Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/21

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 334-344).

Chapitre II

SAINT-JEAN D’ACRE — GALLIPOLI


Saint-Jean d’Acre — Tyr — Sidon — Beyrouth — Tripoli — Alexandrette — Mersine — Île de Chypre — Angora — Famagouste — Limassol — Larnaka — Adalia — Île de Rhodes — Smyrne — La mer Égée — Troie — Les Dardanelles — Gallipoli — La mer de Marmara.


16 mai — Nous quittons Haïfa à 6 heures p.m., et partons pour Beyrouth que nous atteindrons demain matin.

La nuit est belle ; la lune commence à éclairer suffisamment pour rendre la mer et ses contours intéressants. Nous longeons la côte. Saint-Jean d’Acre, à droite, ne se signale que par quelques lumières. Le mont Carmel éclaire son sommet de sa petite lanterne qui remplace bien faiblement son phare d’avant-guerre. Depuis notre traversée de Tunis à Naples, en août 1907, c’est la première fois que nous nous embarquons sur les flots si agréablement bleus, si profondément transparents de la Méditerranée. Le fond se voit à quarante pieds. Cette mer a la particularité d’être pour ainsi dire sans marée, à peine un mètre.

17 mai — Dans la nuit, nous avons passé vis-à-vis Sour et Saïda — Tyr et Sidon… Tyr, berceau d’Astarté, qui fut la gloire de la Phénicie, qu’Ézéchiel menaça des pires châtiments dans ses prophéties, après les plus sages avertissements, à cause de sa vie mondaine, débauchée et scandaleuse. Nabuchodonosor en fit le siège pendant treize ans et finit par la conquérir. Elle fut détruite par Alexandre le Grand. Jésus et saint Paul la visitèrent, et saint Jérôme en fait une description pompeuse. Saladin tenta vainement de la conquérir. C’est là que repose, depuis 1190, le farouche corsaire, Frédéric Barberousse. Les Francs l’occupèrent durant près de deux siècles et furent contraints de l’abandonner après la prise de Saint-Jean d’Acre. Les Musulmans se chargèrent de la raser. Aujourd’hui, elle n’est plus qu’une petite ville de six à sept mille habitants. On ne trouve que peu de vestiges de son ancienne splendeur. Çà et là quelques fondations, débris de murs et de digues qui redisent, d’une façon bien obscure, ce que fut l’une des vieilles reines de la Phénicie.

Sidon a subi à peu près le même sort. Elle compte aujourd’hui environ douze mille habitants ; elle est, à bon droit, orgueilleuse de ses jardins magnifiques. Homère l’a chantée comme la cité riche en airain.

Nous jetons l’ancre à Beyrouth à 7 heures du matin ; jolie, vue de la mer. Population : cent cinquante mille habitants. Nous descendons y passer la journée. Notre première visite est à la foire dont nous avons entendu parler depuis notre arrivée à Port-Saïd. Elle n’est pas intéressante ; la France a l’habitude de faire mieux.

Beyrouth est située sur la mer, dans une vallée très fertile, entre le mont Saint-Dimitri et le Ras-Beyrouth. Son climat est doux. La ville est malpropre, la population : inquiète, nerveuse ; la guerre a tant bouleversé ! Le mont Liban domine toute la région de ses sommets, neigeux pour une bonne partie de l’année. La principale place de la ville est la Place des canons ou de l’Union que la nouvelle administration est en train de nettoyer en y élevant les kiosques de la foire.

De cette ville et de Damas sont venus la plupart des Syriens de Montréal.

Le Crédit Lyonnais de Jérusalem, sur lequel j’ai tiré, m’a remis de la monnaie anglaise et égyptienne, en m’affirmant que ces monnaies avaient cours en Syrie comme en Palestine. Et voilà qu’il m’est impossible, ici, d’entrer à la foire, d’acheter un timbre-poste, de retourner à mon bateau, à moins d’avoir de la monnaie syrienne ! L’administration a interdit la circulation et l’échange de toutes monnaies étrangères et surtout de la monnaie égyptienne. Après une scène de tous les diables à la direction de la Banque Ottomane, je réussis à obtenir $2.00 valant de numéraire syrien, somme que j’estime plus que suffisante pour payer mes bateliers, avec qui j’ai convenu de prix savoir, trente piastres syriennes pour deux personnes. Le marché fut discuté, arrêté et conclu en présence des officiers du contrôle, sur le quai.

Nous partons. À vingt-cinq pieds du bateau, les deux bateliers nous somment de les payer avant de monter à bord. Je m’exécute en leur présentant les trente piastres convenues, mais les bandits exigent le double, refusent de nous laisser embarquer et nous tiennent au large jusqu’à ce que je leur aie versé la rançon. « C’est la mode à Beyrouth », me disent les habitués ; « vous ne trouverez cela ni à Chypre, ni à Rhodes, ni même en Turquie où les Anglais, les Italiens et les Turcs contrôlent respectivement. »

Par les derniers traités, la France a exigé la Syrie qui était sous la domination des Turcs ; le général Gouraud est l’administrateur.

18 mai — Tripoli. Jolie petite ville d’une trentaine de mille habitants, divisée en deux parties assez éloignées l’une de l’autre : El-Minâ et Tripoli proprement dite. On voit la masse colossale d’un château fort qui réunit deux montagnes. Il fut construit au douzième siècle par Raymond de Saint-Giles, comte de Toulouse. Sur la rive : les ruines de deux tours — il y en avait six à l’origine — dites tours des lions. Quelques-uns prétendent qu’elles ont été bâties par Richard Cœur de Lion ; de là leur nom.

Le soir, nous sommes à Alexandrette, au fond de la baie du même nom. Depuis Haïfa et Saint-Jean d’Acre, où nous avons quitté le Carmel, le Liban suit la côte jusqu’ici. À cinquante ou soixante milles et plus, à l’intérieur, se trouvent Damas, Alep, Ba’albeck et Palmyre, avec leurs ruines fameuses, entre autres les temples de Jupiter, du Soleil et l’Acropole. Nous sommes à la frontière de la Syrie et de la Séleucie. Le mont Taurus apparaît comme fond de scène et ses ramifications entourent le port, le plus grand de la Syrie. Cette ville fut fondée par Alexandre le Grand, au commencement du quatrième siècle, probablement après la bataille d’issus. Elle devait servir de point de départ aux caravanes qui se dirigeaient vers l’intérieur de la Mésopotamie, sur Mossoul et Bagdad.

Nous partons vers midi. La scène est des plus pittoresques ; la mer est douce et d’une transparence qui nous permet de voir le fond à une grande profondeur.

19 mai — À 7 heures a.m., nous abordons à Mersine, ville très caractéristique, d’une vingtaine de mille habitants. En une heure, nous la parcourons. Nous visitons le palais (?) de l’administration française qui exerce maintenant le protectorat. Ce territoire est encore en guerre. Depuis l’armistice, les Grecs et les Turcs, sous la direction de Mustapha-Kémal, le généralissime du sultan de Constantinople, Méhémet VI, se disputent ce territoire et l’Anatolie. La ville est entourée de tranchées qu’occupent les troupes françaises. Nous sommes reçus à la Banque Ottomane par le directeur, M. Pandelidès, qui a l’amabilité de nous changer cinquante livres égyptiennes pour vingt-huit mille six cent trente-huit piastres turques. Je n’ai jamais eu tant de papier-monnaie dans mes goussets ; gonflés comme des outres, ils menacent d’éclater.

Tarse, la patrie de saint Paul, et Adana sont à soixante-sept kilomètres de cette ville. C’est à ce dernier endroit qu’eut lieu, en 1909, le terrible massacre de Chrétiens par les Turcs. L’état de guerre actuel a ralenti l’ardeur du fanatisme turc et des persécutions ; elles recommenceront bientôt.

20 mai — Nous quittons Mersine à 4 heures p.m., à destination de l’île de Chypre que nous atteindrons demain matin.

Nous toucherons deux ports de cette île célèbre : Larnaka et Limassol. L’île de Chypre appartient à la Turquie ; elle est administrée par l’Angleterre, depuis 1878. Cela se voit dès notre arrivée ; le capitaine du port vient nous saluer à bord en uniforme kaki.

Un manifeste en langue française, distribué abord par les Turcs, fait voir que les méthodes allemandes ont des imitateurs. Je le cite textuellement sans en corriger les fautes :


Méfaits Grecs


« Angora, le 25 avril 1921.


« Le Métropolitain grec de Seuké qui est arrivé à Ballatchik, exhorte la population grecque à s’enrôler dans l’armée hellène et excite les soldats grecs à commettre des vexations contre la population turque. Les “Grecs arrêtèrent et expédièrent à Athènes 59 notabilités d’Ouchchak. Ils augmentent de jour en jour leurs excès sous prétexte de chercher des armes. Le Commandant Grec de Balattchik, sous prétexte que quelques soldats grecs sont atteints d’une certaine maladie, rassembla toutes les femmes des villages dans les mosquées et leur a fait subir par force un examen médical, et quelques-unes parmi elles furent même violées. Des hommes internés dans les églises furent lâchement battus, et certains d’entr’eux tués à coups de bâtons. Un officier grec a amené par force à Smyrne, la fille de Sari-Hassan, notable de Kermindjik, et âgée de 14 ans, et l’a contrainte à se marier avec lui, suivant usage chrétien, et de plus, cet officier a fait tuer le père de la pauvre fille. Les atrocités et les cruautés grecques sont arrivées à leur comble. Un groupe musulman, composé de garçons, femmes et petits enfants, ont été introduits dans une maison dans la ville d’Izmit même et brûlés vifs. On a commis même la sauvagerie de couper le nez et les oreilles de plusieurs innocents. Le capitaine du bateau russe Kertch a vu de ses yeux ces actes tragiques et barbares. »

22 mai — Durant la nuit, nous avons passé à Famagouste. Fondée trois siècles avant Jésus-Christ, par le roi d’Égypte Ptolémée Philadelphe, elle fut tour à tour occupée et fortifiée de gros murs par les Grecs, les Croisés, les Génois, les Vénitiens et les Turcs ; ces murs existent encore en partie. La cathédrale catholique Saint-Nicolas a été transformée en mosquée. À un jour de voyage d’ici se trouvait Salamine. « Fondée, disait-on, par Teucer, personnage homérique, fils de Télamon, Salamine était dans l’antiquité la ville la plus importante de l’île. » Son nom nous rappelle les luttes terribles entre les Grecs et les Perses. De Famagouste, le chemin de fer conduit à Nicosie, la capitale, à soixante-et-un kilomètres dans l’intérieur. Cette ville est de forme parfaitement circulaire et entourée d’une haute muraille flanquée de onze bastions.

Court séjour à Larnaka. Nous mouillons le soir, à 4 heures p.m., à Limassol. Nous cherchons en vain à acheter de la célèbre dentelle de Chypre. Nous nous dédommageons en apportant à bord une bouteille du bon vin de cette île, du vrai nectar. Un peu plus tard, nous contournons la pointe de Paphos où naquit Vénus.


« Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
« Secouait, vierge encore, les larmes de sa mère
« Et fécondait le monde en tordant ses cheveux. »


Au loin, la chaîne des monts de l’île célèbre, ferme l’horizon de sa crête irrégulière et audacieuse.

23 mai — Nous sommes en face d’Adalia, ville d’Anatolie. Ses vieux murs crénelés, ses chutes d’eau dont les rideaux de blanche écume coupent la falaise, et ses grottes pittoresques produisent l’effet le plus saisissant. Des officiers, italiens et turcs, montent à bord pour nous défendre de descendre. Tout près, les Grecs et les Kémalistes se livrent bataille. On entend les sonneries de trompettes des troupes qui se préparent au combat. Le mont Climax perce les nues de son pic élancé. Il y a huit jours, dans ce même port, les soldats turcs ont arrêté, à bord d’un navire, trois espions qu’ils ont fusillés, et constitué prisonniers quinze Arméniens qui ont dû probablement subir le même sort. Trois officiers du Campidoglio, forçant la consigne, sont allés sur la plage pour s’y baigner ; on leur a lancé des pierres. C’est plus sûr de rester à bord ; nous en prenons philosophiquement notre parti. En temps de paix et surtout en temps de guerre, la prudence est la mère de la sûreté.

24 mai — Départ d’Adalia à 4 heures p.m. ; arrivée à l’île de Rhodes le lendemain matin. Les murs d’enceinte, les tours, le château des Chevaliers sans peur et sans reproche de l’ordre de Saint-Jean, les assises légendaires du Colosse frappent nos regards émerveillés. La ville, sous le protectorat italien, a conservé tout son cachet d’antiquité. Nous parcourons la rue des Chevaliers et lisons leur devise sur chaque écusson particulier ; nous pénétrons dans le château, converti en musée, et évoquons le souvenir de tous ces vaillants défenseurs de la foi, de ces redoutables adversaires des corsaires et des ennemis de la chrétienté, sous le commandement des grands maîtres de l’Ordre depuis Gérard Tunc, Foulques de Villaret jusqu’à Villiers de l’Isle-Adam. Nous remarquons, à l’intérieur des maisons, les parquets en mosaïques de cailloux du rivage ; les dessins sont originaux et charmants. La plupart des rues sont étroites et bordées de murs en pierre de taille, murs qui datent de dix siècles et qui sont bien conservés.

Nous repartons à 4 heures p.m., enchantés de notre court séjour, regrettant de ne pouvoir passer entre les jambes du Colosse, tombé depuis longtemps. Il devait porter la tête à une hauteur prodigieuse, si l’on en juge par l’écartement des piliers sur lesquels ses pieds reposaient. On dit que les navires, à la mâture la plus élevée, y passaient, toutes voiles déployées. Époque héroïque,


Adalia — Le Port.


Adalia — Le Fort.

où les faits prenaient des proportions gigantesques, que

l’imagination aime à grandir encore et grandira toujours, de génération en génération, en vertu des lois de la projection et de la distance. Nous sortons par la porte Sainte-Catherine, aux deux tours massives, et regagnons notre bateau qui se dirige maintenant sur Smyrne.

25 mai — Arrivée à 1 heure p.m., à Smyrne, la patrie d’Homère ? « Sept villes se disputaient l’honneur de lui avoir donné naissance ». Les titres de Smyrne semblent les plus solides cependant. Trois navires de guerre, armés par les Grecs, stationnent à l’entrée du port. Le King George, puissant dreadnought anglais, arrive quelques instants après. Smyrne s’épanouit en éventail, de la mer au sommet du mont Pagus couronné des ruines d’un château fort. Au centre du panorama, un bosquet d’ifs très hauts, très droits et très verts, ombrage un immense cimetière musulman, donne du relief au tableau et de la vie au paysage. Population : près de trois cent mille. Smyrne est le poste de ravitaillement de l’armée grecque. Le commandant Raguzin du Campidoglio me signale un déchargement de restes de viande en conserves de l’armée anglaise. Il y a déjà plus de trois ans que ces provisions attendent les consommateurs ; elles doivent être suffisamment faisandées ! Pauvres soldats ! Ces boîtes contiennent trois cent mille rations. Comme l’armée grecque compte cent cinquante mille hommes, ces dix mille caisses de provisions ne dureront que deux jours. Le contenu d’un navire de dix mille tonneaux est à peine le déjeûner d’une petite armée. Ce que coûte la guerre !!…

26 mai — Promenade dans la ville, à la rue Franque, au quartier des bazars, à l’église grecque de Sainte-Épithonie, à l’église des Franciscaines, au pont des Caravanes, au Pagus. C’est la Fête-Dieu, les cloches sonnent à toute volée ; c’est aussi une fête nationale quelconque. Les drapeaux battent aux hampes et les navires sont gaiement pavoisés ; à midi : canonnade des navires de guerre pour le salut royal. À la poste grecque où nous voulons expédier notre courrier, on refuse l’argent français ; nous nous adressons aux postes françaises. Dans la plupart des pays d’Orient, les gouvernements de l’Europe ont leur système postal, celui des indigènes n’étant pas sûr.

27 mai — À quatre heures nous quittons Smyrne et jetons un dernier coup d’œil sur ses quais longs de quatre kilomètres, sur le petit tramway qu’un cheval haie péniblement, sur la mer qui bat la jetée, sur les cafés remplis d’une foule bigarrée et élégante en son genre, sur le panorama qui rappelle ceux d’Alger, de Lisbonne et de Naples, sur le sommet du Pagus et les ruines du château de l’Acropole.

Nous laissons derrière nous les îles Cyclades et Sporades, Sanios, Chios, Kos, Ikarios, Andros, Tinos, Naxos, les villes de Hieronida (Didymes), Priène, Hieropolis, Milet et Ephèse, regrettant de ne pouvoir visiter tous ces lieux célèbres que les classiques ont chantés, et dont ils ont transmis l’histoire, la poésie, à travers les siècles jusqu’à nos jours. À notre droite, se dessinent les rivages, les plaines et les montagnes de la Caramanie. Un peu d’orientation nous indique Angora, au nord-est ; à l’est : la Grèce ; au nord : la Turquie, les Dardanelles, la mer de Marmara, Constantinople, le Bosphore et la mer Noire.

Sur le soir, nous sommes en vue de Mitylène, l’ancienne Lesbos. Au fond du golfe, les ruines d’Halicarnasse, patrie d’Hérodote et de Denys. Cette mer Égée est toute l’antiquité grecque ; voici, sur la droite, Troie et ses neuf époques dont les ruines nous font suivre la trace jusqu’aux temps préhistoriques et nous rappellent Hector, Achille, Agamemnon, Ajax et la belle Hélène.


« … Amour, tu perdis Troie ! »


Comme au temps d’Homère, les navires jettent l’ancre dans la baie ; les voiliers y cherchent un refuge sûr contre les tempêtes : Sotto Troia, sous Troie, comme disent les marins.

28 mai — Le détroit des Dardanelles est le fameux Hellespont des anciens.


Le Château d’Europe, « Kelid-ul-Bahr » — Les Dardanelles, Turquie.

À 6 heures a.m., nous mouillons à Dardanelles, ville d’une douzaine de mille âmes. C’est ici où le passage est le plus étroit : trois quarts de mille. Plusieurs édifices, dont les toits ont été défoncés par les aéroplanes, durant la guerre, étalent leurs ruines sur le côté nord-est. En face est le Kelid-ul-Bahr, la clef de la mer, château composé d’une vieille tour et de forteresses plus modernes et entouré d’un village bâti sur la pointe que les anciens nommaient Kynosséma, le tombeau de la chienne, en souvenir de la reine Hécube, qui avait été changée en chienne, allusion aux imprécations qu’elle avait lancées aux Grecs qui l’emmenèrent prisonnière. Une bataille navale, entre les Athéniens et les Spartiates, fut livrée sous ce cap, à la fin de la guerre du Péloponèse. C’est ici que l’armée de Xerxès passa sur un pont flottant. Lieux célèbres aussi par les amours d’Héros et de Léandre et l’exploit de natation de ce don Juan que lord Byron voulut imiter. Il traversa le détroit, à la nage, en une heure et quelques minutes, mais il y prit une grippe dont il ne perdit jamais le souvenir.

Sur la côte d’Asie, se trouve le petit bourg de Lampsaque. Voilà ce qui reste de l’antique Lampsaque, « que Xerxès avait donnée à Thémistocle, pour lui fournir sa provision de vin » ; Lampsaque, vouée au culte de Priape, et célèbre par les mœurs licencieuses de ses habitants.

Voici, en face, du côté de l’Europe, Gallipoli, qui s’élève sur ce promontoire. Des camelots viennent à bord offrir des poteries aux couleurs criardes et de mauvais goût. Cette marchandise est spéciale à ce coin de terre ; elle est très prisée par les Turcs.

Les Dardanelles portent les traces, encore vives et empoignantes, du drame de la Grande guerre ; de chaque côté, des navires sur le flanc, à demi-coulés : le Massena, le Bouvet et plus de quinze à vingt autres. Sur la hauteur, une chapelle blanche, un ossuaire, attirent les regards, ainsi qu’un monument funéraire. C’est le champ de bataille où Anglais, Français et Australiens sont tombés par milliers sous les balles des Turcs, et où le général Gouraud, maintenant gouverneur de la Syrie, a été blessé. Cent mille Australiens sont tombés au champ d’honneur. Tout le plateau est couvert de petites croix blanches qui marquent les tombes de ces héros.

Dans l’après-midi, la vigie crie : Un cadavero ! Un cadavero ! En effet, au beau milieu du détroit, couché sur le dos, les bras au-dessus de la tête, flotte le cadavre d’un Turc, noyé depuis assez longtemps, si l’on en juge par son état de décomposition. Cependant, son costume est complet : pantalons blancs bouffants, large ceinturon rouge, gilet à boutons de métal, turban sur le chef. Cette rencontre lugubre me représente l’état actuel de la Turquie : débris, épave d’une nation, d’un peuple qui fit trembler le monde et qui flotte maintenant sur l’océan agité des passions politiques de tous les peuples de l’Orient et de l’Occident.

Nous entrons dans la mer de Marmara, l’ancienne Propontide. Le détroit des Dardanelles est maintenant désarmé ; les puissances alliées, nommément les Anglais et les Français, l’occupent et le contrôlent. C’est une des conditions du traité de Versailles.

Nous contournons l’île de Marmara et continuons sur la mer durant la nuit. Demain, à notre réveil, nous serons en vue de Constantinople, le but ultime de notre excursion en ces parages. Comme cette ville est occupée par les Alliés, nous aurons sans doute beaucoup de formalités à remplir pour y entrer et surtout pour en sortir.