Voyage dantesque/02

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VOYAGE
DANTESQUE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

L’AVELLANA.

Il y a en Italie une foule de localités qui ont la réputation d’avoir servi de refuge à Dante, et où l’on prétend qu’il a composé diverses parties de son poème. Ces traditions sont respectables et touchantes, elles font partie de la gloire nationale du poète et de cette légende qui se forme toujours autour des grands noms. Comme plusieurs villes de la Grèce se disputèrent le berceau d’Homère, plusieurs lieux de l’Italie se disputent l’exil de Dante. Mais ces traditions n’ont souvent d’autres fondemens qu’une pieuse croyance. Quand il en est ainsi, quand elles ne reposent sur aucune indication, sur aucune allusion du poète, elles sont en dehors de mon itinéraire. Ainsi je n’ai point visité le château de Collmaro, en Ombrie ; je ne suis pas allé non plus saluer cette grotte où, dit-on, les montagnards du Frioul montrent un rocher nommé encore aujourd’hui le siége de Dante, sur lequel il méditait et composait ses vers.

Il n’en est pas de même du monastère de l’Avellana, où se conservent aussi le souvenir et la religion de Dante. Le poète a parlé de « la sainte solitude faite pour l’adoration, au-dessous de cette bosse de l’Apennin qui s’appelle Catria[2]. » La mention était précise ; je ne pouvais me dispenser de visiter cette retraite, et d’aller, moi indigne, demander l’hospitalité à une porte où Dante avait frappé. De plus, on me parlait de l’Avellana, placé au cœur des Apennins et vers leur plus haute cime, comme d’un lieu pittoresque et sauvage. Je quittai donc, un peu après Aggubio, la route de Fano et de Rimini, et je m’enfonçai dans les Alpes de l’Ombrie.

Le mot Alpes, qui dans l’usage s’applique en Italie aux montagnes, et que Dante a employé dans ce sens, n’a rien ici d’exagéré.

Il faut, pour arriver au couvent, chevaucher pendant cinq heures au bord d’un précipice. Le sentier toujours étroit et sinueux tourne autour du plus haut des sommets, qui tous deux portent le nom de Catria. C’est le dos de l’Apennin, dont parle Dante. Enfin on arrive en vue de l’abbaye, qui déploie sa vaste façade sur une pelouse appuyée à la montagne et dominée par de hauts rochers tapissés de sapins. On voit le terme, mais on n’y est pas encore parvenu ; il faut plonger dans un ravin où le chemin semble disparaître, puis remonter la pente opposée. S’il est un lieu fait pour abriter une existence orageuse et persécutée, c’est l’Avellana.

Nous fûmes reçus comme on l’est dans tous les monastères semés au milieu des solitudes apennines, comme je l’avais été quatre ans auparavant à Valombreuse, aux Camaldules, à l’Alvernia. J’eus même occasion d’éprouver, à mon entrée dans l’abbaye, les soins hospitaliers des pères. Une chute de cheval m’avait froissé le bras ; ce très léger accident ne me déplaisait point ; je n’étais pas fâché d’être, à si bon marché, un peu martyr de ma dévotion pour Dante. Le frère Mauro, qui était à la fois le cuisinier, le pharmacien et le chirurgien du couvent, de la même main qui venait de m’offrir une tasse d’excellent café, s’empressa de frictionner énergiquement la partie blessée, et y appliqua un baume de sa composition, traitement dont je me trouvai très bien. Après les premières paroles échangées, l’abbé, qui est un homme instruit, qui semble aussi un homme de caractère, et qui, ou je me trompe bien, ne passera pas sa vie enterré dans les Apennins, nous parla de Dante, de son séjour à l’Avellana, et, après nous avoir récité les vers de la Divine Comédie que j’ai cités plus haut, nous mena dans une salle attenant à la bibliothèque, où le buste du poète est placé dans une niche au-dessous de laquelle est une inscription latine dont voici la traduction : « Étranger, cette chambre qu’habita Dante Alighieri, et où il composa, dit-on, une partie considérable de son œuvre presque divine, tombait en ruines et allait être détruite. Philippe Rodolphe, neveu du cardinal Laurent-Nicolas, summi collegii prœses, mu par son insigne piété envers son concitoyen, a réparé ce lieu et a fait placer ici ce témoignage pour rappeler la mémoire d’un grand homme. Calendes de mai 1557. »

Les moines ont voulu s’unir à ce pieux hommage ; ils ont écrit au bas des lignes qu’on vient de lire : « Les moines camaldules, après s’être assurés de la vérité du fait, ont placé ce portrait dans ce lieu restauré par eux (kal. nov. 1622). » Par cette seconde inscription, les bons pères semblent revendiquer pour eux-mêmes le mérite d’avoir exécuté le plan de Philippe Rodolphe. Cette émulation d’hommage les honore.

On s’empressa de nous mener visiter les chambres de Dante ; un jeune novice en robe blanche, une lampe suspendue à la main, nous suivait à travers les corridors et les escaliers du cloître. On nous montra deux cellules occupées par des novices ; dans l’une d’elles séchaient de fort beaux raisins. Un vieux père dit gaiement au jeune habitant de la cellule : « Dante n’avait pas de si beaux raisins ! » Ce qui parut très plaisant, car on rit beaucoup. Il était curieux de voir le grand souvenir littéraire si familier à ces reclus dans cette solitude reculée, au sein des montagnes silencieuses.

Je dois de la reconnaissance à Dante pour m’avoir conduit dans un lieu remarquable où je ne serais probablement jamais allé sans lui. C’est toujours avec un singulier plaisir que je dors une nuit dans ces cellules dont les habitans ordinaires y dormiront toutes leurs nuits jusqu’à la dernière. J’aime à être réveillé par la cloche qui sonne les offices de la nuit dans la solitude. J’aime les questions des moines sur ce qui se passe dans le monde. Ceux-ci étaient fort occupés des chemins de fer. L’abbé me parla de M. de La Mennais et de M. Cousin, et par-dessus tout de M. de Châteaubriand ; je fus ému de le voir, à mon nom, se découvrir et saluer la mémoire de mon père ; et puis, c’étaient des rires d’écolier à tout propos, une certaine enfance de cœur qui s’égaie pour les moindres choses. Tout fait évènement dans la monotonie de la vie monastique. On se fit une grande joie de nous conduire à un écho, merveille de l’Avellana, le plus puissant que j’aie jamais entendu ; il répète distinctement un vers entier et même un vers et demi. Je me plus à faire adresser par les rochers au grand poète qu’ils avaient vu errer parmi leurs cimes ce qu’il a dit d’Homère :

Honorate l’altissimo poeta.

Le vers fut articulé distinctement par cette voix de la montagne qui semblait la voix lointaine et mystérieuse du poète lui-même.

Il y a toujours quelques bonnes légendes à recueillir dans ces pèlerinages. Voici ce qu’un des religieux me raconta : Un seigneur du pays avait commis toutes sortes de crimes ; dans son désespoir, il s’écria : « Il est aussi impossible que Dieu me pardonne qu’il est impossible que j’entame ce mur avec un couteau. » Plein de rage, il lança son couteau contre le mur, et le mur s’ouvrit : naïf et touchant apologue qui exprime merveilleusement l’immensité de la miséricorde céleste.

Pour trouver le souvenir de Dante plus présent que dans les cellules aux raisins, et même dans la chambre de l’inscription, je sortis à la nuit et fus m’asseoir sur une pierre un peu au-dessus du monastère. On n’apercevait pas la lune, encore cachée par les pics immenses ; mais on voyait quelques sommets moins élevés frappés de ses premières lueurs. Les chants des religieux montaient jusqu’à moi à travers les ténèbres, et se mêlaient aux bêlemens d’un chevreau perdu dans la montagne. Je voyais à travers une fenêtre du chœur un moine blanc prosterné en oraison. Je pensais que peut-être Dante s’était assis sur cette pierre, qu’il avait contemplé ces rochers, cette lune, et entendu ces chants toujours les mêmes comme le ciel et les montagnes.

ROME.

Rome n’est un lieu indifférent pour aucun de ceux que le sort y amène, et le fut moins pour Dante que pour personne. À Rome s’accomplit la crise de sa destinée. Tandis qu’il négociait au nom de la république de Florence avec le pape Boniface VIII, il apprit que ses ennemis politiques, conduits par Charles de Valois, et d’accord avec Boniface, venaient de s’établir dans Florence par le carnage et l’incendie. Là commence pour le poète cet acharnement de malheurs qui devait durer autant que sa vie, et cet exil qui ne devait pas finir avec elle.

L’année qui fut si décisive dans son existence marquait une époque unique dans les fastes de la chrétienté. C’était la dernière année du XIIIe siècle et celle du premier jubilé ; il n’est donc pas surprenant qu’à ce double titre elle ait frappé l’imagination de Dante, et qu’il ait daté sa vision de cette année mémorable et fatale. Lui-même a exprimé l’impression que produisit sur lui le spectacle de la foule immense qui allait et venait le long du Pont-Saint-Ange, d’un côté vers le château et vers Saint-Pierre, de l’autre vers le mont[3]. Le mont était probablement le Monte-Giordano, élévation peu considérable qui maintenant a presque disparu sous les édifices modernes, par suite de cet exhaussement du sol dont Rome offre tant d’exemples.

Un spectacle à peu près semblable s’est renouvelé de nos jours : malgré la différence des temps, malgré le double obstacle qu’opposaient au concours des pèlerins le refroidissement de la foi religieuse et les inquiétudes de la politique, l’affluence a été considérable au jubilé de 1825. Seulement, on peut croire que le jubilé de 1300 était plus poétique ; Rome surtout l’était davantage. Alors le Pont-Saint-Ange, qui s’appelait pont de Saint-Pierre, n’était point orné par les anges minaudiers du Bernin. Un portique immense conduisait du pont jusqu’à la basilique[4] ; le long de ce portique se pressait la multitude venue de tous les points de l’Europe pour cette grande pompe de la papauté. Perdu, coudoyé dans la foule, marchait le poète qui devait donner à cette solennité une gloire que personne ne soupçonnait, en y rattachant une œuvre dont lui-même ne savait pas encore le nom. Parmi tous ces milliers de créatures humaines destinées à l’oubli, il y en avait une dont le souvenir devait remplir les siècles.

Il reste à Rome un monument contemporain de cet évènement célébré par Dante, c’est une peinture attribuée au Giotto, et qui se trouve derrière un des piliers de Saint-Jean-de-Latran ; on y voit Boniface annonçant au peuple le jubilé. Le portrait du pape doit être ressemblant. J’ai reconnu dans cette physionomie épicurienne, où il y a plus de finesse que de force, la statue que j’avais vue couchée sur le tombeau de ce pape, dans les souterrains du Vatican.

Grégoire VII ou Alexandre III ne devait pas avoir ce visage-là ; on y sent la papauté déchue de la force et de la grande ambition à la ruse et au lucre. Voilà bien le pontife adroit et avide qui trompa Dante, livra Florence, et que Dante plaça, par anticipation, dans son Enfer, parmi les simoniaques. Boniface ne fut grand que par sa captivité. Son caractère se releva sous les outrages. Souffleté lâchement par le gant de fer de Colonna, le vieux pape fut sublime dans cette colère farouche et muette dont il mourut. Aussi Dante, malgré sa juste inimitié pour Boniface, ne trouva ce jour-là que des anathèmes contre ces violences, et il s’écria : « Je vois les fleurs de lis entrer dans Alagni, et le Christ être captif dans la personne de son vicaire ; il est une seconde fois livré à l’opprobre. Je vois renouveler la dérision du vinaigre et du fiel, et le Christ égorgé entre des voleurs[5]. »

Cette apparente contradiction se retrouve dans tout ce que Dante dit de Rome. Il témoigne à son égard les sentimens les plus contraires : tantôt il lui adresse des louanges inspirées par un respect superstitieux et une mystique adoration, tantôt il lance contre elle les imprécations et les invectives ; mais cette colère est encore de l’amour ; elle naît chez lui du déplaisir qu’il ressent à voir Rome différente de ce qu’il voudrait qu’elle fût, et l’idéal que caressaient ses rêves les plus ardens, dégradé à une si honteuse réalité.

Rome était pour Dante le centre de l’histoire et de l’humanité, et non-seulement la Rome chrétienne, mais la Rome antique. Comme plusieurs d’entre les pères, il voyait dans la conquête et la domination du peuple-roi un moyen dont s’était servi la Providence pour préparer l’unité catholique et la suprématie de la papauté. Il le dit dans le second chant de l’Enfer avec une netteté de langage qui étonne ; il n’hésite pas à comparer Énée à saint Paul, tous deux transportés dans un monde invisible. Mais qu’on ne s’étonne point de ce rapprochement ; car, si saint Paul fut le vase d’élection destiné à répandre sur la terre la foi et le salut[6], « Énée fut choisi dans le ciel pour être le père de Rome la sainte et de son empire, lesquels, pour dire le vrai, furent fondés dans la vue du siége où réside le successeur de Pierre[7]. »

Dante ajoute que, descendu aux enfers, Énée entendit des choses, qui furent la cause de son triomphe et du manteau papal :

Di sua vittoria e del papale ammanto.

Il appelle le peuple romain le peuple saint, popol santo. On conçoit qu’une pareille manière de voir dut lui rendre le séjour de Rome comme un séjour sacré. Aussi écrivit-il dans le Convito : « Je pense fermement que les pierres de ses murailles sont dignes de respect ainsi que le sol où elle est assise, plus encore qu’on ne le pense généralement. » Voilà de l’idolâtrie, et les enthousiastes les plus décidés de la ville éternelle ne sauraient aller au-delà.

Mais il ne lance pas moins de terribles anathèmes sur la corruption de cette Rome pour laquelle il professe un religieux respect. Nulle part il ne le fait avec plus d’énergie que dans le 27e chant du Paradis[8], il met dans la bouche de saint Pierre ces foudroyantes paroles : « Celui qui usurpe sur la terre ma place, oui, ma place qui est vacante aux yeux du fils de Dieu, a changé le lieu de ma sépulture[9] en un égout d’infection et de sang. » Après avoir continué sur ce ton, qui fait pâlir les habitans des sphères célestes et Béatrice elle-même, saint Pierre annonce le secours que réserve à tous les maux de l’église la sublime Providence, qui s’est servie de Scipion pour sauver la gloire de Rome, tant la liaison qu’il découvre entre les destinées de la Rome antique et celles de la Rome moderne est toujours présente à la pensée du poète chrétien.

Comment se fait-il donc que lui, qui a consigné dans son ouvrage les souvenirs de tous les lieux remarquables qu’il a visités, n’ait pas parlé des monumens romains ? Rien n’allait mieux à son génie que la poésie de leurs ruines. On regrette et on ne saurait concevoir qu’il n’y ait pas dans la Divine Comédie quelques vers d’une tristesse et d’une majesté sublimes sur la masse immense et à demi écroulée de l’amphithéâtre, sur les aqueducs qui se dressent à travers les solitudes, comme les portiques abandonnés de Palmyre. Et pourtant Dante avait contemplé la ville de Rome et la muette campagne qui l’environne. Il cite un point de vue qu’aujourd’hui encore on indique aux étrangers comme l’un des plus favorables pour embrasser d’un regard l’ensemble de la ville éternelle, le sommet de la colline appelée alors Monte-Malo[10], qui aujourd’hui, probablement par corruption, porte le nom de Monte-Mario, et sur laquelle se dressent les cyprès de la villa Mellini.

Et à cette époque combien Rome était plus riche en monumens de l’antiquité qu’elle ne l’est de nos jours ! Robert Guiscard, il est vrai, avait fait, en 1084, cette irruption qui fut si funeste aux édifices des Romains, brûlant et ravageant tout, depuis Saint-Jean-de-Latran jusqu’au château Saint-Ange[11]. Mais nous savons que beaucoup de précieux restes de l’antiquité, maintenant détruits, subsistaient encore quand Dante écrivait, et même long-temps après lui.

En voyant ce qui a été détruit depuis le XVe siècle, on acquiert la triste conviction que les âges civilisés ont plus dépouillé Rome que les âges d’ignorance, et que les architectes ont fait plus de mal en ce genre que les barbares. Les barbares n’en savaient pas assez et n’avaient pas assez de patience pour démolir des monumens romains ; mais, avec les ressources de la science moderne et la suite d’une administration régulière, on est venu à bout de presque tout ce que le temps avait épargné. Il y avait, par exemple, au commencement du XVIe siècle, quatre arcs de triomphe qui n’existent plus ; le dernier, celui de Marc-Aurèle, a été enlevé par le pape Alexandre VII. On lit encore dans le Corso l’inconcevable inscription dans laquelle le pape se vante d’avoir débarrassé la promenade publique de ce monument, qui, vu sa date, devait être du plus beau style. En outre, on a eu la fureur d’orner de marbres antiques les églises, presque toutes d’un goût détestable, bâties à Rome depuis deux cents ans. Ces églises font peine à voir, car chaque chapelle, chaque autel, chaque balustre rappelle un acte de vandalisme et de destruction. Ce qui a pu échapper achève maintenant de disparaître, transformé en coupes, serre-papiers et autres colifichets que tous les désœuvrés de l’Europe emportent au lieu de souvenirs et d’études qui ne se vendent pas dans les magasins de curiosités de la place d’Espagne : heureux quand ils ne cassent pas le nez d’une statue ou la feuille d’un chapiteau pour voler bêtement un morceau de pierre ! C’est le pillage en petit après le brigandage en grand. Du reste, les Romains eux-mêmes avaient donné l’exemple de ces voleries que la civilisation devrait proscrire. Les colonnes du temple de Jupiter Capitolin avaient été enlevées à celui de Jupiter Olympien.

Après avoir soulagé mon cœur par cette boutade, je reviens à ma question. Comment se fait-il que Dante, imbu d’une vénération superstitieuse pour la Rome antique, n’ait pas parlé des antiquités de Rome ?

Je sais bien que, si elles étaient plus nombreuses qu’aujourd’hui, elles étaient beaucoup moins en évidence. Le Colysée était une forteresse que l’empereur Frédéric III avait prise aux Frangipani pour la donner aux Annibaldi, et que le pape Innocent IV, en 1244, avait rendue aux Frangipani. Guelfe et gibelin tour à tour, comme tout le reste de l’Italie, le Colysée, en cet état, ne pouvait frapper les regards et l’imagination par ses gigantesques débris. Il en était de même de chaque ruine ; le tombeau de la femme de Crassus était devenu un château-fort alors aux mains des Gaetani, et autour du château s’était formé un village avec son église dont on a récemment retrouvé les restes. L’arc de Septime-Sévère était obstrué par l’église de Saint-Sergius-et-Bacchus, à laquelle Innocent III, en 1199, avait concédé, en toute propriété la moitié du monument.

Malgré cet état de choses, le silence de Dante n’en est pas moins surprenant. Quand il n’y aurait eu que les grandes lignes d’aqueducs qui sillonnent la campagne de Rome, on ne saurait comprendre qu’elles ne lui aient pas servi pour quelque majestueuse comparaison, pour quelque construction idéale dans le monde qu’il créait. Tout ce qu’on peut répondre, c’est que le sentiment des ruines n’existait pas alors. Ce sentiment est assez nouveau ; il ne se montre pas dans notre littérature avant Bernardin de Saint-Pierre, et s’est manifesté pour la première fois, avec toute sa poésie et toute sa puissance, dans quelques pages du Génie du Christianisme.

Quand Dante peint les barbares venus des contrées boréales et s’émerveillant à l’aspect de Rome[12], il fait un retour vers le passé, il ne parle pas de la Rome qu’il voyait, mais de Rome au temps de sa splendeur, quand elle dominait le monde[13]. Le seul reste d’antiquité romaine dont il soit fait, dans la Divine Comédie, une mention positive, est cette pomme de pin colossale en bronze placée aujourd’hui au Vatican sous l’abside de Bramante, et alors dans la cour entourée d’un portique au-devant de la vieille basilique de Saint-Pierre. Elle jouissait d’une certaine popularité ; car, dans les peintures qui représentent Saint-Pierre dans son état primitif, celle, par exemple, qui se voit à Saint-Martin, on a eu soin de rappeler l’existence de la pigna, et le peintre l’a mise dans l’intérieur de la basilique, à l’entrée de la nef, où elle n’a jamais été. Dante compare à cette énorme pomme de pin la tête d’un géant qu’il aperçoit à travers la brume dans le dernier cercle de l’enfer[14]. « Sa face me paraissait grosse et longue comme la pigna de Saint-Pierre à Rome, et les autres membres étaient en proportion. »

Remarquez toujours le même procédé pour rendre accessible à l’imagination ce qui semble devoir lui échapper. Ici Dante prend pour un point de comparaison un objet d’une grandeur déterminée ; la pigna a onze pieds, le géant devait donc en avoir soixante-dix : elle fait, dans la description, l’office de ces figures que l’on place auprès des monumens pour rendre plus facile à l’œil d’en mesurer la hauteur.

Cette pomme de pin a été trouvée près du tombeau d’Adrien, dont probablement elle ornait le faîte. On a prétendu, ce qui est de toute invraisemblance, qu’elle était placée sur la coupole du Panthéon : elle eût dérangé l’économie de la lumière dans ce beau monument, construit de manière à ne recevoir de jour que par l’ouverture pratiquée à son sommet. D’ailleurs, une pomme de pin était un ornement convenable pour un tombeau. On sait que le plus grand nombre des sarcophages antiques sont décorés de représentations bachiques qui, vraisemblablement, faisaient allusion aux doctrines enseignées dans les mystères et au sort des initiés après la vie. Or, la pomme de pin se rencontre souvent dans ces représentations symboliques. Non-seulement elle orne une extrémité et quelquefois les deux extrémités du thyrse de Bacchus, mais dans plusieurs bas-reliefs funèbres elle figure parmi les offrandes du sacrifice[15]. C’était donc à la décoration d’un lieu funèbre que devait servir la pigna, sur le compte de laquelle je ne me serais pas arrêté aussi long-temps si Dante n’en avait parlé, honneur dont beaucoup d’autres débris du passé étaient bien plus dignes.

Le Vatican offre d’autres souvenirs de Dante qui méritent mieux de nous arrêter, souvenirs immortels, car ils ont été fixés par le pinceau de Raphaël dans les Stanze, et par le pinceau de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.

Raphaël a bien jugé Dante en plaçant parmi les théologiens, dans la Dispute du saint-sacrement, celui pour la tombe duquel a été écrit ce vers, aussi vrai qu’il est plat :

Theologus Dantes nullius dogmatis expers.

Parmi les docteurs Dante a conservé la couronne de laurier des poètes ; mais on n’aurait pas besoin de cette indication pour reconnaître ce profil austère, ce visage maigre et pâle sur lequel ses contemporains croyaient lire les visions d’un autre monde. D’ailleurs, Raphaël l’a aussi placé sur le Parnasse parmi les poètes.

Un écrivain ingénieux a remarqué que la Théologie de Raphaël semble un divin portrait de Béatrice. Canova aussi a représenté Béatrice avec son voile et sa couronne de feuilles d’olivier :

Sotto candido, vel cinta d’oliva
Donna m’apparve
.

Vers que la main du grand sculpteur a tracés au bas de l’idéale et ressemblante figure pour laquelle il s’était inspiré de la poésie de Dante et de la beauté de Mme Récamier.

Michel-Ange n’a pas demandé à l’auteur de la Divine Comédie des inspirations aussi gracieuses que Raphaël ou Canova. Tout le monde sait que, dans le Jugement dernier, il a calqué son Caron sur celui de Dante. C’est bien le démon aux yeux ardens, aux yeux de braise, qui presse à coups de rame les ombres trop lentes[16]. Outre ce détail, évidemment emprunté, on sent dans toute la composition, empreinte d’un sentiment lugubre et terrible, l’action du poète sur le peintre. Par son côté sombre et violent, le génie de Dante se mariait admirablement au génie de Michel-Ange, qui le lisait sans cesse et offrit de lui élever un tombeau à ses frais. Combien on doit déplorer la perte de cet exemplaire de la Divine Comédie dont l’auteur du Jugement dernier avait couvert les marges de ses dessins ! Je regrette surtout l’Enfer ; je doute que la verve fougueuse et le dessin savamment tourmenté de Michel-Ange eussent pu rendre la suavité mélancolique du Purgatoire sans parler des visions inexprimables du Paradis. Mais si le nom de Michel-Ange ne rassure pas complètement sur le succès d’une pareille entreprise, que dire de la tentative de Pinelli, qui, pour avoir assez bien réussi à rendre, et encore d’une manière assez conventionnelle, les brigands des Abbruzzes, les paysans de la campagne romaine ou les portefaix du Transtevère, s’est cru appelé à dessiner l’histoire romaine, à traduire avec son crayon l’Arioste, le Tasse et Dante ? Qu’est-il arrivé ? Ses personnages ne sont jamais ni d’anciens Romains, ni des chevaliers, encore moins des habitans du monde invisible ; ce sont toujours des Transteverins, et des Transteverins de Pinelli.

Si l’on veut retrouver à Rome le génie de Dante dans de récentes peintures, il vaut mieux aller chercher près de Saint-Jean-de-Latran le casin solitaire, sur les murs duquel le prince Massimi a fait représenter, dans trois pièces différentes, des sujets tirés de Dante, de l’Arioste et du Tasse. Dante a été confié à Cornélius, l’Arioste à Schnor, le Tasse à Overbek, les trois plus célèbres noms de cette école de Munich, qui croit pouvoir remonter par une imitation savante à la naïveté du XVe siècle. Le talent des artistes allemands est plus certain que leur système. Quoi qu’il en soit, les fresques dont les sujets ont été empruntés à Dante m’ont paru les meilleures de celles qui décorent le casin Massimi. En effet, Dante convenait mieux que l’Arioste et le Tasse à une telle manière de traiter la peinture, lui empreint réellement de la candeur sublime du moyen âge, tandis que les deux autres, dans leurs récits enchanteurs, ne nous montrent pas la chevalerie primitive, mais une chevalerie de la renaissance, et qui n’est elle-même qu’une renaissance de la chevalerie.

Dante, disent les biographes, fut chargé par la république de diverses missions auprès de la cour de Naples ; mais on ne voit dans ses vers aucune trace de son séjour dans le midi de l’Italie.

Un mot sur le mont Cassin[17], où il avait probablement logé et peut-être entendu raconter cette vision du frère Albéric, dont on retrouve quelques traits reproduits dans sa grande composition ; un mot sur le mont Cassin, voilà tout ce qu’on peut relever chez lui de souvenirs pittoresques au-delà de Rome. Les campagnes élyséennes, les radieux horizons, ne parlaient pas à l’imagination pensive et grave du Florentin, et la molle et brillante Parthénope ne lui a pas inspiré un vers.

ORVIETO ET BOLOGNE.

Bien que Dante n’ait pas parlé d’Orvieto, en passant par cette ville, on est forcé de penser à lui. Les admirables fresques du Jugement dernier, par Lucas Signorelli, offrent plusieurs détails qui rappellent certaines peintures de Dante. Ici, comme à la Sixtine, la barque pleine de damnés ressemble à celle où Caron les pousse pêle-mêle à coups de rame. Des anges jettent gracieusement des fleurs, comme d’autres anges les répandent en nuage autour de Béatrice[18]. Mais ce qui est exactement copié d’un vers de Dante, c’est le groupe célèbre dans lequel on voit un démon emporter à tire d’aile, sur son épaule, une pécheresse[19]. « Et je vis venir derrière nous un diable noir. Ah ! comme il me semblait terrible ! Les ailes étendues et le pied léger, il emportait fièrement un pécheur sur son épaule pointue, et le tenait fortement attaché par les nerfs des pieds. »

Michel-Ange passe pour avoir imité quelques traits de l’étonnante composition de Lucas Signorelli, dont le style, singulièrement hardi pour le temps, devance d’une manière frappante le style du grand dessinateur florentin. Il est naturel que celui qui a pu deviner d’avance et peut-être inspirer le génie de Michel-Ange se soit empreint de l’esprit de Dante et soit comme un intermédiaire entre ces deux génies de même trempe.

Les populations de la Romagne comptent parmi les plus énergiques de l’Italie. Ici on ose prononcer en public le nom de la liberté, dont le désir est dans tous les cœurs. Les Romagnols d’aujourd’hui donnent un honorable démenti à ce vers que Dante adressait à leurs ancêtres :

« Ô Romagnols changés maintenant en bâtards[20] ! »

Les villes industrielles et paisibles que traverse aujourd’hui une très belle route, Forli, Faenza, Imola, étaient, au temps de Dante, autant de petits états continuellement en guerre, et passant tour à tour, comme les anciennes villes de la Grèce, des orages de la démocratie aux mains de quelque petit tyran. Elles étaient en paix au moment où Dante place son merveilleux voyage ; mais il savait ce que valait cette paix et ce qu’elle pouvait durer, et il s’exprime à ce sujet avec une amertume d’autant plus expressive qu’elle est plus contenue. « La Romagne, dit-il à Guido de Montefeltro, n’est et ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans, mais je n’en ai laissé aucune déclarée à cette heure[21]. »

À propos de la ville de Césène et de sa position topographique, Dante fait encore une application remarquable de ce sentiment des localités qui ne l’abandonne jamais, et auquel il doit de mêler si fortement dans sa poésie les idées abstraites et les choses sensibles, les réflexions morales ou politiques avec la nature du sol et la physionomie des lieux ; il dit de Césène : « La ville dont le Savio baigne le flanc, comme elle est assise entre la plaine et la montagne, vit entre la tyrannie et la liberté[22]. » Je ne sais si Césène n’a point subi la loi commune qui a fait descendre tant de villes d’une hauteur dans un lieu plus bas. Ce qu’il y a de certain, c’est que, soit dit sans allusion au gouvernement pontifical, elle m’a paru plutôt dans la plaine que sur la montagne.

Si Dante se montre sévère pour la Romagne telle qu’elle était au moment où il écrivait son poème, si fidèle à son habitude de décrire le pays géographiquement, et de tracer, pour ainsi dire, la carte de ses haines, il dit que dans le pays situé entre le Pô, l’Apennin, la mer et le Reno, tout est plein de troncs venimeux[23], il fait un éloquent éloge des Romagnols de l’âge précédent ; il demande ce qu’est devenue « la race loyale qui habitait le pays où les cœurs sont maintenant si félons. » Il célèbre l’ancienne chevalerie dans des vers qui respirent toute l’élégance et toute l’urbanité des mœurs chevaleresques, dont il déplore la perte, et semblent avoir inspiré le début de Roland furieux à l’Arioste, qui a emprunté à Dante la moitié de son premier vers :

Le donne i cavalier.

Derrière ces souvenirs du bon temps, se cache une prédilection secrète pour les mœurs féodales et l’existence féodale de l’Italie. Dante était aristocrate ; dans sa colère contre la démocratie florentine, il vantait le temps qui avait précédé le triomphe de cette démocratie, il regrettait l’ancien régime ; le même sentiment lui a dicté ces gracieux retours vers les mœurs chevaleresques de la Romagne, et son admirable peinture des vieilles mœurs patriciennes de Florence.

Quant à Bologne elle-même, il n’en est pas question dans la Divine Comédie ; pourtant Dante y est certainement venu : il peint d’une manière trop précise l’effet que la tour penchée de Bologne, appelée Garisenda, produit sur celui qui est placé sous la face inclinée de la tour. Voici à quelle occasion.

Dante a creusé au plus profond de son enfer un enfer particulier, réservé aux traîtres. Pour expliquer comment il a pu descendre dans ce dernier abîme, il suppose qu’Anthée, un des géans révoltés contre le ciel, prend dans sa main, lui Dante et Virgile, et se baissant les dépose tous deux à ses pieds.

Sans doute, Dante a voulu, par cette singulière invention, frapper l’imagination du lecteur, et lui enseigner la distance qui sépare des autres crimes le plus odieux de tous, celui duquel il avait été plus particulièrement victime. Pour mesurer cette distance, il ne lui a pas fallu moins que la taille d’un géant.

De plus, pour rendre sensible le mouvement formidable du colosse s’abaissant ainsi vers les profondeurs de l’enfer, le poète a fait, comme en tant d’autres endroits de son poème, un emprunt à la réalité physique ; il a pris pour objet de comparaison un objet déterminé, un monument célèbre en Italie, la tour de la Garisenda ; il compare donc l’impression produite sur lui par le géant qui se penche, à l’effet qu’un nuage, passant au-dessus de cette tour et venant du côté vers lequel elle s’incline, produit sur le spectateur placé au-dessous d’elle. C’est alors la tour qui semble s’abaisser de toute la vitesse du nuage. L’image est colossale comme elle devait l’être, et en même temps elle a cette exactitude matérielle que Dante recherche toujours avec tant de soin, et au moyen de laquelle il parvient à peindre le monde idéal à l’imagination et aux sens aidés du souvenir.

Dante eût choisi le célèbre campanile de Pise, illustré depuis par le génie d’un autre grand Florentin, de Galilée[24], si le monument eût existé de son temps ; mais il ne fut achevé qu’après la mort du poète, et la Garisenda de Bologne date de 1110.

On a dit de ces deux tours penchées qu’elles avaient été ainsi construites à dessein ; mais cette opinion est aujourd’hui généralement abandonnée ; là où on avait vu un tour de force de l’art, il ne faut voir qu’un accident produit par la nature du terrain. Les deux tours ne sont point d’aplomb. Les trous pratiqués pour placer les échafaudages de construction présentent la même inclinaison que le reste du monument[25]. Au reste, le fait est loin d’être aussi rare qu’on le suppose. Dans la façade de la cathédrale qui est à côté de la tour de Pise, deux arcades accusent aussi par leur inclinaison une légère dépression du sol. Dans la même ville, le clocher de Saint-Nicolas penche évidemment, et ce n’est pas seulement à Pise et à Bologne qu’on voit des clochers et des tours qui penchent, mais encore à Ravenne, à Venise et ailleurs, principalement dans les lieux où le terrain, comme celui de ces deux dernières villes, a peu de consistance, et pour cette raison a pu fléchir inégalement sous le poids des édifices. Le dôme de Saint-Pierre de Rome lui-même n’est pas parfaitement vertical. La tour de Pise et la Garisenda sont donc un peu moins merveilleuses qu’on ne les a faites, mais il reste à leurs noms assez de poésie et de gloire, puisqu’ils rappellent les noms de Dante et de Galilée.

On peut voir à Bologne comment la tradition du moyen-âge catholique, dont Dante est dans la poésie un si admirable représentant, était perdue dans l’art à l’époque où florissait cette école de Bologne, qui, malgré tout son mérite, ne fut qu’une brillante décadence. Dans l’église de Sainte-Pétrone, bâtie au XIVe siècle, est une peinture de l’enfer dans laquelle on sent encore une inspiration analogue à l’inspiration dantesque ; mais dans l’église de Saint-Paul, construite en 1611, les tableaux qui expriment l’état des ames dans l’autre vie ont un tout autre caractère. Le purgatoire du Guerchin n’est plus la montagne expiatoire dont les rampes symboliques expriment les divers degrés par lesquels l’ame s’élève en se purifiant ; on voit seulement quelques figures nues tendant les bras du milieu des flammes dans lesquelles elles sont plongées selon la donnée vulgaire qu’en Italie on trouve reproduite à chaque pas, pour exciter par cette représentation la dévotion des plus simples fidèles. Quant au paradis de Louis Carrache, le Bolonais n’a point lutté contre la difficulté, qui eût été grande, j’en conviens, et dont a rarement triomphé Flaxmann lui-même, de traduire aux yeux ce mystique paradis que Dante a composé de lumière, d’harmonie et d’amour. Au lieu des chœurs resplendissans que forment dans la troisième Cantica les esprits bienheureux, Louis Carrache s’est borné à peindre des anges jouant de divers instrumens. Ces anges sont de beaux jeunes gens fort appliqués à une leçon de musique ; l’un d’eux est armé d’un énorme trombone ; c’est un concert d’amateurs beaucoup plus qu’un concert du paradis.

Je ne nie point le mérite de ces deux tableaux, je ne nie point que les ames en purgatoire du Guerchin et les anges de Louis Carrache ne soient très agréables à regarder ; je constate seulement que la vieille inspiration dantesque était entièrement oubliée de l’école bolonaise. Quoi qu’on ait dit du paganisme de Michel-Ange et de Raphaël, il n’en est pas de même dans leurs compositions. J’ai eu occasion de rappeler combien Michel-Ange était pénétré de l’esprit de Dante ; et dans un petit tableau de Raphaël on voit les hypocrites punis comme dans l’Inferno, par le supplice des chappes de plomb. La chaîne traditionnelle de l’art se continue donc jusqu’à ces grands peintres, et son dernier anneau va s’attacher à leurs pieds. Hommes du XVIe siècle, ils tiennent donc encore à ce moyen-âge que l’époque de la perfection ne saurait faire oublier, mais qui ne doit point rendre injuste pour elle : la nuit a ses beautés, le jour a le soleil.

MANTOUE.

Mantoue est pour Dante la patrie de Virgile, la patrie de celui qu’il a choisi pour son guide dans la première partie de son voyage, et qu’il proclame son maître en l’art d’écrire ; de là l’importance que Dante donne à cette ville, de là le long récit des mythologiques aventures de la prophétesse Manto, fondatrice fabuleuse de Mantoue et mentionnée ailleurs parmi les faux prophètes qui ont la tête tournée en arrière, comme Mahomet.

Aujourd’hui Mantoue est encore pleine du souvenir de Virgile. Selon la tradition, Charles Malatesta jeta dans le Mincio une statue qui était sur la place du marché (dell’ herbe), et que le peuple avait coutume de couronner le jour de la naissance du poète. Cette tradition paraît reposer sur un fait vrai, mais altéré : à savoir que ce Malatesta transporta le buste de Virgile dans le lieu où s’administrait la justice, et qui s’appelait ici, comme à Padoue, à Vicence et ailleurs, salla della ragione, ce qui ne veut pas dire salle de la raison, comme on traduit d’ordinaire, mais salle des délibérations, salle du conseil.

Cette barbarie, vraie ou supposée, de Malatesta inspira une violente invective latine à Vergerius, homme savant du XVe siècle. Pour un érudit de la renaissance, toucher à une statue de Virgile, c’était profanation et sacrilége.

On montre dans le musée le buste de cette statue que Malatesta aurait jetée dans le Mincio. — Mais plus la tradition est douteuse, plus l’ardeur avec laquelle elle a été embrassée, au point d’imposer aux historiens, prouve quel sentiment de vénération, pour ne pas dire de superstition, Mantoue a conservé pour Virgile.

Tout est virgilien à Mantoue ; on y trouve la topographie virgilienne, et la place Virgilienne, aimable lieu qui fut dédié au poète de la cour d’Auguste par un décret de Napoléon.

Dante a caractérisé le Mincio par une expression exacte, énergique selon son habitude[26] :

Non molto ha corso che trova una lama
Nella qual si distende e la impaluda
.

Mais qui n’a pas la grace de Virgile :

Ubi tardis ingens flexibus errat
Mincius, et tenera prætexit arundine ripas
.

La brièveté expressive et un peu sèche du poète florentin, comparée à l’abondance élégante de Virgile, montre bien la différence du style de ces deux grands artistes peignant le même objet.

Du reste, le mot impaluda rend parfaitement l’aspect des environs de Mantoue. En approchant de cette ville, il semble véritablement qu’on entre dans un autre climat ; des prairies marécageuses s’élève presque constamment une brume souvent fort épaisse. Par momens on pourrait se croire en Hollande.

Tout l’aspect de la nature change : au lieu des vignes on ne voit que des prés, des prés virgiliens, herbosa prata. On conçoit mieux ici la mélancolie de Virgile dans cette atmosphère brumeuse et douce, dans cette campagne monotone, sous ce soleil fréquemment voilé.

Je suis allé voir le très douteux berceau de Virgile, Pietola, parce que Dante l’a nommé dans ses vers[27] ; mais c’était affaire de conscience, voilà tout. Pour être sensible à l’effet des lieux illustres, je veux autre chose que leur nom. La moindre trace d’un grand homme m’émeut, mais encore faut-il que cette trace existe ; je ne saurais m’enthousiasmer en présence d’un village parfaitement semblable à un autre, parce que certains antiquaires affirment que dans ce village est né Virgile. L’aspect du pays m’intéresse parce que je le retrouve dans la poésie des Bucoliques, mais je n’y retrouve pas les rues et les maisons modernes de Pietola. À Pietola, rien ne parle de Virgile qu’une hypothèse scientifique, et il m’est impossible de m’attendrir sur une hypothèse.

Un autre poète de Mantoue est mentionné par Dante, c’est le fameux Sordello, dont la biographie, remplie d’aventures merveilleuses, montre tout ce que la légende pouvait faire de la vie d’un troubadour. Il doit sans doute à cette célébrité mensongère, et au lieu de sa naissance, l’honneur d’avoir été mis dans la Divine Comédie en rapport avec son compatriote Virgile. Le hasard qui leur a donné le même berceau a fourni à l’auteur du Purgatoire une des plus belles scènes de la seconde Cantica[28].

Sordello se tenait à l’écart immobile et fier,

À guisa di leon quando si posa.

Virgile s’approche pour lui demander la route. Sordello ne répond point, mais demande aux voyageurs quelle est leur patrie. Virgile prononce le nom de Mantoue. Aussitôt le troubadour mantouan s’écrie : Je suis Sordello de ton pays. Et ils s’embrassent tendrement. Témoin de cet effet du sentiment de la patrie sur deux nobles cœurs, Dante adresse à l’Italie, déchirée par les factions, l’imprécation éloquente et si connue :

Ahi serva Italia di dolore Ostello, etc.

Le palais Sordello occupait à Mantoue une grande partie du terrain où est aujourd’hui la place Saint-Pierre.

VÉRONE.

Voilà enfin une ville italienne à laquelle Dante n’a point dit d’injures. Elle a dû cette exception presque unique à l’hospitalité qu’elle lui a donnée. Il a reconnu et célébré cette hospitalité en vers magnifiques : « Ton premier refuge et ton premier asile sera la courtoisie de ce grand Lombard qui dans ses armes porte sur une échelle le saint oiseau (l’aigle)[29]. »

La puissante famille des Scaliger, tyrans de Vérone, donna aux Malespina, aux Guidi, aux Polentani, l’exemple d’un accueil généreux, qui est leur principale gloire dans la postérité.

Can-Grande, le plus illustre des Scaliger, faisait de son palais un refuge et un asile pour tous ceux que les révolutions politiques avaient bannis de leur patrie. Soignant les imaginations des proscrits dont il recueillait l’infortune, il avait fait représenter dans les divers appartemens qui leur étaient destinés divers symboles analogues à leurs destinées : pour les poètes les Muses, Mercure pour les artistes, le paradis pour les prédicateurs, pour tous l’inconstante Fortune.

Une courtoisie aussi délicate envers le malheur et le talent fait honneur à cette famille héroïque et barbare, dont l’histoire est pleine de crimes et de grandes actions, comme celle des autres petits souverains italiens de la même époque. Les noms singulièrement vulgaires des Scaliger semblent annoncer des mœurs brutales et sauvages. Il est curieux de trouver une recherche d’hospitalité pareille chez des princes qui s’appellent Mâtin premier, Mâtin second, le Grand Chien (Can-Grande). Ces Mâtins de Vérone, comme les Mauvaises-Têtes (Malatesta) de Rimini, devançaient glorieusement le rôle dont on a trop exclusivement fait honneur aux Médicis.

Il devait arriver parfois à ces chefs guerriers d’être infidèles à ce rôle, si nouveau et si étrange pour eux, de protecteurs des arts et du génie, comme il arrivait à Théodoric d’oublier un beau jour son rôle de civilisateur, et d’envoyer Symmaque ou Boëce au supplice. C’est probablement à des retours pareils que font allusion certaines anecdotes populaires conservées par les biographes ou les nouvellistes. Ainsi un jour, dit-on, Can-Grande demanda insolemment à Dante comment il se faisait que lui, personnage si docte et si inspiré, plût moins qu’un bouffon dont les facéties divertissaient grandement la cour de Vérone. Dante répondit fièrement : Ceux là se plaisent qui se ressemblent.

Le fait est peu certain ; mais ce qui est probable, c’est que l’illustre et ombrageux exilé dut par momens souffrir de sa situation auprès de ses redoutables hôtes. Il a déposé le souvenir de ces amertumes dans les vers admirables et tant de fois cités :

Tu proverai etc.[30].
« Tu connaîtras combien le pain de l’étranger est amer, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier d’autrui. »

Mais il faut remarquer que, par un noble sentiment de reconnaissance, Dante n’a exprimé qu’une plainte générale sans désigner personne ; car je ne puis croire qu’il ait caché sa vengeance dans un jeu de mot[31], allusion sans dignité qui gâterait pour moi les beaux et simples vers du poète.

L’empreinte gigantesque des Scaliger est encore sur Vérone, où ils ont régné plus d’un siècle. C’est l’un d’eux (Can-Grande II en 1555) qui a bâti en trois ans le castel Vecchio, cet édifice encore debout et intact avec ses énormes murs de briques presque sans fenêtres et ses deux grandes tours carrées, forteresse colossale du moyen-âge.

Dans plusieurs églises, on voit des tombes qui portent sculptée l’échelle, armoirie parlante des Scaliger et symbole de l’ascension rapide de leur fortune ; ils y joignaient l’aigle impérial, le saint oiseau, comme dit Dante, c’est-à-dire l’oiseau des césars, ces représentans sacrés de Dieu sur la terre, selon le système politique de gibelinisme mystique et providentiel que l’exilé s’était fait.

Il y a à Vérone une rue de la Scala, une place de la Scala, et une église qui s’appelle Sainte-Marie-de-la-Scala. Enfin les monumens funèbres des Scaliger sont un des restes les plus imposans et les plus curieux du moyen-âge, et laissent bien loin derrière eux le fabuleux tombeau de Juliette.

L’art gothique n’a rien de plus riche et de plus hardi que trois de ces mausolées. Le plus simple est consacré à Can-Grande, l’hôte de Dante, les deux autres à deux princes de sa race : ceux-ci, plus somptueux, plus magnifiques, d’un plus beau travail, attestent que l’art a marché avec le XIVe siècle. Tous trois représentent le personnage couché sur son tombeau. Ce tombeau est formé d’un tabernacle entouré de colonnes, de statues, de pinacles, et au sommet s’élève la statue équestre du glorieux défunt, double image du repos et de l’action, de l’action indomptable qui semble s’élever au-dessus de la mort et la dominer par une apothéose chevaleresque et guerrière.

Le plus splendide de ces monumens est consacré à Can-Signorio, le dernier de cette famille, mort de la poitrine en 1375, à l’âge de trente-cinq ans. D’après une tradition peu probable, qui ajoute à ce lieu funèbre une poésie terrible, Can-Signorio aurait tué son frère[32], celui-là même qui repose auprès de lui.

Ce serait de la tragédie toute faite que ces frères ennemis ainsi en présence durant les siècles, cette race puissante succombant sous la malédiction du sang, et le fratricide frappé de langueur, atteint de la maladie de nos générations débiles, et par elle expiant les crimes de la force. Cette tragédie serait l’œuvre de la tradition populaire. Elle s’y entend cette Melpomène ; elle a composé les plus grands sujets de la tragédie antique et de la tragédie moderne, elle a créé Œdipe, Macbeth et le Cid.

Près des tombeaux des Scaliger, on montre leur palais. Ce palais, celui où Dante a vécu, celui où il a peut-être écrit les vers qui prophétisaient leur grandeur, reste là pour être témoin de leur néant.

Dante parle d’une porte du Palio. On nommait ainsi un morceau de drap vert qui était le prix d’une course exécutée près de l’une des portes de Vérone, par des hommes nus, le premier jour de carême. Cet usage remontait probablement au paganisme, comme les courses de femmes nues, qui eurent lieu assez tard dans le midi de la France. Le catholicisme avait poussé loin la tolérance de certains usages païens auxquels il avait même donné une place parmi les cérémonies chrétiennes. La course peu édifiante du Palio solennisait étrangement le premier dimanche de carême. C’était un bizarre empiétement du carnaval sur le temps consacré à la pénitence. Dante avait été témoin de ce singulier spectacle, pendant son séjour à Vérone. Il y fait allusion dans le XVe chant de l’Enfer, pour peindre la fière attitude de son maître Brunetto Latini rejoignant ses compagnons de supplice qui marchent sous la pluie de feu[33]. « Il semblait être parmi ceux qui courent le drapeau vert dans la campagne près de Vérone. On l’eût pris, non pour celui qui est vaincu, mais pour celui qui triomphe. » Une porte de Vérone porte encore le nom de porte du Palio, en mémoire de ces anciennes courses du moyen-âge. C’est un des beaux ouvrages de San-Micheli. Je la cherchai long-temps et me perdis au milieu des vastes fortifications qui entourent la ville, demandant la porte du Palio aux factionnaires autrichiens, mauvais ciceroni pour les antiquités dantesques ; mais ils étaient excusables, car le nom historique de la porte que je cherchais est remplacé aujourd’hui par le nom insignifiant et vulgaire de la Stupa.

La légende qui se forme autour du souvenir des grands hommes s’attache surtout aux lieux qu’ils ont habités. Ainsi, on prétend que dans l’église de Sainte-Anastasie Dante soutint, en 1420, une thèse sur l’eau et sur le feu ; de même, on a prétendu qu’à Paris il proposa de démontrer le pour et le contre sur douze sujets différens. Si ces faits ne sont pas certains, ils montrent que Dante passait auprès de ses contemporains pour un grand philosophe et surtout un puissant dialecticien. C’était en effet une de ses principales prétentions. On ne trouve dans la Divine Comédie que trop de passages où le langage du poète a bien de la peine à se défendre des habitudes du scholastique ; et, dans le Convito, il dit positivement qu’après avoir perdu Béatrice, ayant lu la Consolation de Boëce, la philosophie personnifiée dans ce livre se confondit avec le souvenir de la jeune fille adorée[34]. Quoi qu’il en soit, la thèse de Sainte-Anastasie n’a rien d’invraisemblable. Dante savait toute la physique de son temps ; il se plaît à faire montre de ses connaissances en ce genre. Il a même décrit, dans le Paradis, une expérience de catoptrique ; seulement la date embarrasse. En 1420, il remplissait à Venise une mission que lui avaient donnée les Polentani de Ravenne, et à cette époque il était plus occupé de diplomatie que de science. C’est pour cela que j’ai rapporté ce fait à la légende plutôt qu’à l’histoire.

On éprouve pour la lignée des grands hommes un intérêt qui n’est pas sans mélange d’une sorte de dédain ; on leur en veut presque de porter un nom que personne ne devrait porter après celui qui en a fait la gloire. Il déplaît à la postérité que ce nom, propriété de l’homme célèbre, descende à sa race obscure ; l’héritage semble une usurpation. Il n’y a pour l’imagination qu’un Dante Alighieri ; pourtant il y en a eu plusieurs dans la réalité. La famille du poète se fixa à Vérone et s’y maintint pendant deux ou trois générations. Le dernier rejeton de la ligne masculine qui provenait du grand poète, a fait élever, dans une chapelle de l’église de San Fermo, deux monumens aux deux autres fils de Dante. Sur l’un des tombeaux on lit : À Pierre Alighieri Dante III, savant dans le grec et le latin, époux incomparable ; — sur l’autre : À Louis Alighieri Dante IV, jurisconsulte orné de toutes les vertus. — Malgré ces pompeuses épitaphes, et bien que l’un des deux frères fût un époux incomparable, titre auquel son père n’eût peut-être osé prétendre, on n’est pas fâché de savoir que la famille a fini avec ces deux savans hommes, et qu’on n’est pas exposé à rencontrer le signore Dante enseignant les racines grecques ou les institutes. Une seule chose me plaît dans les inscriptions funéraires que je viens de rapporter, c’est le chiffre placé après le nom illustre : Dante III, Dante IV ; on dirait une dynastie[35].

Les filles de Dante moururent religieuses à Vérone ; j’aime mieux cette fin que l’autre. La réputation est mesquine après la gloire. Il n’y a qu’un moyen de se tirer de là ; c’est de s’humilier avec bonheur devant la renommée paternelle, de s’écrier comme Hippolyte et Louis Racine :

Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père.

Mais l’obscurité du cloître ne messied pas à un nom entouré du respect de la postérité. Un tel nom se cache noblement dans les saintes ténèbres du sanctuaire. Ce n’est pas descendre de la gloire que s’élever à Dieu.

Une de ces traditions sans preuves dont j’ai parlé plus haut veut que le Purgatoire ait été composé à Gargagnano, près de Vérone. Le Purgatoire fut probablement écrit par Dante à plusieurs reprises, dans les diverses contrées où le porta successivement l’exil. Mais j’aurais visité avec respect cette habitation où la comtesse Serego-Alighieri avait rassemblé une bibliothèque des plus rares et des meilleures éditions du grand poète, si cette dame, qui avait dans les veines du sang des Alighieri, eût encore vécu. Les regrets touchans que lui a consacrés M. Valery, combleront cette lacune de mon pèlerinage. C’est aussi à lui que je renvoie pour l’éboulement indiqué par Dante dans la vallée de l’Adige[36], et que les commentateurs n’ont pas retrouvé avec certitude. J’aurais été curieux d’examiner la question, qui était de mon ressort. Malheureusement pour moi, comme j’allais me rendre sur les lieux, l’état de ma santé me força de tourner brusquement le dos aux Alpes, et d’aller, bon gré mal gré, chercher les traces de Dante dans une partie plus méridionale :

Del bel paese dove il si suona.

Par la même raison, je n’ai pas visité le pont naturel de Vija, qu’on dit avoir servi de modèle à Dante pour la construction de ses ponts infernaux. Mais il est dans Vérone même un monument qui a pu lui fournir le type de son enfer tel qu’on peut le voir représenté en tête de presque toutes les éditions italiennes. Ce grand entonnoir, dont l’intérieur est bordé par des gradins concentriques, séjour des différentes classes de damnés, offre une frappante ressemblance avec le célèbre amphithéâtre de Vérone. Si Dante l’a contemplé comme moi du sommet, par un beau clair de lune qui dessinait avec netteté les formes du monument, tandis que la dégradation insensible de la lumière semblait en creuser les profondeurs, il est très possible que ce spectacle l’ait aidé à tracer la configuration intérieure de l’Enfer.

Avant de quitter Vérone, j’y ai fait le soir une promenade qui me laissera un long souvenir. Je suis allé contempler le château-fort bâti par les Scaliger. Une des tours était éclairée, l’autre élevait sa masse noire dans l’ombre. La lune éclairait aussi l’arche du pont qui conduit au château, cette arche, la plus grande, dit-on, qui soit en Europe, et les créneaux gibelins, dont l’échancrure se reflétait dans les eaux rapides et bruyantes de l’Adige. Puis je suis venu de la forteresse des Scaliger vers leur tombeau. Les pyramides de sculptures et de colonnes étaient plongées dans la nuit, tandis que les figures équestres, blanchies par la lune, semblaient planer dans les airs comme le coursier-spectre de Lénore ou comme le cheval blanc de la Mort dans l’Apocalypse.

La tradition sanglante m’est revenue à la mémoire en regardant scintiller les étoiles au-dessus de ces cavaliers de marbre ; il m’a semblé qu’ils se mettaient en mouvement, et que le fratricide poursuivait son frère à travers les airs dans le silence de la nuit. Bientôt l’illusion a cessé, et j’ai senti que tout, dans ce lieu funèbre, était immobile et froid, l’image des morts comme leur cendre, la pierre de leur armure comme la pierre de leur tombeau.

PADOUE.

Le premier monument que je rencontrai à Padoue n’est pas mentionné par la Guida de cette ville : il y jouit cependant, comme on va voir, d’une certaine popularité. Je cherchais le Santo (église de Saint-Antoine), quand j’avisai au coin d’une rue un grand tombeau romain soutenu par quatre tronçons de colonnes et surmonté par une voûte en briques, au sommet de laquelle poussaient quelques touffes d’herbe comme sur une ruine. J’interrogeai un savetier qui s’était établi sous la coupole funèbre. Il ne me répondit pas comme un savetier de Rome à qui je demandais une adresse : Anima mia, non so ; sa réponse, moins tendre, fut plus satisfaisante. J’appris par lui que je voyais la tombe d’Anténor, fondateur de Padoue. J’aurais pu l’apprendre par une inscription gravée sur le monument et qu’à la forme des lettres je jugeai du XIIe ou XIVe siècle. Un café voisin a pris pour enseigne à l’Anténor. Voilà donc la célébrité du fondateur de Padoue, populaire au moyen-âge et populaire encore aujourd’hui. Il n’est pas surprenant que Dante ait appelé les Padouans Antinori[37].

Mais au moyen-âge Anténor avait encore une autre réputation moins honorable, et celle-là il la devait au romanesque historien de la prise de Troie, qui, sous le pseudonyme de Darès-le-Phrygien, jouissait alors d’une immense célébrité, remplaçait Homère qu’on ignorait et Virgile dont on connaissait mieux les tours de sorcellerie que les vers. Darès inspirait une grande confiance, car il avait pris part aux évènemens qu’il racontait, exactement comme l’évêque Turpin aux guerres de Charlemagne. Selon Darès-le-Phrygien, Anténor, ainsi qu’Énée, qui n’était plus le pius Æneas, avaient trahi leurs compatriotes en livrant la porte de Scée ; on expliquait ainsi comment ils avaient échappé au désastre général[38].

Chose étrange ! Dante, en ce qui concerne Anténor, ne s’en est point tenu au récit de Virgile, de Virgile son guide, son maître, duquel il dit avoir appris l’art des vers, et qu’il n’entendait pas toujours très bien[39]. Il a reproduit la tradition qui fait d’Anténor un traître, il a même appelé l’enfer des traîtres Antenora. C’est une preuve remarquable de la vogue et de l’empire qu’avaient les versions romanesques de la guerre de Troie qu’ont suivies Boccace, Chaucer et Shakespeare[40]. Cependant la tradition populaire de Padoue, quelque fabuleuse qu’elle puisse être, est restée plus purement virgilienne et classique. Par respect pour le fondateur mythique de la ville, elle a repoussé les inventions postérieures et mensongères adoptées par Dante.

Dante habita Padoue pendant son exil, on sait même que sa demeure était près de Saint-Laurent, là où est aujourd’hui le cabinet littéraire. Je dois à l’obligeance d’un jeune écrivain de Venise fort distingué, M. de Boni, l’indication d’un contrat trouvé par lui sur un parchemin, dans les archives des comtes Papafava, et portant à la date de 1306 les paroles suivantes : Fuit e testimoniis Dantinus de Alighieriis qui nunc habitat Patavii in contractâ Santi-Laurentii.

Dantinus est singulier, et pourrait aussi s’entendre du fils de Dante, qui vint le rejoindre dans son exil, et dont le tombeau est à Vérone. Mais il est certain que Dante est venu à Padoue. On sait même qu’il y a été amoureux. La dame de Padoue qui fut aimée par Dante s’appelait Madona Pietra di Scrovigni. Le poète n’a pas oublié de nous apprendre quelles étaient les armes des Scrovigni[41]. Le blason était une science aristocratique, et Dante a toujours grand soin de montrer ses connaissances en blason aussi bien qu’en vénerie. Bien que jeté d’abord dans les rangs populaires, il était aristocrate dans l’ame ; il avoue s’être réjoui de sa noblesse, même en paradis. Il s’élève contre le mélange des familles, qui, selon lui, est la perte des états. Il faut donc, pour avoir de Dante une idée complète, voir en lui, à côté du théologien, du savant, du poète, du politique, le gentilhomme.

Mais la raison de Dante était si forte, que par momens elle l’élevait au-dessus de ses sentimens et de ses préjugés habituels. Dans le Convito, il a écrit plusieurs pages très énergiques pour établir que la seule noblesse véritable est la vertu[42], et pour prouver que celle du sang n’a aucun fondement rationnel.

Cette famille des Scrovigni, une des plus illustres de Padoue, et à laquelle appartenait Madona Pietra, se rattache encore à Dante par un autre lien. C’est un Scrovigni qui a fait bâtir la fameuse chapelle de l’Arena, où sont les fresques du Giotto représentant le jugement dernier et d’autres sujets. La tradition veut que le Giotto ait exprimé dans ces peintures les idées de Dante ; elle ajoute même que le peintre était venu à Padoue tout exprès pour y voir le poète. Le premier coup d’œil donné au Jugement dernier peint par le Giotto sur un des murs de l’Arena, montre l’erreur de cette supposition. Ce n’est pas ici comme à l’Annunziata de Florence, ni même comme au Campo Santo de Pise ; le Giotto, dans son enfer, ne suit point la donnée dantesque ; il s’abandonne évidemment à sa propre fantaisie. Les damnés embrochés ou pendus tiennent une grande place dans sa composition. Il y a là une femme qui s’élance vers le juge terrible, les mains jointes, suppliante, éperdue, Madeleine du désespoir. Cette figure et plusieurs autres sont entièrement de l’invention du Giotto. Deux détails seulement peuvent rappeler Dante d’une manière un peu détournée. Dans une sorte de bolga, on voit des malheureux plongés la tête la première, et dont les jambes s’agitent en l’air comme celles du pape Nicolas III. Plusieurs têtes de réprouvés portent une tonsure c’est un rapport de plus avec Dante, qui place tant de personnages ecclésiastiques, dans son Enfer.

Ces peintures font comprendre ce que Dante veut dire quand il parle de serpens qui ont des pieds, dans le fameux passage où il décrit la transmutation réciproque de l’homme en serpent et du serpent en homme. On voit dans la fresque du Giotto un grand dragon vert appuyant ses quatre pieds sur le dos d’un damné, et lui mordant la nuque ; un autre groupe semble exprimer l’affreuse métamorphose ; mais, sauf ces détails, la fresque, je le répète, n’a aucun rapport avec le poème. On peut trouver une analogie plus réelle, quoique moins directe, entre les personnifications des vertus et des vices que le Giotto a peintes au même lieu et les conceptions si souvent allégoriques de Dante.

On a comparé l’expressive représentation de la Colère, qui ouvre ses vêtemens pour se déchirer la poitrine, aux vers énergiques par lesquels Dante peint la rage d’un furieux qui se déchire lambeau à lambeau :

Brano a brano.

Mais, en somme, le Giotto, contemporain et ami de Dante, l’a beaucoup moins imité qu’Orgagna, venu un peu plus tard. On le conçoit : il fallait que les créations du poète fussent déjà consacrées par un certain laps de temps et une certaine durée d’admiration pour pouvoir prendre place sur les murailles des temples chrétiens à côté des révélations de l’Apocalypse ou des tableaux de l’Évangile.

Dans l’église des Eremitani, des peintures d’un autre contemporain de Dante sont plus fidèlement empreintes de son esprit : ce sont les fresques de Guariento Padouan, mort en 1338. Dans le chœur des Eremitani, on voit les sept planètes représentées à côté de la passion et de la résurrection, en vertu d’une association des idées théologiques et des idées astronomiques déjà signalée, et sur laquelle repose toute la contexture du Paradis.

Quelques circonstances rendent encore plus frappant le rapprochement entre le peintre et le poète. Ici les différens signes du zodiaque sont placés près des personnages qui figurent chaque planète. De même, Dante a soin d’indiquer toujours avec une exactitude minutieuse, à chaque pas de son voyage à la fois mystique et cosmologique, dans quel signe du zodiaque se trouve le soleil.

À Padoue, Mars est figuré par un guerrier, et Dante place dans cette planète les guerriers morts pour la foi. La Lune de Guariento est une femme posant le pied sur deux globes, qui expriment l’instabilité attribuée par les préjugés astrologiques à tout ce qui naissait sous l’influence de cet astre. Dante, guidé par les mêmes préjugés, a placé dans la lune les ames de ceux qui ont involontairement rompu leurs vœux. Enfin, la terre est entourée d’un cercle de rayons rouges, sans doute pour désigner la sphère de feu qui l’enveloppait, d’après le système de Ptolémée, suivi par Dante en cela comme en tout le reste.

Le poète, qui ne manque guère une occasion d’attaquer l’ambition mondaine de la papauté, n’aurait pas désavoué l’allégorie hardie et bizarre par laquelle Guariento a désigné notre planète. Il la personnifie sous les traits d’un homme assis sur un trône, couronné d’une tiare, portant dans la main droite un globe et tenant de l’autre un sceptre terminé par une croix. C’est désigner assez clairement les prétentions de la tiare sur le monde.

L’un des personnages les plus terribles du moyen-âge est Ezelino, tyran de Padoue. Ce barbare, de race germanique, et qui, par un singulier hasard, s’appelait le petit Attila[43], fut le champion implacable du gibelinisme, et, pour cette raison sans doute, a trouvé grace devant M. Leo, qui en fait un correcteur nécessaire de la légèreté italienne. En effet, les mesures d’Ezelino étaient sévères. Un jour, il ordonna d’enfermer douze mille hommes dans une enceinte de bois et d’y mettre le feu.

Bien que devenu gibelin quand il écrivit l’Enfer, Dante n’a pas vu Ezelino du même œil que M. Leo. Il a marqué au monstre sa place dans le cercle des violens, et l’a plongé pour l’éternité dans le sang, où il s’était baigné durant sa vie[44].

Comme les hommes se souviennent long-temps de ceux qui les écrasent, la mémoire d’Ezelino est restée à Padoue mêlée aux pieuses légendes dans lesquelles figure saint Antoine, le saint par excellence, il santo, parmi les fresques consacrées à retracer divers faits miraculeux accomplis par saint Antoine, à côté de la jument qui laisse là son avoine pour s’agenouiller devant l’eucharistie, et de l’hérétique qui se convertit en voyant jeter par la fenêtre un verre sans le casser. Le saint est représenté apparaissant à un moine, et lui annonçant que Padoue sera prochainement délivré du tyran, et plus loin admonestant Ezelino, qui tombe à genoux.

On a cru reconnaître un portrait d’Ezelino dans un buste qui se voit à côté de l’admirable chapelle de Saint-Antoine, chef-d’œuvre de l’architecture et de la sculpture du XVIe siècle. L’air farouche de la tête, rendu encore plus sensible par la manière dont elle se détache dans l’ombre de l’enfoncement où elle est placée, irait bien au tyran de Padoue. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que la sculpture eût reproduit cette association, ou plutôt ce contraste, du tyran local et du saint national, dont la peinture offre plus d’un exemple.

Le souvenir d’Ezelino semble planer sur l’enceinte vaste et solitaire de Padoue. On dirait que depuis lui elle n’est pas encore repeuplée. Il me semblait sentir la présence invisible de ce redoutable mort, quand j’errais le soir, perdu à plaisir, dans les quartiers écartés et les rues silencieuses, tantôt traversant des champs cultivés, tantôt m’enfonçant sous de longs portiques et longeant des rues interminables. Puis j’arrivais au bord de la Brenta, torrent rapide et fangeux, encaissé entre des berges abruptes, et qui, malgré la douceur de son nom, a un faux air du Tibre. Je m’asseyais sur un des ponts qui la traversent (non celui qui est construit en fil de fer, mais celui qui a une base romaine), et je regardais de loin la tour de la Specola, bâtie sur l’emplacement des prisons d’Ezelino. En la regardant, je ne pensais pas au cercle mural et au sextant de l’observatoire. Je relevais par la pensée la vieille et formidable tour d’Ezelino. C’était elle que je voyais se dresser comme un fantôme et se réfléchir dans les eaux troublées de la Brenta. J’écoutais le bruit de ces eaux qui fuyaient sous un rayon de la lune, tandis que vibraient à mon oreille les trompettes d’un régiment tyrolien, comme pour me dire que, si Ezelino n’y était plus, les gibelins et les Allemands étaient toujours là.

RIMINI.

Une roue cassée me força de faire à pied la dernière lieue de route avant d’arriver à Rimini. Le soleil venait de se coucher dans l’Adriatique ; à l’horizon, une vapeur rose unissait la mer et le ciel, tandis qu’à ma gauche déjà les montagnes étaient attristées par les teintes violettes du firmament, que la nuit assombrissait. À cette heure brillante et mêlée de ténèbres, au bord de cette mer dont le murmure mélodieux et mélancolique semblait m’apporter à la fois des soupirs d’amour et des gémissemens, j’éprouvais cette émotion suavement douloureuse que porte au cœur le récit tendre et triste de Francesca. La poésie humaine n’a rien de plus simple et de plus profond, de plus pathétique et de plus calme, de plus chaste et de plus abandonné que ce récit. On n’en peut rien dire ; il faudrait le citer. Mais qui peut s’intéresser à un voyage tel que celui-ci, et n’avoir pas présens à la mémoire les plus beaux vers peut-être de la Divine Comédie ?

Aujourd’hui, excepté le palais des Malatesta qui existe encore, il ne reste rien qui rappelle Francesca ; nulle tradition n’indique où fut le tombeau des deux amans. C’est que d’autres souvenirs sont venus se placer entre ces souvenirs plus anciens et la postérité. Les Malatesta du XVe siècle ont effacé, par leur grandeur historique, la célébrité romanesque de ceux du XIVe. Pandolfe et Sigismond ont fait oublier Polo et Gianciotto, la docte et vertueuse Isolt a mis dans l’ombre la naïve et faible Francesca.

C’est Pandolfe qui fit élever par Alberti cette admirable et singulière cathédrale où l’on voit l’architecture inspirée par l’antiquité s’accoler, pour ainsi dire, à l’architecture gothique ; vivante et glorieuse image du XVe siècle, de ce siècle de transition, intermédiaire entre le moyen-âge et la renaissance. À ce caractère de transition entre le christianisme du moyen-âge et le paganisme du XVIe siècle, se rapporte une association étrange et dont j’ai déjà cité un autre exemple, entre les divinités planétaires et les objets du culte catholique. Dans la cathédrale de Rimini, de curieux bas-reliefs présentent à l’œil étonné Saturne, Jupiter, Vénus, comme, dans la chapelle des Eremitani à Padoue, nous les ont montrés les peintures de Guavento. Ici, le caractère païen des figures, sans aucun mélange d’allégorie, est encore plus tranché : Saturne tient un enfant qu’il va dévorer. Dante, comme je l’ai dit, avait sous ce rapport devancé le XVe siècle, en mêlant des idées astronomiques à ses conceptions chrétiennes ; ce mélange s’est continué plus tard. Les mosaïques de la chapelle Chigi, dans l’église de Sainte-Marie-du-Peuple à Rome, représentent les divinités des planètes, avec leurs attributs mythologiques, chacune ayant un ange auprès d’elle, et c’est Raphaël qui a tracé les dessins de ces mosaïques.

Près de Rimini est la république de Saint-Marin, célèbre par sa petitesse et par sa durée, molécule de la société du moyen-âge que le rouleau de l’ère monarchique a oublié d’écraser. Il ne peut être fait mention ici de cette république naine que parce qu’elle offre aujourd’hui un échantillon unique de ce qu’était la vie générale de l’Italie au temps où Dante écrivait. À l’ombre du nom de son saint patron, protégée par son peu d’importance et par l’argent des Florentins, San-Marino a subsisté jusqu’à nous, et nous montre cette alliance de la religion et de la liberté qui fut le caractère des communes italiennes au XIIIe siècle. Rien ne saurait exprimer plus vivement une telle alliance que la nouvelle cathédrale de Saint-Marin. Les sept mille habitans qui forment la population de ce petit état, et qui paient un impôt annuel de 4 sous par tête, sont parvenus à bâtir de leurs économies une fort belle église qui a coûté 150,000 fr. Ils ont placé debout sur le maître-autel la statue du saint national, et dans ses mains un livre ouvert où est écrit ce seul mot : Libertas.

RAVENNE.

J’arrivai le soir à Ravenne comme à Rimini, mais avec une impression différente, comme les souvenirs que les deux villes rappellent. À Rimini, un beau coucher de soleil, une nature riante, excitaient en moi une rêverie mêlée de tristesse et de volupté, en harmonie avec les gracieuses amours de Francesca ; aux approches de Ravenne, une contrée déserte, des plaines vastes et solitaires, un ciel morne, une lumière sinistre, à ma droite les longues lignes de la Pineta, à ma gauche le soleil à demi perdu dans des nuages noirs, d’où s’échappait une flamme rougeâtre, m’annonçaient la sépulture de Dante.

Dante a bien fait de mourir à Ravenne ; son tombeau est bien placé dans cette triste cité, tombeau de l’empire romain en occident, empire qui, né dans un marais, est venu expirer dans des lagunes.

On arrive à Ravenne en longeant une forêt de pins qui a sept lieues de long, et qui me semblait un immense bois funèbre servant d’avenue au sépulcre commun de ces deux grandes puissances. À peine y a-t-il place pour d’autres souvenirs à côté de leur mémoire. Cependant d’autres noms poétiques sont attachés à la Pineta de Ravenne. Naguère lord Byron y évoquait les fantastiques récits empruntés par Dryden à Boccace, et lui-même est maintenant une figure du passé, errante dans ce lieu mélancolique. Je songeais, en le traversant, que le chantre du désespoir avait chevauché sur cette plage lugubre, foulée avant lui par le pas grave et lent du poète de l’Enfer.

Dante vint au moins deux fois à Ravenne chercher un refuge sous les ailes de l’aigle des Polentani[45], noble famille à laquelle appartenait cette jeune femme dont la touchante infortune est devenue une portion de la gloire du grand poète. Ravenne est doublement consacrée par le berceau de Francesca et par le tombeau de Dante.

Non loin de ce tombeau s’élève un pan de mur qui est peut-être un reste du palais des Polentani. Dante vécut ses dernières années dans ce palais, dont il reste seulement quelques débris incertains, et où s’écoulèrent les premiers jours de Francesca. C’est alors, dit-on, qu’il immortalisa les malheurs de la fille des Polentani pour consoler son vieux père. Mais il est peu vraisemblable qu’il ait attendu si longtemps pour raconter un évènement tragique arrivé bien des années auparavant, et qui se trouve dans l’un des premiers chants de son poème.

S’il était possible de se laisser distraire un moment du pathétique inimitable de ce récit par l’admiration de beautés inférieures, on remarquerait la justesse du trait rapide par lequel Dante caractérise avec son bonheur ordinaire la nature des lieux. « La terre où je suis née, dit Francesca, est située sur cette plage où, pour trouver à se reposer, le Pô descend à la mer avec son cortège de rivières[46]. »

Il suffit de jeter les yeux sur une carte pour reconnaître l’exactitude topographique de cette dernière expression. En effet, dans toute la partie supérieure de son cours, le Pô reçoit une foule d’affluens qui convergent vers son lit : ce sont le Tésin, l’Adda, l’Olio, le Mincio, la Trebbia, la Bormida, le Taro, noms qui reviennent si souvent dans l’histoire des guerres du XVe et du XVIe siècle, et qui ont reçu de nos armes une plus récente et encore plus durable célébrité.

Du reste, on ne trouve à Ravenne aucun monument contemporain de Dante, ou qui se rattache à lui par quelque allusion ou quelque souvenir. Le moyen-âge est à peu près absent de Ravenne ; presque tout est du Ve ou du VIe siècle. Ravenne est un échantillon de Byzance sous Justinien. À Constantinople, il n’y a guère de byzantin que Sainte Sophie ; mais à Ravenne il y a Saint-Vital, construit d’après le même type, et où des mosaïques contemporaines nous montrent les images de Justinien et de Théodora. Il y a le tombeau de l’exarque Isaucius, le caveau funèbre où Galla Placidia dort entre son frère l’empereur Honorius et son fils l’empereur Valentinien, et dont les mosaïques, parfaitement intactes, sont presque aussi fraîches qu’au jour où l’on traça leurs brillans dessins ; enfin le mausolée de Théodoric, le barbare civilisé et civilisateur. On y voit l’intention d’imiter les mausolées d’Auguste et d’Adrien. La voûte est taillée dans un immense bloc de rochers ; on dirait un tumulus scandinave jeté sur une cella romaine ; monument extraordinaire dans lequel les habitudes sauvages des anciens Goths s’allient aux conceptions de l’architecture impériale, et qui peint merveilleusement le moment où le rude génie des peuples barbares venait se superposer au génie savant des arts antiques. À Ravenne, tout date de la fin du vieux monde romain, rien ne date des siècles renouvelés du moyen-âge.

Le tombeau de Dante n’est pas de son temps ; il est malheureusement beaucoup plus moderne. Les cendres du poète ont attendu long-temps ce tardif hommage. Quand il mourut ici, le 14 septembre 1321, âgé seulement de cinquante-six ans, une urne de marbre recueillit ses cendres proscrites. Son hôte Guido della Polenta fut lui-même chassé de Ravenne avant d’avoir pu élever une tombe à celui que les agitations de sa terre natale avaient privé d’une patrie, et que les troubles de sa terre d’exil privaient d’un tombeau. Ce fut seulement plus d’un siècle après que Bernardo Bembo, podestat de Ravenne pour la république de Venise, fit construire, en 1482, par le célèbre architecte et sculpteur Lombardi, un monument qui, malheureusement, a été restauré en 1692 par un Florentin, le cardinal Domenico Corsi, légat pour la Romagne, et, plus malheureusement encore, a été entièrement reconstruit en 1780 par un autre légat, le cardinal Gonzaga, de Mantoue. Les inscriptions sont peu remarquables. Dans celle du XVIIIe siècle, l’admiration pour Dante a cru faire beaucoup en l’appelant le premier poète de son temps. L’éloge était modeste. Le cardinal Gonzaga pensait en dire assez, et probablement ne soupçonnait pas que celui auquel il accordait cette louange relative, pût être mis en comparaison avec les poètes italiens d’un siècle plus éclairé, tels que Frugoni. Il faut songer que vers ce temps Betinelli déclarait qu’il y avait tout au plus cent cinquante bonnes terzines dans la Divine Comédie. Une épitaphe plus ancienne, en mauvais latin, et qui a été attribuée à Dante, ne me paraît pas pouvoir être de lui, les vers sont trop barbares. Les deux derniers sont encore, au moins pour le sentiment, ce qu’il y a de mieux dans ce lieu funèbre

Hic claudor Danthes patris extorris ab oris,
Quem genuit parvi Florentia mater amoris.

Ils respirent une mélancolie amère que Dante n’eût point désavouée ; mais les quatre premiers sont détestables, et je ne puis me résoudre à l’en accuser.

Le monument, dans son état actuel, porte l’empreinte funeste du siècle dans lequel il a été reconstruit, comme tout ce que les arts produisaient alors. Cependant quand j’arrivai par la rue de Dante (strada di Dante) en présence de la mesquine coupole, quand le serviteur de la commune vint ouvrir la grille du mausolée, quand je fus en présence de la tombe où repose depuis cinq siècles cet homme dont la vie fut si tourmentée, dont la mémoire est si grande, et dont je suivais depuis plusieurs mois la destinée à la trace de ses malheurs et de ses vers, je ne vis plus les défauts de l’édifice, je ne vis que la poussière illustre qui l’habite, et mon ame fut absorbée tout entière par un sentiment où se confondaient l’émotion qu’on éprouve en contemplant le cercueil d’un ami malheureux, et l’attendrissement qu’inspire l’autel sanctifié par les reliques d’un martyr.

Au terme de ce voyage, que j’abrége, il me faut prendre congé de deux amis qui l’ont fait en partie avec moi, et m’ont fourni une foule de directions et de renseignemens dont je ne saurais trop les remercier. Combien d’indications utiles, d’observations ingénieuses ne dois-je pas à M. Capei, savant professeur de droit romain, qui voulait bien oublier ses travaux, dans lesquels il répand sur les découvertes parfois confuses de la science allemande les clartés brillantes de l’esprit italien, pour être le guide et le compagnon de mes courses ! Je vous dois beaucoup aussi, Capponi, vous dont les concitoyens les plus distingués ne prononcent le nom qu’avec respect, vous à qui rien n’est étranger dans le passé comme rien n’est indifférent dans le présent ; vous m’avez appris bien des choses sur Dante et sur l’histoire d’Italie que personne ne sait mieux que vous ; vous m’avez appris surtout à connaître quels hommes renferme encore votre pays. J’éprouve le besoin de vous en rendre grace publiquement, et ce n’est pas sortir entièrement de mon sujet ; car, si votre nom, le plus populaire de l’histoire florentine, y brille surtout au XVe siècle, à l’époque de votre grand aïeul de patriotique mémoire, vous êtes, par l’ame et le caractère, un contemporain des Cavalcanti et des Farinata.


J.-J. Ampère
  1. Voyez la livraison du 15 novembre.
  2. Parad., c. XXI, 109.
  3. Inf., c. XVIII, 28.
  4. On peut croire qu’il existait encore, car on sait positivement qu’il était debout au XIIIe siècle.
  5. Purgat., c. XX, 86.
  6. Inf., c. II, 28.
  7. Ibid., 20.
  8. Parad., c. XXVII, 22.
  9. Le mot cimiterio, employé par Dante, a long-temps désigné une église, les premières églises étant en général établies dans les lieux consacrés par les ossemens des martyrs. L’église actuelle de Saint-Pierre est elle-même bâtie sur l’emplacement du cirque de Néron, où la tradition veut que l’apôtre ait été mis à mort, et où se trouvent encore aujourd’hui ses saintes reliques.
  10. Parad., c. XV, 109.
  11. « Hostiliter incedens et vastans à palatio Laterani usque castellum S.-Angeli. » (Romuald. Salernitan., Chronicon rerum It. hist., tom. VI.) — « Dux (Robertus) ignem exclamans, urbe accensa, ferro et flamma insistit. » (Hist. sicul. rerum, t. V.)
  12. Parad., c. XXXI, 31.
  13. Quando Laterano
    Alle cose mortali audò di sopra
    .

    Quand le Lateran s’élevait au-dessus des choses mortelles. — Dante se sert de ce mot Laterano en parlant de la Rome antique, parce que de son temps on confondait le palais des Laterani avec la Maison Dorée de Néron, dont le souvenir absorbait tous les souvenirs environnans, comme elle-même avait envahi une grande portion de la ville.

  14. Inf., chant XXXI, v. 60.
  15. Musée du Vatican, salle des candélabres. Voir Beschreibung der stadt Rom, tom. II, seconde partie, pag. 262-263.
  16. Inf., c. III, 109. — Michel-Ange, en plaçant parmi les damnés un maître des cérémonies du pape dont il avait à se plaindre, a fait ce que faisait Dante et ce qu’avaient fait d’autres peintres avant lui. Il y avait autrefois à Santa-Croce de Florence des peintures du Giotto et d’Orgagna dans lesquelles figuraient, au nombre des réprouvés, divers personnages de leur temps, entre autres Cecco d’Ascoli, probablement à cause de ses attaques contre Dante, ami du Giotto et inspirateur d’Orgagna, et en outre un quêteur de la commune de Florence, contre lequel un de ses peintres avait plaidé, ainsi que le notaire et le juge qui avaient favorisé son adversaire.
  17. Parad., c. XXII, 37.
  18. Purg., c. XXX, 30.
  19. Inf., c. XXXI, 31.
  20. O Romagnoli tornati in bastardi ! (Purgat., c. XIV, 99).
  21. Inf., XXVII, 37.
  22. Ibid., c. XXVII, 52.
  23. Purg., c. XIV, 195.
  24. Galilée fit ses premières expériences de la pesanteur en jetant différens corps du haut de la tour de Pise. On dit aussi que les oscillations d’une lampe suspendue dans la belle cathédrale de cette ville donnèrent à l’illustre physicien la première idée de ses observations sur le pendule. On ne trouve guère qu’en Italie les recherches de la science moderne liées ainsi aux productions merveilleuses de l’art et de la religion du moyen-âge.
  25. Morona Pisa illustrata, tom. I, pag. 260. — Guida di Bologna de 1825, pag. 202.
  26. Inf., c. XX, 79.
  27. Purg., c. XVIII, 83.
  28. Ibid., c. VI, 66.
  29. Parad,, c. XVII, 70.
  30. Parad., c. XVII, 18.
  31. Lo scendere e lo salir per l’altrui scale.

    Dans ce vers, le mot scala serait une allusion maligne au nom et aux armes de Scaliger.

  32. Ce frère mourut en 1451 ; le meurtrier n’aurait eu alors que onze ans. Probablement cette légende repose sur une confusion. Un autre Scaliger, plus ancien, a son tombeau dans le même lieu ; celui-ci fut en effet assassiné, non par son frère, mais par un certain Scaramello. Ce meurtre eut lieu sous un arceau, qui s’appelle encore aujourd’hui il Barbaro ; au-dessus de cet arceau de sanglante mémoire, on a placé l’image du docte et paisible Scipion Maffei.
  33. Inf., c. XV, 121.
  34. Convito, édit. de Venise, 1741, pag. 85.
  35. Un sentiment pareil animait le comte Nogarola quand il écrivait à un des fils de Dante, provéditeur à Vérone, en 1330 : « Cum verò in summo honore haberetur Dantes præclarus auctor nobilitatis tuœ. »
  36. Inf., c. XII, 4.

    Qual è quella ruina che nel fianco,
    Di quà da trento l’Adige percosse
    , etc.

  37. Purg., c., V, 76.
  38. Peut-être aussi était-ce une allusion à quelque arrangement d’Énée avec les Grecs, car les Grecs ont certainement pris Troie ; mais il n’est pas sûr qu’ils l’aient détruite. Un vers de l’Iliade (chant XX) dit qu’Énée et ses descendans y régneront à jamais. Le sujet de l’Énéide serait donc entièrement imaginaire et n’aurait d’autre fondement que la vanité nationale des Romains.
  39. Dante a fait un singulier contresens en traduisant ce vers célèbre :

    Quid non mortalia pectora cogis
    Auri sacra fames.

    Le mot sacra l’a trompé, et il a cru qu’il s’agissait ici de l’invention des arts, à laquelle l’homme a été conduit par le besoin de se nourrir.

  40. La Thébaïde ; Polémon et Arcite ; Troïlus et Cressida.
  41. Inf., c. XVII, 64.
  42. Convito, pag. 219.
  43. Le nom germanique d’Attila est Etzel, dont le diminutif est Etzelein, d’où Ezelino, Eccelino.
  44. Inf., c. XII, 109.
  45. Inf., c. XXVII, 41.
  46. Inf., c. V, 99.