Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/3

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 37-54).

Chapitre I

YOKOHAMA — TOKIO


2 novembre — Le matin, à 6 heures, lorsque nous nous sommes levés, et plusieurs heures auparavant, nous étions en vue du Japon dont le mont principal et la gloire nationale, le Fudjiyama, signale l’approche par son élévation de douze mille trois cent soixante-cinq pieds au-dessus du niveau de la mer, chiffre facile à retenir : il correspond aux douze mois et aux trois cent soixante-cinq jours de l’année.

Les Nippons ont raison d’être orgueilleux de leur Fudji. C’est un des plus beaux monts qui existent. Volcan éteint depuis longtemps, il a le profil d’un cône parfait dont le sommet, un glacier du plus pur cristal, brille, étincelle comme un diamant. Il n’est pas toujours visible ; comme les beautés rares, il a ses caprices. S’il y a nuages trop bas, brume ou fumée, le Fudji garde son éclat pour lui seul. Une passagère me fait la remarque que lors de son précédent et premier séjour au Japon, séjour d’un mois, elle n’avait pu le voir. Comme moi, ce matin, elle le contemple pour la première fois. Le soleil est radieux, l’air extrêmement pur et limpide. Bien que le mont soit à soixante-quinze milles, il reflète, jusque sur nous, les rayons horizontaux du soleil du matin. Deux heures durant, nous l’avons devant nos yeux éblouis. Nous ne pouvons nous en détacher. Il faut voir l’orgueil des Japonais se dilater, et le plaisir qu’ils éprouvent de constater que notre admiration monte au niveau de la leur. Je les comprends bien, en me reportant vers nos Rocheuses, notre Saint-Laurent, notre Niagara, notre Rocher Percé et tant d’autres merveilles dont la nature nous a dotés.

Notre descente sur le môle est très retardée ; la tempête, qui a fait rage au nord, a retenu l’Empress of Asia, du C.P.O.S. ; ce paquebot, au lieu d’arriver deux jours avant nous, n’est entré au port que deux heures plus tôt. Les bureaux de la quarantaine et de la douane ont dû faire son inspection d’abord. Premier arrivé : premier servi. Donc, il est dix heures et demie lorsque nous mettons pied à terre.

Nous nous installons, chacun dans notre jinricksha, et à la queue leu-leu, nous trottons à travers la ville. J’allais crier : « Fouette cocher », mais je dois vous faire remarquer que mon cheval est un homme. Un brave cheval, sans doute, mais un homme, après tout, créé à mon image et à ma ressemblance. Je vous avoue que j’ai été pris de pitié et même de honte de faire traîner mes deux cents livres avoir-du-poids par un petit bonhomme pas plus haut que ça. Je voulais descendre, prendre sous chaque bras l’homme et la voiture, et les emporter tous deux à l’hôtel. Mais, que voulez-vous ? mon sentiment ne peut réformer l’Orient. Comme mon cheval à deux pattes ne se trouve pas malheureux, pourquoi le serais-je pour lui ? La petite voiture est un diminutif de notre calèche de Québec ; quant au cheval, je me rappelle la chanson :


« Vous avez de beaux carrosses,
« Ne vous estimez pas tant,
« Souvent on n’y voit que des rosses,
« Au dehors comme au dedans… »


et j’en prends mon parti.

Nous arrivons au Grand Hôtel, après une course d’un petit quart d’heure. Joli, pas tout à fait oriental ; c’est plutôt européen. Personnel japonais, poli, gentil ; chambre spacieuse aux grandes fenêtres donnant sur le port. Je revois notre navire, une frégate battant le tricolore, plusieurs croiseurs japonais, une multitude d’autres bateaux, de petites embarcations de pêche, et, dominant les flots, jadis séjours de paix, des fortifications menaçantes.

Un brise-lames de plusieurs arpents protège le havre contre la fureur des vagues soulevées par les grands vents. C’est le grand port du Japon. Un peu au sud, la baie de


Un prêtre de Shinto, Japon.


Les Prêtresses de Nikko.

Mississipi, ainsi nommée, je crois, depuis l’expédition du

commodore Perry qui, en 1853, força la porte de l’Empire du Soleil Levant et l’ouvrit au monde extérieur. Avant cette époque, il était fermé, et si bien, qu’il était défendu de construire des navires pouvant aller sur les hautes mers, et que tout sujet nippon, qui sortait de l’île, n’y pouvait plus rentrer, sous peine de mort. Depuis, le Japon a prodigieusement progressé. Il a perdu un peu de ses vieux us et coutumes, mais bien des années s’écouleront avant qu’il ne devienne européen, surtout américain. East is East and West is West; c’est tranché.

Après le lunch, nous nous dirigeons dans la banlieue de Tokio, en réponse à l’aimable invitation à un thé chez le marquis Asano, invitation transmise aux passagers de première du Shinyo par télégraphie sans fil. Trajet de trois quarts d’heure. Le marquis est le président de la compagnie de navigation Toyio Kaishen Kaisha. Il est multimillionnaire, dit-on, et habite un immense château, style pur japonais. Son intendant nous reçoit sous le porche, dont la toiture en tuile, comme du reste celle des divers pavillons de la demeure princière, est pointue au sommet et relevée aux quatre coins ; c’est classique. Nous verrons cette forme particulière de toiture partout sur la terre nippone ; il y en a peu d’autres. Un style différent indique, à de rares exceptions près, un établissement étranger.

Les serviteurs nous invitent à mettre nos pieds chaussés dans des souliers de toile. Il en sera ainsi durant notre séjour dans l’empire. Il n’est pas permis de fouler le parquet des maisons du riche ou du pauvre avec les chaussures qui servent au dehors ; si l’on vous présente des babouches, il vous faut enlever vos chaussures. Les gens du peuple qui, en général, ne portent pas de bas, laissent à la porte leurs chaussures de bois (geta), ailleurs comme chez eux, et entrent pieds nus. Ils ont raison d’agir ainsi : c’est si propre dans leurs demeures. Le plancher est en natte ; les murs, les cloisons et les plafonds sont en bois naturel, ou en papier, ou en toile, ou en soie richement brodée et damassée. Il n’y a aucun meuble à l’intérieur des maisons ; toute la famille vit, boit, mange, travaille, couche par terre, sur la natte (tatami). Mais cette natte a six pouces d’épaisseur ; elle est souple, propre, hygiénique. Les coussins, draps et couvertures de lit sont dans les murs en papier, d’où on les tire, le soir, pour les étendre dans les diverses pièces où chacun prend son repos. Au visiteur, on présente un coussin (dabuton) sur lequel il doit s’accroupir et boire, en tenant à deux mains — c’est l’étiquette — la petite tasse remplie de thé qu’il est de politesse rigoureuse de vous offrir. Ce thé est accompagné de sucreries et de gâteaux.

Le langage japonais n’a pas d’expression ni de mot pour définir l’action de s’asseoir sur une chaise. S’asseoir, pour le Japonais, veut dire s’accroupir sur un coussin, Quand, pour recevoir des étrangers, il se procure des fauteuils et invite ses hôtes à y prendre place, il se sert d’une circonlocution qui signifie : « Veuillez donc vous pendre, vous accrocher à ce meuble » ; l’expression anglaise hang yourself rend mieux l’idée.

Cette digression sur la vie extérieure et intérieure, dont j’aurai l’occasion de reparler, m’éloigne de la réception chez le marquis. J’y reviens.

Nos chaussures ainsi « revêtues », nous montons à différentes salles, par de très larges escaliers en bois naturel et précieux ; les rampes et les poteaux sont incrustés de nacre de perle, de cloisonné en vermeil, artistement gravés de dessins représentant des oiseaux, des fleurs, des arbres, de petits dieux. Chaque salle est un musée d’objets d’art de toutes les époques, et dont quelques-uns remontent à quatre siècles ; deux statues de dieux ont l’âge vénérable de sept cents et quelques années ; costumes de guerriers, (samouraïs,) panoplies d’armes anciennes.

À remarquer un superbe miroir moderne de huit pieds de hauteur dont le cadre, d’un bois précieux de couleur foncée, est incrusté de centaines de figurines de nacre de perle et de coquillages finement ciselés. Ce travail est sans prix. À côté, un complet de toilette antique pour dame. Le miroir est en métal poli — le verre n’était pas encore connu — . Les murs sont drapés de tentures de soie, de couleur pâle, sur lesquelles sont brodés ou peints par de grands artistes des sujets de la nature ; montagnes, fleuves, forêts, oiseaux, fleurs de lotus et de prunier.

Au haut du troisième escalier, nous sommes introduits dans une grande salle de cent pieds par cinquante environ. A gauche et au fond : une table qui fait toute la longueur et la largeur de la pièce, et une rangée de chaises sur lesquelles nous nous asseyons. Au centre : une table où se tiennent trois jeunes filles (musume) belles comme le jour, enveloppées, comme des poupées de rêve, dans leurs kimonos d’une variété de couleurs du plus riche et du meilleur goût. Deux ou trois assistantes préparent un thé spécial de couleur verte très prononcée, que les jeunes filles servent en faisant la révérence la plus gracieuse. Ce thé s’appelle le thé de cérémonie, le thé d’honneur ; il est fait de feuilles choisies et préparées selon la formule d’une recette particulière. On en donne à peine deux ou trois cuillerées à chaque convive. Ce thé pris, nous descendons dans une autre salle, à l’étage inférieur, suivis des trois jeunes filles qui ne sont autres que les filles du prince Asano, fils du marquis, à qui nous sommes présentés ainsi qu’à la marquise Asano, mère. Le marquis est très âgé et malade. Nous y rencontrons une centaine de personnes commodément installées. Nous prenons le thé ordinaire, cette fois, avec du vin, des gelées délicatement enveloppées dans des tubes de feuilles vertes, des sucreries, des gâteaux J’oubliais de vous dire que le premier thé était aussi servi avec des sucreries en forme de feuilles et d’oiseaux, auxquelles nous avons un peu goûté. Ce qui en est resté a été soigneusement enveloppé par les jeunes filles, dans des papiers rouges et blancs en forme d’enveloppes, et remis à chacun de nous.

À l’entrée de cette salle richement décorée, un magicien fait des tours de passe-passe et un orchestre d’instruments nationaux, composé d’un homme et de deux femmes, charme nos oreilles. L’un de ces instruments est une flûte en bambou, de dix-huit pouces de longueur et d’environ deux pouces et demi de diamètre, troué comme une clarinette, mais sans clef ; il s’appelle shaku-haski ; l’autre, une boîte de six pieds de longueur par un pied de largeur et trois pouces de hauteur, légèrement recourbée dans le sens de la longueur, et sur laquelle sont tendues une dizaine de cordes, s’appelle le koto ; les cordes sont pincées comme la harpe et rendent un son qui rappelle la mandoline, mais plus saccadé ; le troisième, qui a la forme d’un petit banjo à trois cordes, et dont on joue comme tel, a nom shamisen. Le shaku-haski a le velouté de la flûte, des notes champêtres. L’air exécuté par cet instrument rappelle un peu le Ranz des vaches de Fribourg, de l’opéra de Guillaume Tell. L’ensemble est original et agréable, surtout attrayant par la nouveauté. Ce sont des artistes consommés qui exécutent. Le maniement de ces instruments est très difficile. Nous en avons connu quelque chose à bord où deux amateurs nous ont donné de véritables coliques avec deux de ces bambous ; tant il est vrai que c’est le musicien qui fait l’instrument.

La réception a duré plus d’une heure, et nous nous sommes retirés charmés.

Les trois jeunes filles, qui ont servi le premier thé, sont les princesses Asano. Le prince est marié, et père de trois jolies petites poupées âgées de trois à sept ans ; elles nous ont gentiment donné la main, et souhaité l’au revoir en langue anglaise.

Nous sommes entrés à l’hôtel un peu fatigués. Bien remplie notre première journée en ce doux pays.

Dans la soirée, en jinricksha, promenade dans la rue des bazars et des théâtres. À 10 heures 30, nous reposons dans de bons lits et oublions la mer qui nous a tendrement bercés durant dix-huit jours, mais dont nous sommes un peu fatigués. Nous éprouvons la sensation que nous venons d’aborder dans un pays de choses neuves, étranges, merveilleuses. Le Japon a déjà dépassé nos espérances, et réalisé plus que notre imagination n’avait rêvé.

3 novembre — Nous faisons le tour de la ville et visitons les principaux endroits intéressants, notamment la baie de Mississippi et le jardin de M. Hara, riche négociant qui, comme le marquis Asano, s’est élevé, dans son parterre, une statue héroïque en bronze. C’est une manie, chez les riches Japonais, de s’honorer vivants, au cas où ils seraient oubliés après leur mort. Les héritiers ont souvent la mémoire courte, en ce pays comme en beaucoup d’autres.

Nous avons croisé le cortège funèbre d’un enfant. Je ne puis vous décrire cette fête. Je vous dirai, d’abord, qu’ici la mort est gaie et le mariage funèbre. Les funérailles sont une occasion de réjouissances. On part pour la gloire céleste et le bonheur éternel, pourquoi pleurer ? Le mariage, c’est la séparation de la famille, occasion de chagrin, de regret, d’anxiété. Les mariés portent des habits de deuil, mais il convient de dire que la couleur du deuil est le blanc. De cette façon, pour nous du moins, les apparences sont trompeuses.

Après avoir salué des amis qui continuent leur voyage par le même bateau, nous prenons le train à 10 heures 30 pour Tokio. Yokohama est plutôt port de mer ; elle n’a ni le caractère, ni la beauté, ni l’attrait des autres villes du Japon ; elle est cosmopolite, et les touristes s’y arrêtent peu. Quarante-cinq minutes de tramway, et la distance de dix-huit milles qui sépare Yokohama de Tokio, est franchie. Nous nous enregistrons à l’Imperial Hotel où nous demeurerons jusqu’à lundi matin.

Notre chambre donne sur un beau jardin de culture particulière au pays, où il y a peu de plantes étrangères ; quelques camélias sont encore en fleurs. Au centre : jet d’eau et fontaine où s’ébattent de jolis poissons rouges. Les allées du jardin consistent en de petits carrés de tuile grise jetés sur le gazon, espacés à la mesure du petit pas nippon. Je les enjambe deux par deux : c’est ma mesure.

Dans l’après-midi, nous allons voir défiler la foule qui se rend au nouveau temple, le Meiji. Il est bon de vous dire que feu l’empereur Mutshi-Ito, père du Mikado actuellement régnant, est considéré à bon droit comme le plus grand empereur qui ait régné sur le Japon. Il a ouvert larges les portes de son pays aux Européens et aux Américains. Il a encouragé le commerce, les beaux-arts, l’éducation, l’industrie, et établi des relations diplomatiques avec toutes les puissances du monde. Jamais souverain n’a joui d’une plus grande popularité. Sa mémoire est vivace dans le peuple qui le vénère comme un dieu. Aussi, son peuple vient-il de lui élever un temple, un sanctuaire au coût de deux millions de dollars dans un parc immense consacré à cette fin. Ce sanctuaire est shintoïste. Il existe au Japon deux religions bien distinctes qui se partagent la foi du peuple : celle de Bouddha et celle de Shinto. L’empereur disparu appartenait à la dernière.

L’avenue qui conduit au bois sacré, où s’élève ce sanctuaire, a deux milles de longueur et traverse un parc richement boisé. Elle a cent pieds de largeur. Son parcours est coupé de trois arcs (tori), d’une hauteur d’environ vingt-cinq à trente pieds, érigés à intervalles à peu près égaux, sur le parcours. Ces arcs sont en bois sans nœuds et d’un superbe élan. Le premier est flanqué de quatre chiens en bronze, de taille colossale, mais proportionnés au tori. Ces chiens sont symboliques : ils gardent le temple contre les mauvais génies.

Je ne puis vous décrire l’intérieur du sanctuaire ; il est interdit aux simples mortels. Les prêtres du culte shintoïste en ont la garde ; l’empereur y vient prier une fois l’an ; ces prêtres sont vêtus de robes blanches. Les fidèles viennent prier à la porte et jettent leurs offrandes sur le parquet où les prêtres ne manquent pas de venir pieusement les recueillir pour les fins du culte et pour leur subsistance. Ils habitent des appartements particuliers dans l’enceinte du sanctuaire qui forme un vaste carré. Tout est en bois naturel, cèdre du Liban, sans peinture ni autres ornements que du cuivre solide et de l’or le plus pur. La toiture est d’écorces superposées d’une épaisseur d’environ un pied et imprégnées dans une composition qui leur assure une durée de dix siècles.

J’ai cru comprendre, cependant, que dans une chambre particulière, le public a accès, après s’être, à la porte, lavé les mains dans la fontaine sacrée. Au fond de la nef, reluit un grand miroir dont la glace reflète l’âme, la conscience et aussi les péchés du dévot.

Dans un des nombreux temples bouddhistes que nous avons visités, j’ai vu un véritable confessionnal ; le pénitent se confesse à travers la grille ; la place du prêtre est prise par l’idole ; ce n’est pas gênant. Au bas du grillage, j’aperçus un énorme cadenas d’acier. Je crus qu’il symbolisait le secret de la confession, mais un examen plus attentif me révéla qu’il fermait, d’une façon sûre, le coffret aux offrandes. Il y a, dans tous les pays, des larrons que le scrupule et le sacrilège n’effraient pas. Dans ce même temple, se trouve une statue miraculeuse en bois. C’est la statue de Binzuru, l’un des seize Rakans, premiers disciples de Bouddha. Elle guérit de tous maux. Frottez la partie de la statue qui correspond à l’endroit où vous souffrez et vous êtes guéri. Ne vous gênez pas. Cette pauvre statue n’a plus ni nez, ni yeux, ni oreilles, ni doigts, ni pieds ; à force d’être frottée, elle n’a plus forme humaine. Des milliers et des milliers de personnes fréquentent ces sanctuaires qui sont tous d’une richesse de décors inconcevable. Il y en a de très vieux. Quelques-uns contiennent les tombeaux des empereurs, des shoguns et des daimyos. Dans les temples, l’on voit des statues de Bouddha, en or, en bronze et en ivoire, de grandeur variant d’un demi-pouce à quarante pieds de hauteur. Le culte shintoïste est plus sobre et plus sévère que le culte bouddhiste. À la porte des temples bouddhistes, des statues colossales d’hommes, à face et aux allures de démons, chassent les esprits du mal. Ce sont les Ni-o, gardiens du temple. Pour se les rendre propices, les fidèles écrivent des prières sur de petits carrés de papier qu’ils mâchent et jettent sur ces démons. Si le papier colle à la statue, la prière est exaucée, sinon : mauvais présage. Les prêtres, s’étant aperçus que trop de prières étaient exaucées grâce au papier trop bien mâché et trop adroitement lancé, ont entouré ces démons de grillage à petits carreaux. Il faut, à présent, au lanceur beaucoup d’adresse pour atteindre le monstre ; et l’infortuné fidèle, qui manque son coup, n’a d’autre ressource que la prière au temple et l’offrande, va sans dire.

Au parc d’Asakusa, le porche du temple et les avenues qui y conduisent sont bordés de petites échoppes où tout se vend depuis une épingle jusqu’à la soierie, les étoffes, les poupées, en un mot, tout ce que le camelot de foire peut offrir à sa clientèle. Chacun fait l’article à qui mieux mieux. On y voit aussi des cirques, des acrobates, des musiciens ; des gramophones font entendre tous les clog dances et les fox-trots en vogue ; un véritable Coney Island. Les vendeurs du temple sont de toutes les époques et de tous les climats.

Je n’exagère pas en disant que, depuis cinq jours que le sanctuaire nouveau, Meiji, est ouvert, des millions de personnes y sont allées prier. Ces temples sont très fréquentés ; on y vient en pèlerinage de tous les coins du pays. Nous avons eu l’avantage de voir défiler tout le Japon à ce pèlerinage. Il nous fut difficile le premier jour de visiter le nouveau sanctuaire ; la foule était telle que la police et la cavalerie ont dû intervenir pour maintenir l’ordre. Des accidents se sont produits. Le soir, nous avons pu jouir de l’illumination de l’avenue du temple et de toute la ville. Jamais je n’ai vu pareille féérie.

Sur deux à trois millions de population, à Tokio, on ne compte pas trois cents étrangers. Malgré leur politesse native, et en dépit de l’ordonnance impériale qui le défend, les Nippons nous reluquent de côté, les petites filles surtout. J’ai appris hier par une dame américaine, qui habite la ville et connait bien les habitudes des femmes japonaises, que la manière infaillible de faire cesser leur examen est de fixer leurs pieds. Elles détournent la tête de suite. Ce qui les intrigue le plus, ce sont les hauts talons des chaussures des étrangères. Elles ne peuvent comprendre ce problème, ce miracle d’équilibre. « Comment peuvent-elles se tenir là-dessus » ? se demandent-elles.

Dans l’après-midi, nous avons visité les tombeaux des shoguns et les temples qui leur sont dédiés. Les shoguns sont des anciens seigneurs féodaux qui ont dominé le Japon de 1400 à 1868, époque où l’empire actuel s’est établi.

Le jardin du palais impérial est inaccessible au peuple. Il est entouré de fortifications, de hauts murs et d’un fossé de deux cents pieds de largeur dans lequel la mer s’introduit par des canaux souterrains. On n’aperçoit que le toit du palais du Mikado et des dépendances. Le parcours, autour du palais, est de quatre milles. Inutile de vous dire que ce jardin est digne d’un empire. Au centre, se dresse une tour du haut de laquelle, autrefois, au temps de la hallebarde et de l’arbalète, la vigie signalait l’approche de l’ennemi.

Nous nous baladons dans le parc Hybyia où sont élevés des kiosques, des maisons de thé, des restaurants, des théâtres, des estrades de musiciens ; on y admire des expositions de chrysanthèmes, de marguerites, de fleurs diverses. Y ont aussi été transportés, pour l’exposition, les fameux jardins miniatures. Les Japonais possèdent le secret de produire des arbres nains qui vivent jusqu’à trois à quatre cents ans, et n’atteignent que cinq à six pouces de hauteur. Ces petits jardins pourraient tenir dans des cabarets ou des assiettes ; ils sont ornementés de toris, de temples, de maisons, de fontaines, de montagnes, de chutes. C’est très curieux et très ingénieux.

4 novembre — Visite du Musée des arts exclusivement japonais. Je vous en fais grâce. Celui-ci, toutefois, a le mérite de ne contenir que des choses du Japon. Je craignais d’y voir des copies en plâtre des chefs-d’œuvre de la Grèce, de l’Italie, de la France.

Nous nous arrêtons à une école technique où quinze cents jeunes filles étudient les arts domestiques : la broderie, la peinture, les fleurs artificielles, la couture, la cuisine, le dessin. Certains travaux de cette école ont obtenu des grands prix aux expositions européennes et américaines. L’une des directrices parle le français très bien ; elle a étudié à Paris et à Lyon. Cette école est subventionnée par le gouvernement.

On nous a servi l’honorable thé. Tout est honorable au Japon ; c’est l’expression usitée : « Monsieur veut-il de l’honorable sucre dans son honorable café ? Cette honorable voiture vous convient-elle ? »

Dans l’après-midi, visite aux « honorables » tombeaux des seconds shoguns et de leurs temples. Il y a eu deux dynasties de shoguns. Ayant fini avec ces « honorables » défunts dont les “honorables” tombeaux et les « honorables » temples ressemblent aux autres, nous sommes introduits dans la plus fameuse maison de thé de l’endroit. Jusqu’à ces derniers temps, elle était occupée par un club japonais exclusif. Les étrangers n’y étaient pas admis. Elle s’appelait le Maple Club ; le nom a été modifié ; maintenant, c’est le Maple Tea House, la mieux réputée de la ville. Elle est située sur le point culminant du parc Shibia.

Nous chaussons les inévitables babouches de toile, et trois petites geishas nous font visiter vingt-cinq à trente chambres faciles à décrire : des planchers de nattes ; d’un côté, un palier élevé d’un pied pour l’hôte d’honneur ; les cloisons en papier glissent les unes dans les autres, de façon à former de grandes salles, au besoin ; le haut des cloisons, en bois de fin grain artistement fouillé à jour, représente des oiseaux, des fleurs.

À chaque étage, tout autour de la maison, des vérandas fermées par de légers grillages à coulisse. À l’endroit où l’hôte d’honneur s’accroupit sur le tatami, l’on suspend, au mur, une draperie ornée de dessins, soie ou papier, qui lui est remise, ou est gardée précieusement dans l’établissement, en souvenir de sa visite. Elle ne sert jamais pour un autre personnage.

La promenade à travers la maison nous fait voir, cependant, une chambre où l’on peut s’asseoir à la mode européenne. Il y a six chaises autour d’une table. Un petit miroir est campé par terre sur deux montants. Les geishas, accroupies, y réparent leur toilette. Libre à vous de prendre la même position. Je ne m’y suis miré que les pieds ; impossible d’y refléter toute ma personne.

Le thé fut servi en face de nos coussins moelleux ; nous l’avons dégusté, après avoir pris de notre mieux la position classique ; nous savourons aussi des gâteaux sucrés, de six pouces de diamètre par un pouce d’épaisseur, d’un goût exquis.

Grâce à notre guide, Tanaka San, nous avons causé avec ces demoiselles ; pas très intéressantes, les petites !

Ces maisons de thé ne sont pas ce qu’un vain peuple pense ; elles sont une institution nationale et me font l’effet de jouer le rôle du « five o’clock » chez nous. Il y en a sans doute de tous les caractères, car il en existe, un peu partout, dans les divers quartiers, sur les plages, le long des routes. La vue de la véranda donne sur des jardins boisés et fleuris et sur une grande partie de la ville. Tokio, vu son immense étendue, ne peut être embrassée dans son ensemble.

Au bas de la colline, on voit les tombeaux et les temples des shoguns et le fameux cimetière des quarante-sept Ronins, les grands martyrs de la fidélité au devoir. Nous descendons ; le guide m’indique, avec un religieux respect, une inscription, près d’une petite source dont l’eau de cristal coule, sans bruit, à travers le gazon sous les grands cryptomerias.


« Ici la tête a été lavée ;
« N’y trempez ni vos mains ni vos pieds. »


dit l’inscription.

Depuis, cette source est maudite ; personne n’y puise, car c’est ici que la tête de l’infâme Kira-Kotsuké-No-Suké (quelques historiens lui donnent le nom de Moranowo) a été lavée, après avoir été tranchée par l’un des quarante-sept Ronins.

Il y a plus de neuf siècles (1073), vivait au Japon le célèbre Asano, prince aimé de ses vassaux. Insulté, chez l’empereur, par un autre grand dignitaire de l’Empire, Kira-Kotsuké-No-Suké, il ne put contenir son indignation ; il tira son sabre et le blessa. Un tel oubli, en présence du Mikado, constituait un crime de lèse-majesté. Ce cas, d’une excessive gravité, fut référé au shogun qui décréta le harikari. Le prince s’ouvrit le ventre dans son château, en présence des commissaires, messagers de l’ordre impérial, de ses suivants et de son épouse en pleurs. Elle le suivit, peu après, dans la tombe. Leurs corps reposent dans l’angle ouest du petit cimetière sacré des samouraïs. Son jeune enfant y dort aussi, à côté de ses père et mère. Sa pierre tombale est la toute petite que voilà.

Cependant, avant de rendre le dernier soupir, Asano remet à son premier samouraï, Oishi Kuranosuké, sa dague sanglante et le prie de venger sa mémoire.

Quarante-sept samouraïs, vassaux de ce puissant seigneur, jurent la mort de l’insulteur. Abandonnant tout, famille, honneurs et fortune, risquant leur vie, durant vingt ans, dirigés par Oishi Kuranosuké, ils poursuivirent, sans relâche et sans faiblesse, leur irréductible projet. Ils vécurent déguisés en pèlerins, inconnus, épiant jour et nuit les mouvements de leur victime, lorsqu’un soir d’automne, les ténèbres favorisant leur entreprise, ils égorgèrent l’infâme courtisan dans son palais.

Leur soif de vengeance assouvie, ils lavèrent la tête sanglante de leur victime, à la source, et la déposèrent sur le tombeau de leur seigneur et maître ; puis, en gentilshommes qu’ils étaient, ils s’ouvrirent tous ensemble le ventre sur les marches du large escalier du temple d’à côté, le Songa-Routchi, en chantant les hauts faits de leur maître, offrant leur propre vie en sacrifice à ses mânes et maudissant l’ignoble insulteur d’Asano. Les quarante-sept cadavres de cette horrible hécatombe furent inhumés près de ceux de leur seigneur, de son épouse et de son mousko san, son honorable bébé.

Voilà, en deux mots, l’histoire des grands samouraïs du Japon.

Depuis trois siècles, sans interruption, jour et nuit, la foule, les soldats et les marins surtout, car cet acte héroïque des samouraïs symbolise la fidélité au devoir, ne cessent d’affluer à ce panthéon, de déposer des fleurs et de brûler des bâtons d’encens.

Outre le tombeau du prince, de son épouse, de leur enfant et des quarante-sept chevaliers, deux autres pierres tombales sont aussi marquées, comme les autres, du signe harikari ; l’une indique le tombeau d’un vagabond qui avait insulté, un jour, l’un des Ronins sans savoir qui il était. L’ayant reconnu, lors de sa condamnation, il vint s’ouvrir le ventre à ses côtés, en expiation de sa faute et après lui avoir demandé pardon. L’autre tombe est celle de la fille d’un des samouraïs, grande prêtresse de Kwannon, qui sollicita de l’empereur l’insigne faveur de reposer près de son père.

Un peuple, qui produit de tels hommes, doit être capable des plus grandes choses. Rome, Athènes et toute l’antiquité ne nous ont transmis rien de plus déterminé et de plus hautement tragique.

5 novembre — Visite au temple d’Asakusa ; même monde, mêmes prières, mêmes dieux fantastiques qu’aux autres temples.

Dans la soirée, nous assistons à une représentation au théâtre impérial, le plus grand et le plus beau d’ici, aussi vaste, aussi luxueux que le His Majesty’s à Montréal. L’orchestre de deux instruments à trois cordes, le shamisen, accompagne trois chanteurs qui font plus de mimique que de musique. Le mode de direction du chef d’orchestre est pour le moins original ; il consiste en éjaculations sourdes émises de la gorge, et qui rappellent les éructations d’un estomac trop chargé. Ils sont sur la scène, je veux dire les musiciens, ou dans les coulisses en haut. On entend aussi du tamtam, le taîko, le tsudsumi et, dans les moments tragiques, le trémolo et la sourdine de nos orchestres sont reproduits par le claquebois qui tape sur le plancher. Si le motif est triste, le chanteur pleure à chaudes larmes. Les changements de costumes se font sur la scène et les appariteurs couvrent leur visage d’un voile noir ; cela signifie qu’ils n’ont rien à faire avec la représentation, qu’ils ne sont pas acteurs et qu’on ne doit pas les voir.

C’était à se tordre, mais il ne fallait pas rire ; je vous ai dit que nous étions dans le théâtre impérial distingué, chic par excellence. La représentation commence à 4 heures et finit à 11 heures p.m ; nous sommes entrés à 9 heures et sortis à 11 heures p.m. Nous en avions assez de tenir notre sérieux, pour ne pas être impolis.

Les petites dames apportent au théâtre leur miroir, leur sac à poudre et réparent sans gêne la toilette de leur figure. On y mange aussi force bonbons et fruits ; et plus d’un marmot s’endort sur le dos de sa mère, de son père, de son petit frère ou de sa petite sœur, selon le dos sur lequel il est ligoté en croupe. Au cours des phases palpitantes du drame, on entend des cris d’approbation et d’enthousiasme. Les acteurs entrent en scène par un trottoir latéral qui plane au-dessus de l’auditoire ; ils n’entrent pas de la coulisse.

Nous n’irons plus au théâtre, au Japon, à moins d’y être contraints ou condamnés par autorité de justice. Tout de même, il est bon d’y être allés une fois.

6 novembre — Visite au musée Okura. Celui-là en vaut la peine. M. Okura, financier de quatre-vingt-quatre ans, plein de santé et de vie, a commencé au bas de l’échelle, dans l’importation, ’exportation et les mines. On le dit très riche, aussi riche sinon plus que Rockfeller. Il a acquis un immense château, propriété d’un ancien daimyo, puissant seigneur, et a collectionné des centaines de Bouddhas japonais et chinois ; des inscriptions anciennes et des curios remontant à deux ou trois mille ans avant l’ère chrétienne ; des articles en laque, d’un prix fabuleux, et autres objets précieux qui lui ont coûté plus de dix millions de yens. Mais on estime que sa collection en vaut, aujourd’hui, près de cent. Il y a trois ans, il fit don de tous ces trésors au gouvernement et au peuple.

Pour avoir une faible idée de cette collection, il faut voir un temple qu’il a fait transporter au complet, de Séoul, Corée, pour le soustraire à la destruction par les Boxeurs, lors de la révolution. Il a été reconstitué intégralement, sans même en omettre les granits de la fondation ; c’est inouï. Encore là, il n’y a que du japonais et du chinois ; rien d’européen ou d’américain. Lors du soixante-dix-septième anniversaire de sa naissance, ses employés lui ont élevé, dans son jardin, une statue en bronze autour de laquelle on remarque des tortues de même métal, symbole de la patience, un chien, symbole de la vigilance, et des cigognes, les oiseaux de bonheur.

Au pied du coteau, une presqu’île ombragée de cerisiers s’allonge dans le Lac des lotus où se baignent des poissons rouges, gros comme des carpes. Nous descendons ; c’est le Benten dzushi. J’y vois, pour la première fois, la machine à prière : une roue qui se meut dans une mortaise taillée dans un tronc de camphrier ; le dévot la fait tourner du doigt ; autant de tours, autant d’oraisons. Je l’ai fait tourner en priant le dieu de ce temple de nous être favorable. On ne sait ; il est plus prudent, en ce pays, de se mettre bien avec tous ses dieux. Il y en a pour tous les biens et contre tous les maux.

Un mot sur les étrangetés de la vie japonaise. Tout se fait à l’inverse de chez nous. Les enfants, au lieu d’être portés dans les bras, le sont sur le dos. Les clôtures sont construites de façon que les poteaux soient sur la rue et la face polie à l’intérieur ; les parterres, au lieu d’être à l’avant des maisons, sont à l’arrière ; ainsi en est-il de la meilleure chambre de la maison. Le charpentier tire la scie et le rabot à lui. Les fenêtres, les portes, les serrures, ouvrent et ferment aussi en autre sens que chez nous. Le cheval est mené par la bride, jamais avec les guides ; son conducteur marche en avant. Tout va à gauche ; le langage même est à rebours. Par exemple, pour demander un verre d’eau à la glace, il faut dire : « Koré mitsu épaé » qui se traduit : « Glace, eau, un verre ». Rétablissez le tout, en commençant par la fin. Comme le dit si bien Lafcadio Hearn : « They think backwards, upside down and inside out. » Réflection faite, il ne faut pas oublier que nous sommes de l’autre côté du globe. C’est peut-être la raison de ce qui nous paraît si étrange.

Depuis que nous avons traversé le 180e méridien, sommes-nous à l’est ou à l’ouest ?

7 novembre — Messe à l’église Saint-Joseph, dans le quartier des étrangers. Le curé est le père Steichin, vieillard luxembourgeois, à grande barbe blanche de missionnaire. La musique en parties n’est pas mal. Le centre de la nef est en nattes de paille de riz. Les femmes d’un côté, tête recouverte d’un voile blanc, les hommes de l’autre. Il y a des bancs dans les transepts et les galeries latérales pour les étrangers.

Dans l’après-midi, visite des magasins de la grande rue commerciale, la Ginza, la gloire de Tokio. Il n’y a pas de dimanche, au Japon, ni de jour de la semaine particulièrement affecté aux exercices religieux, à l’exception de quelques grandes fêtes. Chacun prie, à sa guise, et va au temple quand la dévotion le lui dit ; cependant, les chrétiens, les catholiques, peu nombreux, ferment leurs boutiques les dimanches et les jours de fête.

Comme nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous reposons, le soir, au coin du feu ; demain, départ pour la sainte montagne de Nikko.


« Qui n’a vu Nikko,
« N’a rien vu de beau ».


dit le proverbe japonais ; nous verrons bien demain.