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Voyage d’exploration en Indo-Chine/Conclusions générales

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XXIII

CONCLUSIONS GÉNÉRALES. — POLITIQUE DE LA FRANCE EN INDO-CHINE ET EN CHINE.

Lorsqu’on revient en France, après de longues années de séjour en pays lointain, pendant lesquelles on s’est trouvé mêlé, plus ou moins directement, à toutes les entreprises, à tous les efforts tentés à l’extérieur en vue de l’intérêt du pays, on reste singulièrement touché de la profonde indifférence du public pour tout ce qui se rattache à ce côté de la grandeur nationale qui, jusqu’alors, vous avait paru si intéressant et si nécessaire. Il semble qu’il n’y ait aucun lien entre les intérêts que l’on vient de défendre et cette nation, jadis aventureuse, aujourd’hui tellement repliée sur elle-même, qu’elle ne songe même plus à chercher au dehors un aliment à son activité naturelle.

On a signalé plusieurs fois les causes de cette indifférence : nos programmes d’éducation habituent la pensée à se mouvoir de bonne heure dans un cercle restreint. L’étude exclusive de l’antiquité grecque et latine, l’enseignement de l’histoire, borné à la seule Europe ou, pour mieux dire, au seul bassin de la Méditerranée, circonscrivent nos observations et nos raisonnements sur des civilisations appartenant toutes, ou à peu près, à une même race, ou à des races plus ou moins dérivées les unes des autres. On ne cherche d’autres points de comparaison que ceux que peuvent offrir les histoires d’Athènes et de Rome, et l’on dédaigne ou l’on ignore les prodigieux enseignements qui ressortiraient du passé, à peine interrogé, des deux tiers du genre humain. Un bachelier de vingt ans, dont l’éducation passera pour brillante et complète, connaîtra admirablement l’histoire de la petite ville de Tyr, ou les lois de Lycurgue, qui n’ont peut-être pas régi cent mille individus ; mais les noms mêmes de Bouddha et de Confucius, dont l’influence vit encore sur des centaines de millions d’hommes, lui seront profondément inconnus. S’il se doute, sans trop oser y croire, de l’existence du Grand Mogol ou du Grand Khan, c’est qu’il aura lu les Mille et une Nuits, ou quelque récit de voyages vers des régions fantastiques dont il ne connaît pas la position sur la carte. Quant à la géographie proprement dite, elle n’est guère en France qu’un corollaire effacé de l’histoire : cette science, dont les aspects sont si variés et les applications si fécondes, n’a pas encore obtenu une place à part dans notre enseignement officiel[1].

Ce singulier rétrécissement de notre horizon scolaire n’a pas peu contribué à entretenir ces illusions dont nous nous sommes réveillés tout meurtris. Nous nous étions façonné un monde de fantaisie, au gré de nos utopies humanitaires ou de nos préjugés vaniteux, et nous sommes venus nous heurter douloureusement à la réalité des faits. Aujourd’hui encore, nous vivons sans paraître nous en douter à côté de populations innombrables et de contrées d’une richesse infinie, que la rapidité des communications a mises à nos portes. Alors que l’industrie des nations rivales sait aller y puiser les matières premières et y trouver les consommateurs qui la font vivre et prospérer, la nôtre, leur égale en habileté et en science, se restreint volontairement au seul marché de l’Europe et ignore que la fortune attend ailleurs ses produits.

Les événements politiques du commencement du siècle et une centralisation excessive ont été complices de l’insuffisance de notre éducation. Nous nous sommes isolés du reste du monde, en nous figurant marcher à sa tête. Nos revers maritimes et le blocus continental ont rompu, sous le premier empire, la chaîne de nos traditions coloniales ; l’action du gouvernement en tout et pour tout s’est substituée à l’initiative individuelle. Alors qu’une puissante émigration conquiert au commerce et à l’influence de l’Angleterre les principaux débouchés du globe, les Français, satisfaits de vivre dans un pays qu’ils proclament le plus beau du monde, se ruent avec fureur vers les emplois officiels et les carrières dites libérales. Ils dépensent, pour arriver à des positions mesquines et sans avenir, plus d’habileté et d’énergie qu’il n’en faudrait pour faire cent fois fortune à l’étranger. L’opinion publique se désintéresse entièrement des questions lointaines. Privée de ce guide vigilant, qui fonctionne ailleurs avec tant d’efficacité, notre diplomatie a été incapable de reconstituer ce que j’appellerai une politique d’outre-mer. Depuis trois quarts de siècle, nos consuls, nos chargés d’affaires à l’étranger, vivent au jour le jour, ne sachant ni se proposer un but ni le poursuivre avec cette ténacité et cette sobriété de moyens qui ont fait la fortune de l’Angleterre. Ils se déconsidèrent comme à plaisir en renversant le lendemain ce que leur prédécesseur a édifié la veille, et le moindre reproche qu’on puisse leur faire est d’ignorer profondément les intérêts qu’ils sont chargés de défendre.

On se rappelle le cri d’alarme poussé, il y a quelques années, par un écrivain dont la France regrette la mort prématurée. Dans la France nouvelle, M. Prévost Paradol a montré la race anglo-saxonne possédant l’Amérique et l’Océanie et envahissant sans retour le continent asiatique, et notre pays condamné à une irréparable décadence, s’il ne tente un vigoureux effort. Mais cet effort, M. Prévost Paradol le circonscrit, lui aussi, au seul bassin de la Méditerranée. Cédant à cette préoccupation de milieu qui ne veut tenir compte que des races européennes, il supprime d’un trait de plume cinq cents millions d’Indiens ou de Chinois dont il livre sans coup férir le territoire à l’Angleterre ou aux États-Unis. Il semble que ces races fécondes et puissantes soient fatalement destinées à disparaître comme les tribus d’Amérique, que tout ce qui n’est pas européen doive être considéré comme sauvage et traité comme tel.

C’est là une grave méprise : ces civilisations, jadis florissantes, ne sont point si décrépites qu’elles doivent tomber en poussière au seul contact de la race blanche. Elles peuvent se reconstituer à nouveau dans le sens moderne et exercer une influence avec laquelle il faudra compter. Au point de vue économique, les populations si laborieuses de l’extrême Orient pèsent déjà d’un poids énorme dans la balance des échanges et peuvent offrir des remèdes inattendus au mal social qui ronge la vieille Europe. La France ne saurait se condamner à l’abstention sur ce théâtre où s’agite le tiers des habitants de la planète, à ne pas essayer de prendre place sur cet immense marché de consommation et de production. Après les preuves de vitalité qu’a données notre pays, nous n’avons pas le droit de désespérer de son avenir. Il ne nous est permis d’abdiquer nulle part. Plus que jamais, nous devons être présents sur tous les points du globe habité : le monde appartiendra à qui l’étudiera et le connaîtra le mieux.

L’importance et l’excellente situation commerciale de notre colonie de Cochinchine font de Saigon le point central de l’action française dans l’extrême Orient. Les traités conclus avec la cour de Hué assurent d’une manière définitive la prépondérance de notre pavillon et de notre politique sur tout le littoral oriental de l’Indo-Chine et remettent entre nos mains les destinées d’une race intelligente et souple, dont le caractère a de nombreux points de contact avec le nôtre et dont l’assimilation semble devoir être aussi facile qu’elle sera avantageuse. Les Annamites sont doués, à l’instar de la race chinoise, de qualités expansives et colonisatrices excessivement remarquables. Leur prise de possession du Delta du Cambodge date à peine du commencement du siècle, et cette région est aujourd’hui une des mieux cultivées et une des plus riches des mers de Chine : tels sont les pionniers qui peuvent remplacer les colons qui nous manquent et faire rayonner à l’intérieur de la péninsule indo-chinoise notre influence et notre commerce.

Malheureusement les guerres intestines qui ont désolé l’empire d’An-nam sous Gia-long lui ont fait perdre la situation politique qu’il occupait dans la vallée du Cambodge. Le gouvernement siamois a profité de cette circonstance pour effectuer la conquête du Laos. Il allait consommer également la destruction complète de l’ancien royaume du Cambodge, lorsque la France est intervenue, et, par l’établissement de son protectorat, s’est ménagé un accès à l’intérieur du pays et a rouvert de ce côté une issue à l’émigration annamite. Mais les agissements postérieurs de notre politique n’ont pas répondu à ces débuts. On a fait au gouvernement siamois des concessions fâcheuses qui ont amoindri notre prestige et compromis l’avenir. J’ai raconté dans le chapitre V de cet ouvrage, comment les Siamois s’étaient emparés, au mépris des traités, des provinces cambodgiennes de Battambang et d’Angcor, et j’ai insisté (p. 240-241) sur les avantages commerciaux que présenterait l’unité de domination sur les rives du Grand Lac. Malheureusement l’ignorance et la précipitation de notre diplomatie ont laissé ratifier une usurpation, qui sera, et qui est déjà, une cause de conflits incessants.

Sous peine de nous discréditer entièrement auprès de populations par lesquelles nous ne devons jamais, dans l’intérêt même de la civilisation, laisser discuter notre supériorité, il faut apporter désormais dans nos relations avec les gouvernements indo-chinois plus d’esprit de suite, une vue plus nette de l’avenir ; il faut renoncer à ces errements funestes qui consistent à remplacer un gouverneur ou un diplomate le jour où ils commencent à connaître le pays où on les a envoyés ; il faut savoir en faire les exécuteurs dociles d’une politique aussi invariable dans son but que réservée dans ses moyens. Il faut enfin que les ministères compétents sachent combiner leurs efforts pour une action commune et que ce qui est une vérité sur la rive droite de la Seine ne passe pas pour un mensonge sur la rive opposée[2].

J’ai déjà fait ressortir, dans le cours de ce travail, le côté oppresseur de la domination siamoise : les monopoles de tout genre, les transactions obligatoires arrêtent partout le développement naturel des pays soumis à Bankok ; la chasse aux esclaves, pratiquée sur une large échelle, amène la décroissance de la population et imprime aux mœurs des habitants un caractère regrettable de brutalité. La législation chinoise qui régit les Annamites est imprégnée au contraire d’un profond esprit démocratique ; la propriété personnelle, niée à Siam, est partout régularisée en An-nam ; l’initiative individuelle, l’agriculture et le commerce sont encouragés dans ce dernier pays, par les institutions les plus libérales. Combattre l’influence abrutissante des Siamois par l’esprit de colonisation et d’entreprise des Annamites qui sert à la fois les intérêts de la France et de la civilisation : telle est la lutte toute pacifique que nous devons provoquer par tous les moyens possibles, et dont nous ne devons jamais perdre de vue les intérêts et les résultats.

Ouvrir avec l’intérieur de la vallée du Mékong des voies de communication qui puissent suppléer en partie au défaut de navigabilité de ce fleuve[3], exiger la suppression complète et absolue des douanes que le roi du Cambodge, notre protégé, entretient à la frontière de ses états et du Laos ; négocier avec Siam, la suppression de la traite des esclaves en faisant appel au besoin aux principes bien connus de ceux — je veux parler des Anglais, — que nous avons trouvés jusqu’à présent, à Bankok, les adversaires de notre politique (Voy. ci-dessus, p. 222), sont les premiers moyens qui s’offrent à nous pour augmenter les relations commerciales entre le Laos et notre colonie de Cochinchine, pour diminuer les défiances que les Européens ont inspirées jusqu’à présent aux populations laotiennes et sauvages, et favoriser l’émigration des Annamites et des cultivateurs chinois à l’intérieur de la péninsule. Nous trouverons à Bassac et à Attopeu, dans le Laos méridional, ces stations d’une température moyenne, que les colons européens doivent avoir à leur portée dans les pays chauds pour réparer leurs forces (Voy. ci-dessus, p. 184). La concurrence commerciale que les Chinois et les Annamites ne manqueront pas de faire aux mandarins siamois, fournira aux gouverneurs des provinces laotiennes l’occasion naturelle de réclamer contre de honteux monopoles. Ces réclamations, appuyées par l’attitude presque menaçante de populations encore peu résignées au joug, seront écoutées sans aucun doute, si nous les encourageons au nom de nos propres intérêts ; si nous savons faire revivre à propos les prétentions légitimes des Annamites sur le bassin du Se Banghien ; si nous parvenons enfin à ouvrir de ce côté une nouvelle porte à l’émigration cochinchinoise. On se rappelle sans doute que nous avons rencontré une colonie annamite à Lakon et que le fleuve n’est en ce point qu’à trente lieues de la côte.

Nous devons aussi essayer de faire restituer au Cambodge les provinces de Battambang et d’Angcor, en proposant au gouvernement de Bankok leur échange contre les provinces plus septentrionales de Muluprey et de Tonly Repou, dont la prise de possession par les Siamois a été le résultat d’une trahison et n’a été sanctionnée par aucun traité. Nous assurerons ainsi l’écoulement vers Saigon des riches produits du bassin du Grand Lac.

Enfin, l’ouverture par la vallée du Tong-king de relations commerciales avec le sud de la Chine est l’un des résultats les plus importants que la politique française doive chercher à obtenir en Indo-Chine.

Pour arriver à l’émancipation graduelle de cette intéressante contrée, il est nécessaire que notre colonie de Cochinchine, au lieu d’être livrée à des administrateurs de hasard, devienne une sorte d’Inde française, pépinière d’hommes instruits, profondément versés dans les langues, l’histoire, la géographie et les mœurs des contrées avoisinantes. Il faut qu’à Saigon, comme à Calcutta et à Bombay, soient fondées des écoles où se recruteront, non plus à la faveur, mais à l’examen, les différents agents chargés de veiller aux intérêts de la France et de ses protégés asiatiques[4]. Chacun d’eux fera plus pour notre influence qu’un régiment. Rien de durable ne saurait se fonder par la force. Le véritable, le légitime conquérant est aujourd’hui la science. Seules, les populations que l’on a initiées à la civilisation, dont on a augmenté le bien-être ou les jouissances intellectuelles, peuvent, sans colère ou sans honte, reconnaître des vainqueurs. Sur ce terrain, la France peut prendre dès aujourd’hui d’éclatantes revanches. Les victoires qu’elle y remportera, si elle sait se souvenir et vouloir, enrichiront l’humanité et ne lui coûteront ni une goutte de sang ni une larme.

C’est pour cela que l’on peut exposer sans détours ces programmes de conquête pacifique et que la meilleure politique consiste à les avouer hautement. N’est-ce pas revendiquer sa part de l’un des plus hauts et des plus grands devoirs qui incombent aux nations civilisées ? En pareil cas, exciter la jalousie c’est réveiller l’émulation et hâter les progrès de la civilisation générale. Qui pourrait soutenir qu’avoir abandonné pendant plus d’un demi-siècle cette mission d’initiateurs, à laquelle la nature semble nous avoir prédestinés par nos qualités comme par nos défauts, n’est point une des causes de notre décadence momentanée ? L’Angleterre, qui s’est résolument emparée de ce rôle en Asie, et dont la politique pacifique n’inspire en Europe que du dédain, peut songer sans effroi à l’avenir, en regardant ses deux cents millions de sujets hindous progresser rapidement sous les institutions libérales qu’elle leur a données.

Tel est l’un des buts que nous devons recommander à l’activité du pays. Nos administrations coloniales n’ont été que trop, jusqu’à présent, le refuge de toutes les nullités déclassées. Le système hiérarchique qui consiste à faire avancer en Cochinchine un magistrat de la Guadeloupe, est aussi ingénieux que celui qui ferait passer un consul des États-Unis au Japon : il est aussi fécond en fâcheux résultats. Exigeons au moins des agents coloniaux les garanties que nous demandons en France. Si les services qu’ils rendent sont plus méritoires, reconnaissons-les par des avantages proportionnés. Nous pouvons encore, si nous le voulons, retrouver en Indo-Chine l’empire colonial que Dupleix avait rêvé pour nous dans l’Inde. Notre industrie et notre commerce, épuisés par tant de sacrifices, compromis par tant de lourdes charges, peuvent y retrouver des débouchés et des éléments de richesse suffisants pour leur permettre de lutter avantageusement avec les industries et les commerces rivaux.

De notre colonie de Cochinchine, portons nos regards sur cette agglomération d’hommes qui forme le Céleste Empire.

Les admirateurs passionnés ne manquent pas plus à la Chine que les détracteurs implacables. Tous ceux qui y ont fait un long séjour se sont laissé plus ou moins gagner par l’influence de cette civilisation singulière, unique dans les annales du monde. L’uniformité extrême que présente à tous les points de vue cette gigantesque nation finit par s’imposer à l’esprit ; la rigidité des usages, l’importance de la forme, la gravité et la dignité avec lesquelles s’accomplissent les actes les plus insignifiants, donnent le caractère de nécessaire et d’indispensable aux moindres évolutions de la vie chinoise. Tout point de comparaison échappe bientôt à l’Européen qui se laisse absorber dans cet étrange milieu. Le dédain de cette société lettrée et polie pour tout ce qui vient du dehors finit par l’atteindre et le troubler ; il croit infaillible une sagesse qui résulte de l’expérience accumulée de tant de siècles ; il admire cette monotone harmonie qui l’enveloppe de toutes parts, en ne laissant arriver jusqu’à lui aucune note étrangère ; et, remplaçant enfin ses préjugés européens par des préjugés chinois, il n’est pas loin d’affirmer, avec ses nouveaux compatriotes, qu’en dehors de la Chine il n’existe que des barbares.

Cette manière de voir aurait été, à bien peu de chose près, celle des premiers voyageurs qui nous ont fait connaître la Chine, si elle n’avait été contenue et modifiée par le sentiment religieux, qui a toujours si puissamment influé sur les appréciations et les jugements des Occidentaux. Dans les récits des navigateurs qui abordèrent au seizième siècle sur les côtes du Céleste Empire, éclate une profonde et naïve admiration. L’empereur de Chine est représenté comme le plus puissant monarque du monde ; ce n’est qu’à genoux et en tremblant que se présentent devant lui les envoyés des nations européennes.

Qu’on se reporte d’ailleurs par la pensée vers l’année 1500, époque où se nouèrent les premières relations maritimes entre l’Europe et la Chine, et que l’on essaye de se représenter l’ancien monde : un commerce à peu près nul, une agriculture en enfance, une immense quantité de terres en friche, peu ou point de canaux ou de routes, nulle part de communications sûres et régulières, une ignorance profonde et presque générale, chez le peuple une misère navrante, partout l’arbitraire, l’intolérance et la guerre ; tel était le sombre tableau en regard duquel venait se placer le paysage animé et paisible des riches provinces orientales de la Chine. Comme législation, comme mœurs, comme productions, la supériorité du nouvel empire sur l’Europe ressortait incontestable ; — comme science, il n’avait encore rien à apprendre de l’Occident, dont toutes les grandes découvertes n’ont été faites qu’après cette époque.

Il est donc naturel que la première impression produite, au sujet de la Chine, par les merveilleux récits qui furent transmis alors en Europe, ait été celle d’une civilisation accomplie et d’une puissance presque sans limites. L’étude approfondie que les jésuites firent dans le siècle suivant de l’histoire, de la littérature, de l’industrie, des ressources de cette grande nation confirma cette opinion en l’appuyant sur des chiffres et des faits précis. Les écrivains du dix-huitième siècle s’emparèrent avec empressement des arguments et des exemples de toute nature que venaient apporter à l’appui de leurs thèses économiques et philosophiques le long passé, jusque-là inconnu, et la constitution politique et sociale de trois cents millions d’hommes.

Mais l’engouement était allé trop loin ; une réaction devait se produire, et, à son tour, elle fut extrême. Les sages de l’Occident tremblèrent pour leur suprématie, qu’ils n’étaient point habitués à voir contester, et attaquèrent avec violence cette civilisation, dont les preuves n’étaient point, selon eux, assez faites. On nia l’antiquité et les origines de l’histoire des Chinois, on fit de leurs philosophes des copistes et de leurs savants des plagiaires. Pour la plus grande gloire de la race aryenne, ce fut de l’Inde que l’on fit venir leurs inspirations. Au point de vue politique, le revirement ne fut ni moins rapide, ni plus mesuré : les gouvernements européens apprirent bientôt à mépriser ce colosse devant lequel ils s’étaient trop longtemps humiliés ; peu s’en fallut qu’on ne traitât les Chinois de sauvages dignes tout au plus de remplacer les nègres dans nos colonies à sucre, et après avoir fait prosterner lord Macartney, en 1793, devant l’empereur Kien-long, l’Angleterre, en 1840, imposait à coups de canon, à son petit-fils, l’empoisonnement de l’opium.

D’ailleurs, pendant ces trois siècles, l’Europe a fait des progrès immenses et les termes de comparaison se sont déplacés. Habitué aux merveilles de l’industrie et de la science modernes, l’Européen qui visite aujourd’hui la Chine ne comprend plus l’enthousiasme de ses devanciers, et il éprouve une vive déception. Si un long séjour dans l’intérieur du pays a pour effet, comme nous l’avons remarqué plus haut, de prédisposer outre mesure en faveur de la civilisation chinoise, une rapide promenade sur les côtes ne la fait apercevoir au contraire que sous un jour défavorable. C’est malheureusement sur cette observation superficielle que la jugent aujourd’hui la plupart des voyageurs. Profondément imbus de l’idée de leur supériorité, érigeant en axiomes indiscutables leurs préjugés d’éducation et de race, ils ne trouvent que des ridicules à la surface de ce peuple dont la manière de vivre semble être l’exact contre-pied de la nôtre, et ils se contentent de rire, là où il faudrait observer longtemps et avec attention. Rien de moins intime, du reste, que les rapports des barbares avec les nationaux du Céleste Empire. Sur tous les points des côtes où se sont établis les Européens, ils ont formé des villes distinctes, où le Chinois n’est toléré que comme boutiquier ou comme homme de peine. Les deux civilisations vivent côte à côte sans se mélanger, sans se connaître, en antagonisme commercial qui les révèle l’une à l’autre sous leur plus mauvais jour, et il arrive bien souvent que l’Européen qui a vécu de longues années à Hong-kong ou à Shang-hai, est obligé, une fois rentré dans sa patrie, de chercher dans des livres ce qu’il doit penser de l’état social et politique du Céleste Empire.

Quand on étudie la législation chinoise, on est frappé de son caractère égalitaire et démocratique. Point de privilèges autres que ceux de l’intelligence et du travail ; le bonheur et le bien-être du plus grand nombre étaient déjà, à l’époque du déluge, la maxime des gouvernants de la Chine. On peut dire que l’économie politique et sociale, science si récente chez les Occidentaux, a pris naissance chez les Chinois, et que leurs philosophes les plus complets n’ont été que des économistes. C’est à ce sens infiniment pratique, trait caractéristique de la nation chinoise, qu’il faut attribuer son rapide développement. Les spéculations métaphysiques, tout en dénotant une organisation plus élevée et un sens plus délicat du beau, ont égaré longtemps les nations occidentales à la recherche d’un idéal philosophique ou religieux, et leur ont fait consumer en vains efforts une activité et une intelligence qui, mieux dirigées, auraient pu leur conquérir une situation matérielle infiniment plus prospère. À côté des longues guerres et des luttes intestines qui désolaient l’Europe, la tranquillité et la richesse relatives du Céleste Empire ont frappé de bonne heure les écrivains et les philosophes : Théophylacte Simocatta, qui vivait au commencement du septième siècle, dit en parlant des Chinois : « Ce royaume n’est jamais troublé par des désordres intérieurs ; les lois sont justes, les habitants sont sobres et font un grand commerce. » — « Libre de ce despotisme militaire que le Musulmanisme a établi dans le reste de l’Asie, a écrit Abel Rémusat, ignorant l’odieuse division des castes qui forme la base de la civilisation indienne, la Chine offre à l’extrémité de l’ancien continent un spectacle propre à consoler des scènes de violence et de dégradation qui frappent les yeux partout ailleurs. »

Aussi, grâce aux ressources d’un climat qui se prête admirablement à toutes les cultures, et présente réunies les aptitudes de terroir les plus diverses, grâce à l’abondance et à la variété des matières premières fournies par ce vaste empire, l’agriculture et l’industrie des Chinois, favorisées dans leurs progrès par la stabilité et la sagesse des institutions politiques, ont atteint de bonne heure un degré de perfection auquel l’Occident n’est arrivé que beaucoup plus tard. Parvenus, alors que le reste de l’humanité était presque tout entier dans les langes de la barbarie, à un degré de supériorité et de civilisation si remarquable, environnés de peuples barbares, dont ils ont pu subir parfois la suprématie militaire, mais auxquels ils ont toujours fait accepter leurs lois, leurs mœurs, leur suprématie intellectuelle, les Chinois se sont crus autorisés à ce profond dédain, à ce mépris non déguisé qu’ils professent pour tout ce qui n’est point eux. Immobiles depuis des siècles, ils sont presque excusables de ne point s’être aperçus qu’autour d’eux tout avait progressé, et que les barbares d’autrefois étaient à présent leurs maîtres. Le système d’isolement pratiqué chez eux depuis si longtemps, après les avoir préservés des préjugés coupables et des superstitions cruelles du monde ancien, est devenu une barrière funeste qui les a séparés de la civilisation occidentale. Ils n’ont pas su la voir naître ; ils ne l’ont pas comprise dans ses premières manifestations : elle les enveloppe aujourd’hui de toutes parts et les écrasera, s’ils ne se laissent pas pénétrer par elle.

Dans ce malentendu persistant qui a plusieurs fois rompu les relations pacifiques entre l’Europe et la Chine, tous les torts sont-ils cependant du côté de cette dernière ? Non certes, et une étrange fatalité semble avoir pris à tâche de compromettre aux yeux des Chinois la religion et la civilisation européennes. — Nous avons déjà indiqué le côté tout positif, tout matérialiste, des principes de la philosophie chinoise. Une indifférence absolue en matière religieuse est la base même de cette philosophie ; à ses yeux, toute religion est également vraie, et doit être acceptée comme également bonne. Les premiers efforts de propagande chrétienne tentés en Chine devaient donc discréditer ses apôtres en les assimilant à l’une des classes les moins considérées, et les plus bas placées dans l’échelle sociale, celle des prêtres de Bouddha et de Lao-tse. De plus, quelques-uns des dogmes que l’on venait prêcher aux Chinois blessaient profondément les sentiments et les croyances les plus enracinés chez eux : le respect de la tradition, des ancêtres, et cette vénération touchante qu’ils conservent pour les origines de la famille, s’élevaient avec force contre les interdictions et les théories exclusives du dogme catholique. Les jésuites, qui se firent un instant une si brillante position à la cour de Kang-hi, comprirent la puissance de ces préventions, et essayèrent de ne point les heurter trop directement. Mais les ménagements dont ils crurent devoir user furent violemment attaqués par une confrérie rivale, celle des dominicains, qui firent condamner leurs adversaires par la cour de Rome. L’éclat de ces dissensions provoqua un édit d’expulsion de tous les missionnaires. Les lettrés chinois, qui avaient laissé prêcher, avec la plus grande indifférence, les doctrines de Bouddha, s’étaient aperçus que la même tolérance à l’égard de la religion chrétienne provoquerait infailliblement l’immixtion des puissances européennes dans les affaires de l’empire, et l’envoi à Pékin d’un envoyé du pape[5], chargé d’y faire acte d’autorité, justifia leur manière de voir.

Depuis cette époque, les missionnaires sont rentrés en Chine, et ont courageusement continué leur œuvre de prédication ; mais elle était discréditée d’avance dans l’esprit public, et c’est à peine si leurs persévérants efforts ont réussi à maintenir les quelques chrétientés formées à l’époque de Kang-hi. Leur œuvre, mal interprétée, a toujours rencontré l’indifférence, et souvent excité la haine. Réfugiée dans les rangs inférieurs de la société, impuissante à faire un seul prosélyte dans la classe intelligente, mais presque athée, de la nation, elle n’a pu conquérir droit de cité, et la foule a trop souvent fait justice elle-même des prétendus crimes, que, dans son ignorance, elle attribuait aux chrétiens. Ces persécutions toutes locales, que les autorités chinoises, bien plus par impuissance que par mauvaise volonté, ne réussissaient pas à empêcher, ont attiré des représailles de la part des gouvernements européens. Ces représailles ont-elles atteint leur but ? il est permis d’en douter. Dans l’état de désorganisation actuelle du Céleste Empire, le pouvoir central est sans force et ne peut faire prévaloir ses volontés dans les localités que leur position met à l’abri de l’intervention directe d’une canonnière française. Les mandarins, placés entre l’hostilité du peuple et les réclamations des étrangers, perdent leur place sans qu’il en résulte une amélioration notable dans la situation des missionnaires ; aux yeux de la foule, l’influence étrangère qui soutient ces derniers et dont ils abusent parfois, n’est qu’une cause d’impopularité de plus.

Mal engagées au point de vue religieux, les relations de l’Europe avec la Chine ont encore plus malheureusement débuté au point de vue commercial. Si l’accès de cet immense marché éveillait toutes les convoitises des négociants européens, les Chinois devaient au contraire être assez indifférents à l’établissement de nouveaux rapports d’échange. Le commerce intérieur de la Chine a toujours été en effet de beaucoup supérieur à son commerce extérieur et elle trouve à la fois chez elle des éléments de production et de consommation décuples de ceux que, même aujourd’hui, elle peut se procurer à l’étranger. Il en est résulté, pour les puissances européennes, une position dépendante, une attitude sans fierté et sans énergie, qui ont fait illusion à la cour de Pékin sur ses véritables forces. Les concessions, parfois honteuses, faites au gouvernement chinois par le Portugal et l’Angleterre, dans l’intérêt de leur commerce, ont amené chaque jour des exigences plus grandes et semblé confirmer une suprématie qu’il n’était ni utile ni digne de reconnaître ou d’accepter. Même après le coup de foudre de la guerre de 1840, la faveur de commercer avec le Céleste Empire paraissait si précieuse que, pour ne pas la compromettre, on fermait les yeux sur les violations les plus flagrantes du droit des gens. Je ne puis m’empêcher de rappeler ici l’assassinat du gouverneur portugais[6] de Macao, en 1848, crime qui resta impuni et ne fut l’objet d’aucune réclamation. Seule, la corvette la Bayonnaise, commandée par M. Jurien de la Gravière, osa aller mouiller dans ce port pour protéger la colonie européenne contre les excès de la populace cantonaise ; les navires de guerre anglais et américains mouillés à Hong-kong non-seulement n’imitèrent point cet exemple, mais encore n’interrompirent pas un seul instant leurs relations avec les autorités chinoises.

La première guerre faite à la Chine par les Européens ne fut elle-même qu’un flagrant déni de justice, et si elle prouva leur supériorité militaire, elle ne put les relever dans l’estime de cette nation polie et lettrée. Je ne reviendrai pas ici sur cette grave affaire de l’opium. Après s’être montré aux Chinois sous l’odieuse livrée de la contrebande, et les avoir forcés, pour le plus grand avantage des Indes anglaises, à accepter une denrée dont leur sagesse séculaire avait interdit l’usage, le commerce européen n’a guère été depuis moins cupide et plus honnête, et les expédients malheureux dont il s’est cru autorisé à se servir l’ont même un instant complètement discrédité aux yeux des Chinois.

L’Europe a donc quelques reproches à se faire, et l’accusation traditionnelle de duplicité et de mauvaise foi, si souvent lancée contre le gouvernement chinois, pourrait se retourner contre nous en certaines circonstances. Dans quelle mesure convient-il aujourd’hui de compter avec la Chine ? Cette nation, qu’on ne peut songer ni à dominer ni à détruire, ne peut-elle un jour marcher de pair avec les peuples européens ? Les dernières réformes que le gouvernement de Pékin a su accomplir ont raffermi la dynastie tartare un instant ébranlée. Ne convient-il pas, en l’aidant dans cette œuvre de réparation, de remettre une grande institution politique dans la voie du progrès ?

Le corps des lettrés, investi en Chine de toutes les fonctions politiques et administratives et qui se recrute par la voie des examens, est loin de répondre aujourd’hui à l’idée que l’on pouvait autrefois s’en faire. Gardien trop respectueux de la tradition, jaloux à l’excès de toute innovation, il a puissamment contribué à cet isolement funeste, au milieu duquel sont venues s’étioler toutes les forces vives du pays. Les principes les plus justes se vicient dans l’application, quand ils ne sont jamais contestés et qu’aucun fait inattendu ne vient en provoquer la discussion. Le retour constant vers le passé éteint l’émulation en faisant considérer tout progrès comme chimérique. Aucune idée nouvelle, aucun pas en avant ne pouvaient venir de l’étude unique et toujours répétée des livres classiques et des traditions des anciens. De ce fonds, riche sans doute, mais enfin épuisé, est issue une civilisation bientôt immobilisée. Après avoir d’abord repoussé par dédain tout ce qui venait du dehors, les lettrés repoussent aujourd’hui par crainte l’introduction des idées européennes ; ils sentent instinctivement que cette orgueilleuse supériorité qu’ils affectent vis-à-vis des masses, que ce prestige consacré par tant de siècles, s’évanouiraient bientôt, si on les examinait au flambeau de la science moderne, et, effrayés de la transformation qu’ils devraient subir pour conserver leur situation menacée, ils préfèrent en retarder l’heure par tous les moyens possibles.

Rien de plus absorbant et de plus factice à la fois que le travail accumulé par un Chinois pour atteindre à ces hautes positions que confère en Chine le titre de han-lin ou de docteur. Après de longues années d’étude, qu’a-t-il appris ? l’histoire, la médecine, les sciences ? — Nullement, et cela lui importe peu : il commence à savoir lire, il va avoir entre les mains la clef de tous les trésors ; mais à peine la possède-t-il complètement qu’il meurt à la tâche, laissant la réputation d’un profond érudit.

Il est certain qu’il faut considérer l’écriture figurative des Chinois comme une des causes les plus puissantes de l’avortement de leur civilisation. Ce mode hiéroglyphique de rendre la pensée, qui semble plus naturel tout d’abord que la savante décomposition des sons permettant, à l’aide d’une trentaine de signes, de représenter toutes les émissions de voix, les a entraînés dans un système d’une complication inouïe, où leur ingéniosité paraît se complaire, mais dont l’étude devient chaque jour plus pénible. Les idées que l’on peut dériver de la signification propre d’un caractère figuratif, sont toujours assez restreintes, et l’abstraction absolue ne devient possible que par des conventions additionnelles longues à établir, et d’une portée toujours confuse. Dans tous les cas, de quels langes ne se trouve pas entourée une pensée qui doit classer et retenir, avant de se manifester au dehors, plus de trente mille signes différents ? qui, pour lire avec fruit et sans embarras les œuvres des anciens, devra en connaître un nombre plus considérable encore ? Avec quelle difficulté un fait scientifique nouveau, une idée nouvelle arriveront-ils à être reproduits et quelle obscurité ne régnera-t-il pas dans leur exposition ! — Les spéculations métaphysiques, qui ne sont pas d’ailleurs dans le génie chinois, les sciences exactes pour lesquelles il aurait, au contraire, une aptitude marquée, restent d’une interprétation à peu près illusoire, ou tout au moins plus qu’arbitraire, avec un pareil mode d’écriture.

L’instruction, très-répandue en Chine, où le plus petit village possède une école, et où les gens complètement illettrés sont beaucoup plus rares qu’en Europe, se réduit donc à apprendre à lire. Il est des degrés infinis de posséder cette première des sciences, et l’admiration respectueuse de la foule reste acquise à celui qui, arrivé au sommet de la science, peut, en hésitant, en ânonnant quelquefois encore, lire les anciens sans dictionnaire. Tel est le cas des lettrés, et leur titre à la considération publique. Rien de plus juste, du reste, puisqu’ils peuvent seuls, sans craindre les fâcheuses équivoques que commettrait un ignorant, expliquer les lois, lire les ordres de l’empereur, expédier les dépêches, manier sûrement, en un mot, ce pinceau délicat qui fixe si longuement la pensée sur le papier.

Que l’on suppose un instant les caractères latins admis universellement en Chine, et les principaux livres chinois et européens écrits, par ce moyen, en langue mandarine : en quinze jours, l’expérience en a déjà été faite, un enfant apprendrait à lire. Tout un monde d’idées et de sensations nouvelles viendrait éclairer ce peuple, si intelligent et si amoureux de lecture, qui passe aujourd’hui sa vie à épeler. Ce serait comme une traînée de feu parcourant tout l’empire ; et les préjugés invincibles, entretenus aujourd’hui avec tant de soin par certains lettrés, les rancunes, les haines, les mépris accumulés depuis tant d’années contre les étrangers, toutes ces barrières qui font de la nation chinoise un monde si hermétiquement fermé à toute influence extérieure, tomberaient comme par enchantement. Il n’y aurait de comparable à cette grande révolution sociale que celle que la découverte de l’imprimerie opéra jadis en Europe.

Nous croyons que c’est là le premier remède à tenter sur cette civilisation malade, le seul qui puisse la tirer de sa torpeur et de son immobilité, et la mettre en communion avec le reste du monde. Le jour où ce remède sera appliqué sur une grande échelle, la superbe aristocratie des lettrés qui personnifie aujourd’hui la résistance au progrès, et au milieu de laquelle se révèle chaque jour une corruption plus intense, une dissolution plus incurable, perdra tout son prestige, toute son influence.

Une plaie non moins grave de la civilisation chinoise est le manque absolu de vertus militaires. Le Chinois, capable d’un véritable héroïsme dans la vie civile, dur à la souffrance, sans effroi devant la mort, a toujours tenu en singulier mépris la profession des armes. Les soldats ne se recrutent que dans la lie de la population, vivent comme en pays conquis sur le territoire qu’ils sont chargés de défendre et tournent sans cesse le dos à l’ennemi. La liste des lettrés qui ont bravé la mort pour dire la vérité à leurs tyrans, tient une longue place dans l’histoire de la Chine. Les guerriers héros en sont absents. Il ne pouvait en être autrement, si l’on considère l’immense supériorité de cette nation sur toutes celles qui l’entouraient. L’infatuation extrême qui en est résultée pour elle, et le sentiment intime et profond qu’elle était la race par excellence, autour de laquelle toutes les autres étaient condamnées à graviter perpétuellement en vassales, ont endormi toutes ces susceptibilités fécondes que des termes de comparaison plus rapprochés éveillent et entretiennent ailleurs. Les conquêtes mongoles et la conquête tartare n’ont jamais sérieusement menacé l’autonomie effective du pays ! or le sentiment du patriotisme naît de la conscience du danger et les Chinois n’ont jamais eu en réalité à trembler pour leur indépendance. De là cette absence complète de qualités militaires, cet affaissement moral, qui relègue au second plan les plus nobles côtés de l’âme : l’abnégation, le désintéressement, le dévouement, en laissant prédominer l’égoïsme et la cupidité.

Quand les Chinois, mieux éclairés sur le compte des nations de l’Occident, auront conscience de la force et de la supériorité de celles-ci ; que des relations, devenues plus fréquentes, leur apprendront à la fois tout ce qu’ils peuvent avoir à en redouter et quels immenses profits ils peuvent en attendre, ils renaîtront sans doute au sentiment de leur individualité comme nation. Leur intelligence et leur sens pratique leur montreront bientôt la nécessité de resserrer les liens qui unissaient jadis les cent familles entre elles, autant pour soutenir une lutte commerciale et industrielle profitable à tous, que pour résister aux attentats de la force, et conserver le droit de subsister comme race indépendante. Les immenses ressources de leur vaste empire sont dépensées aujourd’hui sans but et sans résultat, et gaspillées par des fonctionnaires malhonnêtes ; sagement employées, elles seraient suffisantes pour replacer immédiatement la Chine au niveau des nations européennes les plus puissantes. Avec l’esprit d’initiative et d’entreprise dont sa population est douée, ce pays n’a besoin que d’administrateurs habiles pour voir ses plaies se cicatriser d’elles-mêmes. Il a déjà fait appel à l’élément européen pour combattre la lèpre de la concussion qui le ronge, et ce premier essai a été couronné de succès. Telle est la voie dans laquelle il doit persévérer, s’il veut rétablir la stabilité et la paix dans ses provinces. À l’école des Européens se formeront bien vite des Chinois qui rompront avec les traditions du passé, qui sentiront que le meilleur remède au malaise d’une population surabondante et aux brusques changements d’équilibre économique se traduisant à l’intérieur par d’effrayantes oscillations humaines, est d’ouvrir toutes grandes les portes de l’empire au commerce et à l’industrie étrangères, de favoriser les émigrations qui rapporteront plus tard au foyer natal tout un contingent d’idées nouvelles et d’arts féconds.

C’est donc avec un esprit de justice, de modération et de prudence, avec un ferme désir d’entente et de conciliation, que doivent procéder les puissances européennes, dans leurs rapports avec le Céleste Empire ; elles ont le plus grand intérêt à éviter des secousses qui provoqueraient la chute de ce colosse déjà si ébranlé. Il appartient surtout à la France de donner le concours moral le plus entier et le plus sincère à l’œuvre de consolidation et de diffusion civilisatrice dont il s’agit. La justice et son intérêt bien entendu le lui commandent. Plus que personne, elle doit désirer l’autonomie de cette vaste région, que pressent si vivement, au nord et au sud, la Russie et l’Angleterre ; son rôle doit être d’en faire respecter la neutralité et l’indépendance, de maintenir absolument libre un marché qui peut lui être si avantageux. Il est temps que notre commerce cherche à s’assurer la place qui lui revient dans les relations, déjà considérables, mais appelées à centupler encore, de la Chine avec l’Occident.

Malheureusement, nous avons subordonné jusqu’à présent notre politique à celle de l’Angleterre. Habituée à faire bon marché d’intérêts aussi lointains, notre diplomatie les a toujours sacrifiés aux nécessités de la cordiale entente. Ces sacrifices ont été sans retour. Plus nous avons effacé notre politique devant celle de nos alliés, moins ils ont compté avec nous. À l’avenir, il faut suivre une ligne de conduite opposée. N’ayant point à ménager, comme les États-Unis et l’Angleterre, des intérêts commerciaux de premier ordre, nous pouvons facilement devenir d’indispensables arbitres entre les prétentions des Européens et les résistances des indigènes. Une première fois, ce rôle nous a été offert en Chine. Si nous avions su le remplir, l’expédition de Pékin n’eût pas eu lieu et nous aurions aujourd’hui une situation prépondérante dans les conseils du Fils du Ciel. Un diplomate[7] d’une rare énergie et d’une haute intelligence avait su, au Japon, assumer ce rôle de médiateur qui se trouve forcément indiqué par le désintéressement actuel de la France dans les questions commerciales. Nous n’avons pas pu ou plutôt nous n’avons pas voulu le soutenir. Ce sont là des fautes dans lesquelles nous ne devons plus retomber. Il faut redevenir nous-mêmes, ne plus accepter de servir les intérêts étrangers dans l’espoir de compensations chimériques. Dans un pays libre, l’opinion publique exerce une pression irrésistible. Un gouvernement adroit compte sur elle pour dégager sa parole et annuler ses promesses. La politique qui met tout son honneur et toute son habileté à faire prévaloir les intérêts nationaux, est la seule fructueuse, comme elle est la seule sincère.

On ne peut espérer que de telles idées prévalent auprès du gouvernement, avant que le pays tout entier se soit rendu compte de leur importance ; mais on ne saurait songer sans un profond sentiment de tristesse à toutes les fautes que le contrôle de l’opinion aurait empêchées, à tous les efforts que son ignorance a rendus inutiles. Tentons aujourd’hui par tous les moyens possibles de réveiller dans notre pays l’esprit d’initiative : le caractère national se relèvera dans les entreprises lointaines, en utilisant au bénéfice de la patrie des facultés et des énergies qui, en France, abandonnées à elles-mêmes, s’étiolent stériles ou grandissent dangereuses.





  1. Ces lignes ont été écrites avant la guerre. — Aujourd’hui quelques réformes ont été accomplies, grâce aux persévérants efforts de M. Levasseur, qui a entrepris avec tant d’intelligence et de patriotisme une campagne en faveur de l’enseignement géographique. Tous ceux que j’appellerai les géographes militants, voyageurs ou marins, dont les efforts sont souvent si peu appréciés dans leur propre pays, ne peuvent qu’être profondément reconnaissants à l’éminent académicien d’essayer de faire aimer en France l’étude de la géographie. On se résigne facilement à voir les plus pénibles labeurs passer inaperçus ; on ne se console pas de la pensée qu’ils sont restés stériles.
  2. Le traité qui a cédé d’un trait de plume la moitié du Cambodge aux Siamois, a été conclu malgré l’opposition du gouvernement de Cochinchine. À cette époque, on ignorait au ministère des affaires étrangères qu’au nord des provinces de Battambang et d’Angcor, livrées à Bankok en échange de la reconnaissance de notre protectorat sur le reste du Cambodge, il y avait six autres provinces entièrement cambodgiennes, dont les Siamois n’avaient eu garde d’indiquer l’existence et qui n’avaient point encore leur place marquée sur nos cartes. Ainsi on s’engageait à délimiter des frontières sans connaître le premier mot de la géographie locale ! Admis à m’expliquer, devant S. M. Napoléon III, sur la situation qui nous était faite en Indo-Chine par ce malencontreux traité, je fus interpellé par M.  le marquis de Moustiers, qui en nia formellement l’existence. Il y avait à ce moment trois mois que M. Duchesne de Bellecourt était parti de Paris pour aller en échanger les ratifications à Bankok. Si extraordinaire qu’elle puisse paraître, l’ignorance de M. de Moustiers m’a semblé sincère.
  3. Se reporter à ce que j’ai dit p. 225, sur les voies de communication à établir entre l’amont et l’aval des rapides de Khong. Peut-être pourrait-on réunir Pnom Penh à Bassac par une route peu dispendieuse et plus rapide que celle du fleuve, en se servant du bras du Grand-Lac et de la rivière de Compong Soai. Il faudrait reconnaître le cours de celle-ci jusqu’à ses sources. Tout me fait supposer qu’on pourrait la réunir à la rivière de Tonly Repou par un canal très-court. La navigation à vapeur est possible entre Bassac et l’embouchure du Tonly Repou.
  4. M. le contre-amiral Dupré, auquel notre colonie doit d’heureuses réformes et de hardies initiatives, poursuit en ce moment, je crois, auprès du ministère de la marine, la réorganisation du corps des Inspecteurs des affaires indigènes de Cochinchine. Si cette réorganisation est admise par les bureaux, si leur routine ne s’effraye pas trop de voir des administrateurs coloniaux, épuisés par le travail et le climat, toucher des pensions de retraite, égales ou supérieures à celles des officiers généraux en France, on peut espérer voir se constituer à Saigon un corps véritablement d’élite. L’attrait scientifique, l’indépendance et l’élévation du rôle auquel on peut être appelé, exerceront sans aucun doute une séduction irrésistible sur les intelligences jeunes, aventureuses, éprises du nouveau, comme il y en a tant en France. Jusqu’à présent, on ne leur a donné aucun moyen de se consacrer à ces études asiatiques qui ont fait la gloire et préparé la fortune de l’Angleterre. Il faut entrer dans l’armée ou dans la marine pour avoir quelques chances de passer plusieurs années dans les pays d’Asie. Dans aucune de nos colonies n’existe, comme dans l’Inde, un corps spécialement chargé d’étudier et de défendre ses intérêts. L’organisation actuelle de nos possessions d’outre-mer, semble fondée sur ce principe « qu’il est inutile et même nuisible de connaître d’avance le pays que l’on doit administrer. »
  5. Le cardinal de Tournon.
  6. Le capitaine de vaisseau Amaral.
  7. M. Léon Roches.