Voyage aux Indes orientales et à la Chine/Livre IV/06

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Pierre-Théophile Barrois, Jean-Luc III Nyon, Jacques-François Froullé Voir et modifier les données sur Wikidata (vol. 2p. 94-103).



CHAPITRE VI.
DE L'ISLE DE CÉYLAN, DES MALDIVES ET DE MALACCA.
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De l'Isle de Céylan.
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Les Portugais s'établirent à Céylan en 1506, & s'y soutinrent jusqu'en 1658, époque à laquelle les Hollandais leur prirent successivement plusieurs comptoirs, & les en chassèrent. Ces derniers se firent bientôt respecter, & chaque jour affermit leur puissance. Le peu de comptoirs qu'ils possédoient dans le principe, n'ôtoit point aux Étrangers la liberté de venir sur la côte avec les naturels du pays ; mais le desir de s'approprier le privilége exclusif du commerce, leur fit déclarer la guerre au roi de Candie. Les Anglais voulurent profiter de ces troubles pour s'y procurer quelques établissemens. Ils parurent à la côte avec trois vaisseaux de guerre, & traitèrent avec le Roi, mais ne pouvant se résoudre à paroître devant lui pieds nuds, ni se soumettre à d'autres bassesses que les Princes Orientaux exigent des Européens, ils abandonnèrent le projet d'en chasser les Hollandais. Enfin le Roi proposa la paix aux Hollandais, qui l'acceptèrent à condition qu'il leur céderoit tous les bords de la mer jusquà trois lieues dans les terres ; & ce Prince y consentit sans faire attention que par cet arrangement, emprisonné dans ses propres états, il devenoit leur esclave.

Les principaux établissemens des Hollandais dans cette île, sont Colombe & Négombo dans le Sud-ouest, Galle & Mature dans le Sud, Trinquemale & Jassanapatnam dans le Nord-est, Amsterdam & Manard dans l'Ouest-nord-ouest. Ils ont encore plusieurs autres petits corps-de-garde où ils tiennent un Sergent & sept à huit Soldats pour garder la côte, & s'opposer à la communication des naturels du pays avec les vaisseaux étrangers qui passent. Colombe en est la Capitale & le second établissement dans l'Inde. Les villes ressemblent à celles de toutes leurs colonies ; elles font fort propres, les rues alignées & bordées d'un double rang d'arbres : certaines ont un canal dans le milieu ; une grande partie des habitans professent la religion chrétienne, parce qu'elle descend des Portugais. Les Hollandais leur permettent de bâtir des Églises , & de faire venir des Prêtres de Goa pour les desservir.

Aucun bâtiment étranger n'entre dans leur port sans avoir un Pilote Hollandais chargé de le conduire ; il fait faire un grand circuit au vaisseau, comme s'il vouloit éviter des dangers ; mais cette ruse ne produit plus son effet: on connoît aujourd'hui leur port aussi bien qu'eux.

Cette île est une des plus grandes ; elle est très-fertile & bien boisée: on y fait toutes les années deux récoltes de riz. Il y a des montagnes très-hautes qui servent de renseignement aux vaisseaux qui vont dans l'Inde. Le Pic d'Adam qu'on apperçoit de tous les côtés, est sans contredit la plus élevée de l'Asie ; le sommet en est toujours couvert de nuages ; on l'appelle Pic d'Adam, parce qu'on y voit la trace d'un pied qu'on dit avoir été faite par le premier homme.

On a toujours cru que cette île étoit la Taprobane des anciens; d'autres ont prétendu qu'elle étoit l'Ophir de Salomon; mais il est probable que c'étoit plutôt à Achem que les flottes grecques alloient chercher l'or & les richesses qu'elles en rapportoient.

Il paroît que les Indiens établirent autrefois le théâtre de la guerre dans cette île. Leurs livres sacrés en parlent souvent sous le nom d'île Langué ; & pour entrer dans le style oriental, plusieurs de leurs Dieux (qui n'étoient que des hommes déifiés) en ont détrôné les Rois. Elle est sur-tout fameuse dans l'histoire de Vichenou, dont les dogmes qu'il y porta sous le nom de Rama, s'y sont conservés jusqu'à ce jour dans la secte des Bouddistes.

Les Indiens pensent que cette île est au milieu du globe, & que Rama, pour y porter la guerre, fit construire un pont au détroit de Manard, qu'on nomme encore le pont aux Singes.

Ce pays mériteroit d'être observé; mais les Hollandais ne permettront jamais aux Naturalistes européens d'en faire l'objet de leurs recherches : ils en retirent de très-grands avantages. La canelle & le poivre font les productions les plus lucratives; la première n'est cultivée que dans la partie du Sud, & passe pour la meilleure, parce que celle de la Cochinchine quoique bien supérieure, est très-peu connue & qu'il est extrêmement difficile de s'en procurer : jamais elle ne pourra préjudicier à celle de Ceylan. Quant au poivre, il est inférieur à celui de la côte de Malabar.

Les Français ont transporté des plans de canellier à l'ile de France, qui se sont bien naturalisés : la canelle qu'on en retire n'étant pas moins aromatique que celle des Hollandais, elle pourra devenir aussi marchande, lorsqu'on aura trouvé la véritable manière de la préparer. Nous avons déjà de grandes obligations à M. de Cossigny, qui, par différens essais, a montré qu'on pouvoit tirer grand parti du canellier, la canelle qu'il a préparée est très-bonne.

L'arèque, le cardamome, l'ivoire & les éléphans, foftt auffi des ob;eis de commerce de cette île : on y trouve des mines d or, d'argent, de cuivre, de fer, de même que toutes fortes de pierres précieufes, & des cailloux de toutes couleurs qui les imitent parfaitement. CeyÏan eft encore renommé pour les perles qu'on pêche dans le détroit de Manard.

Après avoir donné une idée fuccinte du fol & des productions de ce pays, nous nous bornerons à dire quelques mots des îles Maldives, qui dans leur état actuel ne fauroient être l'objet d'une longue differtâtion.

Des Maldives.
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LES Maldives forment un archipel considérable coupé par des canaux très-sains ; elles sont rases, bien boisées, & ne produisent que quelques fruits naturels au pays. Les vaisseaux peuvent aborder le rivage de très-près, sans craindre aucun accident. La Compagnie française des Indes entretenoit dans l’une de ces îles un Caporal & quelques Soldats. M. de Lally fit relever le corps-de-garde en 1759. Quant aux habitans, ils font très-pauvres, ne cultivent rien, pas même pour leur nourriture, & ne vivent que du riz qu’ils, vont chercher sur les côtes voisines. Ils n'ont d’autres objets de commerce que le Coris, espéce de petite Porcelaine que nous appelions Pucelage ou Monnaie de Guinée ; quand ils en ont fait la pêche, ils les placent en tas, sous le vent de leurs habitations, pour faire pourrir le poisson, mais cela n’empêche pas que cette pour riture ne procure un air mal-sain, parce que la terre, par elle- même , ou par les différentes parties qu'elle renferme, exer- çant un pouvoir attractif fur toutes les vapeurs quelconques, attire les plus subtiles, & par conséquént les plus dangereuses de cette pourriture, ce qui doit néceffairement occasionner des maladies.


D'ailleurs, ces îles sont si plattes, qu'à la haute mer, la plus grande partie de l'Archipel est submergée, ce qui les rend mal-saines & force les habitans de fixer leur demeure dans des anses sur les inégalités des terrains les plus élevés. Ils n'ont que des bateaux à balanciers trop foibles pour soutenir la grosse mer ; c'est par leur moyen qu'ils vont trafiquer aux côtes de Malabar & de Coromandel, cependant quelques-uns, fans avoir aucune idée de navigation, traverfent le golfe de Bengale, & vont à Achem traiter des bonites talées fort communes dans cette contrée. Il eft furprenant que cette nourriture ne leur occafionne pas des maladies ; les Européens qui s'avifenf de manger ce poisson salé, éprouvent une fièvre accompagnée de maux de tête très-violens qui durent plusieurs jours : ils deviennent rouges partout le corps, comme s'ils avoient été frappés d'un coup de Soleil.


Des débris du vaisseau le Duras, qui se perdit sur une de ces îles en 1776, le Roi de l'Archipel vient d'en faire construire un de deux cents tonneaux, qu'il expédie toutes les années pour les côtes de Coromandel & d'Orixa.

Chaque village a son chef qui paie tribut en Coris au Roi ; celui-ci est tributaire à son tour d'un Souverain de la côte de Malabar.

La plupart des Maldivois sont Mahométans ; ce qui donne tout lieu de préfumer qu'ils defcendent de quelques Arabes jettes fur ces îles, en allant de la mer rouge à la cÙte de Malabar, ou à celle de Coromandel.

De Malacca.
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MALACCA est situé dans la partie méridionale de la presqu'île Malaye. Les Hollandais tirent peu d'avantage de cet établissement, la plus grande partie est habitée par les Chinois, race paresseuse, & l'autre par les Malais, naturellement méchans : la seule crainte d'une nation qu'ils redoutent, les tient sous une espéce de discipline qu'ils ne connoisent point entre eux.

Il y a deux cents ans que la presqu'île Malaye étoit trés- peuplée : tes porcs étoient remplis toute tannée de vaiffeaux Chinois, Cochinchinois, Indiens & Siamois, mais la tyrannie des Souverains leur fit abandonner ce pays d'efclavage, pour aller établir différentes colonies fur les îles voisines. Achem, Sumatra, Bornéo, Céleïes, les Moluques & les Philippines en grande partie, sont habitées par des Malais.

Malacca étoit autrefois la réfidence des Souverains, & tenoit le premier rang entre les places Indiennes; les Portugais y bâtirent une bonne citadelle, & leur commerce s'y foutint l'efrace de cent vingt années.

Les Hollandais les en chafsérent en 1641. Pour prix de sa victoire, le vainqueur eût la tête tranchée à ton retour en Hollande, on lui fit un crime d'avoir permis à des Religieuses , dont le couvent étoit dans la citadelle, d'en sortir en procession, portant un cierge allumé, parce qu'ayant fait faire de trés-gros cierges creux, elles les remplirent de diamans & de l'or que chacun avoit mis en dépôt dans leur monastére.

Les Hollandais établirent la tolérance religieuse dans le pays qu'ils venoient de foumettre. Ils crurent avec juste raison que la politique exige qu'on souffre des gens de toutes les nations & de toutes les sectes, lorsqu'on veut faire fleurir un établissement ; on y trouve encore la ville chrétienne & une église romaine.

La Citadelle est bonne, elle devroit renfermer six cents hommes de garnison, mais ce nombre n'est jamais complet: d'ailleurs, on est obligé d'en tirer des détachemens pour les petits comptoirs répandus fur la côte. Une riviére qui remonte jusqu'à quatre-vingt lieues dans les terres, baigne les murs delà citadelle; elle n'est pas large, & l'entrée en est fort incommode : échoué fur un banc, on est forcé d'attendre la pleine- mer pour arriver au débarquadaire ; peut-être est-ce par politique que les Hollandais n'y creusent point un canal qui rendroit cette place d'un accés trop facile.

C'est un des pays les plus favorites de la Nature; elle y fait régner un printems continuel. Ses productions de toutes espéces s'y montrent & s'y multiplient dans toutes les saisons. Il est coupé par plusieurs riviéres & couvert de forêts impénétrables : c'est par cette raison qu'il est peu connu des Européens; les habitans même ne peuvent pénétrer bien loin, parce que ces immenses forêts qui bordent les établissemens, font un vaste repaire de bêtes féroces & de reptiles venimeux. Les productions animales & végétales sont presque les mêmes qu'aux Philippines, & le pays a beaucoup de rapport avec cet Archipel, ce qui fait présumer qu'il en a été séparé par quelque, violente secousse.

Les Hollandais ne fe font pas attachés à faire briller l'agri- culture dans cette colonie comme dans la plupart des autres ; !es environs de la ville n'offrent pas un feul jardin: ils font cou- verts de bois comme l'intérieur des terres, ce qui fait que les tigres, les bufles &les éléphans s'y logent auffi commodément que par-tout ailleurs ; outre cela quantité de marais qu'on ne peut denÎcher doivent les rendre trés-mal-fains.

Il eft furprenant que les Hollandais aient pu fe foutenir juf- qu a ce jour dans un pays habité par des hommes auffi médians & auffi rebelles. Les Malais naturellement féroces aiment beaucoup V opium ; cette boiffon les rend furieux, quand ils en ont pris une' certaine quantité ils ne connoiffent plus de frein & fe vouent à la mort; c'eft une efpéce de maladie qu'on pourroit appeller rage. Ils courrent les rues un crit dans chaque 'main , en criant amoc , ce qui veut dire en Malais, je mets tout à mort : dans cet état, les yeux pleins de feu leur fortent de la tête, leur bouche écume, ils agitent les deux bras, & tuent tout ce qu'ils trouvent fur leur paiÔage. On fuit, on ferme les portes, le Gouverneur expédie un détache- ment qui vient à la rencontre du furieux, mais celui-ci, loin de retourner fur tes pas, pour éviter une mort affurée, fe pré- cipite fur les bayonnettes jufqu'à ce qu'il expire.

Cette férocité naturelle n'influe point fur l'idiome des Ma- lais ; ils parlent la langue la plus dÙuce de la terre.

Il exifte des mines d'or & d'argent dans l'intérieur du nays, mais elles ne font pas exploitées. On trouve du calin (a) à la fuperncîede la terre, efpéce d'étain que l'on porte en Chine, c eft le feul commerce dont la Compagnie retire quelque profit encore neft-il pas afîez fort pour payer les employés, & couvrir les dépenfes quelle eft obligée de faire pour fe fou- tenir fur cette côte. Celui des joncs eft fi peu de chofe, qu ei e s eft vue forcée de l'abandonner aux habitans moyennant quelques droits. Les îles voifines lui fourmiïent du bols d'aigle, de fandal & de fapan. Quelques Malais y font le commerce en interlope, ceux qui font connus fous le nom de Bouguis, vont aux Moluques chercher des épiceries, qu'ils portent enfuke à Achem & à Quéda; ceux qui font celui du câlin, croifent dans les détroits, & le vendent aux vaiffeaux Européens, qui y paffent pour aller en Chine. Afin d'empêcher le progrés "de ce commerce frauduleux, la Compagnie entretient des Gardes-côtes, qui tâchent d'intercepter leurs bateaux. ^


On trouve à Malacca des aniropophages reconnus, de même que des êtres qui nont que la figure humaine; ils vivent fur les arbres, & fi quelqu'un pane fous leur retraite, ils defcendent & les dévorent : il.y en a qui font moins féroces; errans dans les bois, ne fe liant pas même avec les êtres ^ kur r^ fembtent, ils te nournffent de fruits & de racines, & nhabitent avec les femmes que quand la nature les y invite ; ce qui fembleroit prouver que dans l'état de nature, les hommes ont un tems marqué pour leurs amours comme les autres animaux : quelques-uns de ces sauvages se sont un peu familiarisés, & trafiquent avec les Malais, mais sans avoir de communication ensemble. Ils mettent au pied de l'arbre qu'ils habitent le calin qu'ils ont ramassé sur les montagnes ; les Malais y déposent en échange quelques fruits ou d'autres bagatelles que le sauvage vient ramasser aussi-tôt qu'ils sont partis. Leur idiôme n’est pas connu des Malais. J’en ai vu un qu’on avoit pris fort jeune, & qui est aujourd’hui domestique d’un Conseiller, mais très-paresseux.

On trouve encore dans les terres une espéce d'hommes, dont les pieds font prefque tournés en fens contraire des nôtres ; quoique ce fait m'ait été certifié par le Commandant de la place, je crois qu'il demanderoit à être confirmé par de nouvelles obfervadons.

Malacca produit quelques bons fruits, tels que le rambé, le ramboutan & le mangoustan, ce dernier est le meilleur, & surpasse tous les fruits de l’Inde par sa délicatesse.