Voyage archéologique en Perse/03

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VOYAGE ARCHÉOLOGIQUE
EN PERSE.



PREMIÈRE PARTIE.

LES RUINES DE PERSÉPOLIS.

I.

J’étais depuis quelques semaines à Ispahan, attendant avec impatience que l’abaissement d’une température caniculaire me permît de continuer mon voyage vers le golfe Persique et les ruines de Persépolis. Il eût été imprudent de commencer ce long trajet avant l’époque où les premiers vents d’automne dissipent les miasmes fébriles qui planent pendant l’été sur les plaines du sud de la Perse. Déjà je sentais en moi le germe et les avant-coureurs de la fièvre ; aussi est-ce avec une vive satisfaction que je vis une saison plus fraîche succéder enfin aux chaleurs qui m’avaient accablé. Dès ce moment, notre départ[1] ne pouvait plus être différé, et il fut fixé au 27 septembre 1840. Nous n’avions voulu négliger aucune des précautions nécessaires pour mener à bien le long et périlleux voyage dont les ruines de Persépolis étaient le principal but, et nous partîmes accompagnés d’un goulâm ou courrier du roi, porteur de nos firmans.

Le devoir du goulâm est, en route, de précéder de quelques pas les voyageurs et de les faire respecter, en les désignant comme les hôtes du châh. À la fin de chaque étape, il doit leur préparer un gîte dans un caravansérail ou dans un village. Il est d’usage en Perse que les voyageurs qui reçoivent l’appui du gouvernement ou du souverain soient munis de barats ou bons royaux d’hospitalité : ils ont ainsi droit aux vivres pour eux, leurs gens et leurs montures ; c’est ce que les Persans appellent sursat. Cependant nous connaissions assez le pays pour savoir qu’il était de notre intérêt, même de notre sûreté, de ne pas avoir recours aux largesses de l’autorité. En effet, ordonnées au nom du châh, imposées par, le mehmândar[2], qui est chargé de les réclamer, ces largesses sont toujours de la part des fonctionnaires persans une occasion de rapine, d’extorsions pécuniaires, et donnent lieu à des querelles qui se renouvellent chaque jour. Il est difficile au voyageur qui en est la cause de se dispenser d’y prendre part ; il ne peut honorablement, rester spectateur impassible de discussions qui dégénèrent souvent en rixes. On conçoit que cette position d’hôte royal n’est pour lui qu’une source de périls, ou tout au moins de désagrémens très graves.

Nous avions donc renoncé à exercer ce droit de sursat ou de vivres, et nous ne faisions usage du sceau impérial apposé sur nos firmans que pour nous faire respecter des populations ou des caravanes au milieu desquelles nous passions la nuit ; mais, pour arriver là, que de luttes ne nous avait-il pas fallu soutenir contre notre goulâm, en même temps mehmândar ! C’est à grand’peine qu’en interposant notre autorité, nous l’empêchions de prélever ce tribut vexatoire par la force du sabre ou du fouet sur de pauvres paysans ou de misérables pâtres nomades. Il faut savoir qu’indépendamment du pain, du laitage ou de l’orge réclamés pour les hommes et les chevaux, ces guides hospitaliers se faisaient encore donner pour eux de l’argent. Cette coutume répugnait à nos habitudes, à notre conscience d’Européens. Nous ne pouvions consentir à jouir des bénéfices de la protection du châh au prix de si odieuses déprédations ; aussi ne voulûmes-nous pas entendre pendant long-temps parler de sursats.

Notre désintéressement paraissait blâmable aux Persans endurcis et surtout à notre goulâm, qui y perdait beaucoup. Le courrier du roi n’y voyait qu’une cause de déconsidération pour des voyageurs aussi peu empressés d’exercer un droit tout aristocratique. Je n’oserais pas dire qu’en effet notre générosité n’ait pas été quelquefois, même par ceux que nous épargnions, interprétée d’une manière défavorable pour notre rang et notre crédit auprès du châh ; mais il est juste de dire aussi que le plus souvent on répondait à cette générosité tout exceptionnelle en Perse par des marques empressées de gratitude et de déférence. Dans ce pays, c’est trop souvent par les exactions les plus éhontées que le rang s’affiche ou se prouve. Aussi, méprisans d’abord, étonnés ensuite, les habitans finissaient-ils par éprouver un sentiment voisin de la reconnaissance pour ceux qui donnaient leur argent en échange de ce qu’ils avaient le droit et la force de prendre gratuitement.

Le voyageur qui se rend d’Ispahan vers le sud de la Perse sort de cette ville par Djoulfah, le faubourg chrétien. Nous traversâmes donc ce faubourg précédés de notre goulâm, et nous prîmes le chemin de Chiraz, qui est en même temps celui de Bender-Abouchir et de Bender-Abassi. Ce chemin et la route de Bagdâd sont les seules voies de communication suivies entre l’Inde et l’Europe à travers l’Asie. Nos premières journées de voyage furent pénibles : les étapes étaient longues, et le soleil encore brûlant. J’avais une fièvre ardente ; elle s’emparait de moi quand je mettais le pied à l’étrier, et ne me quittait que le soir. Il fallait faire ainsi chaque jour dix à douze lieues ; ajoutez à cela qu’il est impossible de suivre une route plus monotone et plus désolée que la route de Chiraz. En Perse même, pays de plaines immenses et stériles ou de montagnes sauvages et arides, on trouverait difficilement des solitudes aussi tristes.

Nous avions l’espoir que sur cette grande voie de commerce, sur cette artère principale de l’économie vitale de la Perse, nous rencontrerions beaucoup de caravanes. Nous pensions y traverser de nombreux villages, y voir des campagnes couvertes de pâturages ou de rizières, des champs de blé et de tabac. Notre espoir fut trompé. Nous n’y vîmes que quelques hameaux rares et misérables, autour desquels s’étendaient à peine quelques arpens cultivés. Pendant plusieurs jours de suite, nous traversâmes des déserts sans fin où poussaient péniblement quelques touffes de genêts épineux que broutaient les gazelles, seuls êtres qui animassent de loin en loin le paysage. Au travers de ces plaines sans limites, il n’y a qu’un sentier frayé par les chameaux et les mulets de caravanes. Leurs pas imprimés sur la terre indiquent seuls la trace qu’il faut suivre. Si on la perd, rien ne vous la fait retrouver. Aucune marque ne vous y ramène, aucun jalon n’indique la direction à prendre sur cette mer solide dont l’horizon inabordable n’est que l’effet trompeur d’un mirage lointain produit par l’évaporation de la couche de sel qui blanchit et miroite à la surface du sol. À gauche, la vue se perd dans l’immensité du désert de Kermân, qui se confond avec le ciel dans une vapeur condensée et brûlante. À droite, l’œil cherche en vain quelque aspect qui le charme ; il se détourne avec tristesse des âpres montagnes dans les gorges desquelles se cachent ces voleurs intrépides qui, sous le nom redouté de Bactyaris, sont la terreur de ces contrées et des caravanes qui les traversent.

Sur cette route inhospitalière, le voyageur doit, par prévoyance, tout porter avec lui, jusqu’à son eau, car pendant et après l’été les ruisseaux sont taris ; une croûte blanche et salée en couvre le lit ; les citernes n’offrent plus qu’un fond de vase desséchée et puante. Jamais je n’oublierai une de ces journées de fatigue et d’accablement où nous avions marché dix heures sous les rayons ardens d’un soleil vertical, sans avoir trouvé d’ombre, sans avoir rencontré une goutte d’eau. Enfin nous distinguons, dans la vapeur tremblante qui vacille à la surface de la terre, le caravansérail où nous devons faire halte et reprendre des forces. Épuisés de fatigue et de faim, haletans de soif, tous, hommes et chevaux, nous reprenons courage ; ces murs, aperçus au-dessus des ondulations de la plaine, sont le terme de nos souffrances. Nous allons y trouver de l’eau, quelques alimens. Les chevaux hennissent, pressent le pas ; nous arrivons, nous entrons dans le caravansérail, nous courons à la citerne… elle est à sec ; quelques vers immondes se traînent en se tordant sur un reste de vase en putréfaction. Ces horribles insectes eux-mêmes n’y trouvent plus la vie ; ils ne s’y peuvent défendre contre la chaleur qui les tue. Découragés, nous nous détournons de ce spectacle hideux. À défaut d’eau, nous espérions du moins trouver quelques alimens. Nous cherchons le gardien du lieu, personne ne répond à notre appel sous les voûtes silencieuses du caravansérail. Ni eau, ni pain ! et le soleil était encore bien haut dans le ciel. Que faire ? Bien qu’épuisés de fatigue, il fallut prendre notre fusil et nous mettre en chasse. La Providence eut pitié de nous, et envoya sur notre passage quelques perdrix qui, rôties à un feu d’herbes sèches, nous fournirent un maigre repas.

Nous étions pourtant dans un caravansérail, dans un de ces asiles élevés par les soins d’un gouvernement philanthropique, ou par le vœu religieux de quelque dévot personnage. Aujourd’hui quel abri offrent-ils ? Délabrés, à moitié ruinés, souvent sans portes, sans gardien, ces lieux sont à tout le monde et à personne. Tous y entrent et y dorment, aucun ne s’en occupe et n’en relève les décombres. Entre qui veut, sans rien devoir pour son écot, mais sans rien laisser pour l’entretien de ces murs abandonnés. Aussi, chose incroyable, ces refuges si précieux dans un pays où ne se trouve ni auberge, ni maison amie pour le passant ; l’insouciance du gouvernement les laisse tomber en ruines ; les débris de leurs murs amassés par le temps, le fumier amoncelé des bêtes de somme qui s’y succèdent, encombrent les chambres aussi bien que les écuries. Quelques années encore, et les caravansérails manqueront au voyageur, qui n’aura plus où abriter sa tête, qui ne trouvera plus où attacher sa monture. Et cependant cette route va du golfe Persique à la mer Caspienne, de Bender-Abassi à Teherân et à Tabriz ; elle est la grande voie sur laquelle circulent les marchandises de l’Inde, de l’Arabie et du nord de la Perse. L’incurie d’un gouvernement sans administration, sans prévoyance, laisse ainsi se perdre et se tarir les sources de la richesse publique, en négligeant de réparer les canaux qui leur servent de voies d’écoulement.

Après avoir marché péniblement ainsi pendant dix jours, nous étions arrivés sur un des points qui nous étaient signalés comme conservant quelques vestiges intéressans de l’antiquité : c’était dans le voisinage d’un bourg appelé Morghâb. Comme restes de monumens antiques, les ruines que nous visitâmes près de Morghâb n’ont qu’une importance secondaire ; comme point géographique, elles sont encore sans nom bien précis. Les uns veulent y voir les restes de Passargade, mais d’autres placent cette ville à soixante lieues de là, au sud-est de la province de Fars, et ces derniers n’ont pas tout-à-fait tort. Quoi qu’il en soit, ces ruines consistent en une portion de muraille qui occupe le faite d’une petite colline, et doit avoir appartenu à une citadelle ou à un temple ; à quelques centaines de pas, dans une vaste plaine bornée de tous côtés par de hautes montagnes, sont quelques piliers isolés qui portent des inscriptions cunéiformes. Non loin de ces piliers est un mausolée gigantesque auquel les Persans donnent le nom de Mâder-o-Suleïman. La controverse qui s’est établie entre les antiquaires au sujet de la cité disparue s’est étendue à cette sépulture, dans laquelle on a voulu voir le tombeau de Cyrus. Ce monument est sévère et d’une grande simplicité ; il est oblong, fait de grandes pierres d’un calcaire blanc et poli ; il repose sur six degrés de même matière, très élevés. Une petite porte, autrefois ornée d’un profil et d’une corniche dont on reconnaît la trace, donne entrée dans une cellule où était sans doute déposé le corps. La cellule est vide maintenant, et les Persans qui viennent y prier mêlent au souvenir de Cyrus le nom de Mahomet.

Après deux jours de recherches et d’études en cet endroit, nous reprîmes la route de Persépolis, impatiens d’y arriver. On nous avait menacés de voleurs qui devaient nous arrêter dans les défilés de la montagne qu’il nous fallait franchir. Nous n’en vîmes aucun, et le 10 octobre nous apercevions les monumens auxquels la défaite de Darius fut si fatale.

Sous le nom de Persépolis, qui rappelle l’influence exercée par les Grecs sur cette civilisation persane dont ils devaient être un jour les destructeurs, sous ce grand nom, qui a, jusqu’à nos jours, abrité tant de souvenirs de gloire, se rangent plusieurs groupes d’antiquités d’âges et d’espèces différens. Ils sont situés dans une immense plaine dont l’étendue est de soixante-dix à quatre-vingts kilomètres, avec une largeur moyenne de dix kilomètres. Cette plaine porte aujourd’hui le nom de Merdâcht. Elle est traversée dans toute sa longueur par une rivière qui est généralement considérée comme l’Araxe des anciens, et qui s’appelle actuellement Bend-Amir. Au nord-est, s’ouvre une vallée qu’arrose un autre cours d’eau dont le nom varie, comme presque tous ceux de la Perse, suivant la localité qu’il parcourt. Ainsi, là il s’appelle Sivend-Roûd, ou rivière de Sivend ; à quarante kilomètres de ce lieu, on le nomme Morgh-Ab. À l’entrée de cette vallée sont situées les ruines d’Istâkhr, les rochers sculptés de Nâkch-i-Roustâm ; dans la plaine de Merdâcht sont les antiquités connues sous le nom de Monts-Istâkhr, Tâkht-i-Roustâm, Nâkch-i-Redjâb, et Tâkht-i-Djemchid, ou Persépolis proprement dit.

Parmi ces monumens, les plus anciens doivent avoir le pas dans l’attention de l’archéologue sur ceux d’une époque plus récente ; la première place appartient donc à l’ensemble de ruines comprises sous le nom commun de Persépolis et remontant à l’époque des Achéménides : ces monumens révèlent à la première vue trois destinations bien différentes. Sur les bords du Sivend-Roûd devait être la ville dont le nom perpétué jusqu’à nos jours était Istâkhr. — Au nord-est de la plaine de Merdâcht, et adossés au pied des montagnes qui la ferment de ce côté, s’élevaient les palais, résidence habituelle des souverains, auxquels les Persans modernes ont donné le nom de Tâkht-i-Djemchid. — Enfin, au débouché de la vallée du Sivend-Roûd, dans la plaine de Merdâcht, étaient les caveaux de sépulture, la nécropole des rois, appelée encore aujourd’hui par les habitans Kabrestaân-Kauroûn, ou cimetière des Guèbres. Les autres antiquités qu’on remarque autour des ruines d’Istâkhr, de Takht-i-Djemchid et de la nécropole des rois, ne sont que des annexes de ces trois groupes principaux, ou bien ce sont des monumens d’un âge postérieur, entés en quelque sorte sur les anciens : de ce genre sont ceux de Nâkch-i-Roustâm et de Nâkch-i Redjâb, dont les sculptures sont d’époque sassanide.

Le nom d’Istâkhr est d’origine zend, et le site ainsi nommé atteste d’une manière non équivoque l’emplacement d’une ville. La dénomination d’Istâkhr se retrouve dans plusieurs écrivains orientaux ; mais on la cherche en vain dans les auteurs anciens : on est fort embarrassé pour décider si ce nom doit indiquer la ville capitale au temps des Achéménides, et à laquelle les Grecs auraient donné le nom de Persépolis, ou s’il ne désigne que celle qui, sortie des cendres de la cité de Darius, subsista jusqu’à l’invasion des Arabes. L’embarras s’augmente par le rapprochement des assertions très divergentes des historiens : les uns, écrivains d’Occident, prétendent qu’Alexandre livra au pillage et détruisit de fond en comble la métropole de la Perse, à cause de la haine connue de ses habitans pour les Grecs. À les entendre, ce conquérant ne voulut d’abord épargner que le palais des rois, qui fut, à la vérité, brûlé, mais dans un moment où, si l’on en croit les historiens grecs, le héros macédonien n’avait pas toute sa raison. Selon les auteurs orientaux, au contraire, la ville d’Istâkhr aurait survécu long-temps à la ruine du palais des rois de Perse, et les habitans s’en seraient dès-lors distingués, parmi tous leurs compatriotes, par une haine implacable contre les conquérans de leur patrie, précisément en raison de l’incendie des palais de leurs souverains.

Sans vouloir faire prévaloir l’une ou l’autre de ces deux assertions, je ne puis, après l’inspection des lieux, me défendre de pencher pour la première. Aujourd’hui, on comprend sous le nom d’Istâkhr un espace de huit à neuf kilomètres de tour qui présente de grands mouvemens de terrain ; çà et là, sur ce vaste périmètre, se succèdent des talus ou de petites éminences, restes de murailles et de tours qui formaient l’enceinte de la ville. Sous la croûte épaisse de terre végétale qui, en s’amoncelant de siècle en siècle, tend à opérer un nivellement de ces ruines, on découvre encore d’antiques maçonneries : d’autres monticules rapprochés les uns des autres, des décombres qui apparaissent de tous côtés, sont autant d’indices de l’œuvre de destruction qu’à une époque reculée, ces lieux ont vu s’accomplir. Solitaire au milieu de ces tristes vestiges s’élève une colonne restée seule debout. Huit bases, des fûts et fragmens de chapiteaux d’autres colonnes semblables gisent alentour, à côté de quelques pans de murailles. La colonne restée debout est cannelée, ainsi que celles qui sont tombées ; elle est de petite dimension. Son chapiteau est formé de deux corps de taureau adossés c’est, comme nous le verrons, le type commun à tous les chapiteaux de Persépolis. Dans un rayon de quelque cent mètres autour de ces ruines, on en trouve d’autres parmi lesquelles sont aussi des débris de colonnes ; mais elles n’ont conservé aucun intérêt. Ces vestiges de constructions antiques se retrouvent sur les deux rives du Sivend-Roûd.

Dans la partie occidentale de la plaine de Merdâcht, là où elle se rétrécit et se trouve fermée par les montagnes du Louristan, on aperçoit trois masses de rochers qui se suivent presque en ligne droite et très rapprochées l’une de l’autre ; on les remarque à leurs formes singulières et semblables qui, de loin, figurent un cône tronqué : ces trois éminences portent les noms de Khoû-Istâkhr, Khâlèh-Istàkhr, ou encore Khoû-Rhamgherd, c’est-à-dire Monts-Istâkhr, ou citadelle d’Istâkhr, ou bien Monts-Isolés. Ces trois éminences sont espacées entre elles de deux à trois kilomètres ; dans les intervalles qui les séparent, on retrouve, se dirigeant de l’une à l’autre, des traces de fondations, et même portions de murs qui s’élèvent au-dessus du sol. On doit, d’après cela, présumer que ces espèces de citadelles naturelles se reliaient entre elles au moyen de murailles, et avaient dû être utilisées pour la défense : du territoire de la ville d’Istâkhr. Ces trois monts, bizarres de forme, ne présentent pas d’ailleurs un grand intérêt archéologique. Cependant, celui du milieu, que les habitans désignent sous le nom particulier de Khâleh-Serb, forteresse du Cyprès ou du Cèdre, porte encore à son sommet des vestiges qui ne laissent pas de mériter quelque attention. Peu importans par eux-mêmes, ils attestent néanmoins l’existence d’ouvrages qui devaient se rattacher à un système de fortifications que les princes Achéménides avaient voulu donner pour rempart à leur capitale et à leur trône. Celui de ces trois monts désigné sous le nom de Khâleh-Serb porte sur un plateau élevé de quatre cents mètres environ au-dessus de la plaine, et d’une circonférence de deux mille cinq cents mètres, les restes d’une construction solide en pierres. Le sol, qui est incliné vers le centre, est coupé par des réservoirs destinés à recevoir en même temps les eaux du ciel et celles d’une petite source voisine. Ces réservoirs ont été construits en maçonnerie revêtue d’un ciment très dur : ils étaient placés les uns au-dessous des autres, de façon à ce que le trop plein se déversât successivement de l’un à l’autre, pour arriver à celui du centre, qui est le plus grand et forme la piscine principale. Auprès de celle-ci est l’arbre vert qui a donné son nom au rocher. À ses branches projetées horizontalement, il nous a paru être un cèdre, et si l’on en juge par la circonférence du tronc, qui est de quatre mètres, il doit être très vieux. Cet arbre et la place qu’il occupe de manière à couvrir de son ombre le bassin auprès duquel il a été planté donnent lieu de croire que, si ces réservoirs sont à sec aujourd’hui, ils ont dû être entretenus et contenir de l’eau bien des siècles encore après la ruine de Persépolis ou d’Istâkhr. Ce fait paraît d’ailleurs confirmé par une grande quantité de débris de briques répandus sur ce sommet, et dont la surface émaillée prouve l’origine moderne. La position de Khâleh-Serb, qui réunit toutes les conditions désirables dans un poste militaire, a dû certainement avoir une grande importance dans les temps anciens. L’escarpement et la hauteur de la partie supérieure devaient en rendre autrefois, comme aujourd’hui, l’approche des plus difficiles. Ne sachant comment expliquer la construction d’une citadelle sur ce plateau presque inabordable, les Persans disent que ce sont des chèvres qui y portèrent tous les matériaux. Il est certain qu’aujourd’hui encore ces éminences ne semblent guère accessibles à d’autres animaux.

La journée avait été employée à visiter ces singulières fortifications naturelles, et le jour baissait quand nous nous dirigeâmes vers les magnifiques ruines du palais de Persépolis. Nous aperçûmes bientôt au-dessus des marécages de la plaine les quinze colonnes encore debout. Leurs fronts dorés semblaient, comme des miroirs, réfléchir les rayons du soleil couchant. Les ombres grandissaient rapidement, glissaient le long des élégantes cannelures, qui, bientôt éteintes elles-mêmes et sombres, ressortaient sur les roches encore brillantes de la montagne voisine. La montagne s’obscurcit à son tour, et il faisait nuit quand nous nous trouvâmes au milieu de ces antiques restes de la splendeur royale qu’Alexandre a fait crouler dans la poussière. Le vol des hiboux et le pas craintif des chacals sortant de leurs tanières troublaient à peine le silence de ces lieux. L’heure, la solitude, tout contribuait à leur donner un aspect triste et sévère.

Nous étions là en présence des antiquités les plus remarquables, non-seulement du district de Merdâcht, mais encore de toute la Perse. Persépolis, c’est la ville par excellence, la ville royale. Ce nom, qui devait, dans l’esprit des auteurs anciens, s’appliquer à la capitale dans toute son étendue, s’est restreint peu à peu et ne désigne plus aujourd’hui conventionnellement que le groupe des monumens qui représentent l’immense palais des rois de Perse. On ne peut disconvenir que cette restriction irrationnelle laisse un peu de confusion dans l’esprit au sujet de ces ruines, et qu’en adoptant la désignation de Persépolis pour les palais seuls, on s’expose à faire croire qu’il n’y avait là autrefois qu’une résidence royale. Selon moi, les Persans font entre toutes les antiquités de ce district une distinction qui est bien plus raisonnable : ils donnent à chaque groupe, à chaque monument son nom, sa désignation particulière ; ils appellent celui-ci Tâkht-i-Djemchid, littéralement : Trône de Djemchid, et en d’autres termes Palais de Djemchid ; ils lui donnent aussi quelquefois le nom de Tchehel-Minâr, Tchehel-Sutoûn (les quarante colonnes), par allusion au grand nombre des colonnes qui étaient comprises autrefois dans ces palais ; mais ce nombre de quarante est tout-à-fait arbitraire, et il faut reconnaître d’ailleurs que cette dénomination de Tchehel-Minâr est banale. Les Persans la donnent également à d’autres édifices modernes qui n’ont aucune espèce de rapport avec ceux-ci. L’appellation de Tâkht-i-Djemchid a le double avantage d’être la plus usitée en Perse, et d’y être exclusivement réservée à ces palais. Elle sert à les distinguer de toutes les autres ruines du même temps et empêche de confondre ces édifices avec d’autres qui ne sauraient être pris pour les restes imposans et majestueux de la demeure des successeurs de Cyrus.

Après nous être abandonnés aux premiers élans d’une juste admiration pour ces belles ruines, nous songeâmes à nous y établir. Il nous fallait y trouver une assiette commode pour un campement, et qui nous mît à l’abri d’un coup de main nocturne. Nous devions faire sur l’emplacement de Persépolis un long séjour. Notre arrivée devait être bientôt connue des habitans de la plaine et des montagnes environnantes. Leurs mœurs sauvages, leur passion pour le brigandage rendaient une agression probable, et nous dûmes nous mettre en garde. Le plateau sur lequel se trouvent les ruines est ouvert et accessible de tous côtés ; il ne nous offrait donc aucune garantie de sécurité. Nous l’abandonnâmes pour chercher ailleurs un emplacement plus favorable à notre établissement, et nous choisîmes pour cela une terrasse située au-dessous. Protégée de deux côtés par un escarpement de sept à huit mètres, cette terrasse était défendue, sur le troisième, par un grand mur auquel nous adossâmes notre tente et attachâmes nos chevaux. Ainsi établis, n’étant à découvert que par le quatrième côté, nous pouvions espérer ne pas être enveloppés dans une attaque que nous avions toute raison de craindre. Ces dispositions bien insuffisantes étaient les seules que nous pussions prendre ; notre personnel, d’ailleurs, ne se composait que de cinq serviteurs, dont trois persans, auxquels nous ne pouvions accorder une bien grande confiance. Tout bien compté, nous étions donc sept pour faire face à des attaques qui pouvaient être tentées par une tribu entière. Cette infériorité numérique nous décida à tenter auprès du gouverneur de Chiraz une démarche qui, grace à l’empressement de ce fonctionnaire, nous valut le renfort de trois soldats pris dans un des régimens de la garnison de cette ville ; mais, presque en arrivant, l’un d’eux fut mordu par un serpent, et sa maladie prit un caractère assez grave pour qu’il fallût le renvoyer à son corps : il ne nous resta plus que deux auxiliaires. Notre petite troupe était ainsi portée à neuf combattans, plus ou moins disposés à défendre notre camp. Nous n’eûmes qu’à nous louer de nos deux fantassins, qui étaient venus avec armes et bagages, et qui, moyennant une haute paie, faisaient très militairement leur service. Grâce à eux, nous pûmes sans trop d’inquiétude nous éloigner de nos bagages et visiter à notre aise les grandes ruines qui nous entouraient.

Dès le lendemain, nous nous mîmes à l’œuvre et commençâmes la longue et pénible étude qui devait, nous l’espérions du moins, compléter les travaux de nos prédécesseurs. La montagne au pied de laquelle nous étions, et qui borne la plaine à l’est, forme en cet endroit comme une espèce d’hémicycle. Sa base s’élargit en suivant une pente douce. C’est là que sur un vaste plateau, en partie produit naturellement par le rocher, en partie construit avec de gros blocs de pierre rapportés pour établir le niveau du sol, s’élèvent les ruines encore majestueuses de Tâkht-i-Djemchid. La position du palais avait été admirablement choisie. Adossé à la montagne, entouré sur trois côtés par une ceinture de rochers élevés, le palais, était parfaitement abrité contre les intempéries qu’auraient pu lui apporter les vents de nord et d’est. Exposé obliquement au sud et faisant face à l’ouest, il recevait les rayons du soleil, pour emprunter le langage scientifique, tangentiellement, et l’ardeur de ces rayons ainsi tempérée ne faisait qu’attiédir l’air qui circulait sous les vastes portiques.

Du haut de la plate-forme qui lui servait de base, le palais dominait la plaine de Merdâcht dans toute son étendue. Assis sur son trône, le souverain pouvait, d’un coup d’œil, embrasser une immense portion de son empire. Il apercevait au sud les montagnes du Lapistân ; en face, il pouvait suivre le soleil à son déclin brisant ses rayons sur les pics élevés du Fars, qu’il colorait de ses dernières teintes ; au nord-ouest, ses yeux se reposaient avec confiance sur les défilés presque infranchissables des Monts-Bactyaris, sur les citadelles d’Istâkhr, et s’arrêtaient au nord sur les façades funèbres des rochers excavés de Nâkch-i-Roustam, où sa sépulture l’attendait.

L’élévation de l’immense terrasse sur laquelle a été construit le palais n’a guère varié, grâce au sol rocheux qui lui sert de base. La hauteur de cette terrasse dépasse dix mètres ; sa longueur, du nord au sud, est de quatre cent soixante-treize mètres, et sa largeur se mesure par deux cent quatre-vingt-six mètres de l’est à l’ouest. Ce vaste plateau n’a pas un niveau constant ; il est accidenté par plusieurs plates-formes sur lesquelles furent élevés les divers édifices dont se composait le palais de Tâkht-i-Djemchid dans son ensemble. Était-ce pour donner du mouvement aux lignes architecturales, en rendre l’aspect plus agréable à l’œil, que l’on avait ainsi ménagé des différences de niveau, ou bien ces constructions sur des points qui se dominaient les uns les autres furent-elles imposées par la nature abrupte du roc qui en est la base : Telle est l’une des questions que se pose l’antiquaire au milieu de ces ruines et à la vue du sol accidenté qui les supporte. La seconde de ces hypothèses paraît plus en harmonie avec l’aspect des lieux.

Les restes du magnifique palais d’où Darius, vaincu et fugitif, s’échappa pour aller mourir sous le poignard d’un traître, sont ainsi dispersés sur un immense plateau qui domine la plaine de Merdâcht. Certes, ils sont peu de chose aujourd’hui, comparés à ce qu’ils devaient être au temps du dernier prince qui s’abrita sous leur faîte royal. Cependant ce que l’on en retrouve excite encore l’étonnement, et inspire un sentiment de religieuse admiration pour une civilisation qui a su créer de si pompeux monumens, leur imprimer un tel caractère de grandeur, et leur donner une solidité qui a permis aux parties les plus importantes de résister jusqu’à nos jours, à travers vingt-deux siècles et tant de révolutions qui ont dévasté la Perse. Tout est grand et saisissant d’ailleurs dans l’austère paysage qui sert d’encadrement aux ruines de Tâkht-i-Djemchid : l’immensité de la plaine que domine l’antique palais, les lignes majestueuses des montagnes dont l’aspect change à chaque pas, la pureté de l’atmosphère, l’azur d’un ciel profond, et jusqu’au silence de ces lieux inhabités. Rien ne peut donner une idée de cet ensemble solennel que découvre le voyageur placé devant le plateau de Persépolis. En face de lui, il a le palais des rois, ruiné, désert, s’abaissant, pour ainsi dire, de la montagne vers la plaine verdoyante ; la longue muraille coupée par un gigantesque escalier à rampe double ; — en haut, un large groupe de colonnes élégantes qui soutiennent encore quelques débris de leurs chapiteaux aériens ; — à gauche, les piliers massifs sur lesquels se détachent les colosses imposans qui gardaient autrefois l’entrée de la demeure royale ; — à droite, d’autres palais en ruines dont les murs sculptés se détachent d’abord en noir dans un milieu lumineux, puis se colorent peu à peu sous les rayons d’un soleil ardent. Au fond, entre les colonnes, l’œil découvre encore des ruines, des masses de pierres couvertes de figures symboliques, et, dans la brume bleuâtre de cette atmosphère tranquille, on aperçoit des tombes creusées sur le flanc de la montagne qui sert de fond à ce théâtre imposant.

II.

À peine interroge-t-on ces ruines vénérables, qu’on rencontre un premier sujet d’étonnement dans cette muraille intacte, dont les blocs défient les siècles et répondent si bien à la durée qu’en attendaient les constructeurs de ces immenses édifices. Ce soubassement gigantesque a le caractère d’un appareil cyclopéen ; les pierres en sont de toutes formes et de toutes grandeurs ; à côté de celles qui n’ont que quelques décimètres, on en voit qui ont jusqu’à quinze et dix-sept mètres de long sur deux à trois mètres d’épaisseur. Elles sont rectangulaires, carrées ou oblongues ; elles ont la forme d’un trapèze, d’un triangle, ou bien elles ont un angle rentrant. Il semble que la dureté seule de ces blocs les ait fait choisir, et qu’on les ait pris avec les irrégularités qu’ils tenaient de la nature, en se bornant à rectifier leurs angles, afin d’en faciliter l’adhérence. Quant à l’adhérence même, elle est parfaite ; les lits et les joints de toutes ces pierres sont taillés avec la plus grande précision, et, rangées les unes sur les autres sans mortier, elles se trouvent si parfaitement juxta-posées, qu’il y a des endroits où c’est à peine si l’on en peut distinguer les interstices. À la partie supérieure de cette muraille sont des refouillemens pratiqués d’une pierre à l’autre, en queue d’aronde, dans lesquels était coulé du métal, afin de les lier plus fortement.

Il ne se trouve d’ailleurs aucun ornement sur la face de cette muraille ; en la construisant, on n’a pensé qu’à la durée, et la simplicité même du soubassement ajoute, par le contraste, à l’effet que devait produire la richesse d’ornementation prodiguée aux palais qui le dominaient. Cette muraille s’ouvre et s’incline pour faire place au gigantesque escalier qui conduit à la terrasse ; à droite et à gauche se développent deux rampes divergentes qui ont cinquante-huit degrés ; en haut de ces deux premiers escaliers sont deux paliers sur lesquels s’ouvrent et montent, en sens inverse des deux premières, deux autres rampes de même largeur ayant quarante-huit marches chacune. Les degrés de ces quatre rampes ont une hauteur de dix centimètres seulement, et la pente en est si douce, qu’on peut la monter ou la descendre à cheval. Il est donc permis de penser que cet escalier a été ainsi construit afin de permettre aux cavaliers, comme aux gens de pied, de le gravir aisément.

Deux énormes piliers, sur lesquels se présentent en face deux quadrupèdes de dimensions colossales, tel est le premier monument qu’on rencontre au haut de la terrasse. Au-delà sont deux colonnes, et plus loin deux autres piliers semblables et correspondans aux premiers. Il est probable que c’était là un des magnifiques portiques par lesquels on avait accès dans l’enceinte du palais. Ces quatre piliers portent, sculptés dans leur masse et posant sur un socle, les quatre animaux gigantesques, qui ont six mètres de longueur sur plus de cinq mètres et demi de hauteur. Sur la façade tournée du côté du grand escalier, chacun des colosses présente un large poitrail porté par deux jambes puissantes. Cette partie antérieure du corps de l’animal, qui est très saillante, est traitée en ronde bosse. La partie postérieure se prolonge sur la face interne de chaque pilier, où elle a un relief moins saillant. Beaucoup de voyageurs se sont mépris quant à l’espèce d’animaux représentés sur ces pylônes. Je ne parlerai pas de Chardin, ce marchand de pierreries qui visita la Perse pour son commerce, archéologue sans préméditation, et inhabile à comprendre ces monumens. Dans son naïf embarras pour qualifier ces colosses, il ne savait trop s’il devait y voir des chevaux, des lions, des éléphans ou des rhinocéros. C’est en vérité méconnaître par trop l’évidence, que de confondre entre eux ces divers animaux ; mais des voyageurs plus précis, sans y avoir pu néanmoins voir ni visage de femme, ni corps de lion, se sont appuyés sur un prétendu défaut de précision dans les formes pour les considérer comme des sphinx. Je dois réhabiliter ici le sculpteur qui a exécuté ces gigantesques quadrupèdes. Loin de les avoir imparfaitement traités, il a apporté dans l’exécution, soit de l’ensemble, soit des détails, un soin et une vérité qui ne devraient pas laisser place à la moindre hésitation, car au premier coup d’œil on distingue en eux des taureaux. En effet, il est impossible de ne pas reconnaître cet animal à ses proportions massives et raccourcies, signes de sa force, à son encolure puissante, à ses jambes courtes, mais vigoureuses, terminées par un sabot fendu, et à sa queue nerveuse légèrement relevée à sa naissance, qui descend le long de ses cuisses jusqu’à terre, pour se terminer par un gros bouquet de poils frisés. Il n’y a pas jusqu’aux parties sexuelles qui ne soient indiquées de manière à ne pas laisser le plus léger doute. Il est vrai que la tête manque ; mais à quel autre animal que le taureau pourraient appartenir ces diverses parties du corps du quadrupède sculpté sur ces deux premiers piliers ? Ce que l’art du sculpteur faisait présumer s’est trouvé d’ailleurs vérifié par la découverte des débris de la tête d’un de ces animaux, enfouie dans la terre près du socle qui le porte. Ces figures, qui ont l’apparence de symboles, sont ornementées d’une façon toute conventionnelle, et, pour en rendre l’effet plus architectural, le sculpteur a couvert de frisures quelques parties de leur corps, telles que le poitrail, le col, les épaules, les flancs, la croupe et les cuisses. Il y a ajouté un collier garni de rosaces.

Les deux autres piliers sont disposés de la même manière, mais les colosses sont très différens. Ceux-ci, avec un corps et des jambes de taureau, ont de grandes ailes, et offrent des poitrails emplumés surmontés d’une tête humaine coiffée d’une large tiare. Leur visage est accompagné d’une forte barbe, et derrière les oreilles retombe une longue chevelure. La tiare est ornée, à sa partie supérieure, de rosaces et de plumes ; sur la partie antérieure, sont figurées trois paires de cornes. Les découvertes faites près de Mossoul, dans le courant des années 1843 et 1844[3], ont révélé les types de ces sculptures étranges. À l’exception de quelques modifications légères, on peut en avoir une idée très complète au moyen des taureaux du musée assyrien au Louvre.

À la partie supérieure de chacun des quatre piliers, sont trois tablettes d’inscriptions de vingt lignes. Le système de caractères cunéiformes qu’on y trouve employé ne semble pas être le même pour les trois. Celui de la tablette de droite, qui paraît le plus compliqué, a beaucoup de rapport avec les briques babyloniennes que l’on connaît, et il se rapproche tellement du système d’écriture découvert sur les bas-reliefs de Ninive, que l’en doit croire qu’il représente la même langue.

La différence entre les deux autres systèmes d’écriture paraît moins grande. Néanmoins elle est assez sensible pour que l’on puisse, à la simple vue, reconnaître deux écritures distinctes. Cette observation, faite également par nos prédécesseurs, autorise à conclure que ces inscriptions sont trilingues, et qu’elles avaient été écrites probablement en langues perse, médique et assyrienne, afin, sans doute, d’être comprises par les individus de ces trois nations, dont les deux dernières étaient alors vassales de la couronne de Perse. On remarque que la place d’honneur est toujours occupée par l’inscription perse, qui est invariablement la première à gauche. Cette place était naturellement donnée par le vainqueur à l’idiome de la nation dominatrice. Ce système de tablettes triples est d’ailleurs répété sur tous les points de Persépolis où il se trouve des inscriptions.

Une particularité d’un ordre tout différent que présentent ces piliers, c’est qu’ils sont couverts de noms européens gravés profondément dans la pierre. Il semble que ceux qui les y ont écrits aient eu la prétention, grace à la solidité de ces murs, de faire avec eux parvenir aux âges futurs le souvenir de leur passage à Persépolis. Ces nobles et grandioses tablettes de pierre sont couvertes de signatures anglaises comme le plus vulgaire des albums. Parmi les noms qu’on n’a pas craint de graver sur les restes du palais de Xercès, on en remarque bien peu qui rappellent des voyageurs célèbres. Nous lûmes cependant ceux de deux diplomates anglais, qui ont laissé de leur passage en Perse des traces plus glorieuses que ce singulier visa apposé au bas des colosses de Persépolis. L’un est sir John Malcolm, ambassadeur auprès de Feth-Ali-Châh, en 1807, qui a écrit une excellente histoire du pays. L’autre est le charmant auteur du Gil Blas persan, d’Hadji-Baba, Morier, qui, à son talent d’écrivain, joignait celui de l’observateur et du peintre de mœurs. Deux Français seulement ont laissé leurs signatures à côté de tous ces noms anglais. C’étaient deux de nos anciens compagnons de voyage, MM. de Beaufort et Daru, officiers attachés avec moi à la mission de M. de Sercey, en 1839. Nous ne remarquâmes pas à Persépolis un seul nom français antérieur à cette époque, et cependant les premiers explorateurs de ces contrées étaient Français. Thévenot en 1650, Chardin dix ans plus tard, et Tavernier avaient frayé les chemins de la Perse à une époque où l’on ne s’aventurait guère dans des entreprises aussi hasardées que l’était, il y a deux siècles, un voyage dans l’intérieur de l’Asie. Plus tard, en 1807, quand Napoléon conçut l’idée d’attaquer l’Angleterre dans ses possessions de l’Inde, une ambassade française séjourna en Perse ; elle avait pour mission de décider le châh à se mettre à la tête d’une armée qui, levant l’étendard national à côté de celui de Mahomet, aurait envahi les rives de l’Indus et du Gange, et poussé les Anglais dans les flots de la mer indienne. La diplomatie de Napoléon n’avait pas dans les divans tenus au fond de l’Asie l’ascendant qu’exerçaient ses canons sur les champs de bataille de l’Europe : l’entreprise échoua ; mais cette ambassade du général Gardanne était composée d’officiers distingués. Pourquoi ne trouve-t-on pas à Persépolis les noms de Fabvier, Trezel, Lami ? N’ont-ils pas, plus que les Anglais, des titres à ce que la Perse conserve le souvenir de leur passage ? Tandis que ceux-ci, n’ont rien négligé, depuis quarante ans, pour amoindrir, pour tuer ce pays, appauvrir son peuple, les officiers français, au contraire, ont organisé l’armée du châh, fortifié ses villes, enseigné aux Persans l’art de fabriquer des canons. Si le roi de Perse et son peuple avec lui sont aujourd’hui sous la dépendance des consuls anglais ou russes, c’est que ni le châh ni ses sujets n’ont su profiter des leçons qu’allèrent leur donner avec un généreux dévouement les officiers distingués que Napoléon avait chargés de préparer l’affranchissement du continent asiatique.

Quoi qu’il en soit, et pour en revenir aux antiquités de Persépolis, il est constant que les piliers placés au haut du grand escalier formaient les jambages de deux magnifiques portes séparées par un groupe de colonnes entre lesquelles circulaient les visiteurs avant d’être introduits dans le palais. D’après les fragmens retrouvés, ces colonnes étaient semblables entre elles ; elles étaient cannelées et reposaient sur une base également ornée de cannelures ; elles étaient surmontées d’un chapiteau très élevé composé de plusieurs pièces et d’une forme très bizarre. La première partie de ce chapiteau rappelle, dans son ensemble, la tête du palmier ; elle se décompose en deux portions : l’une retombe sur le fût et figure les branches desséchées de cet arbre, qui naturellement s’abaissent et se courbent ainsi sur le tronc ; l’autre représente les branches nouvelles pleines de sève, qui s’élancent au-dessus des autres, et auxquelles leur poids seul fait décrire une très légère courbe. Cette partie est surmontée d’un assemblage de seize volutes disposées sur quatre faces qui se coupent à angles droits, et sur chacune desquelles sont quatre volutes, dont deux en haut et deux en bas, s’enroulant sur elles-mêmes. Sur ce faisceau de cannelures et de volutes reposait un corps de taureau auquel s’adaptaient deux têtes et deux poitrails tournés en sens inverse ; les jambes étaient repliées sous le ventre. Emblèmes de la force, les effigies de ces animaux avaient été placées là comme supports de l’entablement que devaient soutenir ces colonnes. On voit en effet, entre les deux cols, sur la portion du dos qui leur est commune, une partie plate et refouillée où était encastrée la plate-bande en pierre ou en bois qui régnait d’une colonne à l’autre. Quant aux têtes, elles étaient entièrement dégagées.

Le voyageur aujourd’hui, comme autrefois le courtisan ou le solliciteur, après avoir franchi ce portique, doit tourner au sud pour arriver aux palais qui se trouvent groupés à droite du plateau. En face de lui se dressent, au milieu des débris d’un grand nombre d’autres, treize colonnes restées debout. Entre la terrasse sur laquelle s’élèvent ces colonnes et le portique qu’on vient de quitter est un vaste espace dans lequel on ne voit d’autres restes que ceux d’un bassin carré creusé dans le roc. Il est impossible que cet espace compris entre le portique et le grand palais qui lui fait face ait été autrefois complètement vide.

Si je n’étais retenu par la crainte de tomber dans l’erreur, je pourrais, pour mieux expliquer ces monumens, leur appliquer le système de jugement par analogie, d’après ce que j’ai vu des palais modernes. Je dois le dire, ce scrupule s’affaiblit beaucoup devant les affinités que l’étude des antiquités persanes révèle si souvent entre les temps les plus reculés et l’âge présent. J’ai dit que l’intervalle qui sépare le portique du plateau surmonté de treize colonnes ne contenait aucun vestige de constructions. Je crois qu’il y avait là, précédant le palais, une grande cour ou même un jardin servant d’avenue au perron par lequel on arrivait à la colonnade. Ce bassin retrouvé sur la gauche n’est-il pas lui-même un indice qui justifie cette dernière conjecture ? Aujourd’hui encore, en Perse, toutes les demeures royales modernes, celles même des simples particuliers, sont toujours ou presque toujours précédées d’une cour plantée, avec de l’eau contenue dans un bassin destiné aux ablutions très fréquentes chez les Persans. Le jardin dont je crois retrouver l’emplacement devant les ruines de Tâkht-i-Djemchid ne serait donc qu’une similitude de plus entre cet ancien palais et la plupart des palais modernes. Bien qu’on ne retrouve plus aujourd’hui, sur ce sol aride, les élémens nécessaires à l’existence d’un jardin, on doit croire qu’une végétation puissante y avait été autrefois favorisée par le climat, et que les anciens souverains de la Perse s’étaient plu à en marier les richesses aux magnificences architectoniques de leurs royales demeures.

L’édifice auquel appartenaient les treize colonnes restées debout sur cette partie du plateau était assis sur une terrasse à laquelle on arrive par quatre escaliers. La hauteur primitive du mur qui soutenait la terrasse devait être de trois mètres environ. Les escaliers par lesquels on y montait étaient à rampes inverses. Deux étaient placés au centre, où ils formaient un premier perron appuyé au mur, qui se terminait à chaque extrémité par un autre escalier semblable aux premiers, formant ainsi comme un second perron plus étendu. Toute la surface de ce mur, dont le développement n’est pas moindre de quatre-vingt-trois mètres, est littéralement couverte de sculptures. Les quatre rampes sont formées chacune de trente et une marches, et leurs murs sculptés représentent autant de figures de gardes armés de lances, d’arcs et de carquois, posés sur chaque degré, et qui semblent ainsi protéger les abords du palais. Dans un cadre de forme triangulaire, compris entre le sol et la ligne d’inclinaison des escaliers, est un bas-relief d’un grand effet ; il représente un taureau qui se cabre et se défend vainement contre la rage d’un lion qui l’a saisi avec ses puissantes griffes et dévore sa croupe. Ce tableau ne peut avoir qu’une signification symbolique ; les nombreuses reproductions du même motif en semblent être la preuve. Quelle que soit l’idée cachée sous cet emblème énigmatique, il est assez étrange que le duel de ces animaux se soit perpétué et que, transporté de la sculpture dans la réalité, il soit devenu l’un des spectacles favoris des Persans. Ainsi, dans leurs fêtes, dans les grandes réjouissances publiques où figurent des bateleurs et des athlètes, on amène au milieu du cirque un jeune taureau, on l’effarouche, on l’excite ; puis, quand il commence à entrer en fureur, on lance sur lui un lion. Le lion est un des emblèmes de la monarchie persane, et figure dans les attributs de la royauté comme représentant la force et la noblesse. On conçoit que les Persans, d’ailleurs fort superstitieux en fait de présages, ne souffrent pas que le représentant symbolique de leur empire soit vaincu par le taureau ; si le lion ne déchirait pas et ne terrassait pas complètement le malheureux taureau prédestiné à lui servir de pâture, ils y verraient un très fâcheux augure pour leur pays. Aussi, afin de ne rien avoir à redouter, afin de se rendre l’augure favorable, ils agissent toujours de ruse, et ils profitent pour lâcher le lion d’un moment où sa proie a le dos tourné et reste immobile. En quelques bonds, le lion s’est élancé sur l’encolure ou sur la croupe du taureau et l’a abattu. Si, au contraire et par malheur, il manque son coup, se rebute et n’a pas une faim qui le pousse à braver les redoutables cornes du taureau, alors on retient celui-ci jusqu’à ce que, misérable victime sacrifiée à la superstition, il tombe sous les griffes du lion ; ou même sous le poignard de son maître.

Les portions de murs comprises entre les cadres triangulaires des escaliers et les rampes sont ornées de sculptures dont la série n’est interrompue que par trois tablettes préparées pour recevoir des inscriptions. Une seule de ces tablettes est gravée, et il me paraît hors de doute que, si l’inscription qu’elle porte ne se trouve pas répétée sur les autres, c’est que les monumens de Persépolis ont été surpris par la destruction avant leur entier achèvement. Sur le mur du perron central, de chaque côté de la tablette non remplie, mais destinée à une inscription, quatre figures de grandes dimensions semblent représenter des gardes. Vêtus d’une tunique longue, serrée sur les reins, formant plusieurs plis réguliers, avec de larges manches, ces guerriers sont coiffés d’une espèce de tiare un peu évasée du haut et côtelée ; ils tiennent une lance devant eux des deux mains, un bouclier est attaché sur leur hanche. Cette partie du mur était complètement renversée, et elle était restée inconnue jusqu’à notre visite à Persépolis, Nous avons réussi les premiers à en relever les énormes blocs.

À droite comme à gauche de ce perron, le mur s’étendait, sur une longueur de seize mètres, jusqu’aux rampes extrêmes ; il était divisé, sur sa hauteur, en trois champs dans lesquels étaient rangés processionnellement des personnages et des animaux marchant vers le centre. La différence est très sensible entre les sujets du mur de droite et ceux de gauche ; elle existe non-seulement dans l’arrangement des scènes représentées de chaque côté, mais encore dans le caractère et le costume des personnages qui les composent : cette nuance est si tranchée, qu’au premier coup d’œil il est impossible de ne pas comprendre que deux ordres d’idées bien distincts ont dû présider à la composition de ces deux grands tableaux. À gauche, on reconnaît les gens du roi, les officiers du palais, les courtisans. À droite, ce sont des individus d’une autre classe, des artisans, des gens de campagne. Si l’on en juge par la diversité de leurs costumes, de leurs attributs, il est bien à présumer qu’ils représentent les diverses nations ou peuplades constituant l’empire de Perse.

Les personnages du tableau de gauche ne sont que de deux sortes, c’est-à-dire qu’ils ne portent que deux costumes différens. Ils se présentent alternativement, soit vêtus d’une robe longue à manches amples, coiffés d’une tiare large et à côtes, soit couverts d’une petite tunique s’arrêtant aux genoux et tombant sur des pantalons larges, avec une coiffure arrondie en forme de casque. Leurs cheveux, frisés avec soin, forment de grosses touffes sur leur cou, et leur barbe, également soignée, est taillée en pointe. Ils sont tous armés d’un poignard passé dans leur ceinture ou pendant sur le côté et retenu par un baudrier. Parmi eux, il y en a qui portent à la main une espèce de bouquet. L’usage de porter des bouquets, qui semble avoir été fort répandu parmi les anciens habitans de la Perse, à en juger par les bas-reliefs de Tâkht-i-Djemchid, cet usage s’est perpétué jusqu’à nos jours. Les Persans trouvent de très bon goût d’avoir une fleur entre les doigts pour l’offrir à un ami, ou faire une politesse au premier venu qu’on rencontre. La jacinthe est leur fleur de prédilection. Quant à l’arc qui pend au côté de quelques-uns de ces personnages, on doit le considérer comme l’emblème de la profession militaire. Toutes les figures représentées sur le tableau de gauche portent d’ailleurs un collier, marque d’une dignité, d’un rang élevé dans l’état. Le sculpteur a voulu évidemment consacrer cette partie de son œuvre aux officiers, aux hauts fonctionnaires, en un mot aux dignitaires de l’empire. Cette première série marche vers le perron central, comme pour en gravir les degrés, et elle est précédée d’une espèce de garde d’honneur figurée par quatre-vingt-quinze personnages armés de lances.

L’arrangement des sculptures qui ornent l’autre partie du mur n’est pas le même. Les bas-reliefs qui s’y trouvent, au lieu de former un ensemble de sujets et de figures continu d’un bout à l’autre, se composent de plusieurs scènes variées. Un cyprès, placé symétriquement de chaque côté de ces tableaux partiels, les sépare les uns des autres. Les figures qui y sont sculptées doivent être considérées comme représentant des gens de diverses corporations, castes ou tribus de l’empire de Perse. J’ajouterai que la composition de ces scènes doit avoir eu pour objet de représenter des cérémonies d’hommages ou d’offrandes adressés soit à l’Être suprême, adoré alors sous la forme du feu, soit à la personne du souverain, qui avait lui-même un caractère religieux. L’analyse des antiquités de Persépolis, complétée par l’étude des mœurs modernes de la Perse, prouve en effet qu’on rendait au roi une espèce de culte dont ces offrandes ou ces hommages étaient l’expression. Tous les individus représentés sur cette série de bas-reliefs portent et semblent offrir différens objets ; quelques-uns conduisent des animaux. Tous sont amenés par les introducteurs officiels, qui ont, comme aujourd’hui encore à la cour du châh, une grande canne à, la main, insigne de leurs fonctions.

Parmi les sujets variés dont se composent ces bas-reliefs, on remarque au premier rang des individus vêtus de tuniques courtes menant un cheval en main, puis d’autres avec une longue robe conduisant une lionne aux mamelles pleines. Les personnages de ces deux groupes sont semblables à ceux qui forment la procession de gauche ; peut-être représentent-ils les deux grandes familles médique et perse marchant à la tête des nations ou peuplades tributaires de l’empire. Les premiers personnages, conduisant un cheval, peuvent être considérés comme les Mèdes ou Parthes, fameux par leur adresse hippique ; les autres, amenant une lionne, désignent les Perses originaires du sud et habitant les montagnes où la tradition conserve le souvenir des lions qui les fréquentaient.

Parmi les autres groupes, on remarque ceux au milieu desquels figurent un bison accompagné d’hommes reconnaissables pour des Indiens à la forme de leurs longs vêtemens, un char attelé de deux chevaux élégamment harnachés, un chameau de la Bactriane à deux bosses, et encore un onagre ou âne sauvage, animal pour lequel les Persans ont une grande estime à cause de son agilité et de sa nature fière et indomptable. Dans ces divers tableaux, qui sont au nombre de dix-neuf, il y a quinze ou seize variétés d’hommes différant par leurs costumes et par les produits de leurs diverses industries.

Jusqu’à présent, on n’a pas été d’accord ou plutôt on ne s’est pas arrêté à une opinion précise sur la nature de la cérémonie que cette longue succession de bas-reliefs et de personnages divers peut représenter. Sur le dire de quelques visiteurs plus ou moins clairvoyans, l’idée s’est accréditée que les murs dont ces sculptures forment la décoration avaient appartenu à des temples. Il y a des voyageurs et des archéologues qui ne veulent jamais voir dans les ruines de l’antiquité autre chose que des restes d’édifices religieux. Sans doute, dans les temps anciens comme au moyen-âge et à notre époque, la religion, quelle qu’ait été son expression, quel qu’ait été son culte, idolâtre, païenne ou chrétienne, a produit de grands monumens, tels que le Parthénon d’Athènes, le Panthéon de Rome et la cathédrale de Strasbourg ; mais à côté de ces temples grecs, romains ou gothiques, il y a eu d’autres édifices également admirables et inspirés par des idées profanes : ainsi le Colisée à Rome ou notre Louvre. Si l’on remonte d’ailleurs à l’antiquité la plus reculée, les découvertes faites récemment sur le sol de Ninive prouvent d’une manière authentique et irréfragable que les murs couverts de bas-reliefs qui distribuent en plusieurs salles le plan de ces ruines appartenaient à un immense palais.

Pour moi et pour quelques voyageurs sans prévention, sans parti pris, les ruines qui s’élèvent au-dessus de la plaine de Merdâcht, aux lieux où fut la capitale des rois de race achéménide, sont les derniers vestiges qui nous restent d’un magnifique palais ; mais l’assertion de quelques écrivains qui ne veulent y voir que les débris d’anciens temples du feu n’est pas entièrement incompatible avec mon opinion. Je crois, au contraire, que l’on peut parfaitement concilier ces deux manières de voir. On sait en effet que, dans l’ancien Orient, au temps des mages et du cube du feu, le haut sacerdoce était dévolu aux rois, qui, non contens du pouvoir le plus absolu, cherchaient à entourer leur souveraineté d’une espèce de prestige divin. Dans ces temps d’idolâtrie et de fétichisme monarchique, les rois de Perse exerçaient une puissance qui était quelque chose de plus que le pouvoir spirituel et temporel de nos papes : c’était une autocratie à la fois militaire et religieuse. Tout en considérant l’ensemble des ruines de Tâkht-i-Djemchid comme celles d’un ou de plusieurs palais, on ne saurait donc se refuser à admettre qu’au milieu de cette demeure du monarque, il s’élevait un sanctuaire consacré au culte du feu. Les sujets des bas-reliefs du perron de Tâkht-i-Djemchid s’expliquent dès-lors, et ne peuvent plus être regardés comme les indices de la destination exclusivement religieuse qu’on voudrait attribuer aux édifices réunis sur le plateau de Persépolis. Il suffit pour comprendre ces bas-reliefs, si diversement interprétés, de chercher dans les mœurs actuelles de la Perse une analogie que son passé ne repousse pas : c’est ce que j’ai fait, et ce rapprochement m’a conduit à voir dans les sculptures du perron de Persépolis la représentation d’une grande cérémonie dans laquelle la nation entière, par l’organe de ses délégués, voient rendre hommage au roi des rois. Cette cérémonie correspondait probablement à la fête du Norouz, qu’on célèbre encore aujourd’hui.

En 1841, pendant mon séjour à Téhéran, j’ai assisté à cet anniversaire, qui est l’une des plus grandes solennités annuelles des Persans. Quand revient le jour de Norouz, qui correspond à l’équinoxe du printemps, le châh fait à ses courtisans et aux principaux khans de son royaume des cadeaux de diverses natures. De leur côté, ces personnages, ainsi que tous ceux qui veulent attirer sur eux la bienveillance du roi, lui témoigner leur reconnaissance ou simplement faire acte de soumission et de respect, lui offrent des chevaux, des cachemires, des habits et même de l’argent. Assis sur son trône et à distance de la foule, le roi se montre alors dans toute sa majesté. Les sujets dévoués qui viennent lui rendre hommage se rassemblent autour de la salle où se tient le souverain, et dont toutes les issues sont ouvertes pour que le roi puisse être aperçu de chacun. Les princes du sang royal sont les plus rapprochés, puis viennent les grands dignitaires, les principaux officiers de l’armée, et, derrière eux, les courtisans, les fonctionnaires de toutes sortes, les poètes, et enfin le menu peuple. Quand le roi apparaît resplendissant de pierreries et de perles, toute cette foule se courbe, fait des génuflexions, et répète les salamaleks avec l’apparence de la plus profonde vénération. Le châh reste immobile, silencieux ; il reçoit ces hommages avec une majestueuse impassibilité. Dès que les salutations exigées par le cérémonial sont terminées, les poètes s’approchent (la Perse en compte beaucoup) ; ils débitent les louanges du monarque sur un ton emphatique. Ces lettrés hardis ne reculent devant aucune métaphore, si hasardée qu’elle soit : leurs images sont empruntées au soleil, à la lune, à toute la nature, et, sous ce voile épaissi par des couches superposées d’allégories sans fin, il est presque impossible de découvrir une pensée. Le peuple pousse à plusieurs reprises des cris en l’honneur du châh, invoque Ali et tous les imans de l’islamisme, après quoi le roi, qui n’a pas même daigné sourire, fait distribuer aux grands divers cadeaux (pichkèchs) et des poignées d’argent, autrefois d’or. Quant à la menue plèbe qui est venue joindre ses hommages à ceux des seigneurs, on lui jette quelques milliers de petites pièces de monnaie blanche frappées pour la circonstance, et qui n’ont pas une valeur supérieure à 15 ou 20 centimes. Il va sans dire que le peuple se précipite et se bat pour ramasser ces miettes d’argent, mesquines marques de la munificence royale.

Les mœurs ont peu changé en Asie. Le Norouz est certainement un souvenir des temps antiques. Les historiens nationaux disent que ce fut Djemchid qui institua cette fête en l’honneur du soleil, qui, à l’époque de l’équinoxe du printemps, reprend toute sa force et ravive la nature. Ce Djemchid, dont le règne est entouré de fables telles qu’il est impossible de lui assigner une date historique, paraît être cependant le même que l’Achemen des Grecs, fondateur de la dynastie des Achéménides. Cette tradition s’est perpétuée aux lieux où furent les palais de Persépolis par le nom de Tâkht-i-Djemchid, que leur donnent les Persans modernes. Il est assez probable que la cérémonie représentée sur le grand bas-relief dont on a tant discuté l’esprit n’est autre que celle du Norouz. Les hommages et présens qui y sont figurés sont les mêmes que la fête du Norouz rend encore aujourd’hui obligatoires. Le symbole du lion terrassant le taureau, dont M. Lajard a donné une si ingénieuse explication, peut être cité comme un argument de plus à l’appui de mon opinion. Les recherches de M. Lajard sur la religion des anciens Perses ont été, on le sait, couronnées d’un succès dont les récentes découvertes faites sur le territoire de Ninive, ont été la confirmation éclatante. Il résulte de la doctrine émise par M. Lajard sur les mystères des ignicoles de l’antiquité que le lion représente le principe de la chaleur, celui de l’eau étant figuré par le taureau. De là cette conséquence que la victoire du premier de ces animaux sur l’autre est le symbole de la victoire remportée par le soleil sur l’humidité. L’équinoxe de printemps est l’époque où la chaleur renaît, où elle acquiert une nouvelle intensité et succède définitivement à la saison froide. Les Perses, qui ont fait de ce jour de l’année une solennité encore usitée sous le nom de Norouz, l’ont figurée symboliquement par ce combat dans lequel le taureau est vaincu par le lion. L’initiation aux mystères religieux de la Perse, initiation que nous devons à M. Lajard, nous vient donc en aide ici pour expliquer le véritable sens des sculptures de Persépolis. Nous pouvons combattre avec avantage l’idée exclusive qu’y attachèrent certains antiquaires, en ne voulant y voir autre chose que des victimes amenées au temple pour servir aux sacrifices. On voit d’ailleurs que cette cérémonie avait un double caractère, et que l’hommage au souverain s’y confondait nécessairement avec l’hommage rendu au soleil.

Au point de vue de l’art, ces sculptures ne sont pas moins remarquables qu’au point de vue archéologique. Ce qui les distingue particulièrement, c’est une grande rectitude de dessin et une pureté de contours qui va jusqu’à la sécheresse. On ne peut se dissimuler que l’ordonnance symétrique des bas-reliefs ne répande un peu de froideur sur ces différentes scènes représentées d’ailleurs sans aucune animation ; mais cette froideur n’exclut ni la majesté ni la pompe. Ces longs bas-reliefs produisent peu d’effet à distance ; en cela, ils diffèrent beaucoup des colosses du portique, qui, par leurs formes accentuées et puissantes, par leur haut relief, se détachent fortement sur les murs qui les portent et produisent de loin un très grand effet. Les sculptures dont je parle, au contraire, ne peuvent être appréciées que de très près. De plus, étant exposées au nord, elles ne permettent au soleil aucun de ces jeux de lumière qui, par les ombres et les grands clairs qu’ils produiraient, suppléeraient à ce que la faible saillie des figures est impuissante à rendre. Ce que ces bas-reliefs offrent de plus remarquable, ce sont les profils des têtes, qui ont toutes un beau caractère. On y retrouve les lignes du visage des Persans du sud. L’exécution des vêtemens ou des parties du corps les plus larges qui se prêtent peu au modelé est d’une grande simplicité. En revanche, toutes les parties qui offraient un peu de prise à la sculpture de détail sont exécutées avec un fini et une délicatesse minutieuse qui donneraient une fausse idée de l’art persépolitain, si on ne pouvait l’admirer sous un plus noble aspect dans l’ensemble des sculptures variées qu’étalent ces grands monumens.

Le reproche le plus grave que l’on soit en droit de faire à l’habile sculpteur qui a prodigué tant de véritable talent sur ces immenses cadres de pierre, c’est de n’être pas resté assez esclave des proportions naturelles. Ainsi généralement les figures sont trop courtes, et il n’y a aucune proportion entre les hommes et les animaux. Ceux-ci sont comparativement trop petits ; mais ce sont là des irrégularités de convention ou des caprices auxquels il faut s’habituer dans l’étude des bas-reliefs antiques, car on les y rencontre fréquemment. Le plus souvent, et notamment à Persépolis, de telles bizarreries sont moins le fait d’une grossière ignorance que d’un parti pris, elles résultent d’une disposition toute conventionnelle. On ne saurait admettre, en effet, que les artistes qui ont sculpté ces bas-reliefs aient négligé l’étude de la nature au point de commettre des fautes aussi graves que celles que je signale. L’exécution savante de certaines parties très difficiles à rendre, comme le visage, les mains, etc., ne permet pas de révoquer en doute l’adresse merveilleuse de leur ciseau. Au premier aspect, toutefois, ces irrégularités sont choquantes, mais elles disparaissent bien vite sous la grâce et la richesse de cette admirable ornementation.

Après avoir franchi le vaste perron dont j’ai décrit toutes les parties, on arrive à la plate-forme sur laquelle s’élevait la magnifique colonnade dont les débris gisent au pied des treize colonnes restées seules debout au milieu de ces ruines. Il est difficile de reconnaître aujourd’hui la destination de ce monument, et quelle liaison a pu exister entre ses diverses parties. D’après les bases retrouvées sur place, cet ensemble incomplet se composait de quatre séries de colonnes. Le principal de ces groupes en comptait trente-six ; les trois autres, placés à distance, en avant et sur les ailes, n’en avaient chacun que douze, et devaient être comme des portiques précédant la partie centrale. Ils devaient être comme des salles de pas-perdus où se tenaient les gardes et où circulaient les gens ayant accès dans le palais, en attendant leur tour d’admission dans le sanctuaire. Il n’est pas probable que là ait été un palais d’habitation ; il est présumable que c’était un lieu de représentation destiné aux grandes cérémonies royales ou religieuses. On comprend, comme je l’ai dit, que, d’après la disposition et l’étendue de ce monument, on ait pu y voir un temple aussi, bien qu’un de ces lieux profanes où apparaissait le roi des rois dans toute la pompe et la majesté de sa puissance.

Le premier portique précédant la grande salle du centre avait, ainsi que celle-ci, des colonnes semblables à celles que j’ai décrites en parlant du monument rencontré le premier sur ce plateau. Quant à celles des groupes ou des portiques latéraux, elles sont beaucoup plus simples, et leur chapiteau moins riche ne se compose que d’un corps d’animal à deux têtes posé sur le fût même. Elles se distinguaient d’ailleurs les unes des autres en ce que les colonnes de droite portent des corps de taureaux, tandis que celles de gauche portent des espèces de bêtes chimériques ou licornes dont le type, fréquemment représenté à Persépolis, ne se retrouve dans aucun autre monument des âges antiques de la Grèce ou de l’Orient. Cet animal paraît être une création exclusivement persane : il a une face monstrueusement accentuée et grimaçante ; sa gueule ouverte montre des mâchoires garnies de fortes dents ; sur son large front, qu’accompagnent de longues oreilles, est plantée une corne unique. Les pattes sont, comme celles du lion, armées de puissantes griffes ; une espèce de collier de poils descend de ses oreilles à son col, et une crinière droite suit la courbe de son encolure. Deux avant-corps de ce monstre, placés dos à dos, forment le chapiteau de ces colonnes.

Il se présente ici naturellement une grande difficulté à résoudre, celle de savoir comment était terminé cet édifice et quelle espèce de toiture il portait. Il existe, au milieu des chapiteaux, entre les deux corps d’animaux, un refouillement qui semble indiquer la place d’une plate-bande en pierre, ou d’une épaisse solive formant la base d’une architrave et portant le haut du monument ; mais c’est la seule remarque qu’on puisse hasarder sur la disposition des parties supérieures de la construction. On n’a pu retrouver, ni au fond ni à la surface du sol, aucun débris de pierre ou de bois qui pût fournir des indications précises à ce sujet.

Un peu plus loin, à droite, on reconnaît les traces d’un autre petit monument qui parait avoir été isolé. Ces traces consistent en huit fondemens d’assises qui ont dû supporter des colonnes. Six de ces pierres se groupent régulièrement ; entre les deux autres et les six premières reste libre un espace au centre duquel on voit encore une assise qui, selon toutes probabilités, servait de base à un socle de monument, statue ou plutôt autel du feu. — Ces débris complètent le principal groupe des antiquités de Tâkht-i-Djemchid.

III.

Nos divers travaux d’exploration et d’analyse se continuaient d’ordinaire dans une solitude complète et dans un calme profond. De temps à autre, un voyageur, traversant au loin la plaine, se détournait de son chemin et venait voir ces belles ruines. Les colonnes, qu’on aperçoit de quatre ou cinq lieues, m’amenaient de loin en loin quelques visiteurs. Il va sans dire que c’était toujours des Persans ; depuis long-temps déjà je n’espérais plus voir ma retraite partagée par un Européen. Je remarquai que les Persans ne manquaient jamais de tout examiner, et qu’ils cherchaient à comprendre les bas-reliefs, qui fixaient principalement leur attention. Ils exprimaient par leurs vaïh ! vaïh ! exclamations d’étonnement répétées, l’admiration que leur inspiraient ces innombrables sculptures. Ils venaient toujours me saluer et causer avec moi. Tout en examinant mon travail, ils m’accablaient de questions sur ces ruines, sur ce que je faisais, sur l’utilité des études auxquelles je me livrais. Ils ne pouvaient comprendre que j’eusse traversé les mers, que je fusse venu si loin de mon pays dans l’unique intention de retracer ces restes antiques. Ce qui redoublait encore leur surprise, c’était notre établissement sur les lieux mêmes, notre camp au milieu des ruines. Ils ne s’expliquaient pas le séjour prolongé que nous y faisions dans des conditions si peu commodes et si peu sûres. La conséquence qu’ils en tiraient et qu’ils m’exprimaient avec un certain orgueil, c’est qu’il n’y avait dans mon pays rien d’aussi beau, d’aussi grand que ces monumens. Avec la naïveté de gens qui ignorent les fruits et les besoins de notre civilisation, ils ne donnaient à notre voyage, à notre présence à Persépolis, d’autre but que le stérile désir de voir quelque chose de plus beau que tout ce qu’il y avait en France ou en Europe. Ils ne savaient point y découvrir un autre mobile, cette irrésistible passion du savant ou de l’artiste qui les entraîne à rechercher, même dans les débris en apparence les moins dignes d’attention, les traces d’un art qu’ils ont perfectionné, les origines d’une science dont ils ont hâté les progrès.

Au reste, je prenais moi-même plaisir à questionner ces visiteurs persans. Je les trouvais tous dans une ignorance complète au sujet de l’histoire de leur pays et de celle de ses monumens. Leurs idées confuses se perdaient dans un pêle-mêle de fables sans nombre rattachées à quelques faits. Ils attribuaient tous la construction de ce palais à Djemchid ; mais ils entouraient l’existence de ce personnage de tant de contes absurdes, ils donnaient à la durée de son règne tant de siècles, qu’il était impossible de reconnaître dans la figure qu’ils en traçaient rien qui rappelât un des princes dont les historiens nous ont conservé le souvenir. Les Persans aiment trop le surnaturel pour se préoccuper sérieusement de dégager les faits historiques du chaos des traditions fabuleuses. Les voyageurs que j’interrogeais ne savaient rien de précis ni sur l’origine ni sur la destruction des palais de Persépolis. Tous avaient cependant entendu parler d’un conquérant nommé Iskander, et dans lequel je reconnaissais sans peine Alexandre. Si peu intéressans que fussent pour moi des récits où se trahissait toujours l’ignorance profonde des Persans sur leur propre histoire, je ne m’en plaisais pas moins à consulter les rares visiteurs que le hasard amenait auprès de nos tentes. Dans notre vie monotone et solitaire, tout faisait événement, et la venue d’un étranger était une précieuse distraction. Aussi ces Persans, quand ils étaient polis et discrets, étaient-ils les bienvenus. Je dois dire que presque toujours j’avais à me louer de leur discrétion comme de leur politesse. Pourtant je me rappelle à ce propos une exception qui mérite d’être notée comme un des plus curieux incidens de mon séjour à Persépolis.

Un jour, une de ces grandes tribus nomades qu’on appelle Kara-Tchâder ou tentes noires (nom qu’on leur donne à cause de la couleur noire de leurs tentes) suivait le chemin peu frayé qui passe au pied des murs de Tâkht-i-Djemchid. La tribu, fuyant l’hiver qui arrivait, émigrait des plaines de la Perse septentrionale, et allait chercher dans le sud de nouveaux pâturages sous un climat plus doux. Elle était numériquement très importante, et traînait à sa suite plusieurs troupeaux. De nombreux chameaux portaient, assis sur les tentes et les bagages de toutes sortes, les femmes et les enfans. Les hommes marchaient à pied à côté, un bâton à la main, le fusil soutenu à l’épaule par la bretelle. Quelques-uns d’entre eux, des jeunes gens, s’étaient séparés de la caravane, avaient gravi le grand escalier et étaient venus visiter en passant le trône de Djemchid. Après avoir échangé avec moi quelques paroles, ils m’avaient quitté. Je les croyais partis, quand, regagnant ma tente, j’en vis quelques-uns groupés autour de mon compagnon, M. Coste, qui levait un plan, et qui était très contrarié en ce moment de leurs importunités. Je criai à notre goulâm, qui était à côté de M. Coste, de faire ranger ces gens et de les renvoyer au besoin. Je n’eus pas plus tôt donné cet ordre, que je me vis coucher en joue par un de ces misérables, qui me lâcha un coup de fusil à moins de vingt pas. Sa balle ne passa pas loin, et alla faire un trou dans le mur derrière moi. Je sautai sur les fusils de nos hommes de garde ; mais, par une fatalité, ou plutôt par un excès de soin, ceux-ci avaient retiré l’amorce afin qu’elle ne se mouillât pas. Aucune de ces armes n’était en état de faire feu, et, pendant le temps que je mettais ainsi à en chercher une, l’homme qui avait tiré fuyait avec ses camarades en rejoignant le gros de la tribu, qui déjà était loin.

Cependant je ne voulais pas laisser impunie cette lâche agression, et, m’emparant d’un sabre, je me mis à courir avec deux de mes hommes à la poursuite de celui qui s’en était rendu coupable. Il avait trop d’avance sur moi. Après avoir couru ainsi près d’un kilomètre, voyant que je n’avais à pied aucune chance de l’atteindre, je résolus de me venger au hasard sur sa tribu ; je saisis le premier chameau que je vis passer portant une lourde charge, et, malgré l’opposition de ceux qui l’accompagnaient, malgré les cris des femmes à qui il appartenait, je le fis conduire à mon camp. J’espérais, en gardant cet otage d’une nouvelle espèce, que, pour le ravoir, on me livrerait le coupable. Malheureusement j’avais compté sans les femmes, qui n’avaient point voulu s’en séparer, et qui m’assourdissaient de leurs plaintes et de leurs lamentations, auxquelles je ne comprenais rien. Ces plaintes étaient très probablement entrecoupées de mille malédictions et d’injures d’autant plus grossières qu’elles étaient pour moi inintelligibles. Le chameau poussait des mugissemens désespérés à la vue de ses camarades qui s’éloignaient. Au bout d’une heure, ma colère s’était calmée, et ce concert assourdissant devenait de plus en plus intolérable. Aussi me décidai-je à rendre le pauvre animal, afin de ne plus l’entendre beugler et soutenir de sa basse les cris aigus des femmes. J’avais d’ailleurs l’espoir d’obtenir, par un moyen plus sûr, une réparation directe de la part du chef de la tribu. Je pris le parti de lui envoyer notre goulâm, avec l’ordre d’insister pour qu’il fît, de manière ou d’autre, amende honorable. Notre courrier revint en effet le lendemain, porteur des respectueuses excuses du chef, qui s’engageait à punir le coupable. Je dus me contenter de cette promesse, ou plutôt de cette apparence de satisfaction.

Ce petit épisode détourna un moment ma pensée des ruines que j’étais venu visiter, pour la reporter sur les dangers qui menacent le voyageur français dans un pays où la France n’a aucun représentant ; mais ce ne fut là qu’une distraction passagère. Mon attention se concentra bientôt de nouveau sur les admirables monumens dont je n’avais encore examiné qu’un groupe, et dont je voulais étudier l’ensemble.

Eugène Flandin.

  1. M. le ministre des affaires étrangères, sur un rapport de l’Académie des Beaux-Arts, avait attaché à l’ambassade de M. le comte de Sercey auprès du châh de Perse l’auteur de cet article et M. P. Coste, avec la mission d’étudier les antiquités si nombreuses et si peu connues de ce pays.
  2. On appelle mehmândar un individu qui a pour mission d’héberger les hôtes du roi ; mehmân signifie hôte.
  3. Découvertes de MM. Botta et Flandin à Khorsabad. Voyez les nos du 15 juin et du 1er juillet 1845.