Voyage dans les prairies à l’Ouest des États-Unis/chap 05

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Traduction par Adèle Sobry.
Librairie De Fournier Jeune (p. 28-35).

CHAPITRE V.


Scènes de frontières. — Le Lycurgue des confins. — Loi de Lynch, — Danger de trouver un cheval. — Le jeune Osage.


Le lendemain, 11 octobre, nous étions en marche à sept heures et demie du matin, et nous avançâmes à travers de riches terrains d’alluvion, couverts d’une abondante végétation et d’arbres énormes. Notre route était parallèle à la rive occidentale de l’Arkansas, sur les bords de laquelle, et près du confluent de la Rivière-Rouge, nous espérions joindre le corps principal des cavaliers rôdeurs (rangers). Pendant plusieurs milles, des villages et des fermes habités par des Cricks se montraient encore de temps en temps. Ces Indiens paraissaient avoir adopté les rudiments de la civilisation et prospéré en conséquence ; leurs fermes étaient convenablement fournies, et leurs maisons annonçaient l’aisance. Nous rencontrâmes une troupe nombreuse de ces habitans qui revenaient de l’une de ces grandes fêtes dansantes, pour lesquelles leur nation est célèbre. Les uns étaient à pied, les autres à cheval, et plusieurs de ces derniers portaient en croupe des femmes vêtues de couleurs gaies, et brillamment parées à leur manière. C’est une belle race ; leurs muscles sont riches, leurs membres bien attachés ; ils ont surtout les jambes et les cuisses d’une proportion et d’une forme très élégantes. Leur goût égyptien pour les teintes voyantes et les ornements éclatans est remarquable. À une certaine distance ils formaient un accident extrêmement pittoresque au milieu des prairies. L’un d’eux portait sur sa tête un mouchoir rouge surmonté d’une touffe de plumes noires, semblable à la queue d’un coq ; un autre était coiffé d’un mouchoir blanc avec des plumes rouges ; un troisième, faute de plumes, avait placé dans son turban un brillant bouquet de sumach.

Sur les confins du désert nous nous arrêtâmes pour demander notre chemin à la cabane d’un squatter[1] ou colon blanc des prairies. C’était un grand vieillard, sec, à la peau tannée, aux cheveux rouges, au visage long et caverneux, ayant l’habitude invétérée de cligner de l’œil en parlant comme s’il disait les choses les plus importantes ou les plus fines du monde. En ce moment il était furibond ; un de ses chevaux lui manquait, et il jurait ses grands dieux que ledit cheval avait été volé la nuit par un parti d’Osages qui campait dans les terres basses voisines ; mais il en aurait satisfaction, disait-il, et ferait un exemple des misérables ! À cet effet, il avait décroché de la muraille son grand fusil, cet universel redresseur des torts sur les frontières, et il se disposait à monter à cheval pour faire une battue dans les marais avec un autre squatter.

Nous essayâmes de calmer le vieux colon en lui disant que son cheval pouvait s’être lui-même égaré dans les bois ; mais comme tous les planteurs des frontières, celui-ci accusait généralement les Indiens de tous les accidens fâcheux, et rien ne put le dissuader d’aller porter le fer et la flamme dans les marais.

Après avoir fait quelques milles nous perdîmes les traces du corps principal des rôdeurs, et plusieurs sentiers pratiquée par les Indiens et les planteurs nous jetèrent dans la perplexité. Enfin, en arrivant à une maison de bois habitée par un blanc, le dernier de cette frontière, nous trouvâmes que nous nous étions éloignés de notre chemin, et retournâmes sur nos pas d’après les indications qui nous furent données par le squatter : il nous remit sur la voie de notre petite armée, et là nous prîmes définitivement congé des restes de la civilisation, et nous nous lançâmes dans les immenses déserts.

Les traces de nos cavaliers formaient une ligne irrégulière, sur des collines et des vallées, à travers des fourrés épais, des bosquets et des prairies découvertes. En traversant ces déserts, il est d’usage de marcher à la file comme les Indiens, en sorte que les premiers fraient le chemin à ceux qui les suivant, et diminuent ainsi leurs fatigues et leurs travaux. De cette manière, le nombre d’individus qui compose un parti est impossible à reconnaître, le tout ne laissant qu’une seule trace foulée et refoulée.

Nous venions de retrouver notre chemin lorsqu’en sortant d’une forêt, nous vîmes notre chevalier errant, clignotant, qui descendait une colline avec son frère d’armes. Son aspect me rappela les descriptions du héros de la Manche, et l’aventure après laquelle il courait était digne de son modèle, puisqu’il s’agissait de s’enfoncer dans un périlleux marécage où l’ennemi se tenait caché au milieu des joncs et des buissons.

Tandis que nous parlions avec le squatter, sur la pente de la colline, nous vîmes un Osage à cheval sortir du bois à un demi-mille de distance, conduisant un autre cheval par le licou : ce dernier fut à l’instant reconnu par notre ami à l’œil perçant pour celui qu’il cherchait. À mesure que l’Osage approchait, sa figure me parut de plus en plus frappante : il avait environ dix-neuf ans et les beaux traits communs à sa tribu ; sa blanket, roulée autour de ses reins, laissait voir un buste qu’un statuaire eût été heureux de copier ; il montait un superbe cheval pie, mêlé de blanc et de brun, de l’espèce sauvage des prairies ; sur le devant du large collier de cet animal était suspendue une touffe de crins teints en écarlate.

Ce jeune Indien s’avança lentement vers nous avec un air ouvert et bienveillant ; et nous fit entendre, par le moyen de notre interprète Beatte, que le cheval qu’il menait s’était égaré dans leur camp et qu’il allait le rendre à son maître. Je m’attendais à des expressions de reconnaissance de la part de notre cavalier à la mine hagarde ; mais à ma grande surprise, le vieux planteur se mit en furie, soutint que les Indiens avaient dérobé son cheval, la nuit, afin de le ramener le matin et d’obtenir une récompense, pratique, à ce qu’il prétendait, très ordinaire à ces gens-là. Il se disposait donc à lier le jeune sauvage à un arbre et à lui administrer des coups de fouet, et il fut surpris à l’excès de l’indignation générale que ce nouveau mode de récompenser un service excita en nous. Telle est cependant trop souvent la justice des frontières, du code Lynch, comme on l’appelle techniquement, dans lequel le plaignant peut être en même temps témoin, juré, juge et exécuteur, et le défendeur convaincu et puni sur de simples présomptions. C’est à cette source, j’en suis bien convaincu, que l’on doit attribuer la plupart de ces haines invétérées nourries par les Indiens contre les blancs, de ces sentimens de vengeance qui conduisent à des représailles cruelles dans les guerres. Quand je comparais le noble visage et les manières franches du jeune Osage avec la figure sinistre et la conduite brutale de l’homme des frontières, je sentais qu’il était facile de décider auquel des deux les coups de fouet eussent été le plus justement appliqués.

Se voyant obligé de se contenter de recouvrer son cheval sans y ajouter le plaisir de fouetter un sauvage, le vieux Lycurgue, ou plutôt le Dracon de la frontière, s’éloigna en grommelant, suivi de son acolyte.

À l’égard du jeune Osage, nous étions tous prévenus en sa faveur ; le comte surtout, avec la vive sensibilité de son âge et de son caractère, se prit d’une si grande amitié pour cet Indien qu’il crut impossible de se passer de l’avoir pour compagnon, pour écuyer dans son expédition. Le jeune homme se laissa facilement tenter, et avec la perspective d’une course sans dangers à travers les prairies des Buffles, et la promesse d’une blanket neuve, il tourna le dos au campement de ses amis, et consentit à suivre le comte dans sa recherche des chasseurs osages. Telle est la glorieuse indépendance de l’homme dans cet état. Ce jeune Indien, avec son fusil, sa blanket et son cheval, était prêt à courir le monde dans toutes les directions qu’il lui plairait de prendre. Il portait avec lui tous ses biens, et le secret de sa liberté personnelle consistait dans l’absence des besoins artificiels. Nous autres hommes civilisés, nous sommes bien moins esclaves des autres que de nous-mêmes ; les superfluités auxquelles nous sommes accoutumés sont des chaînes qui s’opposent à tous les mouvemens de notre corps et qui compriment toutes les impulsions de notre âme. Telles étaient du moins mes réflexions en ce moment ; mais je ne suis pas bien sûr qu’elles ne fussent pas un peu influencées par l’enthousiasme du jeune comte, qui, toujours plus enchanté de la chevalerie des prairies, parlait de prendre le costume et les habitudes des Indiens pendant le temps qu’il espérait passer avec les Osages.




  1. La Prairie de Cooper a fait connaître ces colons isolés qui vont s’établir au milieu des solitudes incultes, souvent très loin des dernières agrégations de blancs. (N. D. T.)