Voyage (Rubruquis)/Chapitre 12

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XII


De la cour de Scacatay ; difficulté que les chrétiens font de boire du koumis.


Le matin nous rencontrâmes les chariots de Scacatay, chargés de maisons et de cabanes ; je crus voir une grande ville ; j’admirais aussi le grand nombre de leurs bœufs, chevaux et brebis, avec si peu d’hommes pour les conduire. Je demandais combien il avait d’hommes avec lui, et on me dit qu’il n’en avait pas plus de cinq cents ; sur cela le garçon qui nous conduisait me dit qu’il fallait présenter quelque chose à Scacatay ; il fit arrêter toute notre troupe et s’en alla devant annoncer notre arrivée. C’était environ sur les neuf heures ; ils posèrent leurs maisons le long d’une rivière, et un truchement vint nous trouver, qui, ayant appris de nous que nous n’étions jamais venus chez eux, nous demanda de nos vivres ; nous lui en donnâmes ; il demandait aussi quelque habillement, parce qu’il devait nous présenter à son seigneur et parler pour nous ; mais, nous excusant de cela, il s’enquit de ce que nous portions à son maître ; nous tirâmes alors une bouteille de vin, un panier de biscuits, et un petit plat plein de pommes et autres fruits ; mais cela ne lui plaisait pas ; il eût voulu que nous lui eussions porté quelques riches étoffes. Nous ne laissâmes pas de passer ainsi et de venir près de Scacatay dans une grande crainte et confusion. Il était assis sur son lit, tenant une guitare en main ; et sa femme était auprès de lui. Je pensai, à la vérité, tant elle était camuse, qu’on lui avait coupé le nez ; elle semblait n’en avoir pas du tout, et elle s’était frottée à cet endroit-là d’un onguent fort noir, comme aussi les sourcils, ce qui était fort laid et difforme à regarder. Je dis à Scacatay les mêmes choses que j’ai dites ci-dessus : car il nous fallait toujours redire les mêmes paroles, comme nous en avions été bien instruits par ceux qui avaient été parmi eux, de ne changer jamais notre discours. Je le suppliai aussi de daigner recevoir notre petit présent, m’excusant sur ce que j’étais religieux, et que notre ordre ne nous permettait de posséder ni or, ni argent, ni riches habillements, dont je ne pouvais lui faire aucun présent, mais qu’il lui plût prendre de nos vivres par manière de bénédiction. Alors il fit prendre ce que nous lui offrions, et distribua aussitôt tout à ses gens, qui étaient assemblés pour boire. Je lui remis aussi les lettres de l’empereur de Grèce (cela fut à l’octave de l’Ascension), lesquelles il envoya à Soldaia pour les faire traduire, à cause qu’elles étaient écrites en grec, et qu’il n’y avait personne qui sût cette langue. Il nous demanda si nous voulions du koumis ; d’autant que les chrétiens grecs, russiens et alains[1] qui sont entre eux et qui font profession de garder étroitement leur loi, n’en veulent pas goûter, et ne s’estimeraient plus chrétiens s’ils en avaient seulement goûté ; de sorte qu’il faut que leurs prêtres les réconcilient de cela comme s’ils avaient abjuré la foi chrétienne. Je lui répondis donc que nous avions assez de quoi boire encore, et que quand cela viendrait à nous manquer, nous étions prêts à boire de ce qui nous serait présenté. Il s’informa de ce que contenaient les lettres que Votre Majesté envoyait à Sartach : je lui dis qu’elles étaient cachetées et qu’il n’y devait avoir que de bonnes et amiables paroles ; il nous demanda ce que nous avions à dire à Sartach : je répondis que ce n’était que des choses concernant la foi chrétienne, à quoi il répliqua qu’il serait bien aise de les entendre. Alors je lui déclarai du mieux qu’il me fut possible par notre truchement, qui avait fort peu d’esprit et d’éloquence, tout ce qui était du symbole de la foi. Ce qu’ayant écouté, il branla la tête sans dire autre chose. Après il nous donna deux hommes pour nous garder et avoir soin de nos bœufs et chevaux, et nous dit de nous en aller avec lui dans nos chariots, jusqu’à ce que celui qu’il avait envoyé pour faire interpréter les lettres de l’empereur de Constantinople fût retourné. Nous fûmes toujours avec lui en voyage jusqu’au lendemain de la Pentecôte.


  1. Voy. Marco Polo, liv. II, chap. lxii.


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