Voyage au Japon (Bellessort)/04

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VOYAGE AU JAPON

IV[1]
L’ESPRIT RELIGIEUX


I.

L’empire Japonais compte environ trois cent mille temples, chapelles, sanctuaires bouddhistes ou shintoïstes, et cent cinquante mille prêtres, moines prêcheurs, grands prêtres et grandes prêtresses. Ses routes sont pleines de pèlerins, pèlerins des Cent Temples, pèlerins de la Province de l’Est, mendians des Quatre Provinces, les uns portant des cloches, les autres de petits tambours. Comme la Bretagne ses calvaires et ses vieux saints de granit, les campagnes et les collines du Nippon possèdent leurs Bouddhas sculptés dans le bois ou la pierre et qui, la mitre en tête, la crosse en main, ressemblent parfois à nos gothiques évêques. Partout, dans les ruelles silencieuses, sur les sommets solitaires, près des maisons de thé, le long des champs, parmi les rivières quand les épis se lèvent, suspendu au linteau des portes, aux branches des arbres ou à un bâton fiché en terre, le gohei, dentelle de papier, épouvantait des sauterelles et des oiseaux, mais symbole divin et dieu lui-même, chasse les corbeaux et les matins esprits, protège les moissons et les âmes. Le soir, à Tokyo, en plein hiver, par la pluie et la boue, je rencontrais des hommes presque nus qui, pour accomplir un vœu sacré, couraient une clochette à la main. La foule et les kurumayas s écartaient devant ces coureurs ruisselans, éclaboussés jusqu’aux épaules, et le bruit galopant de leur sonnaille décroissait dans l’ombre où les marchands de macaroni égrenaient leur mélopée criarde. Chaque maison, riche ou pauvre, a son autel des ancêtres : des baguettes d’encens, des coupes de saké, des offrandes de riz, des fleurs y honorent les tablettes aux caractères chinois où vivent sous leur nom posthume les âmes des morts. Tous les enfans sont portés au temple, trente et un jours après leur naissance si ce sont des garçons, trente-trois si ce sont des filles ; et chacun d’eux est voué à une divinité qui deviendra comme son ange gardien. Tous les défunts, les mains jointes, assis sur leurs talons dans leur coffre funèbre, sont accompagnés au cimetière par leurs bonzes ou leurs kanushi. Les dieux sont associés à toutes les fêtes. Point de semaine où un quartier de la ville n’illumine son temple et n’en chôme le patron. Les plus beaux sites sont des lieux de prière. L’homme n’y peut faire un pas sans qu’un portique, un autel, une corde de paille, une pierre sacrée mêle au sourire de la nature la présence d’un hôte surnaturel. Lorsque les cerisiers en fleur mettent le peuple en liesse et que la ville entière se répand au parc d’Uyéno, les temples bouddhistes, dont le crépuscule étoile de cierges estompe les idoles et adoucit la splendeur du bronze et des laques, ouvrent au sein de l’illusion printanière leur pénombre odorante où retentissent les tambours et les flûtes de Pan. Des prêtres glissent devant les autels comme des ombres magnifiques. Plus loin, sur l’estrade que les enceintes du Shintoïsme réservent aux danses, les petites prêtresses aux gestes lents célèbrent leur mystère, tandis que la foule fait ses dévotions, banquette et murmure dans l’éblouissement des fleurs et respire jusqu’à l’ivresse leur léger parfum d’amande amère. Les adolescens et les jeunes filles rient sous leur masque de papier et se poursuivent autour des lanternes neigeuses. La volupté profane s’entrelace aux vieilles religions et plie ses modes d’ordinaire inconstantes à leur stabilité ; et, depuis des siècles, rien n’a changé sur la terre japonaise, ni les fleurs, ni le culte des fleurs, ni la musique, ni les danses, ni les masques, ni les dieux.

Et cependant le christianisme et les philosophies d’Europe y ont pénétré et s’y propagent. Le catholicisme a retrouvé, sous une cendre deux fois séculaire, de pauvres étincelles dont il a rallumé les veilleuses de la Vierge. Les paroisses de Tokyo ont déjà leurs églises. La flèche d’une cathédrale s’élance du centre même de Kyoto. La croix romaine domine, au nord et au sud de l’empire, les ports d’Hakodate et de Nagasaki. Derrière nos missionnaires qui essaient de reconquérir les âmes à une foi consacrée par des martyrs, les popes russes et les pasteurs protestans mènent leur pieuse propagande. J’ai dit quelle impression m’avait produite, en face du palais impérial, l’église orthodoxe dont la masse emphatique écrase un quartier de la capitale. Anglicans, presbytériens, méthodistes, anabaptistes, unitariens, toutes les sectes réformées rivalisent de zèle et n’étonnent pas moins par les variations de leur culte que par la variété de leurs architectures. Environ quatre-vingt mille Japonais sont convertis à l’Evangile. Et dans ce pays, où les chrétiens éprouvèrent de si dures persécutions politiques, non seulement les apôtres se disputent librement les cœurs, mais encore les entreprises les plus grossières de mysticisme peuvent se livrer à leur dévergondage sans que personne s’en émeuve. J’ai vu passer sous les yeux à peine surpris de la foule japonaise les bateleurs et les trombones épileptiques de l’Armée du Salut.

On en conclut généralement à l’indifférence religieuse des Japonais. Ils entretiennent, dit-on, des relations de politesse avec la divinité. Ils la saluent sous quelque forme qu’elle se présente, et même, pour n’en être point gênés, ils l’intéressent à leurs plaisirs et la mettent de moitié dans leurs fredaines. Leur inquiétude de touche-à-tout les fait courir aux nouveaux dieux, mais leur curiosité, bientôt satisfaite, les en détourne. Ils reviennent lestement aux anciennes pratiques, qui ne sont que les rites superstitieux de leur athéisme. A la divinité qu’ils encensent, ils murmureraient volontiers comme le petit juif de Voltaire : « Pardonnez-moi... Mais je pense entre nous que vous n’existez pas. » Ils le pensent ; ils n’en sont pas très sûrs, et, dans le doute, ils continuent de brûler leur encens. Leurs innombrables chapelles ne sont que des paratonnerres contre un orage problématique. Ils ont soin de les élever dans les endroits où la faiblesse humaine n’a point accoutumé de résister aux tentations. Les pèlerins dépensent à leurs pèlerinages plus de vin que de cire, et leurs multiples dieux servent de couverture à leurs multiples défaillances. Bouddhistes, shintoïstes, ils ne savent eux-mêmes ce qu’ils sont, ou plutôt ils sont l’un ou l’autre et les deux ensemble suivant l’heure et l’occasion. Les fidèles semblent moins attachés aux dieux qu’à la demeure des dieux. Un temple, pour changer de patron, ne change point de clientèle. Le bouddhique Amida y trônait hier ; aujourd’hui le miroir shintoïste y reflète la divinité du Soleil ; mais les mêmes familiers y viennent ronronner leurs prières et tirer sur la cloche. D’ailleurs les Japonais en usent à leur aise avec les immortels. Leur dévotion ne s’embarrasse point des longues formules cérémonieuses de la civilité humaine. Ils expédient leurs hommages. Depuis qu’ils nous ont emprunté l’usage des cartes de visite, on en trouve partout, devant les tabernacles, aux pieds des idoles et jusque sur les tombes fameuses. Un Japonais bien élevé corne sa carte pour le seigneur Bouddha, le dieu Hachiman ou les âmes des Quarante-Sept Rônins. D’un avis presque unanime et que tant de détails paraissent justifier, les Japonais indifférens et courtois, ironiques et superstitieux, accordent à leurs divinités d’autant plus de place sur la terre qu’elles en tiennent moins dans leur pensée. Ils ne leur marchandent ni les jardins, ni les eaux, ni les collines, ni les forêts, et leur achètent par ces nombreux bénéfices le droit de ne point se préoccuper d’elles. Leur doux paganisme nous ramène aux jours anciens où les philosophes sacrifiaient en souriant des coqs à Esculape.

La thèse est amusante et spécieuse. Je crains seulement que ceux qui les jugent ainsi ne se laissent abuser par les apparences et ne rapportent tout à leurs idées occidentales. Plus j’ai fréquenté d’hommes sous des ciels divers, plus je me suis persuadé que souvent leur manière de comprendre et d’honorer l’inconnaissable créait toute leur différence. Ni les rudes passions qui réveillent en nous l’animal primitif, ni les petits intérêts sociaux ne varient d’un continent à l’autre. Mais sitôt qu’on pénètre dans la vie intérieure d’un peuple, on la sent éclairée et comme échauffée d’un rayonnement mystérieux, et nos yeux, qui ne sont point habitués à cette lumière, en distinguent mal les nuances et les valeurs. Je ne me suis jamais senti l’âme plus chrétienne que du jour où j’ai vécu parmi des bouddhistes. Tout est christianisé en nous, même notre indifférence, même, si j’ose dire, notre irréligion. Nos sceptiques ne s’apparient point avec les leurs ; nos païens ne ressemblent pas à leurs impies.

Croyans ou incrédules, si la plupart des Européens que j’ai rencontrés au Japon tenaient les Japonais pour de simples mécréans, c’est qu’une religion qui ne prétend pas monopoliser le salut des hommes ne leur semblait point en être une. Ce peuple les confondait surtout par son absence de fanatisme. Or la tolérance, qui commence seulement à s’introduire dans nos mœurs plus encore que dans nos esprits, est une des habitudes morales les plus anciennes de l’Extrême-Orient. J’y verrais même le caractère distinctif de la race jaune. Elle n’y est arrivée ni par le doute, ni par l’indifférence, ni par le respect réfléchi de la pensée humaine. Son inaptitude à concevoir l’absolu l’y a naturellement conduite ; et cette vertu que nous prisons à l’égal des plus hautes, parce qu’elle nécessite chez nous une série d’efforts et de victoires intérieures, ne provient chez les Japonais que d’une insuffisance métaphysique. Ils ignorent notre amour de la vérité dont nous avons payé le privilège par des siècles d’intolérance. Ils ne la cherchent point comme nous, qui la cherchons encore longtemps après que nous l’avons trouvée. Leur religion n’en a pas revêtu l’idéale et inflexible beauté. Leurs actes de foi n’entraînent pas forcément la donation de tout l’être et ils n’affectent pas au mot croire le même sens que nous.

N’interrogez point un Japonais sur ses convictions religieuses. Vous lui poseriez des questions qu’il ne s’est peut-être jamais posées à lui-même. Et s’il y voit clair dans sa conscience, en quoi ses sentimens pourraient-ils vous intéresser ? Ils lui conviennent et ne conviennent qu’à lui. Sa piété n’éprouve guère le besoin de se communiquer aux âmes qui l’entourent. Elle a je ne sais quoi de tacite et de réservé. J’ai beaucoup fréquenté à Tokyo les temples populaires : ils ne m’ont jamais donné l’impression d’une communion de fidèles rassemblés pour une même prière au même Dieu. Chacun vient, entre, accomplit les rites qui lui plaisent, se découvre ou reste couvert, se prosterne ou s’incline, s’arrête ou passe, manifeste par son attitude sa pleine confiance envers la divinité, ou sa demi-confiance, ou son quart de confiance. Rien n’y révèle l’effusion silencieuse des cœurs également convaincus et touchés. Mais personne n’y scrute la sincérité des prières. Les paupières mi-closes n’y promènent point autour d’elles d’officieuse enquête sur la dévotion d’autrui. Les controverses hargneuses des sectes bouddhistes n’inquiètent pas plus la foule que les rivalités dés marchands ne troublent les acheteurs. Ce sont des querelles de moines qui, loin de chercher la vérité, se disputent aigrement l’organisation de la fraude. Les apôtres du Japon sont plutôt des illuminés solitaires ; ses bigots, des entêtés taciturnes ; ses douteurs, des insoucians. Les dieux ne rapprochent ni ne séparent les âmes. On n’y connaît pas les damnables erreurs, ni les ardentes hérésies, ni les schismes passionnés, ni cette espèce de cagots, la plus imbécile de toutes, l’athée militant.

La somme de vérité divine que réclame l’esprit japonais est contenue dans la tradition ; mais la tradition ne se présente pas à lui sous une forme dogmatique. On peut en prendre et en laisser. On peut même y ajouter. La religion est du domaine de la fantaisie et de la sensibilité. Elle ne s’impose pas à la raison pour la vaincre et l’humilier. D’ailleurs, cette raison ne raisonne pas comme la nôtre. Plus ingénieuse que profonde et plus subtile que tenace, les grandes obscurités l’intriguent et ne la tourmentent pas. Les énigmes du monde piquent sa curiosité ni plus ni moins que des rébus. Les Japonais apportent dans leurs argumentations le même goût de l’imprévu que dans leurs divertissemens. Leur dialectique est une boîte à surprises. C’est par l’inattendu qu’ils sont persuadés. Ils subissent délicieusement l’inexplicable. Notre logique leur paraîtrait brutale, susceptible de fausser la délicate complexité de l’Univers. Cette harmonie tout humaine, que le génie grec parvint à réaliser dans son polythéisme, leur demeurerait inintelligible. Le mélange parfois extraordinaire du profane et du sacré dont leur vie nous offre tant d’exemples n’est que l’image innocente de ces antinomies que leur rêve a conciliées dans la même vapeur. Ils vivent enveloppés d’une atmosphère religieuse aussi légère et aussi douce que l’air de leur pays et ne se demandent point s’ils sont religieux.

On objecte leurs superstitions, leurs pitoyables superstitions ! C’en est une assurément que de prêter au renard le pouvoir d’ensorceler les hommes et au blaireau celui de jouer dans le clair de lune du tambour sur son ventre. Mais, catholiques, luthériennes ou orthodoxes, nos campagnes sont peuplées de semblables prodiges. Et si je vois bien en quoi la religion se distingue de la superstition, j’aperçois moins nettement la ligne qui les sépare. Qu’on me dise plutôt où finit le règne végétal et où le règne animal commence ! Les Japonais ont à un très haut degré le sentiment de l’invisible. Il se traduit chez eux par un panthéisme plus instinctif que raisonné. Leurs superstitions, sauf en certains cas de possession diabolique, ne leur causent point de pernicieux égaremens. Elles ne sont ni rudes ni mauvaises, mais fantasques comme les vieux troncs tordus et inoffensives comme les bêtes que nourrit et réchauffe leur terre maternelle. Elles sanctifient le songe obscur de la plante et la force endormie dans la pierre. Leur culte se confond avec celui des dieux et des morts, et ceux-là mêmes qui en sourient n’oseraient y porter la main, émus à la pensée qu’il s’y cache peut-être quelque chose d’inviolable.

Ainsi, tolérans, réfractaires à des dieux exclusifs, détachés en apparence, mais au fond respectueux du mystère où baigne toute notre vie, les Japonais ne poussent pas la croyance jusqu’à la certitude morale, ni l’incrédulité jusqu’à la négation. Ils peuvent s’établir définitivement dans le provisoire, et, en religion comme en politique, fonder leur paix intérieure sur des équivoques. Le shintoïsme et le bouddhisme se partagent leur conscience depuis quinze cents ans et ne l’ont jamais déchirée. On dit que ces deux cultes se complètent. Ils se complètent en effet pour des esprits qui juxtaposent. L’un divinise la nature et ne voit guère en nous que des corps à purifier ; l’autre la résout en une vapeur d’illusions rapides et décevantes, et, sous les vains prestiges de la chair, mortifie les désirs de l’âme. L’un respire l’innocence primitive et la bonté des choses ; l’autre exhale une tristesse sans fin et comme une odeur de cendre. Les Japonais n’ont pas opté ; mais ici leur admirable quiétude dans les idées les plus contradictoires ne les a point desservis. Ils doivent à l’accord paradoxal de ces deux religions tout ce qui donne à leur vie morale une apparence de complexité, à leur intelligence superficielle des instans de profondeur. Ils lui doivent leur perpétuel passage de l’extrême simplicité à la suprême délicatesse et leur mysticisme ingénu, et leur naturalisme mélancolique, et leurs rencontres terre à terre avec le sublime. Vous avez vu ces larges eaux dormantes qu’un enfant traverserait sans se mouiller les genoux. Elles seraient limpides si, plus profond, leur lit de pierre et d’herbes n’en colorait et n’en chargeait la transparence. Et cependant, au coucher du jour, quand la splendeur qui annonce les ténèbres enflamme leur miroir, ces légères nappes d’eau nous apparaissent comme des abîmes. L’âme religieuse du Japon s’étend et se perd dans les sables. Le shintoïsme lui a donné sa couleur qui est celle de la terre, et des rocs, et des plantes. Et le bouddhisme a jeté sur elle des reflets atténués de ce vaste incendie où sa pensée consume les mondes.


II

Quand un Japonais cultivé vous parle du shintoïsme, il ne le fait souvent qu’en termes vagues et dédaigneux ou de l’air contraint d’un parvenu à qui l’on rappelle sa modeste origine. Mais, si l’on songe que ce même homme éprouve une égale répugnance à vous introduire chez lui et que sa politesse consiste à rabaisser tout ce qui lui appartient et lui tient au cœur, on devine, sous cette religion restaurée en culte officiel pour les besoins de la politique, une épargne de sentimens et de traditions qui lui sont d’autant plus chers qu’il les dissimule ou feint de les mépriser. Le shintoïsme n’est pas seulement le culte de la majesté impériale : c’est la religion du nationalisme japonais. C’est aux temples shintoïstes, aux mya, que l’on porte les nouveau-nés, et quand l’invisible dieu passe dans sa dentelle virginale, c’est le gohei shintoïste qui décide de leur prénom. L’enfant pourra suivre plus tard la doctrine de Confucius ou les mirages d’Amida ; il pourra même répondre aux appels des religions étrangères ; mais il a été consacré shintoïste, et les anciens dieux du pays l’ont si bien possédé que son âme en garde à tout jamais l’orgueilleuse et naïve empreinte.

Un Japonais, d’un esprit très libre, mais très conservateur, me disait un jour : « Nous sommes tous shintoïstes, et vous-même, monsieur, qui m’entendez, vous l’êtes comme nous. J’ai vu partout en traversant la France, dans les mairies, les collèges, les tribunaux, des bustes de la République : voilà votre shintoïsme ! » — « Il a ce désavantage sur le vôtre, lui répondis-je, que nous en changeons quelquefois. » — « En effet, me dit-il : un de mes vieux amis qui connut la France en 1869 me rapporta que votre shintoïsme avait alors des moustaches. C’est le danger des symboles à figure humaine. Notre simplesse eut peut-être plus d’esprit que votre haute culture ; et notre shintoïsme, avec sa pierre précieuse, son sabre et son miroir, est assuré de vivre tant que les Japonais aimeront la finesse, l’honneur et leur propre visage. » Et il reprit dans un sourire qui dilatait sa face glabre et lunaire : « Il faut respecter ce miroir, monsieur ! Le Japon s’y contemple et s’y trouve beau. »

Acceptons la boutade, et, curieux de ce miroir sacré, tâchons d’y saisir les caractères primitifs et permanens où l’âme japonaise se manifeste, s’admire et s’enchante.

Je lus des ouvrages shintoïstes et j’allai consulter des prêtres réputés pour leur sagesse. Braves gens, bons pères de famille, fonctionnaires consciencieux, ces sacristains et marguilliers du culte impérial me semblèrent aussi faibles théologiens que pauvres philosophes. Ils m’accueillirent dans leur maison qui touchait au temple : elle était nette et vide, si vide et si nue que jamais l’ombre même d’une idée n’avait dû effleurer ses boiseries rustiques et ses fins tatamis. J’y cherchai vainement le kakémono que le moindre paysan déroule au mur de son alcôve, ou la fleur dans son vase de bronze qui évêque toutes les fleurs, ou l’arbre minuscule qui résume toute la forêt. Mais petit arbre éloquemment tordu, vase ciselé, fleur unique, peinture décorative, ces ornemens bouddhistes n’avaient point leur place dans ce logis archaïque où seule vaquait à sa rêverie la douce lumière du Japon.

Cependant mes hôtes, à genoux sur leurs nattes et devant leurs tasses de thé, m’initiaient à leur théogonie. Les dieux s’y enfantaient par l’œil et parle nez ; les premières moissons y poussaient sur leur cadavre ; le frère de la déesse Soleil, exaspéré contre sa sœur, lançait un cheval écorché dans son métier de tisseuse ; des myriades et des myriades de divinités, dont les noms les plus courts sont encore longs d’une aune, les unes gigantesques et les autres falotes, emplissaient, sans les animer, le ciel, la terre, les eaux et les régions basses. Tout cela débité gravement et à la lettre donnait aux bouches de ces docteurs une enfantine sénilité. Et pourtant leurs légendes ne sont pas moins riches que celles où le génie aryen prit conscience de lui-même et de l’univers. On y retrouve les absurdités sublimes qui, dans toutes les religions des peuples, semblent attester une révélation primitive ; car il est bien étrange que si tous les peuples ont éprouvé le même besoin de croire, leur imagination ait cédé à d’uniformes délires. Ces légendes sont comme les fruits édéniens cueillis par l’humanité aux branches de son berceau. Mais elles se dessèchent et se flétrissent quand les âmes, uniquement amusées de leur éclat, n’en pénètrent pas la saveur mystérieuse. D’où vinrent aux Japonais ces conceptions grandioses dont leur petitesse n’a tiré que des chimères insignifiantes ou de froides allégories ? Leurs exégètes et leurs philosophes, au lieu de les interpréter, se sont puérilement extasiés devant leurs invraisemblances. Les plus habiles d’entre eux découvrirent, sous leur. mythologie tombée en fatras, quelques principes importés par les marchands de Hollande. Ils en profitèrent pour dauber les erreurs chinoises et s’exalter à nos propres dépens. « Voyez ces barbares ! s’écrièrent-ils. Oh, les esprits laborieux et lents qui mirent des siècles à comprendre que la terre tournait ! Nous le savions, nous, depuis que, penchés sur le chaos où sa masse encore molle nageait comme une graisse flottante, nos dieux remuaient les eaux de leur lance infatigable ! » Et certes les anciennes théogonies ne nous offrent pas un plus beau symbole de l’éternel mouvement du monde : seulement ces penseurs s’en avisèrent un peu tard. Piqués au jeu, ils entreprirent d’accorder les gesticulations de leurs fantômes avec les signes précis de la science étrangère. Mais le temps était passé où l’esprit japonais pouvait vivifier le miracle de ses dieux. D’ailleurs cette cohue de divinités silencieuses n’inquiétait point les moralistes. Ils avaient simplifié les problèmes. Le Japon est la terre des dieux ; les Japonais sont les fils des dieux et comme tels participent de la sagesse des dieux. Ils savent tout de naissance. Entre eux et les autres peuples, la différence n’est pas dans le degré, mais dans l’espèce. Race divine, naturellement heureuse et infaillible, s’ils en arrivaient à juger qu’un système de morale leur fût nécessaire, ils s’avoueraient par là même inférieurs aux animaux. C’est en ces termes que le vieux docteur Motowori, vers le fin du XVIIIe siècle, exposait la doctrine shintoïste. Et les prêtres que j’interrogeai sur la destinée humaine raisonnaient, si j’ose ainsi parler, à peu près comme Motowori.

Le miroir shintoïste a reflété l’image d’une vanité prodigieuse et les satisfactions les plus épanouies que l’homme ait jamais dues à son ignorance. Durant des siècles, la pauvreté des idées japonaises s’y est complaisamment mirée. Mais les âmes n’apprirent point à s’y connaître. Aujourd’hui son verre grossissant leur répète encore leur divine ascendance ; et si toutes n’y croient plus, beaucoup pensent du moins comme cet honnête Japonais qui, en pays étranger, se laissait traiter par un chevalier d’industrie de petit-fils du Mikado et qui, volé, dupé, me disait plus tard : « Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais ça me flattait. » Le shintoïsme les flatte dans ce qu’ils ont d’irréductible : leur orgueil d’insulaires. Mais cet orgueil, — insupportable quand il se hausse à vouloir philosopher, — n’est au cœur des humbles qu’un instinct de conservation et l’amour religieux du pays natal. La pensée japonaise, présomptueuse et stérile, a des racines vivaces et d’une exquise délicatesse. Sa valeur est le secret de la terre. Si le shintoïsme engourdit chez l’homme la faculté spéculative, il met à sa portée, sous une forme que l’usage enrichit, deux ou trois principes essentiels qui suffisent à faire je ne dis pas un grand peuple, mais un peuple aimable, sain et même fort.

Sans dogmes, sans bible, sans échappée vers la vie future, il le retient ici-bas et circonscrit sa vision aux objets qui l’entourent. Ces objets sont charmans. Les pieds humains foulent avec une tranquille ivresse la « route des dieux » tracée dans les fleurs. Si bas qu’elle descende et si haut qu’elle monte, les yeux ne la perdent jamais. Collines, vallées, forêts, apparition vivante des îles sur la mer, toutes les saisons la colorent : l’été de son vert sombre, l’automne de sa pourpre. Son printemps a des neiges ; son hiver des parfums. Les coups de tonnerre de la nature s’y achèvent en sourires. Dans cette lumière et cette beauté, le premier besoin qui s’éveille chez l’homme est d’y répondre par la pureté de son corps. Il craint les souillures, et la souillure de l’enfantement, et la souillure de la mort, et tout ce qui peut blesser devant ses pas l’image d’une santé brillante et parfaite.

Le rite fondamental du shintoïsme fut une règle d’hygiène. Les purifications qui accompagnaient la naissance et suivaient les funérailles persistent encore sous les vieux usages. On répand du sel dans la chambre des malades ; on en jette sur les personnes qui reviennent d’un enterrement. Le sel est un antiseptique expiatoire. Les ablutions religieuses se sont transformées en immersions quotidiennes et domestiques. De l’empereur jusqu’au dernier kurumaya, les Japonais se plongent tous les jours dans leur piscine. Le manque de netteté sur eux et autour d’eux les scandalise. Ils y voient plus que de la négligence, presque du sacrilège. Car les dieux sont partout, et le nom de kami ne s’applique pas seulement aux divinités créatrices ou aux hommes « supérieurs : la montagne est kami ; la mer orageuse est kami ; l’arbre, la plante, le fruit, la fleur, la pierre, qui parlaient dans les premiers temps du monde, sont kamis ; ce qui sort de la main des hommes pareils aux dieux peut être kami ; l’air, cet air du Japon si transparent et si salubre, est plein de kamis, divins courriers des âmes en prière. Rien ne doit profaner ces êtres vénérables qui se manifestent à nos cœurs comme la brise à nos sens. La propreté de la ménagère est un acte de piété. Ce serait offenser un Invisible que de salir les nattes de sa maison ou de mêler à la cendre de l’hibashi quelque matière impure. Nous manions rudement nos esclaves mobiliers ; notre pensée ne les anime que dans la folie de la colère et pour les violenter. Le Japon est peut-être le seul pays du monde où l’on soit poli envers les choses. Les Japonais ont des mains respectueuses et légères. D’ailleurs, leurs pieux égards ne s’adressent qu’aux choses du pays. N’attribuez pas uniquement à l’inexpérience leur incurie fréquente des objets européens. Ces objets ne sont à leurs yeux que des étrangers profanes. On peut les salir avec impunité. Nous retrouvons sans doute à l’origine de toutes les religions cette hygiène purificatrice. Mais les Japonais n’en firent guère plus un symbole que l’oiseau qui se lustre aux rayons du soleil. Elle n’implique chez eux aucune tache originelle et remet simplement les créatures en harmonie de pureté avec la création.

Ce peuple amoureux de la grâce des eaux, et des pierres qu’elles ont polies, et des vapeurs qui s’en exhalent, ce peuple si tendrement attaché à la figure des choses, n’a point relégué ses morts dans de tristes enfers où les ombres gémissent d’être des ombres. Je ne sais si le culte des morts a précédé tous les cultes et s’il ne fallut bien du temps à l’humanité pour jeter entre elle et l’autre bord de l’abîme cette chaîne de fantômes. Mais le shintoïsme qui établit la céleste origine de la nation japonaise ne tarda pas à confondre les morts avec les dieux, créateurs du pays. Ce sont les kamis les plus chers et les plus vénérés. Ils font le retour des saisons, les vents, les pluies, les bonnes et les mauvaises fortunes. Ils gouvernent l’empire des vivans. Ils vivent enfin d’une vie intangible et réelle. Ils respirent les fleurs qu’on a cueillies pour eux ; ils se désaltèrent à la coupe d’eau fraîche qu’on leur a versée. Ils se plaisent à la musique, aux danses, à tout ce qui met en belle humeur les divinités célestes. Le meilleur peintre de la vie japonaise, Lafcadio Hearn, nous conte l’histoire véridique d’une danseuse qui, veuve de son amant, le soir, dans sa hutte solitaire, à l’heure où celui qui l’avait adorée la contemplait d’ordinaire toute à lui, revêtait ses plus riches atours et, aux clartés des lampes, dansait en souriant devant sa tablette funèbre. Le perpétuel miracle de la présence réelle des morts développe prodigieusement chez un peuple le sens de l’invisible. Les Japonais dorment, s’éveillent, marchent, causent dans la société des esprits. Mais, si ces esprits agissent sur nous, nous réagissons sur eux, tant le monde sensible est intimement mêlé au monde surnaturel. Le Journal officiel nous informe parfois que les mânes d’un soldat héroïque ont reçu de l’avancement ou que l’empereur élève dans la hiérarchie un mort illustré par son fils. J’ai vu des Européens en rire. Riraient-ils du poète qui a dit de ses ancêtres : « Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi ? » Ces Européens n’ont-ils pas chez eux des panthéons ? Ne donnent- ils pas à leurs morts célèbres des promotions publiques en marbre ou en bronze ? C’est la même idée, mais dépouillée de sa force intuitive et refroidie par l’intelligence. Le Japonais, borné aux idées sensibles et pour qui les esprits ne sont pas des abstractions, obéit ingénument à des suggestions primitives dont le verbe de nos grands poètes n’est souvent qu’un écho ressuscité. Tel vers de Lamartine, imprécis comme le premier rythme de l’âme humaine, telle image de Hugo, qui semblerait d’une sibylle ou d’un spirite, seraient à coup sûr je ne dis pas mieux compris, mais plus directement sentis d’un paysan japonais que d’un bourgeois parisien.

Science ou psychologie, nos thèses sur l’hérédité, nos traités sur l’évolution, nos drames et nos romans qui les mettent en tableaux ou en actes, toute notre logique, toute notre éloquence, tout notre art ne valent pas, pour entretenir la religion du passé, le petit autel domestique où les Japonais entrent en commerce avec les morts. Nos théories sont excellentes, et mieux que les peuples d’Extrême-Orient nous connaissons nos humbles origines. On nous explique ce que notre vie plus humaine représente dans les générations antérieures d’efforts accumulés ; notre conscience plus riche, de douleurs, de pensée, de patience et d’amour. On nous apprend la piété envers ceux dont les armes ou la parole élargirent nos frontières et qui. par le seul fait qu’ils exprimèrent l’idéal de notre race, nous incitent à y persévérer. Ce sont là des notions qu’on n’enseigne point aux Japonais. Il les savent ou plutôt ils les sentent à une profondeur que n’atteignent ni l’impulsion des poètes ni la dialectique des philosophes. Leur présent n’a pas rompu, si j’ose dire, le lien ombilical qui l’attache au passé. Patriotisme, courage du soldat, dévouement à la famille, respect inaltérable de la mère qui a porté dans le fruit de ses entrailles quelque chose d’immuable et de divin, toutes ces vertus ne sont que des honneurs dus et rendus aux morts. Les anciens législateurs du Japon qui obligeaient les enfans à payer les dettes de leurs parens ne firent qu’appliquer au civil la loi morale du shintoïsme. Et dans les temps reculés, quand on pouvait se vendre et que le sacrifice de sa liberté pour de louables motifs n’entraînait point l’infamie, ils voulurent que les enfans qui se vendraient au profit de leurs parens fussent dégradés, afin que la piété filiale se montrât toujours prête aux plus dures abnégations et que le mérite s’en rehaussât de la pire souffrance.

Les ancêtres, transfigurés en génies, admettent au foyer des religions étrangères, à condition toutefois que les nouveaux dieux ne les insultent pas. Une atteinte maladroite ou grossière donnerait le branle à des mouvemens d’un fanatisme moins religieux que civique. Qui touche aux morts soulève contre lui la terre du pays. Mais tous ces morts ne furent point d’honnêtes gens. Ceux qui laissèrent de fâcheux souvenirs, on les apaise par quelques offrandes. Leurs ombres acariâtres ne ressemblent point à nos Esprits des Ténèbres. Si l’âme japonaise a bien soupçonné dans la nature une sorte de dualisme, elle n’a jamais conçu le mal éternel, absolu. Ses « Génies de la Perversité » ne sont point acharnés à notre perte. Et ils restent sacrés, parce que leur influence, même maligne, est encore un élément de l’atmosphère nationale. D’ailleurs ces souffles méchans que renvoient des tombes isolées sont emportés dans la grande haleine de bienfaisance où le Japon respire.

J’ai fait le pèlerinage d’Isé, là où sont brûlés et rebâtis tous les vingt ans les temples les plus sacrés du shintoïsme. La mer poissonneuse déferlait sur les saintes grèves du Yamato. Ses vents promenaient une odeur saline à travers les rizières et les champs de trèfle jusqu’aux montagnes qui fermaient l’horizon. La verdure sillonnée par des ondulations de fleurs rouges se nuançait d’une sombre lumière dans les replis des vallons, dans les gorges des collines. Partout des fermes neuves, des ruisseaux, des ponts de bois, des pierres aux formes étranges, des arbres centenaires. J’étais seul sans autre guide que mon kurumaya qui ne savait pas un mot de ma langue. Les pèlerins emplissaient les routes : les uns richement vêtus de soie foncée avec leurs fillettes en robes claires, les autres poudreux, le bâton à la main, portant au cou leur sac de papier huilé plein d’amulettes. Il me souvient encore d’une jeune femme qui suivait son mari et menait son petit garçon costumé en général européen. Le costume détonnait sans doute au milieu de la foule japonaise, mais il était bien touchant, ce petit Japon futur conduit aux autels du passé.

Nous entrâmes sous un hallier magnifique, dont la lumière et l’ombre, au sein de cette nature, semblaient en condenser toute la douceur éparse. Des chemins dévalaient vers une eau limpide où les pèlerins se lavaient dans le reflet des branches. La grande avenue montait en tournant avec sa chaussée de galets arrondis et ses deux pâles sentiers de terre jaune. D’espace en espace des portiques, ou torii, anciens perchoirs du haut desquels les oiseaux offerts aux dieux annonçaient l’aurore, étendaient sur nos têtes leur solive horizontale et légèrement arquée. Et nous parvînmes au temple de la déesse Soleil, à ce temple universellement vénéré où chaque année, dans la saison du riz, un envoyé de l’empereur dépose les prémices de la récolte.

Son toit de chaume à pente raide, dont les poutres extrêmes se prolongent et se croisent dans l’air, son balcon circulaire à peine exhaussé de deux marches, ses portes à tourillons dénotent l’architecture de la hutte primitive. Sa cour, tapissée de cailloux polis par la mer et les torrens, ressemble à une grève desséchée. De son enclos en bois de cryptoméria on dirait la palissade d’un corral. Sa porte d’entrée que nul ne franchit est tendue d’un voile diaphane et blanc qui ne cache rien, si ce n’est l’invisible. Point de décoration ; aucune image. Le miroir, les gohei, ces caducées aux bandelettes de papier, les reliques du temple, soies précieuses, ornemens de sellerie pour les chevaux sacrés, sont enfermés dans l’humble dépendance des trésoreries et n’en sont tirés qu’aux fêtes solennelles. Et cette simplicité déconcertante et périssable a je ne sais quoi de divin. De tous les temples que j’ai visités en Extrême-Orient, seul, le temple shintoïste m’a produit, à moi profane, une émotion religieuse. Il peut dénoncer l’indigence native des Japonais, mais je perçois dans leur âme une étincelle mystérieuse qui combine les élémens les plus simples pour en faire quelque chose d’exquis. Avec des planches à peine équarries, des pierres ramassées au lit d’un torrent, de la paille, des poutres, un rideau et la magie de la nature, ils vous donnent l’impression qu’un dieu est là.

J’ai connu, dans l’Amérique du Sud, un fils de paysan qui, devenu puissant et riche, s’était bâti des palais entourés de parcs merveilleux. Au centre même de ses domaines, on voyait une pauvre petite cabane où une vieille femme tournait son rouet. C’était sa maison natale et la femme était sa mère. Malgré l’invasion des magnificences bouddhistes, les Japonais ont pieusement conservé à leurs dieux indigènes leur première chaumine, presque une étable, sanctuaire définitif de la tradition. O sainte idée de la patrie, c’est toi qui rends augustes ses poutres coupées dans tes forêts, ses pierres roulées partes flots, son chaume sorti de ta glèbe ! Des sophistes épris d’un mauvais rêve humanitaire ont dit que tu nous divisais, et pourtant je sens bien que si je ne te possédais pas, je serais plus loin de ces hommes dont me séparent déjà mon éducation et mon sang. Mais par toi nous nous comprenons, car tu es un grand truchement des cœurs. Et dans la forêt d’Isé, au milieu des pèlerins, je foulais respectueusement la terre, cette terre où, quand l’homme s’agenouille et se prosterne, s’il se croit plus près des dieux, c’est aussi qu’il est plus près d’elle.


III

La doctrine de Confucius, une fois importée au Japon, devait s’y naturaliser d’autant mieux que le culte du shinto, si improductif en spéculations, contenait déjà le germe d’un positivisme religieux. Elle ne fit qu’en rédiger le mémorial. D’esprit et de cœur, les samuraïs japonais gardèrent la foi shintoïste. Seulement ce fut dans la bible chinoise qu’ils en épelèrent les formules.

Mais que chez un tel peuple, optimiste et vaniteux, le bouddhisme se soit acclimaté sans lutte et sans orage au point d’en ombrager toute la vie sociale, l’événement tiendrait du prodige si le bouddhisme n’était trop souvent l’exploitation d’une philosophie mystérieuse par un clergé d’effrontés casuistes. Les dieux récalcitrans qui lui barrent la route, il les métamorphose en Bouddhas, comme ses moines jeûneurs baptisent carpe la volaille appétissante, et baleine des forêts la viande du sanglier qui se vautre dans les mares. Sa métaphysique transcendantale lui donne une admirable fluidité et lui permet de revêtir les formes les plus imprévues. Il est subtil et grossier, subtil même dans ses grossièretés. Rien ne l’entrave. Il se glisse partout ; il affecte un nouveau sens aux vieilles images mystiques ; il sature le sol, le bois, la pierre, l’homme. Quand il n’est pas le breuvage, il est la coupe où les lèvres se désaltèrent. « Il se fait lune, soleil et nuage, herbe, oiseau et poisson, » et il se fait la terre pour recevoir les morts. Toutes les superstitions indigènes viennent à lui comme les reptiles au charmeur ; il les apprivoise, il en joue, il en jongle. Il ouvre des écoles d’ascétisme et tient des boutiques d’amulettes. Ses drogues sont composées par des philosophes ; ses abraxas, gravés par des professeurs d’hypnotisme. Ses bonzes auraient confirmé nos encyclopédistes dans leur idée que les prêtres fabriquent les religions. J’en ai entendu plusieurs, et non des moindres, m’exposer tranquillement la nécessité de machiner un ciel à l’usage des pauvres et de leur frayer la voie du salut avec des idoles pour bornes milliaires. Imposteurs ? Oui et non. Leur charlatanisme respire souvent la miséricorde. Ils ont dissimulé dans l’appât où se prennent les âmes une dose homéopathique de vérité. Détestable ou délicieux, jusqu’en ses pires avatars, le bouddhisme garde encore un principe de bonté supérieure. Ce grand maître d’illusions ne croit pas déchoir en opposant aux illusions qui nous perdent des illusions qui nous sauvent. Il nous trompe comme la nature, mais contre elle et dans le sens de notre bonheur.

Ses subterfuges, dont il fait des véhicules de sainteté, lui furent au Japon une première cause de succès. Il n’exigea point la ruine des anciens temples ; il accapara leurs dieux et reprit à son compte le culte des ancêtres. Rien ne sembla changé dans le pays sinon que les divinités se multiplièrent et qu’on en vit la figure. Mais plus encore que l’élasticité de sa diplomatie, ses nouveautés sensuelles contribuèrent à son triomphe. On a dit que le shintoïsme ne parle pas au cœur. On dirait mieux qu’il ne parle pas aux sens. Par les sens inoccupés le bouddhisme s’écoula librement et s’installa victorieusement dans l’âme japonaise.

Ce n’est pas sans raison que le vieux shintoïste Hirata, qui commande d’offrir aux morts de l’eau et des fleurs, réprouve l’encens et le déclare abominable. Le bouddhisme fit agir sur les Japonais des parfums inconnus. Leurs petits temples n’exhalaient qu’une odeur de feuillage et de bois fraîchement écorcé, et comme les fleurs japonaises ont plus d’éclat que d’arôme, on priait les dieux dans l’air pur et dans les bonnes senteurs de la terre humide. Le culte se pratiquait au grand jour, et si le hallier lui prêtait son ombre, le ciel y rayonnait encore. L’esprit communiquait avec l’invisible naturellement et sans que les nerfs en fussent ébranlés. Mais sitôt qu’on passe le porche d’une église bouddhiste, les allées de lanternes, les jardins emblématiques, les bassins de pierre, les portes dorées, les rouges encorbellemens sculptés en têtes d’éléphans, de dragons ou de rhinocéros, les colonnes qui, peintes, semblent drapées d’étoffes de Bénarès, ou nues, par la richesse de leurs veines, célèbrent la gloire des essences mystérieuses ; les plafonds aux caissons polychromes, les brocarts, les murs de cèdre ciselés d’oiseaux éclatans, chacun sous ses feuilles et sur sa branche coutumières, tout surprend les yeux, les attache, les amuse, leur fait embrasser en l’espace d’un instant l’univers sensible des formes et des couleurs pour noyer leur ivresse dans la pénombre d’un sanctuaire de laque et de bronze, où les réchauds et les cierges parfumés la recueillent et la transmettent à l’odorat.

Ces temples encombrés de merveilles, musées voluptueux du néant, et qui s’étendent, se compliquent, se ramifient en corridors, se prolongent en passerelles, sous le désordre panthéistique de leur architecture, découvrent et imposent à l’émotion des sens leur secrète unité. Le bouddhisme éveilla les Japonais au monde des sensations, les unes étranges et les autres charmantes. Il leur apporta de l’Inde, de chez cette vieille thaumaturge du genre humain, des rituels d’exorcismes, des paroles magiques, des incantations nocturnes, une théosophie capable d’exciter les amateurs et de séduire les femmes. De la télépathie élémentaire du shintoïsme il fit une science occulte. On distingua le shyriô, cet esprit des trépassés qui agit sur les vivans, et l’inkyriô, cet esprit des vivans qui agit à distance sur les vivans eux-mêmes. Les morts rôdèrent au chevet de leurs parens malades et vinrent leur tirer les pieds vers le sépulcre. Quand deux personnes de la même famille meurent dans l’année, et qu’une troisième doit être déjà marquée pour les suivre, car le proverbe dit : « Toujours trois tombes, » on creuse une nouvelle fosse, on y dépose un cercueil avec un cadavre de paille ; le prêtre bouddhiste grave sur la fausse pierre tombale un nom posthume et jette ainsi un charme à la mort. Le Japon eut ses envoûteurs, qui se rendaient au temple désert vers deux heures du matin, à l’heure du Bœuf, sous un grand chapeau de paille surmonté de trois chandelles allumées, tenant à la main la figurine en terre et les clous. Il eut ses alchimistes et ses nécromans. Des mères en deuil revirent leur enfant, plus beau qu’au jour de sa naissance, traverser, le sourire aux lèvres, une route silencieuse sur la rivière des larmes. Et l’on entendit les Gaki hurler la faim, car c’est un des supplices que l’enfer bouddhiste réserve à ses damnés. Et le ciel dépêcha vers les hommes des Tennin dont les ailes angéliques sillonnèrent les nuits bleues. Et des voix inouïes vaticinèrent dans les temples.

À cette sorcellerie crépusculaire l’art vint mêler sa magie lumineuse. Tout l’art du Japon sort du bouddhisme. Les bonzes furent ses sculpteurs, ses peintres, ses poètes, ses musiciens, ses potiers, ses tisserands, ses jardiniers. Des arabesques du temple aux hiéroglyphes de la pierre, des fresques sacrées aux derniers livres d’images, des récitatifs dramatiques aux chansons des rues, des laques d’or aux ustensiles de ménage, des soies brochées aux simples cotonnades, des parcs seigneuriaux aux jardins en miniature, le génie japonais n’a rien produit qui n’évêque une légende, n’illustre une pensée, ne décèle un sentiment bouddhiste. Et cet art, comme il aiguise la finesse de nos sens ! Comme il sait mettre dans un rien le miracle de la vie ! Comme il saisit au passage ce qu’on ne voit pas deux fois mais ce que, l’ayant vu, on reverra toujours ! Impressionnisme, si l’on tient aux formules. Et cependant sous cet impressionnisme quelle vision exacte des types permanens ! L’artiste japonais cherche à dégager des illusions éphémères le principe même de ces illusions. Son coup d’œil ne perçoit dans l’individu que les traits qui le distinguent des autres espèces. Il ne retient de la forme que la loi visible du genre, l’idée apparente de la nature dont tous les hommes, dans tous les temps, seront pareillement impressionnés. Il fait rendre à la sensation ce que son inachevé peut contenir d’infini. L’art bouddhiste entretient chez les Japonais une sensualité fine et douce, juste assez pour que leurs sens les induisent à penser que les réalités les plus précieuses sont des mirages.

Parfums, laques d’or, brocarts, pénombre enflammée des temples, peinture évocatrice, poésie de lueurs et de frissons, richesse des objets souvent en désaccord avec leur importance : stimulans de rêves, aiguillons de mélancolie ! Le shintoïsme avait répandu sur la nature toutes les séductions sauf une, que les disciples de Bouddha révélèrent aux Japonais : la fragilité. Elle leur devint encore plus chère, cette nature, du jour qu’ils la sentirent si périssable, et plus belle quand ils comprirent que leurs yeux en faisaient la beauté. Emportés à la dérive des apparences, ils apprirent à en goûter les éclairs et les caresses. Ces caresses fugitives, ces éclairs si tôt évanouis ne valent que par l’esprit qui en répercute et en prolonge la lumière et la douceur. Ils arrêtèrent toute leur âme sur des instantanés. La réalité ne fut plus pour eux qu’une électricité mystérieuse dont les petites étincelles communiquaient à leurs songes des vibrations infinies. Et, comme moins l’étincelle est vive plus le miracle est grand, ils s’accoutumèrent à préférer le reflet au rayon, l’ombre à la chose, le frôlement au toucher, l’écho lointain au bruit sonore ; et avec ces échos, ces frôlemens, ces ombres, ces reflets, ils se composèrent leur monde intérieur.

Je ne crois pas que les Japonais aient jamais conçu formellement la pensée créatrice de l’univers, mais leurs plus humbles paysans éprouvent à un degré que ne soupçonnent pas les nôtres le prestige des phénomènes, la rapidité décevante de la vie, et, sur le fleuve qui nous entraîne, le délicieux pouvoir de l’évocation. Je demandais un jour à des prêtres bouddhistes d’où venait le sourire éternel sur les lèvres japonaises. Ils me répondirent par ces deux dictons que se répètent les enfans eux-mêmes : « Vivant, mort. » « Rencontre, séparation. » On rapporte que jadis, à certaines cérémonies religieuses, ce peuple organisa d’étranges concerts. Les musiciens mimaient sur leurs flûtes et sur leurs instrumens à corde des airs silencieux. Ils jouaient en pensée, et l’assemblée recueillie écoutait leur silence. Je n’ai pu savoir si la chose était vraie, mais de tous les Japonais que j’ai interrogés, aucun ne la jugeait invraisemblable. Elle symbolise à merveille la volupté bouddhiste par excellence : l’hallucination volontaire.

Cependant le bouddhisme les mena plus outre. La nature dissoute en un ruissellement de phénomènes, il réduisit l’âme à l’état d’une eau limpide aux mille molécules, où se succèdent des reflets et des ombres. A la mort, cette âme se décompose, s’évapore, se résout en ses divers élémens. Mais notre désir de vivre persiste et se réincarne. Ce n’est pas notre moi qui transmigre en d’autres formes, c’est la résultante de nos actes. Le bilan du bien et du mal que dépose notre vie au moment qu’elle s’éteint constitue le germe d’une nouvelle existence. Ce que nous sommes dérive de ce que nous avons été. Nous n’en gardons pas plus de mémoire que, dans le cours d’un rêve, il ne nous souvient des autres songes qui nous ont torturés ou ravis. Nos réincarnations sont les rêves terribles ou charmans de notre volonté de vivre. Et quand nous parviendrons à la délivrance, c’est-à-dire au réveil, toutes nos naissances, et nos vies, et nos morts dérouleront à nos yeux dessillés leurs joies et leurs misères. Telle est l’implacable loi du Karma.

Nous touchons ici à la différence essentielle qui nous sépare des Japonais. Nous croyons à l’identité consciente de la personne humaine : ils n’y croient pas. Je sais bien qu’ils vivent, en apparence, comme s’ils y croyaient. Mais le déterminisme a-t-il jamais empêché un philosophe d’agir comme s’il se sentait libre ? Les fatalistes orientaux ne luttent-ils pas souvent, ne commercent-ils pas, plus souvent encore, comme s’ils faisaient eux-mêmes leur destinée ? A coup sûr, le peuple ne s’est point assimilé ces théories profondes : il n’en a retenu que les idées de préexistence et de réincarnation. Elles sont très fortes sur les cœurs ; elles ont frappé des proverbes, inspiré des chansons populaires, créé des locutions et des métaphores. Les rapports sociaux en ont même subi l’influence. La pensée que le forfait du criminel réalisait l’héritage de sa vie précédente a souvent fait tomber le sabre de la main du vengeur. Les souffrances dont l’injustice nous révolte, le Japonais s’y résigne avec le vague sentiment de les avoir méritées sans doute dans une existence antérieure. Coups de foudre de l’amour, brusques réminiscences ! Notre fiancée d’aujourd’hui fut jadis notre épouse. Dès que je la vis, je reconnus sur ce nouveau visage l’enchantement d’un ancien amour, et la corde qui lie nos deux barques fut nouée certainement en des temps qui sont morts. La brièveté de la vie ne contente point nos grands désirs de tendresse et de dévouement. Impatiens d’un peu d’éternité, ils débordent sur le cycle inéluctable de nos vies futures. Père et enfans sont engagés les uns envers les autres pour une vie, mari et femme pour deux, maître et serviteurs pour trois, et les amans, dans leur divine imprudence, se promettent leur foi pour cinq, six ou sept vies. Et ce que je disais plus haut des vers de Hugo et de Lamartine, c’est ici qu’il faudrait le redire en citant des poètes anglais, ou notre cher Sully Prudhomme, ou certains vers de nos symbolistes. Ils ont exprimé parfois les affinités préétablies de nos cœurs avec les choses, la résurrection d’un passé aboli dans la nouveauté du présent, le parfum retrouvé sans qu’on l’eût jamais senti, le bruit reconnu sans qu’on l’eût jamais ouï, la maison déjà familière sans qu’on l’eût jamais vue, et l’étranger, misérable ou sublime, qui pleure en nous sans nous avoir jamais dit sa patrie et son nom. Ces raffinemens de la sensibilité occidentale sont les lieux communs de la poésie japonaise, les actes de foi les plus naturels de la religion.

Mais quelle morale fonder sur ce flux éternel et changeant des êtres et des choses ? Ce que je nomme ma personnalité n’est que la chaîne ondoyante et insensible d’un convoi de forçats. Je promène dans les champs infinis de la métempsycose des vies reliées l’une à l’autre, mais l’une à l’autre aveugles, sourdes et muettes. Quand je m’engage pour des existences futures, mon esprit peut-il être la dupe de mon cœur, puisque je ne me rappelle rien de mes existences passées ? Cet individu, dont le résidu de mes actes renferme la semence, cet individu qui sera moi et n’aura jamais conscience d’être mon moi, qu’ai-je à faire de m’en préoccuper ? Quel motif d’intérêt me détournerait des voluptés faciles ? Ainsi raisonnerait l’Européen pour qui sa personne morale est comme une citadelle aux arêtes précises et solidement retranchée. Notre intelligence se plaît à creuser des fossés, élève des barrières, improvise des rempars. Le langage ne trahit-il pas lui-même notre invincible besoin de délimiter et de terminer, quand, voulant exprimer l’infiniment beau, nous disons une beauté achevée ? Une fois barricadés et fortifiés dans notre moi, c’est alors que nous essayons d’en sortir. Il semble que nous n’ayons amoncelé tant d’obstacles que pour nous en rendre le saut plus méritoire. Mais le bouddhisme supprime les frontières. Mon être ne commence ni ne finit dans les limites de ma personne, et l’inconnue que j’appelle mon âme est au fond de tout ce qui vit. Le mot altruisme ne signifie rien.


Insensé qui croyais que je n’étais pas toi !


Je suis toi, et je suis aussi le songe de la pierre, le demi-sommeil du végétal, le souffle de la bête, l’énergie qui se cache sous les mille formes de la nature. Comment sortirais-je de moi ? Je m’étends encore plus loin que ne volent mes désirs. Imaginer des personnalités distinctes, de petits mondes bornés : quelle détestable illusion ! Je participe aux peines et aux plaisirs de l’univers et je n’ai même d’autre existence que d’y participer. J’embrasse tous les êtres en mon être ; et la sympathie n’est que la conscience de cette vérité suprême.

Les Japonais acceptent « ce grand mystère de l’éthique » comme les chrétiens les mystères de leur foi. Leur ancien état social où l’homme s’appliquait expressément à ne point différer des autres hommes, où le code n’admettait ni la propriété personnelle ni le droit de tester, transposait ainsi dans la communauté civile l’unité mystique du bouddhisme. Ne vous étonnez pas qu’ils n’aient conçu ni la liberté, ni même la « charité. » Ce sont des idées individualistes. Ils en appelleront à la douceur, à la résignation, et, comme le dit Schopenhauer dans ses admirables pages sur la Sympathie, « ils demanderont grâce plutôt que justice, nous ramenant à ce point de vue d’où les êtres apparaissent tous fondus en un seul. » De là, parfois, dans leurs romans ou leurs légendes, des coups de théâtre qui nous déconcertent. Il me souvient d’un conte tragique où, héroïquement trompé par la femme qui est en son pouvoir et ne veut pas lui appartenir, l’amant se glisse chez elle dans la nuit sombre et lui coupe la tête, croyant couper celle du mari. Le lendemain, pris d’épouvante, il accourt, se jette aux pieds de son rival, lui confesse son crime, lui tend son sabre ensanglanté. Mais le mari recule et s’écrie : « Comment pourrais-je tuer un homme qui l’aimait ! » Représentez-vous ce qu’une telle scène, non préparée, soulèverait chez notre public de révolte et même de dégoût. Mais relisez le passage de Schopenhauer : « Si tu pouvais, par un effort de ta haine, pénétrer dans le plus détesté de tes adversaires et là parvenir jusqu’au dernier fond, alors tu serais bien étonné : ce que tu y découvrirais, c’est toi-même. Tu es cela ! » Mari et amant se retirent tous deux dans un monastère bouddhiste.

Les plus humbles Japonais perçoivent sous les phénomènes de multiples correspondances. Leur sentiment de la nature est tel que si j’en voulais rendre l’acuité je le qualifierais d’égoïste. Ils chérissent dans le brin d’herbe ou le papillon ce qu’ils ont en eux-mêmes d’énigmatique et d’éternel. Leur langue renferme un mot intraduisible et dont le sens est indéfinissable : giri. Le giri, c’est l’obligation morale la plus ténue et la plus forte ; c’est le fil invisible où deux cœurs sont joints, alors même qu’ils n’éprouvent l’un pour l’autre aucune tendresse. On se tue par giri, on fait le bien, quelquefois le mal, par giri. Le giri explique, excuse ou justifie des milliers d’actes dont le mobile nous échappe. Un jeune bonze propose à une courtisane de s’enfuir avec lui. Elle refuse et tous deux s’empoisonnent. On arrive, on les sauve, on demande à la femme pourquoi elle a voulu mourir. Est-ce par amour ? Son amant n’était qu’un hôte de passage. Par misère ? Elle secoue la tête et répond : « Le giri l’ordonnait. » On dirait qu’à certains momens, l’âme se reconnaît dans une autre âme et, passive, s’y abandonne à sa destinée.

Cette puissance de la sympathie les amène souvent à des vertus aussi belles, aussi pures que les vertus chrétiennes. Mais il y reste toujours de l’inexprimé. Le bouddhisme ignore l’effusion, cette ivresse impétueuse et charmante du cœur qui s’ouvre un passage et se précipite en d’autres cœurs. Son évangile proche le silence. Au Japon la douleur ne crie pas, l’amour ne s’épanche pas, le deuil sourit, l’abnégation se tait. L’isolement apparent des âmes qui m’a tant frappé sur la terre japonaise, je l’ai compris du moment où ces âmes ne formaient qu’une seule âme. Autant les Japonais aiment les longs bavardages et les complimens interminables, autant ils demeurent réservés sur tout ce qui touche au tréfond de l’être. Ils excellent à parler pour ne rien dire, mais sitôt qu’ils auraient à dire, ils refoulent les inutiles aveux et s’en remettent au mystère qui les identifie du soin de se faire entendre. Un résident européen me contait qu’il avait fréquenté pendant quinze ans un ménage japonais sans avoir jamais surpris entre l’homme et la femme le moindre témoignage d’affection. Tous deux, l’épouse déférante et silencieuse, le mari dédaigneux et taciturne, ne semblaient avoir de commun que le toit de leur maison. Ils ne mangeaient pas ensemble, ils ne sortaient pas ensemble, ils n’associaient ni leurs rêves ni leurs plaisirs. Cependant l’homme tomba gravement malade et fut bientôt moribond. « J’étais là, me disait mon compatriote, quand il sentit la mort. Il prit doucement la tête de sa femme et l’appuya un instant sur son épaule. Puis leurs yeux humides se rencontrèrent, et je n’ai jamais vu de plus beau regard d’amour. »

L’incroyable force de silence des Japonais imprime à leurs renoncemens la mélancolie du sourire, donne à leurs sacrifices un prolongement infini. Leurs âmes se créent des agonies exquises. Ils dissimulent leur sensibilité comme ils font de leur vraie richesse. Un Européen marié avec une Japonaise avait un fils que le frère de sa femme adorait. L’enfant mourut, et l’oncle maternel, qui chaque jour traversait Tokyo pour s’asseoir au chevet du petit malade, accueillit la triste nouvelle d’un hochement de tête et d’un demi-sourire. Rien, durant les deux jours qui précédèrent l’enterrement, ne trahit chez lui la moindre émotion. Mais la dernière nuit il pénétra dans la chambre mortuaire, et le père, qui du fond de son fauteuil semblait assoupi, le vit s’approcher du cadavre et brusquement éclater en sanglots.

Le Japon est plein d’histoires aussi simples que ses temples shintoïstes, et qui nous étonnent moins encore par leur sublimité que par l’aisance naturelle où les cœurs entrent dans le sublime. Je n’en veux citer qu’une : elle me paraît d’autant plus éloquente que les Japonais n’y trouveraient rien d’exceptionnel.

En 1812 un capitaine russe, Rikord, envoyé pour négocier le rachat du capitaine Golownin qui, l’année précédente, dans une exploration des Kuriles, était tombé au pouvoir des Japonais avec tout son équipage, s’empara d’une jonque et en retint le patron comme otage. C’était un armateur, du nom de Kahi, assez riche, et qui, sans appartenir à la classe des samuraïs, avait pourtant le droit de porter un sabre. Il fut emmené en captivité à Okhotsk, et sa famille le crut perdu. Son meilleur ami, désespéré de cette infortune que l’horreur des étrangers rendait pire que la mort, distribua ses biens aux pauvres et, comme nos saints au désert, se retira sur une montagne. Cependant les Russes, touchés de sa noblesse et de sa dignité, ramenèrent leur prisonnier, et Kahi rentra dans sa ville. Il y apprit ce que son ami avait fait. Il ne lui envoya point de messagers ; il n’éprouva pas le besoin de le serrer dans ses bras ; il ne songea pas à partager ses biens avec l’homme qui, pour l’avoir aimé, s’était appauvri. Mais ce Kahi comptait parmi ses enfans une fille que, depuis des années, il avait chassée de sa maison. Aux parens, aux amis qui l’avaient supplié de lui pardonner son inconduite, il avait toujours répondu que l’honneur le lui défendait. Tous les efforts s’étaient brisés contre sa décision irrévocable. Or il oublia la honte, il s’imposa de fléchir son orgueil puritain, il reconnut le sacrifice par le sacrifice, il rappela sa fille, ne doutant point, disait-il, que son ami le saurait un jour et comprendrait.

De tels sentimens émergent des profondeurs bouddhistes. Ils ont l’inexprimable beauté de ces fleurs de lotus qui s’épanouissent au crépuscule sur l’eau d’un étang solitaire. Oh ! je sais qu’il y a de la vase dans l’étang ! Je n’ignore pas que le bouddhisme japonais est mêlé d’impuretés ignobles ; que ses prêtres sont trop souvent incultes ou scandaleux ; et je ne pense pas que ses philosophes aient ajouté beaucoup à la gloire de la doctrine. Ils ont subi l’ascendant d’une métaphysique dont ils adoptèrent les conclusions bien plus qu’ils ne les enrichirent. Leurs douze sectes rivalisent d’arguties et de basse scolastique. Leur fameux apôtre Nichiren qui s’écriait : « Rien ne peut m’émouvoir si ce n’est d’être vaincu dans la discussion par un homme plus sage que moi, mais je ne crois pas que cet homme se rencontre jamais ! » me produit l’effet, au point de vue intellectuel, d’un médiocre penseur. Le bouddhisme ne nous intéresse que vu ou entrevu avec les yeux des humbles et des braves gens. Tout ce qu’il y a de grâce dans l’évangile du lotus, de mélancolie dans son pessimisme, de tendresse dans son désespoir, les Japonais en ont précieusement parfumé leur intimité, embaumé leurs vertus. Leur idolâtrie aux masques chinois n’a pas trop alourdi leur rêve. Ses superstitions grimaçantes ont des pieds légers qui ne meurtrissent point les cœurs. Un air doux et limpide circule autour de leurs autels. J’oublie l’horrible face du dieu Emma, pour me rappeler que ce roi des Enfers laisse un ou deux jours par an respirer les damnés. Il lui sera tenu compte de ces deux jours sur toutes les terres et dans tous les ciels ! Et je ne me sens pas le courage de ne pas aimer la Kwannon au beau visage et aux yeux tristes, la Kwannon si chastement drapée, la divinité la plus populaire, la déesse de la Commisération.


IV

Shintoïsme et bouddhisme influèrent forcément l’un sur l’autre. Le shintoïsme tempéra l’ivresse bouddhiste et retint les Japonais aux pentes funèbres où d’autres peuples roulèrent. Son culte de la patrie leur fut une ancre dans la fuite éternelle de l’univers. Le bouddhisme corrigea l’indigence et la rusticité du culte primitif. Les deux religions se firent souvent, dans le même temple, des concessions réciproques, l’une se relâchant de sa simplicité campagnarde, l’autre de sa pompe voluptueuse et nostalgique. Ce fut l’alliance du savetier et du financier. Le financier y perdit un peu de sa tristesse, le savetier un peu de son entrain.

Mais bouddhisme et shintoïsme, que deviennent-ils dans la subite irruption des idées occidentales ? Les découvertes de l’Europe infirment les concepts du shinto. L’active trépidation de la vie moderne dérange l’idéal du bouddhisme. La foi des Japonais n’est plus d’accord avec leur nouvel état. L’harmonie religieuse de l’empire est rompue. Que la science européenne s’amuse à retrouver des pressentimens de vérité dans les symboles topiques d’un vieux culte et des intuitions prodigieuses dans la métaphysique hindoue, ces divertissemens n’empêchent pas que notre civilisation par son indépendance à l’égard du passé, son respect de l’individu, ses progrès industriels, ses convoitises, ses instincts démocratiques et l’insolence de sa ploutocratie, ne contredise brutalement les principes de la société japonaise et n’en déchire avec violence l’atmosphère religieuse. Cela est si vrai que le bouleversement politique du pays, comme toutes les révolutions où les âmes désemparées chassent sur leurs ancres, a provoqué des accès de mysticisme, suscité des visionnaires et des prophétesses.

Une femme nommée Miki, originaire de la sainte province du Yamato, se prétendit éclairée d’une soudaine illumination et entraîna des milliers de cœurs. Elle est morte depuis douze ans, mais sa bonne nouvelle s’est répandue par toutes les provinces. Le Ten-ri-Kyô, assemblage de conceptions bizarres et de dieux shintoïstes, a ses temples, sa légende miraculeuse, ses livres de révélations, ses mystères, ses orgies sexuelles, ses initiés. On y annonce qu’un temps viendra où le genre humain reconnaîtra le Japon comme son premier séjour, la prophétie de Miki comme la vérité divine. Alors une rosée céleste tombera sur le tertre verdoyant où les dieux générateurs Izanagi et Izanami célébrèrent leur nuit de noces. Et l’aveugle recouvrera la vue, le muet la parole, le sourd l’ouïe, le boiteux marchera, le lépreux guérira, et les fous se réveilleront de leur mauvais rêve. Prenez garde que ces prédications excitantes sont d’autant plus dangereuses qu’elles trahissent chez un peuple ébranlé dans sa foi séculaire et humilié par la conquête irrésistible de l’Occident, non seulement le désir d’une croyance et d’un soutien nouveaux, mais encore le besoin de surmonter l’humiliation et d’imaginer une mystique revanche.

L’espoir dont le Ten-ri-Kyô abuse les simples trouve un écho dans l’officine des écrivains et des philosophes. L’importation des ouvrages européens a produit une renaissance des études religieuses. Les travaux de France et d’Allemagne ont secoué çà et là l’ancienne torpeur des dignitaires bouddhistes. Mais en même temps que les Japonais apprennent à mieux connaître leur religion, ils en exigent la réforme. Le vieux bouddhisme pensif et triste les effraie comme s’ils craignaient d’avoir le sort du patriarche Daruma, de la secte Zen, lequel perdit ses jambes pour être resté trop longtemps en méditation. Ils veulent marcher, se hâter, courir, dépasser l’agile Européen. Ils rêvent d’un néo-bouddhisme qui serait « démocratique, empirique, optimiste. » De gros livres ont été publiés sur la matière. Et ce néo-bouddhisme optimiste, empirique, démocratique, m’a remis en mémoire certain néo-christianisme qui n’attesta naguère chez nos doux intellectuels que la ruine prétentieuse de l’esprit chrétien. D’ailleurs les Japonais, imitateurs incorrigibles, tiennent encore plus au réformateur qu’à la réforme. La gloire de posséder un Martin Luther a tourmenté leur sommeil. « Si une religion relativement inférieure, telle que le christianisme, écrit l’un d’eux, a pu être régénérée par l’indomptable foi d’un Luther, que ne doit-on pas attendre du bouddhisme lorsqu’un semblable apôtre y portera sa flamme ! » — « Au point de vue religieux, dit un autre, la situation du Japon vis-à-vis du reste de l’univers est comparable au soleil. Les fondateurs de religions, comme le groupe des planètes, gravitent vers notre archipel. Nous affirmons qu’il sera le dernier champ de bataille où les dieux livreront leurs derniers combats. » Le néo-bouddhisme japonais, n’en doutez point, a reçu la mission providentielle d’unifier les croyances humaines et de donner au monde sublunaire une foi définitive. Je préfère encore la rosée du Ten-ri-Kyô à cette espèce de shintoïsme bouddhiste et lyrique. Mais l’une et l’autre expriment la même exaspération de vanité blessée et le même désarroi intérieur.

Seuls les Japonais qui se font chrétiens me semblent introduire dans leur vie une logique salutaire. Admettez un instant que nos maîtres nous imposent, sans que nous l’ayons jamais demandé, des institutions, des codes, des coutumes empruntés à l’Extrême-Orient et imprégnés de bouddhisme. Les plus résignés d’entre nous se prendraient le front à deux mains et s’écrieraient : « Sous peine que notre tête éclate, commençons par nous faire bouddhistes ! » Sociétés de bienfaisance, Hôtels-Dieu que visite l’impératrice, tribunaux où l’individu se réclame de ses droits, lois plus équitables, divorce plus malaisé, habitudes sociales et domestiques modifiées par le sentiment de la pudeur, ces institutions et ces nouveaux usages, tirés de l’Europe, sont tous marqués au coin du christianisme. Et cependant la religion occidentale ne parait pas devoir s’introniser au Japon. Rien dans le bouddhisme n’y répugne absolument, si ce n’est peut-être ses analogies extérieures avec le catholicisme et sa ressemblance intime avec l’indiscipline protestante. Avez-vous remarqué que souvent une langue étrangère nous est d’autant plus difficile à bien parler qu’elle se rapproche davantage de notre langue natale ? Nos missionnaires n’arrivent point à convertir les musulmans qui ont presque mis au rang de leurs prophètes Jésus, fils de Marie. Mais le catholicisme avait surtout contre lui sa banqueroute sanglante sous les premiers Tokugawa, le déplorable souvenir des moines espagnols et son titre de religion romaine, où l’orgueil national du Japon flairait une obscure menace. Ce n’est qu’à force de prudence, d’amour, d’intelligence aimable et libérale, de dévouement aux intérêts indigènes que nos missionnaires sont parvenus à former des confréries de catholiques excellens. J’ai rencontré parmi leurs catéchumènes des âmes où la noblesse chrétienne s’alliant à la politesse japonaise composait un tout rare et délicieux. Néanmoins la magnifique discipline dont notre Eglise a, depuis deux mille ans, maîtrisé tant de passions, remporté tant de victoires sur la chair humaine, résisté à tant d’assauts, inspire aux Japonais les plus intelligens le désir de lui emprunter sa pompe, ses dignités, ses processions, ses règles même pour raffermir l’autorité chancelante de leurs sectes religieuses. Et si leur idée fait honneur aux missionnaires français, dont ils proposent souvent l’exemple à leurs bonzes, c’est tout de même une étrange chimère que de vouloir « catholiciser » le bouddhisme, essentiellement anarchique.

Le protestantisme, lui, se crut plus de chances de réussir. Ce n’était point que son passé prouvât moins d’intolérance. En janvier 1843, un grand meeting de pasteurs se tint à Londres pendant la guerre de l’opium, la plus abominable qu’une barbarie civilisée ait jamais entreprise. Ils rendirent grâces à Dieu d’avoir permis que l’Angleterre, par les brèches ouvertes à son poison, eût frayé dans l’empire chinois des routes à l’évangélisme. L’Américain Richard Hildreth, qui cite le fait, ajoute : « Ni les lettres des missionnaires jésuites, ni l’histoire de leurs missions ne m’ont rien fourni de comparable à ce spécimen du zèle protestant. » Mais, Anglais ou Américains, les clergymen se présentaient aux yeux des Japonais comme les annonciateurs d’une religion nouvelle, optimiste, pratique, accommodée aux transformations du monde moderne, individualiste et telle que chaque peuple pût l’adapter à ses convenances et la modeler sur ses fantaisies. Leur assurance d’Anglo-Saxons et leur appareil scientifique aidèrent encore à leur premier succès. Beaucoup de ces pasteurs étaient des hommes distingués, professeurs, historiens, médecins, naturalistes. Leur chapelle avait des lumières de laboratoire. Les Japonais, charmés qu’on s’adressât à leur raison, s’empressèrent de feuilleter la Bible et conçurent une église nationale qui restituerait au christianisme son ingénuité galiléenne et qui même nous apprendrait à débrouiller, mieux que nous ne le fîmes, les petites difficultés de notre théologie. Mais il se produisit ce curieux phénomène que le protestantisme entre les mains païennes de ces nouveau-nés à la réforme, comme si sa logique interne échappait à tout régulateur, atteignit du premier coup le dernier terme de son évolution : le rationalisme. En 1893, dans une assemblée des presbytériens de Tokyo, on décida que les doutes qu’ils pourraient avoir de la divinité de Jésus-Christ n’empêcheraient point les pasteurs scrupuleux de rester en charge, car, disait-on, « si la foi en la divinité de Jésus était exigée, un grand nombre de ministres devraient abandonner leur chaire. » lien fut de la religion protestante au Japon comme du parlementarisme qui, dans l’espace d’un jour, passa de la verdeur à la maturité et à la corruption. Le Japonais se couche protestant et se réveille rationaliste. Et je ne demanderais pas mieux que d’y applaudir, si j’avais confiance dans une raison aussi vite émancipée.

D’ailleurs, de toutes les tendances européennes, seule l’irréligion de nos esprits forts satisfait pleinement les parvenus et les nouveaux maîtres du pays. Les missionnaires se sont heurtés aux mêmes objections où se retranchent nos libres penseurs. Le Japon n’avait guère changé depuis le commencement du XVIIe siècle : seulement cette fois, la Bible expliquée aux aumôniers du roi de Pologne et la philosophie de Paul Bert avaient traversé les mers et débarqué du même paquebot que les apôtres. « La religion, n’étant en somme qu’un reste des âges barbares et incultes, ne saurait convenir à une époque où l’esprit humain est en pleine efflorescence. Tant qu’un pays demeure attaché à sa religion, ce pays ne peut prétendre ni à la civilisation, ni à la puissance, ni à la richesse. Les grands pays d’Europe et d’Amérique ont eu raison des entraves du christianisme. Il faut les féliciter de leur courage. La France et la Suisse ont enfin prohibé de leurs écoles tout enseignement de morale religieuse… » Qui parle ici ? Est-ce ton ombre, ô pharmacien d’Yonville ? Est-ce un anticlérical des Batignolles ou de Pantin ? Non, j’emprunte ces lignes à un article sur le vice constitutionnel de la morale religieuse paru en 1898 dans une revue japonaise qui fait autorité en matière d’éducation. Je crains que son auteur n’ait l’esprit un peu bien simpliste. Mais, comme ses compatriotes les politiciens ont cru de bonne foi par les exemples étrangers qu’il suffisait d’étrangler ses scrupules pour devenir un homme politique, le spectacle superficiel de l’Occident l’a persuadé qu’il suffisait d’étouffer les croyances religieuses d’une nation pourque cette nation devînt un grand peuple. Son opinion, les Japonais des hautes classes ne sont pas éloignés de la partager et de la professer. Les membres du gouvernement et surtout ceux qui les gouvernent commencent à englober dans le même dédain christianisme et bouddhisme. Les doctrines de désintéressement les gênent aux entournures. L’élite intellectuelle du Japon meurt un peu chaque jour à la vie intime de sa race. J’aime, malgré sa rudesse, ce vieux proverbe de pêcheurs russes ou grecs, que c’est toujours par la tête que pourrit le poisson.

Le peuple, lui, ce réservoir de dévouement et de piété, ne paraît pas avoir encore trop ressenti le pouvoir desséchant des idées antireligieuses. Les Japonais n’ayant jamais pâti du fanatisme clérical ne souffriront peut-être jamais de l’autre, plus mortel. Mais si leurs maîtres imprudens finissaient par les détacher du culte des ancêtres et ruinaient en eux la « sympathie » bouddhiste, on aurait tout à craindre de ce peuple qui n’eut d’autre discipline morale que sa mélancolie et ses traditions. Heureusement la religion des aïeux, où le bouddhisme et le shintoïsme ont accordé leurs efforts, persiste au cœur de la foule avec une incroyable vitalité.

Du temps que j’étais à Tokyo, il se passa dans un village de l’Ouest une histoire qu’un témoin me conta et qui prouve non seulement comme en matière de religion les malentendus sont faciles entre Européens et Japonais, mais aussi combien le peuple, averti par son instinct de conservation, reste attaché au respect de ses morts.

Deux diaconesses anglaises étaient venues catéchiser ce village, et, selon leur habitude, pensèrent qu’un peu d’argent bien distribué aplanirait à leur parole le chemin des âmes. Elles trouvèrent une pauvre fille orpheline et endettée qui, moyennant dix francs par mois, se laissa toucher de la grâce. Les deux dames la baptisèrent, chantèrent des psaumes et, de prêche en prêche, promenèrent leur conquête. Mais un jour elles découvrirent dans un coin de son logis les tablettes funéraires de ses parens, ces tablettes sacrées dont la néophyte n’avait pas eu le courage de se défaire, dernier vestige et suprême objet de son idolâtrie. Les protestantes anglaises n’ont pas la tolérance coupable des jésuites. Elles signifièrent à leur catéchiste que si ces planchettes diaboliques ne disparaissaient de sa demeure, sa rente mensuelle lui serait coupée. Toutefois elles lui donnaient à choisir, de les enterrer ou de les jeter à la rivière. La fille, qui comptait sur sa rente pour payer ses dettes, consentit au sacrifice. Le soir venu, elle se glissa dans un champ, mais, prise de terreur, elle abandonna le trou commencé et courut d’une haleine jusqu’au torrent où, les yeux fermés, elle lança, les âmes de ses père et mère. On la vit. Le village connut la profanation. Personne n’avait jugé mauvais qu’elle se fît chrétienne, mais, de ce jour, tout le monde s’éloigna d’elle, et les enfans même évitèrent la réprouvée. Cependant les diaconesses, lasses de prêcher au désert, dirent à leur convertie : « Nous allons partir, et, maintenant que vous voici tout à fait chrétienne, vous comprendrez que nous réservions nos faibles ressources aux progrès de notre œuvre. » La fille fut atterrée. Elle revint trouver les dames et leur expliqua sa situation, et que, pour payer ses dettes, n’ayant plus que son corps qui lui appartînt, elle serait sans doute obligée de le vendre. Les Anglaises se récrièrent d’horreur, comme si les démons de la luxure les eussent assaillies. « Allez-vous-en, nature abominable ! fille perdue ! » La pauvre fille sourit, salua jusqu’à terre, et s’en alla tout droit à la maison de joie. Mais, bien qu’elle fût jolie, on ne voulut point l’y recevoir, car on savait son crime, et tous les hommes eussent déserté l’hôtellerie d’amour si l’enfant sacrilège en avait passé le seuil. Elle dut poursuivre sa route jusqu’au Yoshiwara d’une ville lointaine, où elle tremble encore qu’un hôte de son pays l’y reconnaisse un jour...


ANDRE BELLESSORT.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1899, 15 janvier et 1er mars 1900.