ox.

Éva (appelant) : Georges !… Georges !…

Ox : Georges est loin d’ici et ne peut vous entendre…

Éva : Je saurai bien le retrouver ! (appelant) Georges.

Ox (lui barrant le chemin) : Il faut que je vous parle !… Éva… Savez-vous pourquoi, naguère, je vous suivais en tout lieu ? Pourquoi j’errais autour de votre demeure ?

Éva : Je ne veux pas le savoir !

Ox : Pourquoi je vous aime !

Éva (avec ironie) : Vous m’aimez, vous ?

Ox : Si je suis venu dans ce château d’Andernak, ce n’était ni pour votre aïeule, ni pour votre fiancé Georges ! C’était pour vous, pour vous seule ! je voulais me rapprocher de vous, je voulais vous voir, vous entendre parce que je vous aime !

Éva : Assez, plus un mot !

Ox : Et savez-vous pourquoi je lui ai révélé, à ce Georges, le nom de son père, pourquoi je l’ai poussé dans cette voie, pourquoi je lui ai donné le pouvoir d’accomplir tous ces rêves ? Parce que je ne veux pas que Georges devienne votre époux !… (avec force) et parce que je vous aime.

Éva : Lorsque Georges apprendra quels sont vos desseins, et pourquoi vous le poussez vers ce monde impossible, la raison lui reviendra, et il vous chassera comme un mauvais génie qui s’est enfin démasqué.

Ox : Vous vous tairez, Éva !… Parler ce serait nous mettre en face l’un de l’autre, comme deux rivaux ! et vous savez bien que la lutte serait plus redoutable pour lui que pour moi.

Éva : Je parlerai…

Ox : Vous le tuerez alors… je n’aurai plus besoin de le conduire à la folie… vous l’aurez conduit à la mort !

Éva (épouvantée) : Mon dieu, Georges ! Georges ! cet homme te tuerais.

Ox : Comprenez-moi donc ! Éva ! je vous aime ! je vous aime !

Éva : Ah ! ne profanez pas ce mot ! Menacez-moi ! j’aime mieux votre colère que vos menaces.

Ox : Eh bien !… soit ! Plus de vaines prières, mais souvenez-vous de mes dernières paroles !… Bientôt, vous viendrez vous-même implorer ma pitié pour ce Georges… Vous me supplierez de l’arrêter sur le chemin qu’il parcourt ! Vous me demanderez grâce pour sa raison… pour sa vie !… Mais, il sera trop tard !

(Il s’éloigne.)

Éva : Pitié ! pitié pour lui…

Ox (se retournant) : Il sera trop tard !

(Il sort)


Scène III

Éva.
(Éva descend sur la scène, éperdue, brisée.)

Éva : Mon Dieu ! Que faire ? Que devenir ? Il le tuera !… Ah ! les forces m’abandonnent !… Je ne puis plus… Je me sens mourir (appelant) Georges ! Georges ! Georges !… (Sa voix s’affaiblit, et elle tombe privée de sentiments. À ce moment derrière les rochers, au fond, sur les côtés, reparaissent les sauvages habitants de cette région souterraine. Ils s’avancent avec précaution. L’un d’eux, qui est le chef, les guide jusqu’au milieu de la scène. Là, est la jeune fille inanimée. Ces sauvages se sont approchés d’elle. Ils la regardent avec la plus vive surprise. Ils se penchent sur elle. Le chef s’est agenouillé, il lui soulève la tête, il déroule ses cheveux, touche son visage et ses mains, puis il écoute si elle respire encore, et regardant autour de lui et faisant signe à ses compagnons de s’écarter, il la soulève et va l’emporter. Éva revient à elle, alors, apercevant les monstres qui l’entourent, elle pousse un cri d’épouvante.)

Éva : Ah !

(Éva est parvenue à se dégager et va s’enfuir, mais le chef l’a reprise.)

Éva (se débattant) : Au secours !

(Le chef l’a enlevée dans ses bras et se précipite vers le fond de la scène.)


Scène IV

Les mêmes, Georges.
(Georges arrive en courant par la gauche.)

Georges : Ces cris !… (apercevant Éva aux mains des sauvages) Ah ! Éva !

Éva : Au secours ! Au secours !

Georges : Je te sauverai, Éva ! Je te sauverai, ou je mourrai avec toi ! (Il se jette sur le chef mais il est saisi par ses compagnons et terrassé.)


Scène V

Les mêmes, Ox arrivant par la droite
suivi de Valdemar, Volsius et Tartelet.
(Entrant par la gauche)

Tartelet : Ah ! mon Dieu !

Valdemar : Ces horribles monstres.

Ox (froidement) : Ils sont perdus !

(Les sauvages se tournent vers eux, puis pressent à la gorge Georges et Éva.)

Éva et Georges : Ah !

Georges : Sauvez-la… elle… sauvez Éva.

Tartelet : Courons !

Volsius : Silence ! (Il saisit le violon que porte Tartelet.)

Ox : Mais elle, Éva.

Volsius : Que personne ne bouge !

(Il fait vibrer le violon dont les sons ont une intensité étrange. Les sauvages s’arrêtent, ils écoutent et semblent fascinés. Volsius joue toujours. Le chef a laissé retomber Éva. Il approche lentement et l’oreille tendue vers Volsius. Il écoute de plus près. Il approche sa tête de l’instrument, ses compagnons approchent aussi en rampant et comme enchaînés à son archet. Volsius s’éloigne de nouveau et les sauvages finissent par disparaître, entraînés par lui, pendant que le chant du violon se fait encore entendre au loin.)


Scène VI

Les mêmes moins Maître Volsius.

Georges (courant vers Éva qu’il prend dans ses bras) : Ah ! Éva… Chère Éva !

Éva : Quittons ces lieux maudits !… Emmène-moi… Emmène-moi ! je t’en conjure !…

Valdemar : Ah ! oui allons-nous en !

Tartelet : Ah ! ce maître Lidenbrok, quel homme ! jamais je n’aurais joué comme cela !

Valdemar : Mon ami, mon bon ami, croyez-moi, allons-nous en !

Georges : Oui, oui, ils ont raison, retournons sur nos pas… Éva, je veux t’emmener loin d’ici… Je ne veux plus t’exposer à de semblables périls… Partons !

Ox : Partir… Quand d’un instant à l’autre, l’obstacle qui nous sépare du but va peut-être s’écrouler !

Georges : Que dites-vous ?

Éva : N’écoute pas cet homme, Georges, ne l’écoute pas. (Grondements.)

Ox : Tenez… Écoutez, voyez ! C’est le sol qui s’entrouvre enfin !… Regardez !… regarde Georges Hatteras !… C’est le premier échelon de ta renommée, de ta gloire !… c’est la première à travers l’impossible.


5e Tableau
Le Feu central


La scène représente le centre de la terre. Partout des flammes, des gerbes étincelantes, laves incandescentes, coulent de toutes parts. Torrents de métaux liquides, argent et or, en fusion.


Scène Unique

Ox, Georges, Éva, Tartelet, Valdemar.

Ox : Eh bien ! crois-tu maintenant à la puissance que je t’ai donnée ? Et promets-tu de me suivre désormais !

Georges : Partout Docteur ! partout où tu voudras me conduire.

Éva (à part) : Il est perdu pour moi !

Georges (qui a parcouru le théâtre regardant tout avec égarement) : Oui, oui, c’est bien le centre incandescent de la terre ! partout du feu… partout. Je le sens qui m’enveloppe sans me consumer, je le respire à longs traits… Et quelle existence nouvelle, quelle force indomptable se manifeste en moi ! Le feu… c’est l’âme de la nature, c’est la vie universelle, et mon sang mille fois échauffé par lui, bouillonne dans ma tête et circule dans mes veines comme des torrents de lave !

Ox (avec ironie) : Bien ! Bien !

Georges : Il électrise mon âme !… il dévoile à mes regards éblouis les mystères ignorés de l’homme !

Ox (le désignant du doigt à Éva) : Écoutez-le ! regardez le !

Georges : Non ! vous n’êtes plus de vaines et fabuleuses fictions, merveilleux habitants du feu ! apparaissez, phénix, follets et salamandres ! Je proclamerai dans le monde la réalité de votre existence… car je vous aurai vus, moi !… Je vous vois… Je vous vois…

(Les phénix, les follets et les salamandres ont paru.)


Ballet


Ox (ramenant vers la fin du ballet Georges au milieu du théâtre) : Fils d’Hatteras ! tu as vaincu le professeur Lidenbrok, viens éclipser, à ton tour, la gloire du Capitaine Nemo !

(Ils disparaissent au milieu des danses qui reprennent leur dernier ensemble !)


FIN DU Ier ACTE