Voyage (Rubruquis)/Chapitre 20

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XX


De Sartach, des Russiens, Hongrois et Alains et de la mer Caspienne.


Pour ce qui est de Sartach, je ne saurais réellement dire s’il est chrétien ou non. Ce que je sais bien, c’est qu’il ne veut pas être appelé chrétien, et il me semble bien plutôt qu’il se moque des chrétiens et qu’il les méprise. Il fait sa demeure en un lieu par où les chrétiens, les Russiens, Bulgares, Soldains, Kerkis, Alains et autres passent, quand ils vont porter des présents à la cour de son père Baatu ; c’est alors qu’il fait plus de cas d’eux ; mais s’il y passe des Sarrasins qui en portent davantage, il les expédie bien plustôt et leur fait plus de faveurs. Il tient aussi près de soi des prêtres nestoriens, qui chantent leur office et font autres dévotions à leur mode. Il y a un autre capitaine sous Baatu, nommé Berka ou Berta, qui a ses pâturages vers la Porte de fer, où est le grand passage de tous les Sarrasins qui viennent de Perse et de Turquie, pour aller vers Baatu et lui porter des présents ; mais il est sarrasin, car il ne permet pas en toutes ses terres qu’on mange de la chair de pourceau. À notre retour, Baatu lui avait commandé de changer de demeure et d’aller se mettre au delà d’Étilia vers l’orient, ne voulant pas que les ambassadeurs des Sarrasins passassent par ses terres, à cause de l’intérêt qu’il y avait.

Les quatre jours que nous demeurâmes en la cour de Sartach, nous n’eûmes aucune provision de manger ni de boire, sinon une seule fois qu’on nous donna un peu de koumis. Comme nous étions en chemin pour aller vers son père, nous fûmes en grande appréhension. Les Russiens, Hongrois et les Alains leurs sujets, dont il y a bon nombre parmi eux, se mettent ensemble par bandes de vingt et trente à la fois ; ils vont courant la campagne avec leurs arcs et flèches, tuent tous ceux qu’ils rencontrent la nuit, se cachant de jour ; et quand ils sentent que leurs chevaux sont trop harassés, ils vont la nuit en prendre d’autres qui paissent par la campagne, et en emmènent chacun un ou deux, afin de s’en repaître en un besoin, s’ils ont faim. Notre guide craignait la rencontre de cette canaille-là, et je crois que nous fussions morts de faim en ce voyage, si nous n’eussions porté avec nous un peu de biscuit, qui nous servit bien.

Enfin nous arrivâmes au grand fleuve Étilia, qui est quatre fois plus grand que la Seine, très profond, et vient de la Grande-Bulgarie, qui est vers le nord, pour se rendre en un grand lac, ou plutôt mer, qu’ils appellent de Hircan[1], à cause d’une certaine ville ainsi nommée, qui est située sur son rivage du côté de la Perse. Mais Isidore de Séville (chroniqueur du septième siècle) l’appelle mer Caspienne, d’autant que les monts Caspiens et la Perse la bornent au midi, et qu’elle a à l’orient les montagnes de Musihet ou des Assassins[2], qui sont contigus aux Caspiens. Au nord elle a cette grande solitude où sont maintenant les Tartares. C’est de ce côté-là qu’elle reçoit l’Étilia, qui croît et inonde le pays en été, comme le Nil fait l’Égypte. Elle a à l’occident les montagnes des Alains, les Portes de fer et les montagnes des Géorgiens. Cette mer est donc environnée de montagnes de trois côtés, mais au nord elle n’a que de rases campagnes. On peut en faire le tour en quatre mois de chemin. Ce qu’en dit Isidore, que ce soit un golfe venant de la mer, n’est pas vrai, car elle ne touche l’Océan en aucun endroit, mais elle est toute environnée de terre[3].


  1. La mer Caspienne a été jadis appelée Hircanienne.
  2. Voy. dans Marco Polo, livr. Ier, chap. xxviii, l’histoire du Vieux de la Montagne.
  3. Nous trouvons ici les premières notions précises données sur cette mer.


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