Voyage dans le Lazistan et l’Arménie/02

La bibliothèque libre.
Deuxième livraison
Le Tour du mondeVolume 29 (p. 17-31).
Deuxième livraison
[Image]
Une fontaine dans les montagnes de Trébizonde. – Paysanne grecque.


VOYAGE DANS LE LAZISTAN ET L’ARMENIE.[modifier]

TEXTE ET DESSINS INÉDITS,

PAR M. THÉOPHILE DEYROLLE[1].[modifier]

1869


XV
La caverne et les trésors. – Les inscriptions. – Combat contre les chauves-souris. – Cristallisations. – Retour au logis. – Animosité des habitants.


Un jour, on me présenta une médaille trouvée dans une grotte. Les gens du village assuraient qu’un chrétien venu de Trébizonde, quelques années auparavant, avait emporté de ce lieu des trésors. On y voyait aussi, me disait-on, des inscriptions curieuses. Je ne pouvais donc me dispenser d’aller visiter cette grotte, quoiqu’elle fût située assez loin.

En arrivant, je fus d’abord assez désappointé en voyant que les inscriptions qu’on m’avait promises ne consistaient qu’en quelques croix ou signes sans valeur tracés au charbon. J’avançai ensuite : à l’aide d’une bougie, je pénétrai dans une salle longue et étroite, éclairée faiblement par la lumière de l’entrée. Dans un coin, j’aperçus un trou où je m’engageai en me traînant à plat ventre, ce qui me conduisit à une autre chambre dont l’odeur fétide faillit me suffoquer. Le sol était entièrement recouvert du fumier de petits animaux. Je visitai soigneusement la base des parois de la grotte, espérant y trouver des coléoptères aveugles, mais ce fut sans succès. Pendant que je procédais à ces recherches, j’entendis autour de moi de petits cris, et, et l’endroit où la voûte était le plus élevée au-dessus de ma tête, je fus enveloppé par un tourbillon de chauves-souris qui venaient me battre le visage de leurs ailes ; elles éteignirent ma bougie. Dans l’obscurité je n’eus d’autre moyen de défense que de faire le moulinet avec une badine que par bonheur je tenais à la main ; le bruit mat de mes coups répétés sur les chéiroptères me donna l’espoir d’en être bientôt débarrassé, et en effet peu à peu ils finirent par gagner la première salle et, de là, les champs.

Après le combat, je rallumai ma bougie et ramassai mes victimes, une vingtaine de chauves-souris ; je reconnus qu’elles étaient de deux espèces.

Je continuai mon exploration. Dans une cavité étroite et sans issue m’attendait un curieux spectacle. Tout autour de moi les pierres étaient couvertes de petits cristaux jaunes, rouges et verts, qui brillaient de mille feux ; j’en pris quelques échantillons.

1 Suite. – Voy. p. 1.

En plusieurs endroits le sol semblait avoir été fouillé.

A mon retour à Karatchoukour, je rencontrai plusieurs habitants du village qui venaient au-devant de moi pour savoir si j’avais trouvé des trésors, et sans doute pour les partager avec moi. Ils ne voulurent point croire que je n’eusse tiré de la grotte que quelques chauves-souris et des cailloux. Persuadés que je les trompais, ils me devinrent hostiles, et, à partir de ce moment, ils se rendirent plus importuns que jamais. Ils me firent payer notre nourriture et celle de nos chevaux dix fois leur valeur.

J’appris, du reste, qu’il y avait a mon sujet de vives discussions parmi les habitants de Karatchoukour : les uns voulaient m’obliger à partir, d’autres craignaient, si l’on me maltraitait, de s’attirer la colère du pacha. Méhémet, mon zaptié, qui me resta fidèle jusqu’au dernier jour, me tenait au courant de ces conciliabules et m’engageait à abréger mon séjour.

« Une balle est bientôt sortie d’un fusil, disait-il, et on n’est pas content de voir un giaour s’installer dans le village. »


XVI
Une habitation pour chaque saison. – Mœurs des habitants. – La résine de l'abies orientalis. – Les armes. – Retour à Trébizonde.


En dépit de la mauvaise volonté des habitants, je restai encore dans le pays deux semaines. En parcourant la montagne à tous ses étages, je remarquai que chaque habitant de ce pays, où les variations de température sont si considérables, à trois maisons. Il passe l’hiver dans celle qui est située au fond de la vallée ; celle qui s’élève à mi-côte, dans la région des forêts, lui sert d’habitation pendant le printemps et l’automne ; la troisième, qu’on désigne sous le nom de yaïla, est grossièrement construite en pierres sèches, et placée sur les hauts plateaux au milieu des prairies ; on y reste depuis le mois de mai jusqu’à la fin d’août. Les troupeaux y trouvent en cette saison de gras pâturages.

Pendant ces migrations, les villageois emportent tous leurs meubles et tous leurs ustensiles de cuisine, ce qui ne fait pas, il est vrai, un bien lourd bagage. Deux de ces maisons sont ainsi tour a tour entièrement abandonnées.

Dans la région moyenne, sur les gradins de la montagne, on cultive quelques céréales. Au fond de la vallée sont des vergers où l’on voit surtout différentes espèces de cerisiers, quelques pruniers, des noyers et des noisetiers, arbres indigènes. La vigne y croît sans culture ; elle ne donne que de mauvais raisins.

On sème du tabac que l’on fait seulement sécher, et que l’on fume sans autre préparation.

Les habitants n’ont que de rares relations avec les villes environnantes ; leurs besoins sont restreints et les produits de leur sol peuvent leur suffire. Les plus riches possèdent à peine quelques centaines de piastres. Ils ont peu de chevaux et, par suite, il y passe peu de caravanes. Ils ne manquent point de probité ; si je pouvais craindre pour ma personne, je n’avais pas lieu d’être inquiet pour mes bagages.

Les habitations, éparses çà et là dans les lieux qui offrent quelques avantages naturels, sont construites en bois et élevées sur de gros poteaux. A l’étage inférieur sont les étables ; à l’étage supérieur on ménage souvent une galerie ouverte.

Les femmes travaillent beaucoup, portent des fardeaux et aident aux travaux de l’agriculture ; elles font, avec le lait de leurs troupeaux, composés surtout de chèvres et de moutons, une sorte de fromage qu’elles enferment dans des peaux de chevreau. La plupart du temps, les hommes les regardent faire et s’occupent de filer du chanvre ou de la laine dont ils tricotent des vêtements ; ils ont cela de commun avec les Lazes. Cependant ils sont grands chasseurs, et je les entendais souvent parler de leurs hauts faits cynégétiques. Ils sont généralement grands et forts ; leur carrure est puissante ; leurs traits réguliers sont énergiques et presque farouches. Tous portent à la ceinture de grands yatagans, nommés kara-kullac ; ils sont toujours armés de petites carabines très-courtes, dont les canons se fabriquent dans un village voisin de Karatchoukour, ainsi que les lames de leurs poignards, qui sont d’une trempe excellente. Ces armes sont recherchées dans tout le Lazistan.

Les hommes, les femmes et les enfants mâchent presque continuellement la résine desséchée de l'abies orientalis, qui exhale un parfum assez doux et dont la saveur n’est ni amère ni âcre ; elle prend par la mastication une coloration vineuse. La résine qui est restée plusieurs années sur le tronc des arbres, d’où elle découle naturellement, est la plus estimée.

Après un séjour de trois semaines à Karatchoukour, je repartis seul, chargé d’un riche butin zoologique que je voulais expédier immédiatement en France. J’avais envoyé mon domestique à Gumuch-Khané, où il devait attendre mon retour. Grâce à la rapidité de mon cheval, je franchis en moins de vingt heures les cent quarante kilomètres qui me séparaient de Trébizonde.


UNE EXÉCUTION A TRÉBIZONDE.[modifier]
XVII
Exécution d’un brigand. – Potence improvisée. – Comment on devient voleur de grand chemin. – Du prix qu’on peut mettre a une tête. – Courage d’une femme.


Je me reposai quelques jours à Trébizonde. Un matin, en me mettant à la fenêtre, mes regards furent attirés par une foule de gens qui entouraient le cadavre d’un nommé Koutchour-Oglou-Hussein, pendu haut et court en punition de ses crimes. Le matin avant le jour, les zaptiés de la prison étaient venus le réveiller sous prétexte de le conduire à Constantinople, et ils le menèrent, fortement garrotté, sur la place du Giaour-Meïdan. A la première heure du jour, on le suspendit à une potence improvisée, faite de quelques pièces de bois soutenues par les branches d’un olivier. Pendant l’exécution un juge avait lu à haute voix la sentence, que l’on attacha ensuite sur la poitrine du condamné.

Koutchour-Oglou-Hussein, natif de Tripoli, avait été marin. Condamné pour mauvaise conduite aux travaux forcés, il s’était évadé de l’arsenal militaire de Constantinople et était revenu dans son pays natal, où il avait commis plusieurs crimes. Traqué par la police, il s’était enfui dans la montagne et était devenu le chef d’une bande de cinq ou six individus. Pendant neuf années, il avait été la terreur des habitants de la ville et de la vallée de Tripoli, menaçant de mort quiconque le dénoncerait et tuant sans pitié tous ceux qui tentaient de se défendre lorsqu’il les dépouillait.

Il connaissait tous les sentiers et toutes les retraites de ce pays escarpé et coupé de vallées profondes. Aussi, quoique sa tête eût été mise à prix, quoique des sommes considérables (plusieurs centaines de mille piastres) eussent été dépensées pour l’atteindre, malgré les recherches incessantes et l’infatigable poursuite que lui faisait en personne le moutévéli zaadé Achmet-Effendi, alors caïmakan de Tripoli, il aurait peut-être toujours échappé à la justice sans le courage d’une femme.

Un an avant son exécution, Koutchour-Oglou-Hussein était venu à Tripoli, attiré par la passion qu’il avait conçue pour la femme d’un habitant. La nuit, il avait pénétré dans sa maison, qui était isolée, et lui avait ordonné de le suivre ; le mari ayant voulu la défendre, il l’avait tué a coups de poignard. Pendant ce temps, la femme s’était réfugiée dans une écurie. Hussein l’y avait poursuivie et avait essayé d’enfoncer la porte derrière laquelle la malheureuse s’était blottie. Déjà cette porte cédait sous ses efforts et il avait saisi les vêtements de sa victime, lorsque celle-ci, trouvant à la portée de sa main une hache à fendre du bois, assena sur la tête du brigand un vigoureux coup qui le fit tomber. La courageuse femme sortit en poussant des cris qui attirèrent des passants, et l’on se saisit du meurtrier encore évanoui.

Ces montagnards ont la vie dure, et, malgré son horrible blessure dont on apercevait encore la cicatrice après sa mort, Hussein ne tarda pas retrouver ses forces ; mais on ne le laissa pas échapper : son procès s’instruisit, et l’on parvint à se rendre maître de sa bande. Reconnu coupable d’avoir commis de sa main dix-neuf assassinats suivis de mort, et de nombreux vols, il fut condamné.

Le cadavre resta la plus grande partie de la journée exposé sur la place publique.

La foule qui venait le regarder ne paraissait pas très-émue ; les conversations étaient animées et les physionomies exprimaient une sorte de joie.


XVIII
Dix-huit assassinats en quelques minutes par un fou persan. – La pelle d’un boulanger. – Exécution de ce fanatique criminel. – Le bourreau.


L’année précédente avait eu lieu une autre exécution dans des circonstances plus tragiques. Un vieillard persan, qui faisait le métier de brocanteur et vendait quelques ferrailles, s’arma, un dimanche matin, d’un petit poignard qu’il aiguisait avec soin depuis quelques jours, et montant à pas précipités, l’œil hagard, avec la démarche d’un fou, la pente rapide de la ruelle qu’il habitait, se jetta sur le premier passant qui se trouva a portée de sa main et le frappa d’un coup mortel dans le dos. Poursuivant sa marche, il tua ensuite un enfant, puis un autre homme ; à quelques pas plus loin, une femme, et, s’avançant toujours à grands pas, il continua son carnage. Les victimes se succédaient rapidement[1].

Plusieurs chrétiens, habitants de ce quartier, et qui à cette heure-la sortaient des églises ou s’y rendaient, furent à leur tour assassinés. L’agilité de ce fou furieux était incroyable ; les témoins de ces assassinats, terrifiés, n’avaient point la force de l’arrêter. Il s’élança dans une rue qui longe la place du Giaour-Meïdan, où il frappa de côté et d’autre. Les cris de douleur et d’effroi qui marquaient son passage avaient attiré de ce côté une grande quantité de monde ; se retournant alors, il donna encore la mort à quelques-uns de ceux qui voulaient l’arrêter. Enfin, un boulanger, accouru sur le devant de sa boutique avec la pelle qui venait de lui servir à mettre le pain au four, voyant venir a lui ce monstre, lui en assena un coup vigoureux sur la tête ; le vieillard tomba. Les zaptiés, étant enfin survenus, eurent beaucoup de peine à l’arracher des mains de la foule furieuse. Onze des personnes frappées moururent dans la journée.

Lorsque la nouvelle de cet événement se répandit dans la ville, il s’en fallut de peu qu’elle n’y soulevât une émeute. Les Turcs, apprenant que l’auteur de ces meurtres était un Persan et que l’on comptait plusieurs des leurs au nombre des morts, s’écrièrent que le fanatisme religieux avait seul armé le bras de l’assassin. Ils se rendirent en foule au palais du gouverneur et lui demandèrent la mort immédiate du meurtrier : ce que le pacha ne voulut pas leur accorder, les lois s’y opposant. Ils menacèrent alors de se venger en mettant à mort tous les Persans qui habitaient la ville, et la manifestation pouvait devenir sanglante ; on télégraphia de suite à Constantinople, et, après quarante-huit heures, arriva l’ordre de l’exécution. Elle eut lieu sur la place de Meïdan.

Le condamné, qui depuis trois jours était resté dans un mutisme complet, fut amené par des soldats jusqu’au pied du petit olivier. On le fit asseoir sur un

1 Ces scènes terribles paraissent ne pas être rares à Java. Voy. sur l’amok le Voyage à Java de M. de Molins, t. X du Tour du Monde, p. 260. tabouret ; près de lui, un peu en arrière, vint se placer le bourreau : c’était un boucher de profession ; dans sa main droite, élevée à la hauteur de son épaule, il tenait un grand yatagan. Lorsque le juge, après avoir lu la sentence, demanda au vieux Persan s’il n’avait rien à dire, celui-ci, qui se tenait affaissé sur lui-même, fit un brusque mouvement et allongea le cou ; le bourreau profita de cet instant. Avec la rapidité d’un éclair son yatagan fit un demi-cercle ; on entendit un bruit sourd ; la tête était presque complètement tranchée. À cet instant, la foule fit entendre un murmure approbateur pour ce coup d’adresse. Avant que le corps du supplicié fût tombe, le bourreau acheva son œuvre et détacha la tête qu’il avait saisie par la touffe de cheveux des croyants (pertchem). Il la montra aux spectateurs, la laissa retomber, puis, détail horrible ! il passa entre ses lèvres son yatagan maculé de sang. Cet affreux usage vient du préjugé populaire que le bourreau doit mouiller ses lèvres du sang de la victime, s’il ne veut devenir enragé. Le corps fut couvert d’un manteau et immédiatement enlevé.


[image]
Jeune Laze.


XIX
La justice turque. — Un meurtre par jalousie. — Singulier jugement. — Le prix du sang. — Trois vies pour trente mille piastres. — La civilisation et la charité aux prises avec la vengeance d’un père. — Heureux dénoûment. — Paroles d’un des condamnés.


Tous les crimes ne sont pas punis d’une façon aussi immédiate : la justice turque est lente ; on a vu par un exemple précédent que nulle exécution ne peut avoir lieu sans un ordre du sultan.

Récemment on a introduit des réformes dans la justice : elles étaient nécessaires, comme peut en témoigner le fait suivant, que nous raconta M. Reboul, alors agent des Messageries françaises et consul de Belgique à Trébizonde.

En 1860, un jeune Laze des environs de Surmineh aimait une jeune fille. Il la demanda en mariage ; mais il ne fut pas agrée par les parents, et quelque temps après la jeune fille fut mariée à un autre.

Le jour de la cérémonie, le jeune homme se trouva sur le chemin du cortège qui allait conduire la mariée au domicile de son nouvel époux ; il était un peu échauffé par la boisson qu’il avait prise pour oublier son chagrin ; excité, de plus, par les rires ironiques de deux jeunes gens qui l’accompagnaient et qui l’engageaient à se venger, il prit un pistolet à sa ceinture et, s’avançant vers le marié, lui brûla la cervelle. On se saisit de lui sans qu’il tentât de fuir ; on arrêta aussi ses compagnons, et on les conduisit à la prison de Surmineh, puis à celle de Trébizonde, où ils devaient être jugés. Condamnés solidairement à payer le prix du sang, ils furent taxés, à la demande du père de la victime, à une somme de trente mille piastres, sous peine de payer de leur vie ; le jour fixé pour le payement de la somme devait être celui de l’exécution si la dette ne pouvait être acquittée.

N’ayant pu se procurer cette somme, les condamnés furent conduits sur la place publique pour être pendus : trois potences étaient dressées ; à cette vue, l’un d’eux s’évanouit. Quelques Européens, parmi lesquels se trouvaient M. Reboul et plusieurs autres consuls, furent émus à la pensée que, faute d’une somme d’argent, relativement peu considérable, trois hommes allaient être mis à mort. Ils se rendirent en hâte auprès du pacha pour obtenir un sursis, pendant lequel ils se cotisèrent et organisèrent une quête.

Une heure se passa ; ils n’avaient encore pu réunir qu’une dizaine de mille piastres. On fit une tentative près du père : il refusa ; de nouveaux efforts furent faits, et, la charité aidant, on augmenta de cinq mille piastres la somme ; cette fois le père accepta.

L’ordre fut immédiatement envoyé par le gouverneur de reconduire à la prison les trois malheureux qui, depuis deux heures, attendaient la mort au pied de la potence.

L’un des condamnés avait été si effrayé des apprêts de son supplice et des alternatives qui avaient précédé sa grâce, qu’il mourut quelques jours après.

Un autre faillit devenir fou de joie.

Mais le troisième, celui qui avait tiré le coup de pistolet, dit froidement que les Européens et les chrétiens avaient été bien fous de donner leur peine et leur argent pour payer la vie d’un mahométan qui ne craignait pas la mort.

Le bourreau seul fut quelque peu mécontent, car il perdait par ce dénomment imprévu le gain qu’il comptait faire pour cette triple exécution. Si le supplice avait eu lieu, c’était le père de la victime qui aurait dû payer à l’exécuteur le prix de son office.


[image]
Un moulin près de Djewilisk.


VOYAGE A GUMUCH-KHANÉ ET A BAÏBOURT.[modifier]

XX
Nouveau départ de Trébizonde. – La route nouvelle. – Gumuch-Khané. – Hospitalité d’un Arménien. – Promenade dans la ville. – Importunité des marchands.

Parti le 9 juin, je pris jusqu’à Ardasa le chemin que j’avais déjà parcouru en allant à Karatchoukour. Partout on travaillait avec activité à la nouvelle route, et l’on pouvait prévoir le moment prochain où serait livrée à la circulation cette voie si importante à la fois sous le rapport commercial et militaire ; à ce dernier point de vue, elle devait être surtout utilisée pour le transport de la grosse artillerie de siège, dont le gouvernement ottoman se disposait à munir les remparts d’Erzeroum, et ceux de plusieurs places fortes de l’intérieur.

En franchissant le col du Zigana, j’eus le spectacle du transport d’un énorme canon de bronze. On l’avait d’abord placé, à la sortie de Trébizonde, sur un lourd chariot que tiraient des bœufs réquisitionnés dans les villages voisins ; à Djewilisk, on le fit passer sur un traîneau grossier fait de troncs d’arbres, auquel s’étaient attelés des centaines d’hommes venus des alentours comme prestataires. Le seul sentier praticable était celui que j’avais suivi quelques semaines auparavant et où s’engageaient, non sans péril, les caravanes. Ainsi traîné, le canon avançait à peine de quelques kilomètres en un jour, car, à chaque instant, les inégalités de la route obligeaient à soulever la machine entière avec des leviers pour la faire glisser sur des rondins de bois.

Quelquefois le canon roulait avec ses supports dans un ravin ; il fallait alors une journée pour l’en retirer ; souvent aussi les travailleurs étaient atteints de blessures graves.

On mit plus d’un mois à franchir les trois cent vingt—cinq kilomètres qui séparent Erzeroum de Trébizonde.

Depuis Ardasa jusqu’à une heure environ de Gumuch-Khané, je remontai le cours de la rivière de Tripoli (Charchout-sou), sans rencontrer d’autre verdure que celle de quelques arbres rabougris, chênes et pins. De toute part ce n’était qu’un amoncellement de rochers blancs et calcinés ; le paysage était d’une aridité et d’une sécheresse désolantes. Mais tout à coup, à un détour du chemin, s’offrit à mes yeux charmés un délicieux tableau. Sur les bords du torrent, au milieu d’une forêt d’arbres fruitiers qui ombrageaient de belles prairies, s’élevaient des khans et des moulins.

J’arrivai à Gumuch-Khané et je reconnus que l’on ne m’avait pas fait un éloge exagéré des jardins de cette ville.

Je suivis quelque temps encore les bords du Charschout-sou qui serpentait sous des berceaux de verdure, et, à la tombée de la nuit, j’entrai dans le petit village de Kurd-Ali-Oglou.

Le lendemain, ayant retrouvé mon domestique qui depuis huit jours m’attendait dans un khan, je quittai les bords fertiles de la rivière pour monter vers la ville, située à deux kilomètres plus loin.

Gumuch-Khané s’élève en amphithéâtre sur les flancs escarpés d’une vaste gorge de la montagne. C’est à peine si même d’assez près, on distingue d’avec le sol où elles sont construites ses maisons bâties en boue blanchâtre. Celles de quelques riches habitants et les minarets sont les seuls points que l’on aperçoive aisément ; le reste se confond dans la teinte des terrains arides.

La tradition affirme que cette ville était primitivement bâtie au sommet de la montagne.

Ne sachant où me loger, et me souciant peu, dans l'état fièvreux où je me trouvais, d’habiter une mauvaise chambre de khan au fond de la vallée, je me rendis directement chez le muttessarif (gouverneur du canton). J’étais porteur d’une lettre de Murhlis, pacha de Trébizonde, qui me recommandait à son subordonné.

Le muttessarif me reçut fort civilement, et envoya chercher un riche négociant arménien, grand vieillard d’une physionomie typique, qui m’accueillit avec mille compliments emphatiques et m’emmena chez lui. Après m’avoir présenté à toute sa famille, qui se composait de sa femme, de deux grandes et belles jeunes filles, d’un jeune homme et de plusieurs petits enfants, mon hôte me fit asseoir dans une petite chambre meublée de beaux tapis et de riches coussins. C’était un charmant intérieur, dont le luxe oriental et les belles couleurs me faisaient penser aux Decamps et aux Delacroix.

Bientôt on me servit à déjeuner ; on connaît trop bien par beaucoup de récits les usages et l’ordonbance d’un repas en Orient pour qu'il me paraisse nécessaire d’en redire les détails. Mon hôte me tint compagnie en continuant de me complimenter par l’intermédiaire de mon drogman. Il m’eût suffi du ton dont ses phrases étaient débitées pour juger de leur emphase. Je ne me sentais pas de force à lui répondre de la même façon ; aussi, après déjeuner, je me hâtai de sortir pour visiter la ville et le bazar.

Tout d’abord j’y fus assailli par une foule de boutiquiers qui me tiraillaient à droite et à gauche pour m’offrir quelques monnaies anciennes en les désignant par le mot unique de : antiqua. Parmi ces monnaies, je trouvai quelques pièces du Bas-Empire et du royaume d’Arménie, toutes en très-mauvais état de conservation et à des prix exagérés dont eût rougi un numismate du quai Conti. J’eus bien de la peine à échapper sans rien laisser de ma bourse aux griffes de tous ces marchands.

Passant d’un autre côté, je poursuivis ma promenade à travers les rues qui, étagées les unes au-dessus des autres, ressemblent aux gradins d’un vaste amphithéâtre. Les maisons sont au nombre de huit cents, dont deux cents arméniennes, trois cents turques, et autant de grecques.

La ville n’a aucun monument. Le palais du muttessarif a l’air d’une grange.

Les minarets sont construits en planches et rien n’attire les regards vers les églises chrétiennes, faites d'une boue grisâtre.


XXI
Population de Gumuch-Khané. – Un échantillon des produits du pays. – Scène comique. – Un lit trop beau. – La culture et le commerce des fruits à Gumuch-Khané. – Du commerce en général. – Les mines. – Ce qu’elles produisaient et ce qu'elles sont devenues.


Le soir, après dîner, comme je m’informais des produits du pays, parmi lesquels les fruits viennent en première ligne, mon hôte fit apporter des poires conservées ou confites dans de grands vases remplis d’eau. Ces fruits étaient durs et avaient un goût très-prononcé de moisi ; leur chair était brunâtre.

On me vanta le goût que ces poires avaient dû donner à l’eau ; mon amphitryon l’appelait du vin doux ; on m’en offrit un verre grand comme une soupière. Plein de confiance et très-altéré, j’avalai d’un trait une partie du liquide : aussitôt une âcreté et une amertume extrêmes me prirent à la gorge, un frisson me parcourut tout le corps; jamais potion de quinine ou de coloquinte n’eut un goût si détestable. Cependant, pour me conformer aux habitudes du pays, et n’oubliant pas que la première politesse d’un voyageur en pareille circonstance est de ne jamais se plaindre, je remis le verre à mon hôte en l’invitant avec mon plus gracieux sourire à m’imiter, et en l’assurant, à l’aide de quelques mots turcs, que son breuvage était parfait. Le bonhomme fit comme moi, et trois de ses amis, venus pour passer la soirée, burent ensuite. Leur première sensation fut moins vive que la mienne ; mais un instant après, je ne pus résister à un violent accès de rire en voyant la belle série de grimaces qu’exécutèrent pendant cinq minutes toutes ces vielles têtes arméniennes dont les gros yeux, les gros nez et les énormes lèvres pendantes remuaient en tous sens de la façon la plus comique.

Je demandai la permission de me retirer. La maîtresse de la maison, ses filles et ses servantes venaient de dresser mon lit dans le salon commun ou selamlik. Je ne fus pas peu surpris en voyant le haut édifice que ces femmes avaient élevé avec force matelas, tapis et coussins. Les matelas étaient couvert de soie, les taies d’oreiller de dentelles ; ce fut à peine si j’osai monter et me coucher sur ces magnificences.

Avant de m’abandonner au sommeil, je pris en note tous les renseignements sur le pays que j’avais obtenus de mon hôte et de ses convives.

Le commerce des fruits est le plus important à Gumuch-Khané : le chiffre de leur exportation s’élève, année moyenne, à deux cent mille piastres.

Les poires, qui sont de plusieurs espèces et atteignent la grosseur de nos duchesses, s’expédient en caisses et en paniers à Trébizonde, à Constantinople et à Erzeroum. C’est aux mois de septembre et d’octobre qu’ont lieu ces expéditions, avant la maturité complète des fruits, afin qu’ils soient plus transportables.


[image]
Fileuse arménienne.


Les pommes sont aussi fort belles et rivalisent pour la qualité avec celles d’Amasias, célèbres dans le monde des pomologistes.

Les arbres qui portent des fruits à pepins sont seuls greffés. L’art de greffer est assez avancé dans ce pays. J’ai vu dans les jardins des troncs d’où s’élançaient des branches portant chacune une sorte de fruit. Tous les fruits à noyau, pêches, cerises et abricots, qui sont délicieux et de chacun desquels on compte plusieurs espèces, viennent sur des arbres francs et à peu près sans culture.

On expédie des quantités considérables de cerises à Erzeroum, à Baïbourt et à Trébizonde. On fait sécher les prunes, les abricots, ainsi que les mûres blanches, dans des claies que l’on expose au soleil sur les terrasses des maisons. On trouve aussi dans les jardins plusieurs espèces d’amandes à coque dure et tendre. Les arbres sauvages, poiriers, pommiers et sorbiers à gros fruits, sont très nombreux dans les montagnes.

Aux environs de Gumuch-Khané on fait un petit vin qui n’est pas désagréable, mais qui se conserve mal et prend rapidement un mauvais goût dans les outres où on les transporte. Comme sur les bords de la mer, les vignes, à peu près sans culture, grimpent librement sur les arbres des vergers.

Après le commerce des fruits vient par ordre d’importance celui des poteries. On fabrique, chaque année, dans la ville, trente à quarante mille pots avec une argile grossière qu’on extrait de la montagne, ainsi que l’émail vert, rouge et jaune dont on les colore.

On tire un assez grand profit des peaux de chèvres, de chevreaux, d’agneaux et de fièvres ; ce commerce prend une extension de jour en jour plus considérable ; on envoie ces peaux par quantités énormes à Trébizonde, et de là en Europe. On trouve aussi, mais en beaucoup moins grand nombre, au bazar de Gumuch-Khané, des fourrures d’ours, de loups, de renards, de lynx, de martres, de fouines et de loutres.

L’exploitation des mines de plomb argentifère, qui ont donné leur nom au pays, est à peu près abandonnée. En 1810, elles rapportaient au gouvernement trente mille piastres par mois; en 1845, leur revenu total, pour toute l’année, n’excédait pas cent mille piastres; aujourd’hui il est à peu près nul. Le gouvernement reçoit la moitié du produit brut, qui s’élève seulement à quelques milliers de piastres; ce sont les Grecs qui dirigent les travaux.


XXII
Départ pour un kaïmackli. – Ce qu’on désigne ainsi. – Beaux paysages et excellent accueil que reçoivent les voyageurs. – Une chasse aux égagres. – Adresse et maladresse. – Ce que sont les chèvres sauvages. – Une battue à l’ours manquée.


Avant l’aurore, je délogeai sans bruit, et, accompagné de mon domestique, j’allai visiter un petit monastère voisin, avec l’intention d’y explorer quelques grandes prairies, les seules qu’on puisse voir aux environs de Grumuch-Khané.

Après une heure de marche par un sentier assez périlleux, nous aperçûmes un groupe de constructions au fond d’une gorge, sur le bord d’un petit ruisseau. Quelques grands peupliers et des champs verdoyants contrastaient heureusement avec l’aridité des terrains environnants: je trouvai charmant le site de ce monastère.

Les Grecs et les Arméniens, avec une ardeur jalouse, dépensent beaucoup d’argent pour la construction et l’entretien de ces établissements religieux, auxquels sont annexées des exploitations rurales.


[image]
Chèvres sauvages.


Celui que j’avais sous les yeux appartenait aux Arméniens. Il se compose d’une église bâtie sur des ruines qui doivent être très-anciennes. A l’entour s’élèvent les maisons d’habitation des prêtres desservants, puis de vastes constructions où des salles et des chambres sont réservées aux nombreux fidèles qui, le dimanche, viennent y faire leur dévotion.

Beaucoup de ces pèlerins, parmi lesquels dominent les femmes, y font des neuvaines; ils y séjournent autant qu’il leur plaît, sans qu’il leur soit rien demandé. Chacun, en partant, fait quelque cadeau proportionné à ses ressources.

Sur le côté, et plus bas que l’église, son bâties toutes les dépendances de la maison rurale. Il y a là de beaux troupeaux de chèvres et de brebis qui donnent un lait délicieux dont on fait du beurre, du fromage et du kaïmack (crème bouillie); de là vient le nom de l’établissement que l’on appelle un kaïmackli.

Nous fumes fort bien accueillis par le prêtre et l’intendant du petit domaine. Après un repas frugal, mais excellent, j’allai chercher des insectes dans les environs.

Le soir, je retournai à la ville, me promettant bien de revenir le lendemain au kaïmackli, car j’avais fait pendant cette excursion la rencontre d’un vieux Kurde, nommé Youssouf, employé comme gardien de troupeaux. C’était un chasseur renommé qui m’avait promis de me montrer, sinon de me faire tuer, des ours, des chèvres sauvages et des perdrix.

Il vint en effet me prendre un matin, avant le jour, pour me conduire à la chasse de chèvres sauvages qu’il avait aperçues la veille. Nous mîmes plusieurs heures à gravir une montagne escarpée, sur la cime de laquelle se tiennent habituellement les égagres. A peine étions-nous arrivés au sommet que Youssouf me montra, à mille mètres à peu près de nous, quatre de ces animaux qui paissaient tranquillement Nous

[image]
Exécution d'un brigand, à Trébizonde.
essayâmes de les rejoindre, ce qui ne fut pas facile.

Pendant cinq cents mètres, nous suivîmes, au risque de nous rompre le cou, la crête de la montagne, nous aidant des mains et les pieds, et n’ayant souvent pour nous soutenir au-dessus des précipices qu’une saillie de rochers large de quelques doigts. Enfin nous atteignîmes un petit plateau; mais à peine y étions-nous arrivés que, malgré les précautions infinies que nous avions prises, les égagres nous ayant éventés, levèrent la tête et, le nez au vent, s’enfuirent avec rapidité. J’eus le regret de les voir disparaître en un instant dans un ravin profond.

Je regardai alors Youssouf, m’attendant à lui trouver un air aussi désolé que le mien. Il n’en était rien; son visage rayonnait de joie. Le ravin escarpé dont les égagres avaient pris le chemin n’avait que trois issues possibles. En hâte, et observant le plus grand silence, le chasseur me conduisit sur un rocher élevé qui dominait deux de ces issues, et, par un long détour, il gagna la troisième.

Après une heure d’attente, j’entendis un coup de feu. Youssouf venait de tirer à plus de trois cents mètres au-dessous de moi; bientôt je vis apparaître trois des égagres, qui malheureusement prirent pour gravir les hauteurs l’issue la plus éloignée du point que j’occupais. A deux cent cinquante mètres environ, je leur envoyai coup sur coup quatre balles de ma carabine Remington sans lus toucher; je vis mes projectiles faire sauter des éclats de rochers autour de ces animaux. L’un d’eux termina son ascension ; mais les autres, effrayés par la fusillade, retournèrent dans le ravin et passèrent à vingt pas de Youssouf, qui venait de recharger son arme.

Une nouvelle détonation m’apprit qu’il les avait aperçus. Je redescendis rapidement dans le ravin, et ma joie fut grande de voir le vieux chasseur assis sur un rocher, ayant à ses pieds un bouc et une chèvre dont je fis immédiatement un croquis.

La chèvre sauvage (Capra œgagrus) est un animal répandu sur une grande partie de l’ancien continent; on la trouve surtout dans les montagnes de la Crète et de l’Anatolie, en Arménie, en Perse, dans l’Asie centrale et sur les chaînes est et sud du Caucase. C’est toujours dans le voisinage des neiges éternelles qu’elle habite. Les vieux mâles ont un mètre de hauteur au garrot; leurs cornes atteignent quelquefois plus que cette longueur; celles des femelles sont beaucoup plus petites. La couleur générale de ces animaux varie du fauve clair au brun; le ventre, la poitrine, le cou, les parties internes des jambes sont blanchâtres. La ligne médiane du dos, le front, le menton, le devant des jambes sont noirâtres ainsi que la barbe, qui est longue et fournie chez les adultes des deux sexes.

Les chèvres sauvages vivent en petits troupeaux sur les montagnes escarpées et sont d’un bord très-difficile. Vers le soir, elles descendent dans les vallées et les ravins couverts de taillis et de forêts. Le matin, avant le jour, elles regagnent les hauteurs, où elles paissent et ruminent pendant la journée.

La chasse des égagres est du reste très-fatigante et périlleuse. Le chasseur est obligé de les suivre dans des endroits où le moindre faux pas peut donner la mort. L’agilité, la ruse, la finesse de la vue, de l’ouïe et de l’odorat de ces animaux sont extrêmes. La crainte les tient continuellement en éveil; à la moindre cause d’effroi, le vieux mâle qui dirige ordinairement le troupeau fait entendre un sifflement strident, et à ce signal tous disparaissent. Au printemps, la femelle met bas un ou deux petits, qui à peine nés courent et gambadent autour de leur mère.

On trouve quelquefois dans l’intestin des vieux égagres des concrétions pierreuses nommées bézoards, auxquelles on attache, dans tout l’Orient, un grand prix, à cause de leurs prétendues vertus merveilleuses. On imagine que les bézoards guérissent d’un grand nombre de maladies et sont l’antidote le plus efficace contre les poisons. Les musulmans les considèrent comme un porte-bonheur: c’est pour eux l’équivalent de nos cordes de pendus.

La chasse aux chèvres terminée, nous primes un peu de repos; puis nous passâmes le reste de la journée à battre les buissons pour en faire déloger un petit ours dont on voyait sur le sol les traces assez fraîches; il nous fut impossible de le découvrir.

Vers le soir, nous étions assis près d’une fontaine, lorsque passèrent six paysans qui, voyant mes armes, et convaincus de leur puissance, s’offrirent à faire une battue avec moi, me demandant de les aider à tuer un ours énorme qui, quelques jours auparavant, leur avait pris une vache. J’accédai de grand cœur à leur désir, et rendez-vous fut pris.

Le lendemain, après un repas composé de laitage et de galettes cuites sous la cendre, nous nous engageâmes dans le sentier du ravin où, sous d’épais buissons de chênes, l’ours avait établi sa demeure. Nous étions vingt chasseurs. Chacun prit sa place ; on me donna la meilleure. Du haut d’un rocher, je devais tirer sur l’animal, qui avait l’habitude de suivre le chemin que je dominais pour gagner un ravin peu éloigné. Pendant plus d’une heure, les rabatteurs et les chiens qui les accompagnaient firent grand bruit dans le taillis. J’attendais impatiemment le moment où, délogeant de son fort, la bête passerait à ma portée, quand tout à coup une vive fusillade se fit entendre à l’extrémité du ravin. L’ours, au lieu de fuir devant la ligne des rabatteurs, l’avait forcée, et continuait sa course, harcelé par les molosses, sans avoir été touché par aucune balle. La chasse était manquée; nous fùmes obligés d’abandonner la partie.

Youssouf et moi nous retournâmes au logis, assez satisfaits après tout d’avoir tué en route quelques grosses perdrix rouges (Perdrix chuckar). Je restai deux jours encore au kaïmackli, puis je repassai par Grumuch-Khané, où je fis mes adieux au

vieil Arménien qui m’avait donné l’hospitalité.
XXIII
En route. — Double avantage des digues en bois de saule. — Halte dans la vallée. — La gelée au mois de juin. — Le transport du grain par des caravanes d’ânes. — Les écureuils de terre. — Leur chasse. — Leurs mœurs.


Pendant quelque temps, la route qui conduit à Baïbourt suit le torrent, dont les rives sont bordées de vergers. La plus grande partie de ces jardins sont situés sur des parties submersibles pendant les grandes crues, mais ils sont protégés contre l’envahissement des eaux par des digues fort bien faites, en fascines et en pierres, et consolidées par des plantations de saules, qui forment des haies hautes et épaisses, toutes couvertes de fleurs qui répandent au loin une odeur délicieuse.

A la nuit, nous nous arrêtâmes près du courant. Je plantai ma tente au milieu d’une grasse prairie. Vers le matin, nous fûmes rejoints par des muletiers et nous partîmes en caravane.

Pendant la matinée, nous fîmes la rencontre de plus d’un millier d’ânes chargés de froment. Ils venaient d’Erzeroum et allaient à Trébizonde, où des navires attendaient leur chargement.

Je puis évaluer à plusieurs milliers le nombre de bêtes de somme qui nous croisèrent pendant la journée. Un homme suffisait pour conduire une vingtaine d’ânes ; ceux-ci, petits et vigoureux, portaient allègrement leur charge assez lourde. Ils avaient tous les narines fendues, dans leur intérêt, me dit-on, et pour les défendre contre les mouches, communes en Orient, qui ont pour habitude de s’introduire dans le nez des bêtes de somme ; on les en chasse plus facilement après cette triste opération.

Nous étions encore sur les bords du Charschout-sou, lorsque en traversant une prairie, je fus fort surpris de voir fuir devant moi une quantité de petits animaux un peu plus gros que des rats, et qui me paraissaient m’être inconnus. Il me fut d’abord très-difficile de m’en procurer un, tant ils étaient craintifs et lestes à s’enfuir ; de bien loin, quand quelque chose les inquiétait, ils se sauvaient vers leur terrier, ou ils s’arrêtaient hors de la portée des armes. Lorsqu’ils se voyaient en sûreté, ils se levaient droits sur leurs pieds de derrière et poussaient de temps a autre un petit cri très-aigu, semblable au sifflement d’un oiseau.

Avec beaucoup de patience, en me traînant a plat ventre derrière les rochers et les plis de terrain, je parvins à en tuer quelques-uns ; je vis alors que j’avais affaire à des écureuils terrestres (Spermophilus sitillus ?) ; la chair de ces petits animaux, qui remplacent en Arménie les lapins de garenne, est un manger délicieux. A la fin de l’été, ils sont extrêmement gras ; ils se nourrissent d’herbes, de graines et de racines.

En automne, ces écureuils portent des provisions dans leur terrier, où ils passent l’hiver engourdis comme les marmottes.

Lorsqu’on voyage sur les hauts plateaux de l’Arménie et du Kurdistan, on entend continuellement les cris aigus de ces animaux, qui de loin regardent passer les voyageurs ; ils se tiennent si raides et si parfaitement immobiles dans une position perpendiculaire qu’à distance on croit voir des piquets fichés en terre. Un oiseau de proie vient-il à paraître, tous s’enfuient ; pas toujours assez vite cependant : un jour, je tuai un pygargue (Aquila halietus) au moment où cet oiseau venait d’enlever de terre un pauvre écureuil.

Un chien de chasse que j’avais avec moi était devenu très-habile à prendre à la course ces agiles animaux.


XXIV
Ascension du plateau de Balachor. – Une habitation de pasteurs. – Mauvaise nuit. – Singulier concert au réveil. – Prairies et marécages. – Heureuse chasse pour un ornithologiste. – Arrivée à Baïbourt.


Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes à Mourad-Khan. Quelque temps après, nous entrâmes dans un petit ravin où serpente le Charchout-sou, qui n’est plus là qu’un petit ruisseau. Les grands arbres, les aunes, les chênes, les saules étaient aussi remplacés par des arbustes nains ; bientôt les poiriers et les pommiers sauvages furent les derniers signes de la végétation arborescente.

Nous commençâmes ensuite à gravir des pentes qui nous amenèrent sur un vaste plateau, celui de Balachor. Il est couvert de belles prairies et de champs bien cultivés. Aux terrains arides et aux arbres rabougris avaient succédé de plantureux pâturages où paissaient de nombreux troupeaux de bœufs et de buffles, tandis que sur les mamelons moins productifs les chèvres et les moutons trouvaient encore une nourriture abondante.

Vers le soir, nous arrivâmes au village de Balachor, élevé de seize cent dix mètres au-dessus du niveau de la mer.

Le mouctard (chef du village) nous logea tant bien que mal dans une grande maison, bâtie en pierre et surmontée d’une terrasse en terre soutenue par un curieux édifice de charpente. A l’intérieur était une immense étable, séparée seulement par une balustrade des parties surélevées qui servaient de chambres d’habitation. Quoique les bestiaux fussent partis déjà depuis longtemps pour les pâturages d’été, il régnait là une insupportable odeur ammoniacale qui faillit me suffoquer.

Il m’eût paru bien préférable de coucher dehors sous une tente ; mais on me fit observer que le froid était trop vif et l’air trop humide sur ce plateau élevé : c’eût été une imprudence.

Le matin, je fus réveillé par un concert assourdissant que donnaient les veaux du village réunis sur la place principale. De toutes les maisons sortaient quelques-uns de ces intéressants animaux ; ils formaient un troupeau nombreux que l’on allait reconduire au pâturage, loin de leurs mères qui beuglaient tristement.

Nous traversâmes de vastes plaines où les ruisseaux, en s’élargissant, formaient de grands marécages. On y voyait une multitude d’oiseaux aquatiques. Les cigognes se faisaient remarquer par leur éclatant plumage. Plusieurs espèces de canards, entre autres le Tadorne casarca, qui faisait entendre au loin son cri plaintif, nageaient parmi les joncs.

Des bandes de vanneaux passaient en tourbillonnant, suivant leur coutume, au-dessus de nous. Je profitai d’une halte de ma petite caravane pour tirer sur quelques-uns de ces oiseaux.

Les parties sèches de ces plaines étaient peuplées d’une grande quantité de perdrix, de gangas et d’alouettes de différentes espèces, parmi lesquelles j’eus le plaisir de tuer la calandrelle et la pispolette, deux petites alouettes d’une grande rareté.

A onze heures du matin, nous redescendîmes dans le fond d’une vallée.


[image]
Un kaïmackli près de Gumuch-Kané.


A un détour du chemin, Baïbourt s’offrit à nos yeux. Je fus étonné de trouver à l’entrée de la ville, dans une bande de chiens à demi sauvages, des lévriers d’une remarquable beauté. J’essayai de m’en approprier un ; mais, malgré mes caresses et l’appât d’une nourriture plus succulente, aucun ne voulut quitter son existence errante pour me suivre.


BAÏBOURT ET ERZEROUM.


XXV


La ville de Baïbourt. – Origine de son nom. – Le château fort. – La population. – La faune ornithologique. – Le commerce. – Aspect aride et désolé de la contrée. – Départ. – La vallée du Tschorock.


La ville de Baïbourt doit son nom, en langue arménienne, au château fort qui la domine et dont l’origine paraît être assez ancienne. Ses constructions, de style et d’aspect différents, attestent qu’il a dû être reconstruit plusieurs fois. On y remarque de nombreuses inscriptions arabes, gravées sur des pierres encastrées çà et là dans les murailles.

A l’intérieur de la forteresse se trouve une petite chapelle aujourd’hui en ruine ; ses murs portent quelques traces de fresques.

Baïbourt, qui compte une population de quatre mille habitants, est placée dans la vallée du Tschorock-sou, qui partage la ville en deux. On traverse cette rivière sur un pont de pierre ; pendant la belle saison, elle est facilement guéable. Sur ses rives

[image]
Paysans des environs de Trébizonde.
croissent quelques peupliers et des saules, seuls arbres

qui puissent pousser, à cette altitude de quinze cent cinquante mètres, au milieu de ces steppes arides où l’on ne voit de végétation arborescente que près des cours d’eau.

Les corbeaux, les choucas, les pies, qui pullulent dans la ville, sont d’une étrange familiarité. Ils entraient jusqu’au milieu de la chambre que j’avais louée dans un khan, et ils y prenaient sous nos yeux, sans façon, les débris de mon repas.

Beaucoup de milans et de grandes buses d’une espèce que je n’ai pu déterminer se promenaient aussi dans les rues. Je n’aurais en garde de tuer un seul de ces oiseaux de proie ; les habitants, assez fanatiques d’ailleurs, les respectent à l’égal des cigognes. Il est vrai qu’ils servent, ainsi que les chiens, à faire disparaître les immondices de la ville.

Les principales ressources de Baïbourt sont le commerce des céréales et celui des moutons. Le passage fréquent des caravanes est aussi une cause d’aisance pour le pays.

Aux environs, on ne voit ni arbres ni fruits. Les cerises que l’on vend à Baïbourt viennent d’Erzingham et de Gumuch-Khané.

Après un séjour de quarante-huit heures, je partis le 20 juin pour Erzeroum, situé à cent trente kilomètres au sud-est.

Nous suivîmes la route la plus courte, celle du Khochapounar ou Khodga-Pounhar. Nous fimes six heures de chemin en remontant le Tschorock-sou. Pendant la nuit, quoique nous fussions en été, il survint une forte gelée blanche. Le lendemain, nous croisâmes en route une caravane appartenant à un riche Persan. Elle se composait de plus de quatre cents mulets. La force de ces animaux m’étonna : ils portaient jusqu’à cent soixante et cent quatre-vingts oks (deux cents et deux cent vingt-cinq kilos) ; c’est le double de la charge ordinaire d’un cheval.


XXVI


Ascension du Khochapounar. – Source thermale. – Rencontre de la poste. – Un bon conseil. – Le point culminant de la route. – Descente. – Halte. – lnfluence d’un chapeau de feutre sur les brigands. – Heureuse nuit dans une prairie.


Vers dix heures du matin nous commençâmes l’ascension du Khochapounar. A mi-chemin coule une source thermale qui a dix-huit à vingt degrés de chaleur ; elle est légèrement sulfureuse.

Non loin de là s’étend un vaste plateau marécageux, où abondaient les chevaliers pieds-rouges et les bécassines. Les bergeronnettes mélanocéphales et plusieurs espèces de petits becs-fins venaient, à portée de nos mains, manger les mouches qu’attiraient nos chevaux.

Vers le milieu du jour, nous fîmes la rencontre, près d’un khan abandonné, du tchapar faisant le service de la poste de Téhéran à Constantinople. Il me conseilla, de la part de notre consul d’Erzeroum, de me bien tenir sur mes gardes, et de me hâter parce qu’on avait eu avis qu’une troupe de brigands dangereux errait dans ces parages.

Nous traversâmes pendant quelque temps une vallée très-élevée et peu profonde, tantôt large et marécageuse, tantôt étroite et pierreuse, qui nous mena au sommet du Khochapounar, à deux mille cinq cents mètres d’altitude. Mon drogman, qui avait déjà fait ce voyage, me fit remarquer en cet endroit, dans le lointain, un point noir que j’entrevoyais a peine, et qu’il m’assura être Erzeroum, dont nous étions cependant encore à quinze heures de marche. Perchés sur les pics volcaniques qui nous entouraient, les gypaètes, les vautours et les aigles, immobiles comme des figures de pierre, nous regardaient passer.

Le soir approchait, et jamais plus splendide spectacle ne s’offrit à mes yeux. Les silhouettes hardies de ces montagnes aux tons gris et violets sur lesquelles contrastait la blancheur des bandes de neige ; les lignes bleues de l’immense horizon qui se déroulait au loin sous mes pieds, concouraient à former un tableau d’une étrangeté et d’une grandeur incomparables.

Nous fîmes halte sur le bord d’un grand torrent, attirés par un excellent pâturage où nos chevaux trouvèrent une nourriture abondante.

Lorsque j’eus planté ma tente, le guide que j’avais pris le matin à Maden-Khan, et qui depuis la rencontre du tchapar de la poste craignait sérieusement d’être attaqué par les voleurs, me supplia de recharger mes armes et de placer au bout d’une grande perche mon chapeau de feutre, persuadé, me dit-il, que le respect et la peur qu’inspirent aux brigands les Européens (firenkzous) et leurs armes, les détourneraient de tout mauvais dessein.

Pour rassurer ce brave homme, je fis ce qu’il me demandait et je m’endormis en écoutant chanter les cailles. Les voleurs ne troublèrent pas notre sommeil, et, avant l’aube, nous nous remîmes en route afin d’arriver de bonne heure à Erzeroum, distant encore de onze heures de marche du village de Kochapounar, près duquel nous nous étions arrêtés. Pendant trois heures le chemin fait mille détours dans les montagnes de la chaîne du Kop-Dagh, dont les contre-forts vont en s’amoindrissant vers les bords d’une rivière, qui n’est autre que l’Euphrate et qu’on appelle ici Meïmansour-sou ; nous la traversâmes à gué, près du village qui lui donne son nom.


XXVII


L’Euphrate. – La plaine d’Erzeroum. – Limpidité de l’atmosphère à six mille pieds d’altitude. – Ilidja. – Eaux sulfureuses. – La route nouvelle. – Mauvaise construction. – Arrivée. – Erzeroum. – Le marais et les oiseaux qu’on y trouve.


Après avoir remonté la rive opposée, nous n’avions plus devant nous que la grande plaine qui nous séparait encore d’Erzeroum, très-visible dans le lointain, quoique nous en fussions à huit heures de marche, tant est pure la transparence de l’atmosphère sur ce plateau (dix-huit cents mètres d’altitude).

Ça et là, dans ce steppe, sont disséminés des villages autour desquels paissent de nombreux troupeaux. Le sol est bien cultivé. On y sème du froment de plusieurs espèces, du seigle et de l’avoine ; mais l’étendue du terrain est telle que plus des trois quarts en sont encore couverts de prairies et de marais.

Trois heures avant d’arriver à Erzeroum, on passe près du village d’Ilidja, où se trouvent des sources thermales sulfureuses renommées pour la guérison de la gale et des maladies honteuses, assez fréquentes dans ce pays.

A Ilidja, nous rejoignîmes la nouvelle route à laquelle on travaille activement. La voie est élevée d’un mètre ou d’un mètre et demi au-dessus de la plaine ; elle est bordée d’un fossé qui doit servir a l’écoulement des eaux.

La construction de cette route laisse beaucoup à désirer. Les terrassements sont irréguliers ; les fossés, trop petits, sont insuffisants, et tous les travaux. d’art, en général, sont inférieurs à ceux du, villayet de Trébizonde.

Je restai quinze jours à Erzeroum. Pendant ce temps, je fis plusieurs courses aux environs, et surtout dans le grand marais au milieu duquel passe l’Euphrate.

On traverse ce fleuve en plusieurs endroits, sur des ponts auxquels on arrive par des chaussées.

Pendant l’hiver, des oiseaux de toute sorte abondent dans ces marécages ; mais pendant l’été il n’y reste guère que des grues, des cigognes, des canards, les vanneaux, des hérons et plusieurs espèces de sternes.


VOYAGE AU THORTOUM.


XXVIII


Départ pour le Thortoum. – Les marais de l’Euphrate. – Bonne chasse. – Orages quotidiens. – Kara-Keuzec. – Sareh, chef-lieu du Thortoum. – La population et les productions de la vallée du Thortoum. – Thortoum-Kalessi. – Foret d’arbres fruitiers. – La polygamie. – Le lac.


Le 23 juin, je partis pour le Thortoum, vallée au nord d’Erzeroum. J’étais sorti de cette dernière ville vers midi ; à une heure et demie nous étions engagés dans le marais. Au loin, sur les côtés de la chaussée, les oiseaux aquatiques nous saluaient de leurs cris aigus ; devant nous, mais hors de portée, partaient les hérons bihoreau et les aigrettes ; des sternes et des mouettes voltigeaient au-dessus de nos têtes ; deux fois des canards casarca, qui se levaient du milieu des joncs à notre approche, tombèrent sous nos coups. Après deux heures et demie de route, nous passâmes sur un pont, et, à partir de ce moment, nous suivîmes les rives de l’Euphrate, que nous devions désormais remonter presque jusqu’à sa source.

Nous fumes surpris en route par un des violents orages si fréquents dans ces contrées. Le soir, sous une pluie battante, nous arrivâmes à Kara-Keuzec, grand village situé à six heures d’Erzeroum, au pied des premières montagnes de la vallée du Thortoum.

Au fond de cette vallée coule le Thortoum-sou, qui, suivant une direction nord, va mêler ses eaux à celles du Tschorock-sou à Beschanget.

Le 24 juin, à midi, nous entrâmes à Sareh ou Sarer, chef-lieu du canton de Thortoum, où le mudir, qui a quelques obligations au consul de France, nous reçut parfaitement bien et nous fit conduire dans une maison assez confortable d’où il fit déloger les habitants.

Un employé du fisc, en tournée de recouvrement, m’apprit que le canton de Thortoum, qui contient soixante-deux villages, est un pays excessivement pauvre ; les vallées profondes et escarpées qui couvrent la totalité de la contrée ne laissent qu’en de rares endroits un emplacement convenable culture des céréales.

Vingt-sept de ces villages, placés sur le haut des montagnes, sont exclusivement habités par des pasteurs ; les trente-cinq autres, situés sur les rives du Thortoum-sou, sont les seuls dont les habitants puissent récolter des céréales et entretenir des jardins fruitiers, où croissent surtout des pommiers, des poiriers, des cerisiers, des abricotiers, des mûriers blancs et rouges et des noyers.

on transporte, année moyenne, du canton de Thortoum, pour dix mille livres turques (deux cent trente mille francs) de fruits à Erzeroum.

Au fond de l’étroite vallée où est situé Sareh, et dans les quelques prairies qu’arrose le torrent, qui en certains endroits est bordé de saules et de peupliers, les fleurs sont nombreuses. Sous ces frais ombrages, je fis une précieuse collection entomologique.

Pendant quelques jours, j’explorai les environs ; mais je n’y vis de remarquable que les belles ruines du château de Thortoum (Thortoum - Kalessi), situées sur une colline escarpée, et qui semblent s’être détachées de la montagne et avoir glissé jusque dans la vallée. Le torrent qui coule de chaque côté l’isole complètement. La position, qui est formidable, fait penser que de tout temps ce rocher a dù servir d’assise à une forteresse, et je ne suis pas de l’avis des gens du pays et des auteurs qui en attribuent la fondation aux Génois.

Un conduit souterrain, qui descend à la rivière, servait sans doute en temps de siège aux défenseurs pour venir puiser de l’eau.

On m’avait parlé d’un grand lac que je devais trouver à quelques heures de Sareh ; je partis le 1er juillet pour le visiter.

En route, nous passâmes par plusieurs villages, au confluent de petits ruisseaux, qui descendent d’entre les gorges profondes et vont se jeter dans le Thortoum-sou. Ces villages, dont les vergers dérobent à la vue les maisons, sont de véritables oasis au milieu du chaos des montagnes arides. Le voyageur, brûlé par