Voyage autour du monde (Charles-Avila Wilson)/8

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La Compagnie d’imprimerie moderne (p. 112-134).

Chapitre VI

CHINE


Tien-Tsin — Pékin


12 décembre — Nous prenons le train à Mukden, à 10 heures 20 a.m., à destination de Pékin, cinq cents milles au sud. Nous y serons demain, à la même heure, si tout va bien. Bon train, mais chinois cette fois. Compartiment spacieux, confortable, pas très propre.

Peu de femmes à bord. La chinoise voyage peu, elle est plutôt casanière ; elle n’aime pas le dehors comme sa cousine mousmé. Elle n’a pas non plus la même conception de la beauté. Le rêve de Mimosa-San, c’est l’œuf se tenant sur le petit bout ; tout le manège de sa toilette vise à cet effet. Sa voisine Kee-San, la coréenne, imite la cloche, la fleur de lotus, le lys renversé. Chu-chin-cha, la pékinoise, jalouse la toupie ; voilà pourquoi elle supprime ses pieds en les comprimant en horribles moignons. Elle manque son effet. La démarche est pénible à voir et disgracieuse. Depuis la république, la pratique de comprimer les pieds est interdite. Il reste malheureusement beaucoup de victimes de l’ancienne mode.

Le train file lentement, lentement, de quinze à vingt milles à l’heure. Ne nous plaignons pas : nous sommes à bord du grand rapide, du train de luxe de la ligne. Les montagnes nous suivent encore. Nous courons vers une chaîne, au nord. Il tombera encore un peu de neige durant la nuit peut-être, comme l’autre soir. Nous traverserons la plaine immense, infinie, jaune, brûlée par une sécheresse de quatorze mois et râpée, peignée jusqu’aux racines du plus petit brin d’herbe, pour le combustible. Comme en Corée les arbres sont rares. Vu la rareté du bois de chauffage et du charbon, le pauvre ratisse les champs, les vallées, les collines. En un long jour, il gratte un fagot d’herbes sèches, de maigres racines qu’il brûle en une nuit. Imprévoyance criminelle des gouvernants et des gouvernés ! Ce pays était autrefois d’une grande richesse forestière. Leçon pour nous ! Le sol est ainsi amaigri et épuisé au point qu’il ne produit plus ; ajoutez la sécheresse extrême de cette année et des deux années précédentes, vous avez en deux mots l’explication de la famine actuelle. La situation est critique ; mais les provisions arrivent en quantité. Les contributions sont abondantes ; des trains et des trains chargés de riz et de sorghum circulent dans toutes les directions ; des monceaux de sacs dodus encombrent les gares.

Il fait très beau ; pas un brin de neige. Nous avons laissé vent et giboulée dans la montagne, à trois heures hier, l’après-midi.

Il est 2 heures 15 du matin ; le train a stoppé. Dormons ; il repartira bientôt. À 6 heures 15 a.m., réveil ; le train ne bouge pas ; il n’a pas bougé de la nuit. Je sonne pour savoir la cause de cet arrêt prolongé. « Master, accident, accident, coalee tlain » , m’explique le « boy » avec force gestes et commentaires plus ou moins intelligibles. Je finis par comprendre que, vers minuit, un train charbonnier a déraillé et obstrue la voie. Le brave garçon n’avait pas voulu troubler notre sommeil pour si peu. Dix heures, le train descendant nous reçoit ; le nôtre prend ses voyageurs. Après un transbordement plutôt gai, par une belle matinée, nous repartons pour Pékin que nous atteignons à neuf heures du soir au lieu de dix heures du matin, temps fixé par l’horaire.


« Dans mes voyages,
« Combien d’orages,
« Que de naufrages !.. »


Pour tuer le temps, je fredonne sotto voce, tous les refrains imaginables que j’ai entendus sur la Chine depuis mon enfance.


« Or, écoutez, petits et grands,
L’histoire de nos accidents
Et le récit d’événements
Egalement intéressants.
Nous avions, bravant la routine,
Formé le projet colossal
De nous en aller jusqu’en Chine,
Pour chanter des chœurs à Pékin.
Le projet n’était pas mesquin ;
L’idée était même splendide…
— — — — — — — — — — — —
Ô gai, gai gai, à l’étranger
Qu’il fait bon d’aller en voyage !
Ô gai, gai, à l’étranger
Qu’il fait bon d’aller voyager ! »


Ma mémoire est au bout de sa ficelle ; si la suite vous intéresse, consultez Laurent de Rillé. Je soupçonne qu’il n’est jamais venu ici. Je dois être en Céleste Empire le pionnier de ses refrains.

À Fang-Fu, nous traversons des marais salants ; des moulins à vent, à voiles pivotantes, pompent l’eau de la mer dans les réservoirs. Un steamer et trois beaux voiliers à cinq mâts prennent du chargement. Sur les hauteurs, des postes d’observation aux murs solides où, jadis, des feux étaient allumés pour signaler l’approche de l’ennemi.

Tien-Tsin ; le train est envahi par une grande foule retardée par l’accident de la nuit précédente. Nous donnons l’hospitalité de notre compartiment à des Russes exilés. Ils nous font une triste peinture de la malheureuse situation de leur pays, de la misère qui y règne, des exactions des commissaires bolchévistes et le reste. Ils n’ont reçu aucune nouvelle de leurs familles depuis trois ans. Nous nous enregistrons au Grand Hôtel de Pékin.

Au lieu d’un jour et d’une nuit sur le train, nous y sommes restés une nuit et deux jours. Ce trajet de près de cinq cent vingts milles à travers la terre de la plus ancienne civilisation connue, ne fut pas sans intérêt.

13 décembre — Le Grand Hôtel de Pékin, le plus vaste et le mieux aménagé que nous ayons rencontré sur notre route en Asie, est moderne et de grand luxe. Chambres immenses, cuisine française, orchestre de grand opéra, composé de musiciens russes, tchèques-slovaques, français, italiens, philippins. On danse. Service par des Chinois dont quelques-uns ont été dressés dans les légations, et qui parlent toutes les langues du globe. C’est drôle entendre un Mandchou, un Tartare vous adresser la parole avec l’accent parisien. Deux garçons pour chaque table ; trois ou quatre pour chaque chambre. Mme Maille, la propriétaire, nous envoie des fleurs. Elle nous dit qu’elle a un peu de trouble avec ses serviteurs qui lui sont très attachés, malgré qu’elle ait à en réprimander quelques-uns, parfois. Mieux vaut la réprimande au logis bien pourvu que la faim et la misère au dehors.

Tout est d’une propreté irréprochable. Nous dormons dans la toile fine, et l’édredon. Notre chambre avec alcôve, rideaux, bain, fenêtre-baie et balcon, est spacieuse et bien éclairée. L’hôtel est en face des légations britannique, française, hollandaise, américaine, belge, italienne, japonaise, russe et allemande. Cette dernière est fermée. À la légation russe, il y avait encan de meubles, hier ; elle va fermer aussi. Les légations sont entourées de hautes murailles, séparées les unes des autres par des murs et gardées par les troupes de chaque pays.

En 1900, l’empereur et l’impératrice résolurent de chasser les étrangers de leur empire et soulevèrent contre eux les Boxeurs qui, au nombre d’une trentaine de mille les attaquèrent. Le siège dura près de trois mois, du quatorze juillet au vingt-quatre octobre, alors que les troupes alliées, japonaises, françaises, américaines, allemandes et hollandaises, sous le commandement du général américain Chaffey, réussirent à pénétrer dans les légations en passant sous le mur, par l’ouverture d’un canal maintenant à sec ; il était temps. Les cinq mille chrétiens qui s’y étaient réfugiés, couchaient par terre, dans les rues, étaient rendus à bout et mouraient de faim. Les Boxeurs furent repoussés et l’ordre rétabli. Sur le pan du mur nord de la légation britannique, on lit ces mots significatifs : « Lest we forget ».

En 1908, l’empereur Kouang-Shui mourut ; un prince devint régent et, en 1911, la république fut proclamée. Le Dr Sun-Yat-Sen en fut le président d’un jour ; le grand Yuan-Shih-Kai lui succéda et gouverna pendant cinq ans. La monnaie d’argent qui a cours est frappée à son effigie. Il est décédé ; ses cendres reposent à Honan, sa patrie. Il a laissé trente enfants. La polygamie est en honneur en Chine. L’autre soir, un ministre du gouvernement dînait à l’hôtel avec deux de ses femmes ; l’aînée n’avait pas quinze ans.

Nous visitons l’institut scientifique Rockefeller. Vous et moi, et bien d’autres, avons contribué trois millions de dollars à cet établissement. Quand Rockefeller fait des dons, il augmente le prix de la gazoline. Vous me comprenez ? Tout est construit, décoré dans le style des palais impériaux. Les professeurs et savants sont américains, beaucoup, chinois, un peu.

14 décembre — Je ne sais comment décrire cette tour de Babel qu’est Pékin. Il me faut me contenter de quelques notes ; un volume suffirait à peine pour le moindre carrefour. Population : deux millions ; fondée deux mille ans avant J.C., Pékin se divise en cinq parties, entourées de murs. La ville tartare forme un rectangle de quatorze milles ; au centre : la ville impériale, rectangle de dix milles ; et la ville interdite dont l’enceinte est murée — carré de trois milles — ; à côté : les légations dont les murs ont près de deux milles de pourtour, sinon plus ; enfin : la ville chinoise, un rectangle aussi, de dix milles, entouré de murs de soixante pieds de hauteur et soixante-six de largeur à la base. Une muraille de même dimension et d’égale proportion sépare la ville tartare de la ville chinoise. Ses murs sont percés de nombreuses portes que je n’ai pas énumérées, mais que j’estime à une centaine sans exagération. Les portes extérieures sont fermées le soir, à neuf heures, et ouvrent à six heures le matin.

Une énorme cloche dans la tour du même nom (la tour de la cloche) sonne le couvre-feu. Ce bourdon a une touchante légende. L’empereur Tsu-Shih en ordonna la fonte ; deux fois le fondeur ne réussit pas ; la cloche ne rendait pas le son que désirait entendre son impériale majesté. L’ouvrier consulta les oracles ; ils lui dirent qu’il fallait ajouter du sang humain au métal en ébullition. Il résolut cependant de tenter l’aventure une troisième fois avant de suivre cet avis cruel. Au moment où il s’apprêtait à verser dans le moule les cent vingt mille livres de bronze en ébullition, sa fille, qui savait le décret des oracles, se précipita dans la fournaise. Le père voulut la saisir, mais ne put retenir que son soulier qui lui resta dans la main. L’expérience réussit cette fois ; mais la cloche rend un double son : l’un grave, l’autre léger et plaintif qui fait entendre à l’oreille attentive le mot soulier en langue mandchoue. C’est l’âme de la jeune fille qui demande son soulier. Elle était bonne et belle comme le jour. Le père en mourut de désespoir.

Tout est muré dans Pékin ; si vous parcourez une avenue résidentielle, vous cheminez entre deux murs percés de portes closes. Entrez, et vous voici dans un dédale de cours et de murs intérieurs. Toutes les maisons sont couvertes de tuiles. La vie de la rue est inconcevable ! C’est un tintamarre infernal de tambours, clochettes, flûtes de tous calibres, poêlons, chaudrons, ferblanteries, cuivres, bronzes sur lesquels les camelots tapent pour annoncer leurs métiers ou leurs marchandises ; les marmitons cuisinent sur l’espace sans pavé, large de vingt-cinq pieds, entre les maisons et la chaussée ; pâtes et viandes, saucissons, légumes, fruits, tout s’exhibe, grille, rôtit, bouille et cuit dans l’eau, l’huile, le suif, la graisse, au vent, à la poussière, au nez des chameaux, des porcs, des bourriques, des chevaux, des indigènes et des touristes dont l’olfactum délicat proteste d’abord, mais finit par s’apprivoiser. Toute cette gent malpropre mange au plat, à la main, dans la rue. Les chiens et les mendiants happent les restes. Autour de la poubelle, la bataille entre ces derniers est quelquefois homérique. Sous ma fenêtre, chaque matin, une dizaine de miséreux se régalent de déchets de la cuisine, de toasts trop grillées dont ils essuient la poussière et le charbon sur le revers de la manche à peu près absente ; sept ou huit chiens, gros comme des loups, surveillent le manège et montrent deux rangées de dents peu rassurantes. Ce sont toujours les mêmes pauvres hères, les mêmes dogues, je les connais ; ils me connaissent. J’ouvre la fenêtre et leur jette des pommes, des oranges, des gâteaux.

Impossible de sortir dans les rues les plus fréquentées sans être poursuivi par des mendiants : hommes, femmes, enfants, infirmes hideux qui se prosternent le front dans la poussière et crient : « Talaé, talaé, choua, choua » ? de l’argent, de l’argent, du manger, du manger ! Ne vous apitoyez pas trop, me dit-on, sur le sort de ces prétendus malheureux, la plupart sont des professionnels endurcis qui ont toutes les audaces. Si vous vous laissez attendrir, vous êtes marqués. Ils vous retrouveront de par la ville. Ils connaîtront d’avance votre itinéraire. On me cite le cas d’un riche marchand qui, après ses heures d’affaires, se grime en mendiant pour faire encore de l’argent. Des parents mutilent leurs enfants pour cette triste besogne.

La langue chinoise n’est pas facile à saisir comme la langue japonaise. Les Chinois, entre eux, ne se comprennent pas toujours ; il y a des milliers de dialectes. C’est la confusion des langues. Ce devait être ainsi à la tour de Babel.

Le costume est très rationnel ; bonne coiffure, bonnet de fourrure ou calotte de soie. Un grand nombre vont tête nue, souvent rasée par le figaro qui exerce son tonsorial art sur le trottoir, le long du mur, n’importe où. Il y peigne, natte et huile la légendaire queue aux fidèles de cet appendice. Cette mode est encore en honneur, chez les Tartares surtout. Le justaucorps, le pantalon ouaté, sur lequel tombe la jupe bleue ouverte aux côtés, la pantoufle à semelle forte complètent le costume. J’oubliais la longue pipe à la tête minuscule comme un dé.

Les Chinois sont de forte taille. Ceux de chez nous doivent venir du sud, de Kouang-Toung où la race est plus petite.

Deux choses inconnues, en apparence, au pays du Dragon : la buanderie et le chop-suey. Les femmes restent à la maison ; elles sortent peu ; elles s’habillent comme les hommes, à peu de différence près. Elles portent sur la tête, les mandchoues particulièrement, des ornements très élaborés en forme d’ailes de moulins à vent, et beaucoup de rouge sur les joues. On voit encore des petits pieds.

15 décembre — Nous visitons des maisons de soieries, fourrures, dentelles et tapis. Shopping day. Les prix sont assez élevés. Que de belles choses nous tentent, mais nous sommes si loin ! Il y a le transport, la douane, le risque du voyage ! On ne peut pas tout mettre dans sa malle. Nous verrons à Manille ; nous verrons en Birmanie, aux Indes, en Égypte, à Paris.

16 décembre — Au moment où nous débouchons sur le Morrisson road, nous croisons des funérailles. Je prends trois ou quatre instantanés bien réussis. Au verso j’ai inscrit quelques détails : je ne les répéterai pas, ce serait trop long. Qu’il suffise de dire que les funérailles sont gaies ici, et l’une des grandes attractions pour l’étranger.

Nous allons au temple du Dalai Lama. Cinquante prêtres, jeunes et vieux, récitent l’office aux pieds d’un Bouddha en bois de teck bronzé de soixante pieds de hauteur. Le temple est malpropre comme les prêtres ; il tombe en ruines. Sur le toit, un chat pourchasse les pigeonneaux et lampe les œufs du colombier. La machine à prier, rouillée sur ses gonds, refuse de tourner. Les pigeons roucoulent leurs amours sur les épaules des statues et dans les nimbes élaborés de leurs têtes augustes. Aux murs, des petites statues peu modestes. Ce sont les premières que nous voyions au Japon et en Chine. Je tiens à noter qu’à peu d’exceptions près, il n’y a, dans les temples, rien qui puisse blesser la modestie et la pudeur d’un enfant.

De chez Bouddha nous passons chez Confucius, le grand philosophe, fondateur de la doctrine et de la religion qui portent son nom. Comme chez Shinto, tout est simple dans son temple : aucune statue, des décors sobres et des textes, voilà tout. Sur l’autel, une plaquette où se lisent les mots : « Confucius est monté au ciel. » Nous entendons dans les airs une musique agréable, lointaine ; ce sont les pigeons du colombier sacré qui portent de petits chalumeaux sous leurs ailes ; c’est harmonieux et charmant. J’aimerais les entendre dans la nuit, au haut des cieux, un soir de Noël.

Filons maintenant dans la campagne, au Temple de l’Univers. Il porte bien son nom. Sur un immense quadrilatère s’ouvrent soixante-douze chapelles, tribunaux où trônent un ou deux juges qui prononcent le jugement dernier sur soixante-douze défunts de toutes races, de tous états, de tous âges, de tous pays. Le châtiment suit la faute : têtes, bras et jambes coupés, langues arrachées, oreilles et nez mutilés, un véritable enfer du Dante. Tremblez, pécheurs ! voyez le sort qui vous attend ! Ceci me rappelle une page des Mémoires de la duchesse d’Abrantès. Une comtesse confiait à son amie que son pauvre mari serait bien surpris au jugement dernier ! Vous qui lisez ces lignes, méditez. Juges et jugés sont là depuis trois siècles, en plâtre et en bois peints, en costume de leurs pays respectifs.

17 décembreCoal Hill, la colline de charbon. Le premier empereur de la dynastie des Yuan, il y a quelque trois siècles, craignant une disette de charbon, fit transporter en dedans des murs de la cité tartare tant de combustible qu’il en résulta une montagne à cinq sommets hauts de soixante à cent pieds. Cette mine fut recouverte de dix pieds de terre. Trois sommets sont couronnés par une tour et deux kiosques. Voilà au


La Porte du Temple de Confucius, Pékin.


Une Tour du Temple des Mille Bouddhas, Pékin.

moins un monarque prévoyant. Ne pensait-il qu’à lui-même

ou à ses sujets ? L’histoire est muette.

Au pied de la colline, arrêtons-nous sous l’arbre où le dernier empereur de la dynastie des Mings se suicida en se pendant haut et court à la grosse branche sèche que soutient une pierre debout. L’ennemi s’avançait sur la ville ; perplexe, l’empereur consulta un devin qui lui remit trois tubes de bambou enfermés les uns dans les autres. En les prenant, si le premier, le plus gros, tombait, il devait attendre l’attaque ; si le second glissait d’abord, il devait courir sur l’ennemi ; si le plus petit s’échappait, il devait mettre fin à ses jours. Malheur ! ce fut le plus petit qui sortit de la gaine. Il obéit au décret du destin. Le lendemain, l’impératrice suivait l’exemple de son époux et le rejoignait dans le séjour d’où l’on ne revient plus.

Un peu plus loin, Ku-blai-Khan, grand empereur mandchou, construisit, il y a sept cent cinquante ans, un palais d’Alladin. Il y reçut Marco Polo, le grand voyageur de Venise ; l’un de ses successeurs, Shun-Ching, y logea, en 1651. Il servit de résidence, en 1908, au Dalai Lama qui vint du Tibet implorer le secours de la Chine pour chasser les étrangers de son royaume, les Anglais surtout. Il fut mal reçu. Il mourut ici de la petite vérole. Un monument superbe de cinquante pieds de hauteur commémore ce triste événement. Ce mausolée est l’un des plus beaux du monde. La vie entière de Bouddha est représentée en figures en relief ciselées dans le marbre le plus pur. Il fut incinéré et ses cendres reprirent le chemin du Tibet. Paix à ses mânes augustes !

18 décembre — J’aurais préféré voir le Palais d’été durant la saison pour laquelle il fut bâti. Dans un voyage autour du monde, on ne peut s’attendre à avoir tout à souhait : les saisons se succèdent ; elles n’attendent pas la fantaisie du touriste. Le Palais d’été des empereurs, c’est le Versailles du Céleste Empire ; des grottes artificielles, un lac de deux milles de circonférence, des pavillons, des pavillons, et encore des pavillons ; du kiosque de bronze au sommet d’un escalier de marbre de trois à quatre cents marches, un corps de logis principal relié par une galerie couverte d’un mille de longueur. Le plafond de cette galerie est décoré d’une mosaïque de miniatures délicates, œuvres des artistes les plus célèbres de l’empire céleste.

En 1895, l’impératrice douairière détourna cinquante millions de dollars des fonds publics qui devaient servir à la marine nationale et construisit cette cité de palais ; deux théâtres : un pour elle-même, l’autre pour son fils, un kiosque en bronze solide à fondation de marbre pouvant contenir à l’aise quarante personnes ; au centre : une table de même alliage, pesant une tonne ; au milieu du lac : l’île sacrée, reliée à la terre ferme par un pont de marbre de dix-sept arches ; un bateau en marbre blanc sur le pont duquel on sert le thé ; des miroirs à profusion, jusque sur les murs extérieurs ; des urnes, des dragons, des phénix bronze et or. Je cesse d’énumérer ; c’est à s’y perdre et à en perdre la tête.

Le Palais d’hiver, dans la cité interdite, est d’une extravagance inouïe, mais il pâlit à côté du Palais d’été. « Est-ce plus grandiose, plus luxueux que le Louvre, Versailles, Saint-Cloud, Saint-Germain, Saint-James, Windsor, Balmoral » ? demandez-vous. C’est tout autre, tout différent.

Notre excursion fut brusquée par le vent jaune. C’est le simoun de la Chine : un vent qui charrie la poussière, les sables du désert de Gobi et teint l’atmosphère en safran, un vrai temps de chameau. Heureusement notre limousine nous a protégés. Nous sommes rentrés tout d’une flèche à l’hôtel, oubliant le lunch que nous avions commandé pour le relais du midi, au café de la Fontaine de jade.

Le temps s’étant un peu apaisé, nous en profitons pour visiter le palais impérial dans la Cité Interdite. Ce palais n’a jamais été habité, à proprement parler ; il servait aux audiences et réceptions officielles. Depuis la république, on a réuni là, dans un musée très bien aménagé et gardé, tous les trésors du palais des empereurs, leurs


Le Bateau de Marbre, Palais d’Été, Pékin.


Le Phénix et le Dragon, Brûle-Parfums, Palais d’Été, Pékin.


Le Pont du Chameau, Pékin.


Le Pont de Marbre — Palais d’Hiver, Pékin.

garde-robes, et même jusqu’aux harnais de leurs montures.

Vous y admirez les plus riches joyaux, auprès desquels pâliraient les pierreries de bien des cours d’Europe. Les brillants seuls qui ornaient la selle du cheval de l’impératrice rendraient jalouse une princesse. De petits vases de rien du tout, des boîtes grandes comme des pièces de cent sous, sont incrustés de diamants, de rubis, de saphirs. Il est impossible d’évaluer ces richesses. J’aurais voulu en avoir l’énumération, mais il n’existe aucun catalogue de ces trésors. Non, le faste des Grands Mogols, n’est pas une légende, ce n’est pas un mythe. Ce qu’en racontent les voyageurs de tous les pays, ce qu’en rapportent les historiens et même les romanciers les plus exagérés n’outrepasse pas la réalité. Souvent, en lisant les descriptions des fêtes données à la Cour du Grand Mogol, je souriais à la pensée que l’auteur avait lâché la bride à la folle du logis. Je suis revenu de mon erreur.

Le musée de peinture, par ailleurs, me laisse indifférent ; notons cependant de charmantes scènes de la vie chinoise brodées ou peintes sur soie. Quatre beaux gobelins ont l’air perdu au milieu de ces chinoiseries de vingt siècles. Ils sont sans doute allégoriques : aucune date, aucun titre, aucun catalogue, aucune étiquette, pas un guide chinois ou autre pour m’éclairer. Je me fais de l’histoire à moi-même. Je me dis que ces gobelins représentent la France, aux colonies d’Orient : Indo-Chine, Chine, probablement des cadeaux de la cour de France au Fils du ciel à l’époque du Grand Louis.

19 décembre — Messe à Saint-Michel de la légation française. Jolie nef, pauvre mais attrayante. Dans l’après-midi nous allons à la cathédrale de Pei-Tang, intéressante par le siège des Boxeurs. Un boulet de canon a emporté la tête d’une énorme tortue en marbre. Les stations du chemin de croix sont trouées de balles.

20 décembre — Je l’ai vue, la Grande Muraille de Chine, le monstre, le Dragon. C’était au temps où les prophètes tenaient encore leurs plumes inspirées en regardant Bethléem et le Golgotha ; où les Mages n’avaient pas encore aperçu l’étoile ; le temps où les Amériques, n’ayant pas même de nom, dormaient dans la nuit de leurs forêts et dans l’ignorance des peuples civilisés ; où les Césars régnaient sur l’Occident ; où les rivages de la mer étaient les bornes du monde ; huit siècles avant Colomb et Vasco de Gama, du limon de la mer de soufre le monstre sortit une tête de granit couronnée de créneaux. Les yeux étaient des meurtrières, les mâchoires, des ponts-levis, les dents, des portes d’airain. Chacun de ses créneaux mesurait trente coudées. Il s’élança à travers les plaines, sur les cimes vertigineuses. Le moindre de ses replis encerclait une montagne, pontait un précipice, épaulait une falaise, matait un torrent, repoussait une avalanche, fermait un cratère et faisait taire un volcan. Lourdement, mais avec une agilité inouïe pour sa masse, il ondula sur les sommets, contourna le golfe immense de son berceau et s’y replongea, laissant inerte et pétrifié son tronc colossal de deux mille milles de longueur. À sa vue, le Fils du Céleste Empire et le Grand Mogol reculèrent, épouvantés, rentrèrent leurs glaives rougis du sang de leurs querelles fratricides ; ils reconnurent pour leur dieu Terme le dragon de granit ; ils convinrent que, là où gisait le corps du monstre, là serait la frontière de leurs empires respectifs.

Les flancs du mur sont percés de portes géantes ; sous leurs arceaux défilent les caravanes de la Mongolie, de la Tartarie, de la Corée, du Turkestan, de la Sibérie ; les missionnaires de Bouddha, de Confucius, du Christ, de Mahomet y passèrent ; suivirent : les catapultes, les canons, les baïonnettes étincelantes. Témoin vieilli, mais non encore délabré, de vingt-deux siècles, il regarde avec pitié le démolisseur qui, chaque jour, le détruit peu à peu pour édifier avec ses antiques débris. Ses portes d’airain ne gémissent plus sur leurs énormes gonds. Le torrent a charrié ses pavés usés par la roue du chariot et le pied du chameau. Construit deux cents ans avant l’ère chrétienne, il est encore solide. On le démolit à plus d’un endroit pour en extraire des matériaux de


Porte de la Grande Muraille de Chine, Mongolie.


Sur la Grande Muraille de Chine, Défilé de Nankow.


Funérailles Chinoises — Le Corbillard.


Funérailles Chinoises — La Chaise pour l’Âme du Défunt.

construction. Du reste, il n’est plus d’aucune utilité pour

la défense du pays. Sa hauteur varie, selon les accidents du terrain, jusqu’à cent pieds ; sa largeur est d’une trentaine de pieds. Six cavaliers montés peuvent chevaucher à l’aise sur le parapet. La porte de Nankow située au bout du défilé du même nom, à vingt-cinq milles au nord de Pékin, ouvre la Chine sur la Mongolie. Nous nous rendons en chemin de fer. Le défilé serpente entre des montagnes abruptes et le torrent mugit au fond du ravin. Les pâtres des petites bourgades perchées aux flancs des montagnes conduisent leurs troupeaux de chèvres et de moutons ; tout est réussi dans ce séjour de Polyphème, d’Acis et de Galatée.

Nous sommes restés deux heures au grand mur, y compris l’ascension à pied, de la gare Ching-lung-Chiao à la porte de Nankow. Nous prenions plaisir à franchir cette porte monumentale de granit sombre et de passer de Chine en Mongolie. Depuis les bancs de l’école, nous rêvions de ces pays barbares pour nous ; nous ne pensions jamais y venir, un jour, encore moins y trouver les vestiges et les preuves indiscutables sinon de la première du moins de la plus ancienne civilisation connue. De Nankow, vingt-deux milles à dos de bourriquet vers le tombeau des Mings.

21 décembre — Visites du Temple du Ciel et du Temple de l’Agriculture. Il est impossible de décrire convenablement ces temples en quelques lignes. Il faudrait un volume entier pour chacun d’eux. Une immense enceinte entourée d’un double mur en brique grise à chaperon de tuile bleue, à angles arrondis, figure le Ciel. À l’intérieur se dessinent des allées pavées de marbre et ombragées d’une forêt toujours verte ; au milieu : un autel circulaire à neuf gradins en marbre blanc. Douze escaliers de neuf marches chacun, conduisent au sommet de l’autel, à l’immense table ronde des holocaustes sacrés, table de quatre-vingt-dix-neuf pieds de diamètre ; les rangées de dalles se chiffrent toutes par neuf ou multiples de ce nombre. La pierre centrale rend un écho particulier, lorsqu’on la frappe du pied, même légèrement. C’est sur ce marbre que, depuis cinq siècles (1420), les empereurs, chaque année, au solstice d’hiver, ont immolé à la divinité des bœufs et des brebis, en les frappant au front. Le culte interdit de répandre le sang des victimes. Cette cérémonie avait lieu à quatre heures de l’après-midi, au milieu d’un immense concours de la noblesse et des dignitaires de la cour. Dix mille personnes y assistaient, vêtues de leurs plus riches parures. L’empereur venait, la veille, passer la nuit dans un palais voisin de l’autel, pour se préparer et pour être en état de grâce. De là il se rendait au lieu du sacrifice, en faisant un salut profond à chaque trois pas. Le trajet, quoique très court, durait trois heures. Les bêtes assommées étaient rôties sur un brasier au pied de l’autel, offertes aux dieux en holocauste, tranchées en menus morceaux, puis distribuées aux pauvres.

Ces sacrifices étaient aussi offerts lors des grands malheurs : inondations, famines, incendies, peste, épidémies, pour apaiser les colères divines. Cinq grands édifices, dix arcs, dix portiques, s’élèvent autour de cet autel auguste qui n’a pour nef que les cieux et la terre s’unissant à l’horizon ; décor plus grandiose ne peut être imaginé. Dans l’enceinte du temple il y avait toujours quatre-vingt-dix-neuf taureaux et quatre-vingt-dix-neuf brebis prêts pour le sacrifice.

Du Temple du Ciel nous nous rendons au Temple de la Prière par une terrasse de cent pieds de largeur, élevée d’une dizaine de pieds au-dessus du sol du parc ombragé, longue de cinq arpents et pavée de marbre blanc. Un peu avant son extrémité, la terrasse est flanquée d’un carré entouré d’une balustrade également en marbre. C’est là, le sacrifice terminé, sous la tente impériale, que le thé était servi. Au bout de la terrasse, se dresse le mausolée des empereurs ; sous un kiosque de très vastes proportions, aux colonnes de laque rouge, au plafond richement décoré, douze monuments élevés à la mémoire des ancêtres impériaux : douze empereurs de la dynastie des Mings. Le dernier, l’empereur


Le Temple de la Prière et l’Autel du Ciel, Pékin.


Le Tombeau du Grand Lama, Pékin.

Koung-Shui, décédé à l’âge de trente-trois ans, n’a pas de monument.

Ce fut le dernier empereur de Chine ; la république a été proclamée à sa mort. Entre le temple dédié à la mémoire des ancêtres et l’autel du Ciel s’élève le temple de la Prière, édifice circulaire d’une grande richesse. Ses colonnes reposent sur un amphithéâtre semblable de forme, de disposition et de matériaux à l’autel du Ciel. Il est orné d’un trône et de six paravents en laque d’or à l’usage des princes. On y voit aussi des consoles en treillis de bronze sur lesquelles l’empereur sacrificateur dépeçait pour les pauvres les bêtes offertes en holocauste ; à remarquer les colonnes en laque vermillon sur lesquelles sont gravés des phénix et des dragons.

Peuplez ces autels, ces temples, ces avenues sous bois, ces promenades, de milliers et de milliers de princes, princesses, grands de la cour, ducs, chambellans, généraux, que sais-je, vêtus, parés, costumés, décorés, empanachés, couverts de pierreries étincelantes et de vêtements aux couleurs resplendissantes comme seul l’Orient peut en produire ; ajoutez-y l’éclat de la puissance, la majesté impériale, ceinte de l’auréole sacro-sainte, de la divinité elle-même personnifiée par l’empereur, vrai Jupiter vivant, et vous aurez une faible idée de la splendeur de ce lieu à l’époque des grandes célébrations.

Que le paganisme ait éclipsé le catholicisme en magnificence décorative, je le crois volontiers ; puisqu’il a déifié la matière, il faut bien qu’il fasse beau son dieu ! Ne le trouvant jamais assez parfait, il l’embellit sans cesse.

Le temple du Ciel et ses dépendances couvrent une superficie de quatre milles carrés.

Un mot du temple de l’Agriculture. La bonne Cérès est toujours modeste. Quand à Versailles, aux Trianons, les belles dames de la cour des Louis, grands et moindres, se faisaient bergères aux champs, jouaient au moulin, trayaient Caillette dont le lait blanc ruisselait entre les rubis, les émeraudes, les saphirs et les diamants qui étincelaient aux doigts des royales bergères ; quand ces pastourelles à la Watteau cueillaient les papillons, les fleurs et les épis, le fils du Céleste Empire, vêtu en paysan, labourait ici, à la saison printanière, son arpent de guérets. L’impératrice — pardon, sa femme, puisque nous sommes au champ — devenait Marianne et, sur le coup de midi, lui apportait son dîner. Au temple, il offrait aux dieux les primeurs des saisons pour qu’ils fussent propices aux moissons ; et le bon peuple, taillable et corvéable à merci, pressuré, écrasé d’impôts regardait tout ce faste, ébahi, en extase. Maintenant, le charme est rompu : la république est proclamée (1911). Le petit empereur Shin-Tung n’a pas un arpent à labourer, pas même pour y jouer et égayer sa jeunesse de quinze printemps. Prisonnier dans la cité interdite, il n’a pour tout peuple à gouverner que les cinq cents eunuques, qui lui sont restés fidèles, des cinq mille qui desservaient son palais. De ma fenêtre, je puis jeter un caillou sur son toit, caché dans l’angle du mur. Il ne peut sortir que déguisé, la nuit, en contrebande, comme un malfaiteur. Il est bien jeune ; il n’a pas eu le temps de faire du mal ; mais il faut expier les péchés des ancêtres : inexorable loi de l’hérédité !

Pour ne pas l’oublier, notons tout de suite qu’en 1911, l’empire fut renversé et la république proclamée. Le premier président fut le Dr Sun-Yat-Sen, président d’un jour. Il est maintenant à Canton, tentant de fonder une république chinoise à sa façon. Nous le verrons probablement dans quelques jours.

L’empereur Koung-Shui laissa une veuve ; elle vit avec son neveu, fils adoptif, le jeune Shin-Tung qui attend le sort que Dieu et la république lui réservent.

Ce temple du Ciel a été bâti par l’empereur Yung-Lo de la dynastie des Mings, il y a exactement cinq cents ans (1420). Je ne puis me défendre d’un sentiment d’horreur en traversant le lieu des exécutions. Il est tout à côté du mur d’enceinte extérieur du temple. Les extrêmes se touchent.

Jusqu’en 1912, sous l’empire, les condamnés à mort avaient la tête tranchée d’un coup d’épée ; quelquefois, selon la gravité du crime, ils étaient «hachés menu comme chair à pâté». Des centaines de mille ont été ainsi taillés vifs. Le grand sabre mandchou, pendant des siècles, n’a pas dérougi. Sous la république, on colle au mur et l’on fusille. Au moment même où je vous écris (8 heures a.m.) le peloton d’exécution passe sous ma fenêtre, se rendant à sa besogne lugubre et presque journalière. Je ferme les yeux pour ne pas voir les bourreaux, mais j’entends leurs pas cadencés. Trois bandits tomberont sous leurs balles, tout à l’heure. Avec les deux jeunes garçons exécutés lundi, le bilan de la semaine se chiffre à cinq, et nous ne sommes qu’à mardi !!! Toutefois, il ne faut pas trop s’effrayer de ce chiffre. La population de la Chine est d’environ quatre cents millions. Pékin seul compte deux millions, divisés en Mandchous, Tartares, Chinois, auxquels il faut ajouter l’élément étranger. L’empire a été terrassé, et la république nouvelle n’est pas encore très bien assise. Les Japonais, les Allemands, les Russes, les Bolchévistes de tous les pays la convoitent et soulèvent la population, pas du tout dans l’intérêt du jeune empereur et de la Chine, un peu peut-être dans leurs intérêts nationaux respectifs, mais beaucoup surtout par intérêt personnel, qui, ici comme ailleurs, est souvent le commencement et la fin de toute action politique. Rien d’étonnant que le meurtre, le vol et autres crimes à profit soient très fréquents. Sans être en révolution, le pays est en ébullition, inquiet. Des soldats font le piquet au coin des rues. Depuis le Japon, pas une seule gare de chemin de fer qui ne soit gardée militairement. Fait singulier : ce sont les soldats déserteurs congédiés ou licenciés qui se font détrousseurs de trains, brigands, voleurs, assassins. La justice doit donc sévir. Tout vol de grand chemin d’une somme ou valeur de cent dollars et plus est puni de mort. Procès sommaire ; exécution : cinq jours après le verdict. Après l’exécution le corps reste sur le terrain tout le jour pour servir d’exemple et pour constater que la vie a cessé. C’est prudent ; il y a quelque temps, un gamin de seize ans s’est éveillé sur le sentier du cimetière. Les porteurs ont régularisé son billet de passage en l’autre vie ; une balle a suffi. Le cortège a poursuivi sa route, mécontent d’avoir été dérangé.

La peine capitale a-t-elle du bon ? Est-elle préventive du crime ? L’exemple porte-t-il ? L’un des jeunes gens exécutés lundi, en se rendant à la place fatale, a consolé son compagnon en lui disant que la mort n’était qu’une transformation. « Je revivrai à l’instant », dit-il, « et dans dix-huit ans, comme aujourd’hui, j’aurai encore dix-huit ans et je ferai la même chose : je recommencerai. » Et ainsi de suite. Ceci me rappelle un refrain que la bonne maman nous chantait en nous berçant :


« Grand Dieu, quel plaisir de mourir,
« Quand on est sûr d’en revenir ! »


Voilà leur croyance ; trente siècles de Bouddhisme et de Confucianisme ont produit ce consolant résultat. Je laisse aux partisans de l’abolition de la peine de mort, M. Bickerdike en tête, la solution de ce problème.

Bouddha, Confucius, Mahomet conduisent au fatalisme. Ce qui est écrit est écrit et doit arriver ; aucune puissance ne peut l’empêcher.

Ce qui m’étonne, c’est leur indifférence pour notre sans-gêne, pour ne pas dire notre effronterie. Nous entrons dans le temple, au beau milieu du service religieux ; nous allons coiffés à l’autel ; nous conversons librement ; nous tapons sur les genoux, les pieds du dieu, pour s’assurer s’il est de bois, bronze ou plâtre, vrai ou faux, sans que les pieux exercices en soient affectés ni les fidèles scandalisés. C’était plus sévère au Japon, dans certains temples.

Je suis allé, dans l’après-midi, visiter les cours de justice ; deux cours siégeaient. Les juges portent toge noire avec collet et parements dorés, bonnet mandchou rond, avec bord relevé tout autour. Ils sont très dignes et leur maintien est imposant. Trois juges siégeaient dans une des cours ; leur président surtout m’a impressionné. Belle tête carrée, parlant distinctement au point que je comprenais presque son charabia. J’avais été mis au courant de la cause par un confrère, Maître Fu-Ta-Chang. Il s’agissait d’un accident d’auto : réclamation en dommages-intérêts par le père d’un enfant blessé.

Impossible d’entrer au sénat sans passer par la légation britannique. Nous déclinons cette démarche ; nous en avons assez de l’extérieur de l’édifice.

22 décembre — Promenade en auto, au dehors des murs de la ville tartare, jusqu’à la Fontaine de jade. Du flanc de la montagne jaillit une source d’eau faiblement gazeuse et d’une couleur qui rappelle le jade ; de là son nom. Aux pays d’Orient, une fontaine est toujours une divinité ; aussi la divinité de cette source jadienne a eu et a encore des temples et des pagodes, dont trois sont remarquables : la Pagode de jade, la Pagode de porcelaine, la Pagode à sept étages tout là-haut sur le mont. La première, en marbre légèrement teinté de bleu, est le chef-d’œuvre du genre. Les soldats italiens l’ont un peu mutilée. Nous l’avons contemplée dans le rayonnement d’un coucher de soleil à ravir : une fusée de jade s’élançant vers le ciel du sommet d’une colline couverte de ruines.

Au retour, nous saluons derechef le Palais d’été, le bateau de marbre, les mille Bouddhas et les cinq pagodes que nous avons visitées hier.

23 décembre — Retour à la salle du trône et à la tour de la cloche. Cette salle a deux cents pieds par cent. C’est la plus belle et la plus riche de tous les édifices impériaux ; c’est là qu’aux audiences solennelles l’empereur se montrait, dans toute sa splendeur, aux grands de son peuple et aux ambassadeurs des peuples étrangers.

24 et 25 décembre — Nous retournons visiter, avec un intérêt toujours croissant, les richesses du musée.

Le soir : messe de minuit à Saint-Michel. Le célébrant est un prêtre chinois, mais l’Enfant Jésus, dans la crèche, n’est ni chinois, ni tartare, ni mandchou ; il vient de France. « Nous avons vu son étoile en Orient », dirent les Mages à Hérode. Pékin aurait-il été le point de départ de leur long pèlerinage ?

26 décembre — Nous n’oublierons jamais Pékin. La quinzaine que nous y avons passée a été si intéressante, si charmante ! Quelle chaude hospitalité nous avons reçue au Grand Hôtel ! Mme Maille, l’aimable propriétaire, s’est multipliée pour nous ; le plus humble du personnel, comme les maîtres d’hôtel et le gérant, ont été d’une obligeance, d’une politesse, d’une prévenance exquises.

Comme c’était charmant d’entendre parler français, les uns à la parisienne, les autres moins bien, mais français tout de même ! Ce que Wah va nous manquer ! Vous ne connaissez pas Wah ? C’est toute une institution que Wah, notre garçon de table. Haut de six pieds, d’assez forte proportion, bien taillé, joli de figure, tête rasée à la peau, justaucorps bleu pâle et gris perle, jupe blanche ouverte aux côtés, laissant voir un pantalon-caleçon retenu à la cheville par des rubans de soie, bas blancs, souliers de velours noir, figure rubiconde, yeux noirs intelligents, un peu canailles, parlant toutes les langues du globe, intelligible presque toujours, intelligent toujours, prévenant, empressé, poli et cœur d’or ; a parcouru l’univers avec les légations et les ambassades ; a vécu à Paris, à Rome, à Berlin, à Madrid ; a fait le tour du monde. Vous êtes ses enfants — et gâtés, quoi !

Pour ne pas aggraver une légère indisposition, je fis la diète, le jour de Noël, et mangeai peu au grand dîner. Wah en fit presque une maladie. « Quand monsieur mange, Wah content ; quand monsieur mange pas, Wah pas content », me répétait-il.

Le Chinois, malpropre de sa nature, est d’une propreté irréprochable lorsqu’il est bien dirigé. C’est encore le meilleur serviteur qui soit au monde. En Orient, l’honnêteté du Chinois est proverbiale comme la fourberie et la duplicité du Japonais. « En affaires, fiez-vous à Johnny Chinaman » , disent les Anglais, « mais méfiez-vous des Japonais » . Les Anglais s’y connaissent. De Pékin à Nanking : six cent trente et un milles. Nous quittons à 8 heures a.m., la capitale de la république chinoise ; nous longeons le mur de division de la ville tartare et de la ville chinoise, puis nous sortons de la cité par une porte de côté est. Quelques minutes encore, nous saluons du convoi le vieux mur, ses bastions, ses portes, ses créneaux et ses tours, les palais, les châteaux, les temples, les pagodes, les mausolées. Adieu, cité charmante, heureux séjour que je ne reverrai probablement jamais ! Je m’étais fait une idée toute différente de ta vie ou plutôt je n’en avais aucune idée précise, définie. Je confesse mon ignorance. Qui connait Pékin chez nous ? Mieux informé aujourd’hui, je constate qu’une station prolongée serait nécessaire au voyageur pour se familiariser un peu avec cette agglomération colossale, et qu’il faudrait des mois pour étudier son caractère, ses mœurs, sa vie.

Notre train file sur Tien-Tsin où la ligne bifurque ; il continue sur Mukden. Nous sautons dans l’express de Nanking-Shanghai, vers midi. Le wagon-restaurant est décoré de tous les drapeaux à l’occasion des fêtes de Noël et du nouvel an ; j’y remarque celui du Canada.

Nous traversons la région de la famine qui sévit actuellement et dont les journaux doivent vous entretenir ; c’est désolant. Il ne reste pas une racine, pas un brin d’herbe dans les champs. Aux gares, les affamés demandent à grands cris du pain et des sous ; nous vidons nos poches ; les petites douceurs de nos sacoches sont vite distribuées. Nous voulons acheter les provisions du train, mais elles sont à peu près épuisées, et il faut bien garder le nécessaire pour le repas du soir.

La partie révoltante de ce triste état de choses est la spéculation qui s’exerce sur cette misère. Nous voyons à côté des meurt-de-faim, aux gares, des Shylocks qui tiennent comptoir et nous invitent à échanger à taux usuraire notre argent en sous, pour les distribuer aux affamés, afin qu’ils puissent se procurer à prix excessifs des fruits et des victuailles que le trafiquant véreux exhibe à profusion. À la vue de ce spectacle révoltant, notre pitié cessa.

Les Chinois à l’aise doivent se réveiller, avoir un peu d’amour-propre, de charité, enfin prendre un peu soin de leurs miséreux et ne pas compter seulement sur la générosité de l’étranger qu’ils exploitent ainsi. Les journaux font une campagne violente dans ce sens ; espérons qu’elle aura des résultats bienfaisants.

La cause principale de cette famine est le manque d’eau pour les moissons, le riz surtout. Les cultivateurs ont ensemencé et planté leurs terres trois années consécutivement sans aucun résultat ; le soleil a tout brûlé. Plus de cinq millions souffrent dans la région que nous traversons, mais les secours arrivent. Il y a et il y aura de la gêne, de la souffrance, mais peu de pertes de vie, espérons-le.