Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/14

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VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




PÉROU.




CINQUIÈME ÉTAPE.

DE CUZCO À ECHARATI.


Quelques mots sur le chemin qui conduit de Cuzco à la pampa d’Anta — Qu’un domestique de confiance peut être à la fois fripon, gourmand et imposteur. — Les nuages du ciel. — À quoi songeait le voyageur en arrivant à Mara. — Où Arimane et Oromase interviennent à propos d’une bille de chocolat. — Qui traite du pardon et de l’oubli des offenses. — La déesse de Pintobamba. — Souvenirs et silhouettes. — Le ravin d’Occobamba. — Ci-gît un noble cœur. — Les ruines d’Ollantay-Tampu vues a vol d’oiseau. — La chronique et la tragédie.

Le chemin qui conduit de Cuzco aux vallées de Lares et d’Occobamba coupe la ville en diagonale et monte vers les hauteurs en traversant le faubourg de Santa-Ana, échelonné sur une pente roide. Ce faubourg, large et longue rue bordée de chaumières sordides et de cabarets à chicha, est encaissé entre les montagnes de Sapi et de Picchu, toutes deux célèbres à divers titres. Des flancs de la première sort un ruisseau-torrent qui sert d’égout collecteur à la ville ; sur le plateau qui couronne la seconde, à l’endroit où s’élève aujourd’hui une croix de bois, le tronc et les intestins du cacique Tupac Amaru, écartelé par arrêt de la cour suprême sur la grande place de Cuzco, furent brûlés par la main du bourreau, le 18 mai 1781.

Après un coup d’œil jeté à droite sur la source du Huatanay, après une larme donnée à gauche à la mémoire du malheureux cacique, on continue sa route. Parvenu au sommet de la rampe, on se retourne une dernière fois pour embrasser dans son ensemble le panorama de Cuzco, chercher parmi les maisons de la ville un logis connu, pour le saluer d’un dernier adieu ; puis ce tribut payé à la curiosité, à l’art, à l’affection, ou n’importe à quel sentiment dont on peut avoir le cœur plein à cette heure suprême, on gravit les derniers échelons de l’abrupte montée, et l’on débouche dans la plaine connue sous le nom de pampa d’Anta.

Cette plaine, d’environ vingt lieues de circuit, est élevée de quatorze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Son sol, formé de sable, d’humus et tapissé d’herbe rase, est sillonné en quelques endroits d’ornières profondes, et coupé en d’autres de ravins et de fondrières ; des buissons d’évolvulus et de sauge pourpre, l’œnothère épineuse et quelques synanthérées émaillent de rares fleurs cette morne étendue, d’où la vie et le mouvement paraissent bannis. Nul oiseau ne traverse l’air, nul insecte ne bruit dans l’herbe ; tout semble mort ou endormi dans l’étrange paysage, au-dessus duquel le ciel arrondit sa vaste coupole quelquefois d’un bleu lumineux, mais le plus souvent d’un gris cendré, tacheté de sombres nuages.

Neuf heures sonnaient à toutes les horloges de la ville au moment où j’entrai dans la pampa d’Anta. Un mozo me suivait à distance. Ce mozo m’accompagnait en qualité de domestique, et devait me servir de guide jusqu’à l’endroit où finit la civilisation et où commence la barbarie. Il avait été trié sur le volet par ma maîtresse de maison, qui n’avait voulu s’en remettre qu’à elle du soin de chercher cette perle dans le fumier. Je dis fumier, parce que ces mozos de louage sont en général d’assez francs vauriens qui passent volontiers leur temps à jouer aux osselets dans les cabarets, quand ils ne font pas pire.

Le physique de celui-ci était loin d’offrir la réunion des trente beautés complaisamment énumérées par le poëte persan. Il était vieux ou prématurément vieilli ; il avait le nez épaté, une bouche immense, le visage troué comme une écumoire par la petite vérole, et son teint, déjà blême, semblait livide, par le contraste de ses cheveux noirs, gras et luisants. Ce masque, comme on voit, était peu séduisant ; mais les perfections morales de l’individu, que garantissait ma propriétaire, devaient effacer promptement chez moi la première et désagréable impression que m’avait causée sa figure. Au dire de la bonne dame, son protégé possédait une foule de qualités et de petits talents de société qui faisaient de lui un homme précieux en voyage.

Comme il n’était à mon service que depuis la veille et que nous n’avions encore échangé que quelques paroles, l’idée me vint, en entrant dans la pampa d’Anta, de faire avec lui plus ample connaissance. Aux questions que je lui adressai sur son nom, sa famille et les lieux qui l’avaient vu naître, toutes choses que j’ignorais parfaitement, il répondit qu’il s’appelait José Benito, qu’il n’avait jamais connu les auteurs de ses jours, et ne savait dans quel village du Pérou ces derniers l’avaient mis au monde ; qu’au reste, cela ne l’avait pas empêché de croître et de grandir sans l’aide de personne, et d’atteindre quarante ans sans s’en apercevoir. Cette absence complète d’antécédents moraux et de certificats de bonne conduite chez l’homme dont j’allais faire un compagnon de route, et que j’appelais à partager mes joies et mes douleurs futures, me surprit un peu, je l’avoue, mais ne me choqua qu’à demi. Je me dis, après réflexion, qu’on pouvait être enfant trouvé, devoir son existence à la pitié publique, n’avoir ni chemise, ni feu, ni lieu, et malgré cela porter haut la tête et le cœur, grâce à l’influence bienveillante de l’astre sous lequel on était né.

Je ne sais si le mozo devina les pensées que sa confidence avait éveillées en moi et s’il les interpréta à son désavantage, mais me voyant garder le silence, il me demanda si je me repentais de l’avoir pris à mon service.

« Au contraire, j’en suis charmé, » lui répondis-je.

Et pour corroborer mon dire par une preuve, je prétextai que l’air frais des hauteurs m’ayant ouvert l’appétit, je ne serais pas fâché de casser une croûte et de boire deux doigts de vin. C’était une façon décente de partager mon pain avec cet homme et de trinquer familièrement avec lui. En voyage, la fraternité recommandée par l’Évangile est plus qu’une vertu ; elle est une nécessité. En domestique intelligent, José Benito comprit ce qu’il avait à faire. Il ouvrit la sacoche aux provisions dont je l’avais chargé, et me la présenta. J’y plongeai la main pour prendre, avec le pain d’Oropesa que ma maîtresse de maison avait dû y mettre, le chocolat en billes que je lui avais expressément recommandé d’y joindre. Je trouvai bien le pain, mais pas le chocolat.

« Vieille folle ! exclamai-je.

— Est-ce que monsieur n’a pas trouvé ce qu’il cherchait ? me demanda le mozo.

— Eh ! non, fis-je ; j’avais prié ma maîtresse de maison de m’approvisionner de chocolat, et elle l’aura oublié.

— Les femmes n’en font jamais d’autres. C’est bien ennuyeux pour monsieur, qui en sera réduit à manger son pain sec !

— Bah ! je n’en déjeunerai que mieux à Urubamba, » répliquai-je.

En achevant, je rompis le pain au saindoux et j’en donnai la moitié à mon guide. L’air pénétré dont il me remercia d’une chose si simple me fit bien augurer de ses sentiments. Comme preuve de savoir-vivre, il me laissa passer devant, afin, dit-il, que moi le maître et lui le valet, nous n’eussions pas l’air de manger à la même gamelle. « Ce mozo est parfaitement stylé, » pensai-je. Cinq minutes et quelques bouchées me suffirent pour achever mon pain. Comme j’arrêtais ma mule et me retournais pour demander à boire, je vis le mozo en train de grignoter certaine chose oblongue et brune qu’il escamota prestement, en surprenant mes regards attachés sur lui. Mais si prompt qu’eût été son geste, j’avais eu le temps de reconnaître dans la chose en question une bille de chocolat.

« C’est singulier, me dis-je ; est-ce à mes dépens ou aux siens que ce garçon se régale ainsi ? »

En me voyant arrêter ma monture, le mozo avait compris que j’avais besoin de ses services et s’était hâté d’accourir.

« Passez-moi un flacon de vin de Madère qui se trouve dans les alforjas, » lui dis-je.

Il me remit aussitôt l’objet demandé.

La légèreté de ce flacon, dans lequel j’étais certain d’avoir versé une bouteille entière de liquide, me donna l’idée de l’appliquer à mon œil et de regarder le jour au travers. Le flacon était à moitié vide.

« José Benito, pensai-je, doit avoir bu mon vin de Madère, comme il a mangé mon chocolat. »

Ce doute ou plutôt cette certitude opéra sur ma physionomie un certain changement qui n’échappa pas au mozo.

« Est-ce que monsieur aurait encore oublié quelque chose ? » me demanda-t-il d’un air empressé.

L’impudence du drôle me révolta.

« J’ai oublié de vous dire en partant, lui répliquai-je, que j’avais rempli ce flacon de vin, et, bien que je n’en aie pas encore bu une seule goutte, il est déjà vide à moitié…

— Monsieur me croirait-il capable de toucher à ses provisions ? J’avoue qu’une pareille idée chez monsieur me serait bien pénible !

— Pourtant ce flacon ne s’est pas vidé de lui-même ; je me rappelle l’avoir bouché avec beaucoup de soin… »

Sans m’en douter, je venais de fournir au mozo un moyen de rétorquer mon argument. Je le vis se tourner et se retourner sur sa selle, et palper le pellon de laine tressée qui la recouvrait.

« Monsieur l’avait mal bouché, au contraire, me dit-il, car mon pellon est tout mouillé. »

En achevant, il porta les mains à son nez et eut l’air de flairer une odeur absente. De mon côté, je tâtai les sacoches que le liquide avait dû traverser avant de mouiller le pellon du mozo. Ces sacoches étaient parfaitement sèches. Je rendis le flacon à José Benito, mais sans le porter à mes lèvres : son contenu me répugnait.

« Décidément, me dis-je, ce garçon est voleur, menteur et gourmand, trois vices que je tolérerais peut-être chez un domestique, mais que je déplore dans un compagnon de voyage dont je comptais faire un ami. »

Là-dessus, je poussai ma mule et me mis à siffler un air du pays, en regardant le ciel où couraient, poussés par un vent de nord-est, des nuages à formes rondes. C’est un peu ma manie et aussi ma ressource, de regarder le ciel dans les occasions critiques. Si sa vue ne me console pas toujours des mécomptes de cette terre, elle m’aide à les oublier momentanément et donne le change à mon cœur, en exaltant mon imagination. Ah ! si tous les nuages aujourd’hui retournés à la mer, aux lacs, aux rivières, pouvaient prendre un corps, une voix, et raconter les souffrances intimes que je leur ai confiées dans le cours de ma vie, quel beau traité de psychologie on écrirait d’après leurs seuls renseignements !

La pampa d’Anta, qu’il nous fallait couper du nord-est au sud-est pour atteindre Urubamba, n’offre absolument rien aux investigations du voyageur, ce voyageur fût-il botaniste, géologue ou chasseur d’insectes ; mais pour peu qu’il ait la fibre délicate, le cœur tendre, l’imagination inflammable, il peut appeler la rêverie à son aide et peupler de créations fantastiques et charmantes la morne solitude qu’il est contraint de traverser. Je ne me rappelle pas trop à cette heure quelles pensées m’occupèrent pendant les deux heures de marche que j’employai à franchir ce désert jusqu’au moment où le village de Mara m’apparut au fond de la perspective.

Mara, que nous côtoyâmes sans nous y arrêter et qui resta bientôt à notre gauche, est un village qui compte environ deux cents chaumières. Il n’a d’autres ressources que les salines qui l’entourent et que ses habitants exploitent de leur mieux, ce qui ne les empêche pas d’être assez misérables. Les huttes de ces indigènes sont construites en terre, coiffées d’un toit de chaume ou de branchages enduits de boue en mode de ciment et ressemblent de loin à des taupinières. Aucune végétation ne couvre le sol, l’eau potable y est inconnue et de juin à octobre, époque de l’hiver dans la Cordillère, d’effroyables tempêtes assiégent journellement ce morne pueblo, où le spleen le plus noir semble avoir élu domicile.

Village de Mara.

De Mara à l’extrémité du plateau d’Anta qui fait face à Urubamba, on compte une petite lieue. Autour de soi, aucun détail n’attire encore le regard ; mais l’horizon déploie déjà de curieuses magnificences. Au delà du tapis d’herbe rase de la pampa, se dresse et grandit par degrés un amphithéâtre de montagnes étagées en recul, et couronnées comme d’un diadème par la dentelure des neiges ; trois géants à tête blanche, l’Illahuaman, le Malaga, le Salcantay, dominent fièrement, d’une hauteur de quelque mille pieds, cette partie de la Sierra de Huilcanota.

Vallée de Yucay-Urubamba.

En atteignant le bord du plateau que termine un brusque talus, je pus embrasser du regard l’immense paysage qu’on découvre de cet endroit. Resserrée entre le pied de la muraille dont j’occupais le faîte et l’amphithéâtre de montagnes que j’avais devant moi, la vallée d’Urubamba, sortie à ma droite des profondeurs bleuâtres de la perspective, s’allait perdre à ma gauche dans les gorges de Silcay, embrassant dix-huit lieues de pays cultivé à travers lequel la rivière Huilcamayo[3], tantôt irritée et blanche d’écume, tantôt calme et d’un bleu limpide, développait son cours sinueux. Sur ce long et étroit tapis où toutes les nuances du vert étaient prodiguées, trois villages s’élevaient au milieu de massifs de pisonays[4], de saules et de chilcas[5] ; c’étaient Urquillos et son hacienda seigneuriale, Huayllabamba et sa tour carrée, Yucay avec ses maisonnettes éparpillées sur un coteau. À la suite de ces villages, venait Urubamba, que son pont de deux arches, son église isolée au milieu d’une place et son simulacre de fontaine dénonçaient comme le chef-lieu de la province à quiconque eût ignoré qu’à son importance architecturale Urubamba joignait la qualification de Benemerita (bien méritante), et que cette qualification, donnée en 1839 par décision du congrès de Huancayo et équivalant à un titre de noblesse, élevait la bourgade au rang de métropole.

Urubamba, la cité méritante.

Autour de ces villages, situés à une demi-lieue l’un de l’autre et sur le même parallèle, se groupaient force maisonnettes dont les murailles, blanchies à la chaux et à la glu de cactus, brillaient au soleil comme si elles eussent été vernissées. Avec leurs tuiles rouges et leurs volets bleus ou verts, ces jolis cottages entourés d’arbres, d’arbrisseaux et de fleurs ressemblaient de loin à des jouets d’enfants ; tout cela, gai, pimpant, propret, se détachait en clair sur le vert sombre et velouté des serros, montant d’assise en assise comme un escalier gigantesque, jusqu’à la limite des neiges éternelles.

Je quittai mon observatoire et m’engageai dans le chemin en hélice qui conduit de la pampa d’Anta au bord de la rivière. Ce chemin, ébauché au principe par quelque commotion volcanique, fut élargi et façonné plus tard par les Fils du Soleil, qui depuis Manco jusqu’à Huayna Capac, c’est-à-dire pendant une période de près de cinq siècles, avaient fait de la vallée qui s’étend entre Caycay et Silcay un lieu de plaisance où ils venaient passer les beaux jours de l’année. Pour ces infatigables pionniers qui traçaient une route de cinq cents lieues à travers les Andes, ou perçaient vingt lieues de granit pour se procurer une eau plus limpide, l’achèvement de ce chemin en spirale n’avait dû être qu’un jeu d’enfant. Je mis deux heures à le descendre.

Une fois en bas, je passai le pont et me trouvai sur la rive droite du Huilcamayo, au milieu d’un rond-point. ou plutôt d’un espace en friche, bordé de chaumières quelque peu délabrées et dont les portes et les fenêtres étaient hermétiquement closes. Une solution de continuité, ménagée à dessein entre ces demeures, permettait au chemin de Yucay et de Huyallabamba de rejoindre celui d’Urubamba et facilitait le transit entre la ville et les villages. Deux écriteaux placés en face l’un de l’autre et indiquant, celui de droite, la via del sur, celui de gauche, la via del norte, ne laissaient aucun doute à cet égard.

Comme je m’étais arrêté pour saluer d’un dernier regard, ces lieux chers à mon souvenir et que je ne devais plus revoir, José Benito, que j’avais laissé en arrière, me rejoignit, et, faisant halte à quelques pas de moi, attendit pour passer outre que je me remisse en marche. Involontairenient mes yeux se fixèrent sur lui ; le malheureux avait l’air si contrit, si profondément humilié, que je ne me sentis pas le courage de lui garder plus longtemps rancune. « Cet homme, me dis-je, se repent à coup sûr de la méchante action qu’il a commise, et, si j’en juge par son visage, son âme est en proie au remords. Si je lui pardonnais ? — Garde-t’en bien, me souffla tout bas à l’oreille mon mauvais ange, ce drôle est un fripon et son visage n’est qu’un masque ; il a trahi ta confiance une première fois et la trahira de nouveau. — José Benito éprouve au fond du cœur un repentir sincère, murmura doucement la voix de mon ange gardien ; Dieu pardonne à l’homme qui se repent ; feras-tu moins que Dieu ? Je sais que la majorité de tes frères professe à cet égard d’autres maximes ; ces êtres pétris du plus humble limon poursuivraient, s’ils le pouvaient, d’une haine immortelle ce qui lèse leurs intérêts ou qui froisse leur vanité. Crois-moi, ne les imite pas. Ce n’est pas toujours une recommandation à faire valoir près de Dieu, que de ressembler au commun de ses créatures ; pardonne généreusement et sans restriction, tu te sentiras léger de cœur et d’esprit et en paix avec toi-même. — Décidément, pensai-je, mon bon ange a raison ; absolvons cet homme de sa faute, afin que mon vin de Madère et mon chocolat ne pèsent plus sur sa conscience. » J’appelai José Benito :

« Désormais, lui dis-je, quand mes provisions de route seront de ton goût, au lieu de les manger seul, dis-le-moi franchement, nous les partagerons ensemble. »

Dans un élan de reconnaissance enthousiaste, le mozo prit ma main qu’il baisa à plusieurs reprises en m’appelant son petit père (taytachay). Comme il pouvait avoir dix à douze ans de plus que moi, sa reconnaissance me sembla par trop expressive et je retirai vivement ma main qu’il continuait de garder dans les siennes.

Nous rapprochâmes nos montures et nous marchâmes côte à côte comme de vieux amis ; tous deux nous connaissions le chemin d’Urubamba, et tournant le dos à la voie du sud, nous suivîmes sans hésiter la voie du nord, qui allait aboutir à une longue allée de ces saules pyramidaux qu’on trouve dans toutes les alamedas ou promenades publiques de l’Amérique du Sud. Ces arbres, d’un port magnifique, formaient des deux côtés comme un mur de verdure impénétrable aux rayons du soleil. Entre les troncs serrés de ceux de gauche, je pouvais apercevoir, comme à travers une grille, les sinuosités du Huilcamayo, dont le cours était parallèle à notre marche, et apprécier en même temps tous les détails de ses deux rives ; à l’extrémité de l’allée, une muraille blanche, inondée de soleil, me montrait, comme un point éclatant, l’endroit ou finissait la promenade et où commençait la ville. Je ne me rappelle avoir vu, dans aucune cité du nouveau monde, un paseo qui, pour le triple avantage de l’ombre, du calme et de la fraîcheur, puisse être comparé à celui d’Urubamba.

Au sortir de cette avenue, où nous n’aperçûmes d’autres êtres vivants que des friquets huppés qui voletaient de branche en branche, j’entrai dans la ville et j’allai frapper à la porte du sous-préfet. Ce fonctionnaire m’était connu depuis longtemps, et la famille de sa femme, non moins que sa femme elle-même, m’honorait d’une estime particulière ; tous les deux avaient leur demeure à Cuzco et n’habitaient Urubamba que pendant un mois de l’année. L’intimité de nos relations me faisait un devoir de les visiter en passant pour prendre congé d’eux.

Au moment où j’entrai, le sous-préfet, tout de blanc habillé comme un planteur des Antilles, donnait lui même la pâtée à ses chiens de garde. En m’apercevant, il interrompit sa besogne, vint m’aider à mettre pied à terre, et après m’avoir accolé chaleureusement, il m’entraîna dans le salon et me présenta à sa femme, la señora doña Julia. Cette dame, que de nombreux adorateurs avaient surnommée la Diosa de Pintobamba, en raison d’une hacienda de cacao qu’elle possédait dans la vallée de Santa-Ana, était d’une beauté remarquable : le pur ovale de son visage, ses traits délicats et corrects, sa magnifique chevelure, sa démarche à la fois altière, molle et cadencée, qui rappelait celle de Vénus dans les bois de Carthage, démarche à laquelle le Pius Eneas reconnut sa divine mère ; tout en doña Julia justifiait parfaitement le surnom de Déesse, que ses soupirants lui avaient donné sans consulter à cet égard le sous-préfet, son époux débonnaire, qui, pareil à nos rois constitutionnels, régnait dans le ménage, mais ne gouvernait pas.

Elle m’accueillit d’un air riant et dégagé, me serra la main à l’anglaise et me montra un siége près du sofa où elle était assise dans l’attitude de la Didon de Guérin. Un ouistiti, avec lequel elle jouait, rappelait jusqu’à certain point le jeune Ascagne introduit par le peintre dans sa composition. Des bourgeois d’Urubamba et des amis venus de Cuzco lui racontaient la gazette du jour. La conversation devint générale ; on parla de tout et d’autres choses encore ; puis une merienda composée de tranches de pain, de carrés de fromage, de fruits, de sucreries et de liqueurs, fut servie en attendant le dîner. À l’issue de ce luncheon je pris mon chapeau et parlai de me remettre en route : mais on m’arracha mon chapeau des mains et ma voix fut couverte par la clameur des assistants ; le sous-préfet jura qu’il couperait lui-même les oreilles à mes mules, si je ne lui promettais de passer la soirée et la nuit sous son toit. Un regard suppliant que j’adressai à doña Julia la trouva inflexible.

« Vous ne partirez pas ce soir, me dit-elle de ce petit air impérieux que savent prendre à l’occasion les jolies femmes accoutumées à voir tout ployer devant elles.

— Et pourquoi cette décision ? lui demandai-je en dissimulant ma contrariété.

— Parce que je le veux ainsi.

« Voilà ce que je voulais me faire dire, » lui répliquai-je galamment.

Au moment où je débitais à doña Julia cette fadeur à l’eau de rose dont je puis avouer ici que je ne pensais pas un traître mot, l’œuvre de Gavarni, qui a pour titre : Ce qu’on dit et ce qu’on pense, me revint à l’idée. Certes, si la déesse de Pintobamba eût pu lire dans mon esprit, elle eût été scandalisée de la pensée qui s’y formulait en toutes lettres au moment même ou je lui décochais ce madrigal ; mais pour sa félicité, aussi bien que pour son malheur, l’espèce humaine sera toujours dupe des apparences.

La journée se passa gaiement. On mangea des fruits et des sucreries tout en vidant quelques bouteilles, et quand vint l’heure du dîner, on se mit à table sans appétit. Vers le soir, des dames d’Urubamba, en toilette prétentieuse, arrivèrent au bras de leurs cavaliers. Après les compliments d’usage et des santés échangées entre les convives de la journée et les nouveaux venus, deux guitaristes, loués pour la soirée, s’allèrent poster dans un coin, et le bal s’ouvrit par une de ces valses locales où les couples d’abord enlacés, se séparent, frappent dans leurs mains, se tournent le dos, s’enlacent de nouveau et rappellent, par leurs évolutions bizarres, ces automates en bois peint qu’on voit défiler processionnellement dans l’entre-caisson de certains orgues de Crémone. À cette valse succédèrent les danses caractéristiques de la Côte et de la Sierra ; et comme la dive bouteille allait toujours son train et que les toasts ne discontinuaient pas, vers minuit l’enthousiasme des conviés grondait à l’égal du tonnerre.

Comptant partir au petit jour, j’allai prendre congé de doña Julia, et m’excusai d’abandonner la fête à son plus haut degré d’animation. Je la priai d’être mon interprète au près de son mari, qu’une de ces indispositions qui ne résistent pas au sommeil et à quelques tasses de thé léger venait d’obliger à quitter la salle. Je terminai par une promesse formelle de donner de mes nouvelles à la déesse de Pintobamba, si le ciel me permettait d’arriver sain et sauf au terme de mon voyage : puis, comme je la saluais et lui tendais la main, elle appela sa chola de confiance.

« La chambre de don Pablo est-elle prête ? lui demanda-t-elle.

— Si señora, répondit celle-ci.

— As-tu remis à son domestique des boîtes de confitures pour le voyage ?

— Si señora.

— C’est bien, dit-elle en se levant ; il est du devoir d’une maîtresse de maison de s’assurer par elle-même que rien ne manque à l’hôte que Dieu lui a donné pour quelques heures. »

Elle prit mon bras et nous sortîmes de la salle.

Selon la coutume espagnole, les chambres à coucher de la maison, situées au rez-de-chaussée, occupaient les trois côtés d’une vaste cour transformée en parterre. Des massifs de fleurs qui croissent à merveille sous le climat d’Urubamba, lis blancs, tubéreuses, daturas et jasmins d’Espagne, saturaient l’atmosphère de parfums enivrants. La lune ronde et pleine se levait en ce moment derrière le pic neigeux de l’Illahuaman. Une moitié du ciel était sombre et brodée d’étoiles ; l’autre moitié s’éclairait doucement d’une lueur verdâtre. Devant ce tableau qui parlait à l’âme et ces doux parfums qui parlaient aux sens, doña Julia laissa échapper un soupir.

« La belle nuit ! dit-elle. Je prierai Dieu qu’il vous en donne de semblables pendant toute la durée de votre voyage. Maintenant, adieu, don Pablo ; les vœux des amis que vous laissez ici vous accompagneront en pays inconnu. »

Elle me quitta pour aller rejoindre ses convives. La chola qui nous avait suivis m’introduisit alors dans la chambre qui m’était destinée et m’y laissa après m’avoir souhaité un paisible sommeil. Le souhait de cette fille dut me porter bonheur, car je m’endormis en posant ma tête sur l’oreiller.

Au point du jour, José Benito venait me réveiller et m’annonçait que nos mules, déjà sellées, attendaient dans la rue. Je m’habillai à la hâte, et un instant après nous longions au trot de nos bêtes la rue du Commerce, dont toutes les maisons étaient encore fermées.

Que de souvenirs j’emportais en croupe avec moi ! Cette bourgade et sa vallée, encore plongées dans le sommeil et que les premiers rayons du soleil éclairaient à peine, occupaient depuis longtemps une large place dans mon cœur et dans mon esprit. Des épisodes charmants, que l’aurore faisait revivre, s’éveillaient en moi et chantaient comme un chœur d’oiseaux. Je revoyais passer devant mes yeux, avec cette netteté de vision que l’homme possède à certaines heures, les visages de ceux que j’avais aimés ou connus durant divers séjours que j’avais faits dans la contrée. Chacun de ses villages, depuis Caycay jusqu’à Silcay, me rappelait un plaisir, une douleur, une émotion douce ou mélancolique ! « À cette heure, me disais-je, mon vieux chanoine de Taray entr’ouvre le volet de sa chambre à coucher et met la tête à la fenêtre. Tout en donnant un coup d’œil à ses fleurs chéries, il cherche dans son bréviaire aux grandes lettres le saint et l’oraison du jour, et va commencer ses prières. Digne homme ! je ne l’aiderai plus à marcotter ses beaux œillets et ne mettrai plus de tuteurs aux plantes volubiles de sa tonnelle ! » D’un bond ma pensée sautait de Taray à Huayllabamba, chez la sœur du curé, une bonne femme un peu grondeuse, un peu bourrue, qui passait son temps à donner la becquée à des tarins et à des choclopoccochos qu’elle vendait aux amateurs, quand ces oisillons, devenus grands, étaient en état de se nourrir eux-mêmes. J’avais été une de ses pratiques. Une fois même il m’était arrivé de dépêcher à Cuzco un exprès chargé d’une grande cage de ces oiseaux privés, auxquels j’avais joint une énorme botte de jasmin d’Espagne. Afin que mes fleurs n’eussent pas à souffrir de la chaleur du jour, l’Indien qui les portait était parti le soir et avait passé la nuit en voyage. Comme le myosotis de Caramanchel, cueilli par Ruy-Blas pour Marie de Neubourg, mon jasmin devait évoquer dans une âme d’élite un doux souvenir de patrie absente. À cette heure, le bouquet n’est plus que poussière et l’âme est remontée au ciel !

De Huayllabamba je descendais à Yucay par de vertes pelouses et des sentiers sablés, et je m’asseyais en idée sous la véranda de mon ami le docteur T…, qui m’accueillait toujours à bras ouverts et avec un sourire sur les lèvres. Bien qu’il fût natif de Logroña, dans la Vieille-Castille, il m’appelait son compatriote par affection pour la France qu’il connaissait et dont il ne parlait qu’avec admiration. Pendant que nous causions d’art, de science, d’avenir, en regardant le paysage, ses trois enfants jouaient autour de nous et mêlaient leurs rires joyeux aux réflexions, tristes souvent, que le bon docteur faisait sur la vie. Peut-être avait-il le pressentiment de sa fin prochaine. Il mourut d’une mort sans nom, loin des siens et sans que ceux-ci s’en doutassent. Pendant son agonie, qui dura trois jours et trois nuits, je ne quittai pas son chevet et remplis près de lui les plus humbles offices. Hors d’état de parler, car il s’était coupé la langue avec les dents, il tâchait de m’exprimer sa reconnaissance par ses regards et une pression de sa main. Je lui fermai les yeux et le mis moi-même au suaire. En lui disant adieu sur cette terre, j’ai conservé l’espoir de le retrouver plus tard dans un monde meilleur !

À quelques jets de flèche du tertre de Yucay et de la maison du docteur, s’élevait une chartreuse à demi cachée sous des massifs d’arbres festonnés de plantes grimpantes. Un jardin en friche où l’herbe montait jusqu’aux genoux, des poiriers et des pêchers rongés de mousse ajoutaient à la tristesse mystérieuse de ce logis, où pendant trois semaines j’avais vécu seul, herborisant le jour, écrivant la nuit, ne recevant personne et ne voyant d’autre visage humain que celui de la vieille Indienne qui préparait mes repas quotidiens. Quel nid charmant que cette Thébaïde, pour y cacher à tous les yeux un premier amour ou une dernière douleur ! Je ne l’ai peuplée que de mes rêves !

Comme nous arrivions à l’extrémité de la rue du Commerce, la principale, on pourrait dire l’unique rue d’Urubamba, je cherchai à reconnaître, parmi des maisons peintes en jaune paille et en rose citrin, la demeure d’une brave femme appelée Lina Gregoria Tupayachi, chez qui j’avais déjeuné autrefois en compagnie d’un Espagnol du nom de Pedro Diaz. J’eusse revu avec plaisir mon ancienne hôtesse qui m’avait fait faire un repas de prince, laissé manger à satiété des pêches de son jardin, et qui avait donné, en outre, à la mule qui me portait une ration copieuse de fourrage, le tout pour la modique somme de trente-six sous. Phénix des aubergistes ! que ta porte n’était-elle ouverte quand je passai devant elle pour la deuxième fois ! j’aurais été heureux de te présenter des hommages dus à ton sexe et de refaire, à cinq ans de distance, un second déjeuner auquel l’air piquant du matin et la poésie du souvenir eussent donné un nouveau prix ! mais je l’ai dit, l’heure était matinale ; la cité bien méritante n’avait pas ouvert les volets de ses maisons multicolores, et Lina Gregoria Tupayachi, au moment où ma pensée l’effleurait de son aile, devait dormir encore, enfoncée jusqu’au nez dans ses couvertures.

Je me promis de prendre une revanche à Occobamba. C’est près du ravin de ce nom qu’habitait Pedro Diaz, cet Espagnol que le hasard m’avait fait rencontrer à Urubamba dans la saison des pêches, un jour que j’avais faim et que je ne savais comment déjeuner[6]. L’excellent homme, prenant en pitié ma détresse, m’avait conduit chez son amie doña Lina et s’était décidé, après quelques façons, à me servir de vis-à-vis à table et à partager le repas qu’on m’avait préparé. Pour acquitter la dette de reconnaissance qu’il s’imaginait avoir contractée envers moi, il avait voulu m’accompagner jusqu’à Ollantay-Tampu, but de mon voyage. Chemin faisant, et comme nous passions devant sa demeure, il m’avait invité à entrer chez lui pour m’y reposer un moment. Là, entre deux petits verres d’eau-de-vie offerts avec cordialité, il m’avait initié aux secrets de son passé et aux transactions commerciales de son présent. Bon Pedro Diaz, quel cœur d’or il cachait sous sa rude écorce !

Le ravin d’Occobamba.

À mesure que j’approchais d’Occobamba, tous les incidents de notre entrevue et de notre voyage me revenaient avec la même netteté que s’ils eussent daté de la veille. Ici, nous avions allumé un cigare ; là, je m’étais arrêté pour cueillir une plante ou faire un croquis ; plus loin, j’avais écrit, sous la dictée de mon compagnon, quelque détail de mœurs locales.

Pendant une heure de marche à travers les terrains incultes et les champs de roseaux qui s’étendent entre Urubamba et Occobamba, terrains et champs que la rivière inonde à l’époque des grandes crues, je m’absorbai si bien dans ces souvenirs du passé, qu’il m’arriva de répondre à peine par un monosyllabe aux avances amicales de José Benito. Le mozo, voyant que ses efforts étaient superflus pour établir un dialogue entre nous, finit par rester en arrière et me laissa à mes méditations rétrospectives. Bientôt nous nous trouvâmes en vue du ravin d’Occobamba.

Ce ravin, longue entaille pratiquée par quelque cataclysme dans le flanc occidental de la Cordillère de Huilcanota, sert de lit aux torrents de neige fondue qui se précipitent du pic de Malaga, et de chemin aux muletiers qui se rendent de Cuzco au val d’Occobamba, situé à l’est de la même Cordillère. La sauvage décoration de ce site est en harmonie avec les eaux troubles et glacées qui le sillonnent ; des blocs de grès de granit, détachés de la masse des Andes par l’action des volcans, jonchent le sol de toutes parts. Quelques-uns, arrêtés dans leur chute, dominent le chemin de quelques centaines de mètres et semblent sur le point de se détacher de leur base, au grand effroi du voyageur. La décomposition du minéral, le détritus des lichens et des mousses et la poussière charriée par les vents ont à la longue rempli les crevasses et les fissures de ces blocs d’un terreau végétal dont s’accommodent des liliacées et quelques plantes grasses. Sur les plans inférieurs, des touffes de maguey[7] dressent leurs feuilles ensiformes à côté des mullis[8] centenaires, dont les troncs gris, jaspés de taches fauves, sortent en se tordant d’entre les pierres comme des boas monstrueux.

À une portée de fusil du ravin, certain plan de rochers rougeâtres, placé à la droite du chemin, me servit de point de repère et fixa définitivement mes souvenirs sur la topographie du site. La maisonnette de Pedro Diaz devait se trouver derrière ces rochers, près de deux blocs énormes entre lesquels je me rappelais avoir vu miroiter la nappe du torrent. L’aspect de sa gaze liquide, que le soleil rayait splendidement de bandes d’or avec des oppositions d’ombres bleues, m’avait frappé comme effet de lumière, et je l’avais serré dans un casier de ma mémoire pour le retrouver au besoin.

Je fis le tour des rochers, et j’aperçus en effet la maisonnette adossée contre un des blocs au pied duquel elle semblait avoir poussé comme un champignon. Un filet de fumée, qui sortait par le chaume de sa toiture, annonçait qu’elle était toujours habitée. « Pedro Diaz ! » criai-je. Ce premier appel resta sans réponse. J’essayai d’un second. Alors une Indienne en haillons sortit de la maison et me regarda d’un air étonné. Bien que l’Espagnol n’eût à son service ni pongo ni laquais à l’époque où je l’avais connu, je pensai que ses affaires ayant prospéré, ou que l’isolement dans lequel il vivait lui étant devenu à charge, il s’était décidé à prendre une ménagère.

« Ton maître est-il chez lui ? demandai-je à cette femme.

— Je n’ai d’autre maître que Dieu, me répondit-elle.

— C’est bien ici pourtant la demeure d’un Espagnol appelé Pedro Diaz ?

— Le chapeton est parti depuis deux ans.

— Parti ! Où donc est-il allé ?

— Pas loin d’ici ; tiens, là, » fit la femme en me montrant de la main, à quelques pas de la maison, un amas de cailloux surmonté d’une croix de bois d’où pendaient quelques fleurs séchées.

D’un coup d’œil j’avais reconnu un de ces tumulus sous lesquels l’indigène cache la dépouille de son semblable. Malgré ces renseignements, je doutais encore.

« Voyons, dis-je à la femme, c’est bien du chasseur Pedro Diaz que tu veux parler, un Espagnol déjà vieux, barbu, qui vivait seul ici depuis une dizaine d’années ?

— Mais oui, dit-elle ; du runalorocuna[9] ou du mochiganguero[10], comme nous l’appelions ; un chapeton qui faisait, avec les plumes de ses perroquets, des bracelets et des coiffures qu’il louait à nos péons les jours de fête. C’est Juan, mon mari, qui lui a creusé une fosse, et je l’ai aidé à ensevelir le pauvre corps.

— Puis vous vous êtes approprié la maison de l’Espagnol et probablement aussi l’argent qu’il avait amassé ?

— Oh ! l’argent, fit la femme, Juan l’a dépensé avec ses amis, sans même vouloir m’acheter une jupe neuve.

— Qu’avez-vous fait des perroquets de l’Espagnol, leur avez-vous au moins donné la volée ?

— Quelle bêtise ! dit la femme avec un sourire idiot, ils étaient gras et tout plumés, nous n’avons eu qu’à les faire cuire pour les manger.

— Partons ! dis-je à José Benito que ces détails paraissaient amuser fort, je n’ai plus rien à faire ici. »

Nous nous engageâmes dans le lit du ravin, dont le plan incliné serpente à travers la montagne, et nous commençâmes notre ascension au milieu des pierres mouvantes qui se déplaçaient sous le pied de nos mules et roulaient derrière nous avec un bruit peu rassurant. Le chemin, de plus en plus escarpé, de plus en plus tortueux, se resserra bientôt de telle sorte que nous ne pûmes passer de front. Naturellement, je cédai le pas à mon guide. Cette marche ascensionnelle avait cela d’insipide et de monotone, que les parois de la montagne nous cachaient entièrement le paysage. Chaque détour ouvrait seulement devant nous une perspective de quelques pas. Le soleil, qui commençait à tomber d’aplomb dans ce boyau pierreux, y déterminait une température sénégambienne. Nos mules ne tardèrent pas à haleter d’une étrange façon ; force nous fut de leur jeter la bride sur le cou et de les laisser cheminer à leur guise. Toute mule livrée ainsi à son libre arbitre ne marche plus qu’à pas comptés. Les nôtres n’eurent garde de manquer à cet usage traditionnel de leur famille ; pendant deux heures nous avançâmes à la façon des écrevisses, ruisselants de sueur et nous épongeant de notre mieux. Quelques bouffées d’un air frais et vivifiant nous firent comprendre que nous touchions au terme de nos maux. Bientôt, en effet, nous atteignions l’entrée d’une plaine mollement ondulée et tapissée d’un gramen ras et dur. Mon premier soin fut de me retourner pour juger du coup d’œil qu’on pouvait avoir du haut de ce sommet alpestre ; mais du sud à l’ouest et de l’ouest au nord, je n’aperçus qu’une ligne de cerros coupés à pic, que je reconnus, après examen, pour les contre-forts de la pampa d’Anta que nous avions traversée la veille.

Nous prîmes à travers le plateau désert, nous dirigeant au nord-nord-est, en suivant un chemin tracé par le passage des caravanes. Après un certain temps, l’inclinaison au nord de ce plateau devint assez sensible pour que je pusse distinguer en bas, à ma gauche, les sommets arrondis et les flancs verdoyants de quelques montagnes. À mesure que nous cheminions, le champ du paysage s’agrandissait ; les détails se détachaient peu à peu de la masse. Au milieu du moutonnement confus des verdures, des fermes aux murailles blanches se montraient entourées de vergers. Une rivière aux méandres d’argent serpentait à travers ce paysage et s’allait perdre à l’horizon dans une brume lumineuse. Je reconnus la rivière d’Urubamba. Ne sachant trop en quel lieu nous étions, j’eus recours à mon guide qui m’apprit que nous nous trouvions sur les hauteurs d’Ollantay-Tampu ; Nous ne tardâmes pas à atteindre l’extrémité nord du plateau ; de cet endroit, l’œil, plongeant au fond d’un cirque immense entouré de montagnes roides, aiguës, contrefaites, découvrait à la fois, groupés dans son enceinte, le village moderne d’Ollantay, les ruines du Tampu et les antiques carrières ; un torrent de neige fondue, descendu des hauteurs, jetait son mouvement, son bruit et son écume à travers ce tableau inondé de soleil, et s’allait perdre dans la rivière, dont le calme placide contrastait avec l’impétuosité de son affluent.

Carrières et Tampu d’Ollantay.

Lors de ma première visite à Ollantay-Tampu, en compagnie de feu Pedro Diaz, j’avais vu d’en bas, comme tout le monde, le site qu’à cette heure je regardais d’en haut à la façon des vautours et des hirondelles. La situation était assez neuve et le point de vue assez original, pour que je désirasse mettre l’une à profit et reproduire l’autre. Je sautai donc à bas de ma monture, je pris mon album et mon livre de notes, et j’allai m’asseoir au bord du plateau. Là, tout en taillant mon crayon et prenant possession des lieux par le regard et la pensée, je priai José Benito de retirer des sacoches quelques provisions et de les étaler sur l’herbe, afin que, lorsque la besogne que j’allais entreprendre serait terminée, je n’eusse qu’un quart de conversion à faire pour me trouver en face de mon déjeuner.

Le tableau que j’avais sous les yeux embrassait en étendue quinze lieues de pays et comprenait les gorges de Silcay, les hauteurs d’Habaspampa, les haciendas de Tarontay, Runura, Chilca, Tancac, Piri et Pacnar, jusqu’à Urubamba. Du nord au sud, une ligne de montagnes à pentes douces bornait l’horizon ; à leur pied coulait la rivière. Comme ce panorama était trop vaste pour être reproduit en entier, que d’ailleurs l’œuvre de la nature m’importait moins en ce moment que le travail de l’homme, je mis de côté le paysage et ses beautés diverses pour ne m’occuper que des détails d’architectonique ou d’ethnographie qu’il pouvait offrir. Tout en travaillant, je songeais au pauvre Pedro Diaz et à la façon dont il avait détruit mes illusions archéologiques au sujet de la prétendue ville antique d’Ollantay, que sur la foi d’un traité de géographie j’étais venu chercher d’assez loin.

Pont de Mimbres, entre Urubamba et Ollantay-Tampu.

Je me rappelais, comme si c’eût été d’hier, l’étrange bouleversement qui s’était opéré en moi à l’heure où mon compagnon, m’épelant la phrase du texte et me faisant toucher la chose du doigt, m’avait démontré jusqu’à l’évidence que ce que dans mon enthousiasme ingénu je prenais pour des pylones, des stèles, des pyramidions, des spéos et des syringes, n’étaient que les débris des carrières creusées par des Indiens du temps de la Gentilidad. De la désillusion complète que j’avais éprouvée ce jour-là, il était ressorti pour moi cette vérité sous forme d’axiome : qu’il est toujours imprudent de croire un savant sur parole, surtout quand ce savant, qui s’est couché le soir entomologiste et chasseur d’insectes, se lève le matin archéologue, ethnographe et, ce qui est pire, affamé de célébrité !

Montée d’Habaspampa.

Quand j’eus saisi tant bien que mal l’aspect général des cerros d’Ollantay, les cavités et les reliefs de leurs latomies et fait un croquis de la forteresse en pisé qui borde la rivière, je complétai mon œuvre par une vue du village moderne et celle des ruines de l’ancien tampu fortifié. Ce tampu me remit en mémoire, avec la chronique qui s’y rattache, certaine tragédie écrite en langue quechua par un certain docteur Antonio Valdez. — En poésie, a dit un esprit éminent, il n’y a pas de bons et de mauvais sujets, mais seulement de bons et de mauvais poëtes… Dieu nous garde d’écrire ici que le docteur Valdez est un mauvais poëte, bien que ce soit notre conviction intime ; mais nous pensons que le sujet dont il fit choix n’offrait, même en violant les trois unités d’Aristote, aucun incident dramatique dont un auteur pût tirer parti. Du reste, nous allons mettre le lecteur à même d’en juger lui-même, en extrayant de notre livre de notes et plaçant sous ses yeux la chronique d’Ollantay, telle que les quippus des siècles passés l’ont transmise à la génération de notre époque :

Forteresse en pisé (rive gauche du Huilcamayo-Urubamba.

« En 1463, c’est-à-dire vingt-neuf ans avant la découverte de l’Amérique, Tupac Yupanqui, onzième fils du Soleil et premier-né de la descendance Capac-Ayllu-Panaca, régnait sur le Pérou. La mort de son père l’avait mis en possession de ce vaste empire des Incas qui s’étendait alors des bords de la rivière Rapel (Chili) aux confins du royaume de Lican, aujourd’hui république de l’Équateur. Marié à sa propre sœur, Mama-Chimpu Ocllu, Tupac avait eu de sa femme et de ses nombreuses concubines deux cent quatre-vingt-onze enfants, parmi lesquels on comptait trente-quatre fils légitimes qui vivaient à sa cour en attendant que la couronne échût, par droit d’hérédité, à l’aîné d’entre eux. Cet aîné, appelé Huayna-Capac, devait un jour être père de Huascar et d’Atahualpa, ces princes rivaux dont le premier devait mourir assassiné par ordre de son frère, et le second être étranglé par la main du bourreau. »

À l’époque où se passe cette histoire, la ville de Cuzco, capitale de l’empire, tout en conservant la physionomie que lui avait imprimée, en 1042, Manco-Capac, son fondateur, s’était embellie de quelques édifices pendant les règnes successifs de neuf Incas, dont le dernier d’entre eux, restaurateur du temple du Soleil, l’avait entourée d’un mur d’enceinte percé de meurtrières.

En gravissant en idée la colline du Sacsahuaman que l’Inca régnant venait de couronner d’une forteresse, œuvre bizarre figurant trois demi-lunes dentelées placées en retraite, et qui allaient s’amoindrissant à mesure qu’elles se rapprochaient du faîte de l’éminence, en gravissant cette colline, disons-nous, on pouvait embrasser dans leur ensemble et leurs détails les constructions de la ville sacrée. De ce point élevé, le regard plongeait dans la ville, coupée de l’est à l’ouest par un large torrent, et divisée en deux faubourgs qui tiraient leurs noms de l’inégalité du terrain sur lequel ils étaient situés. Le premier de ces faubourgs, appelé Hanan ou faubourg d’en haut, était placé sous la protection du chef de l’État ; il était habité par le menu peuple. Le second, appelé Hurin ou faubourg d’en bas, relevait de l’impératrice ; là vivaient les grands dignitaires et s’élevaient les principaux édifices.

C’était d’abord, dans l’aire du nord-est, le palais de Manco-Capac, élevé comme une acropole sur la hauteur du Cerro de Tococachi, et dont les murs en talus, construits dans le genre d’appareil que les Grecs appelaient isodomon, étaient d’une hauteur d’environ six mètres. La figure de l’édifice était celle d’un carré long. Une des façades principales regardait l’Acllhuaci ou maison des Vierges, de laquelle il était séparé par toute la largeur de la ville. À gauche de ce dernier édifice s’élevait le palais de Sinchi Roca ; à sa droite celui de Mayta-Capac. Tous deux n’avaient d’autres ouvertures que huit portes à pans inclinés, et quatre huecos ou niches carrées, qui simulaient des fenêtres.

Au pied des murs du palais de Mayta-Capac, passait le torrent Huatanay, descendu des hauteurs de la quebrada de Sapi, lequel charriait dans son cours, alors comme aujourd’hui, toutes les immondices de la ville. Trois ponts jetés sur ce torrent établissaient des communications entre les édifices placés sur sa rive gauche et le temple du Soleil, situé sur sa rive droite, au milieu de la plaine de l’Épine (Iscaypampa).

Ce temple, de soixante-dix mètres carrés, avec son cloître quadrangulaire, ses annexes dédiées à la lune, aux étoiles, à la foudre et à l’arc-en-ciel, son parvis décoré de cinq fontaines ou bassins purificateurs, aux cariatides en ronde bosse et d’un style plus indou qu’égyptien, le palais du Villacumu ou grand pontife soudé à ses murailles, la demeure des prêtres et celle des trois mille serviteurs attachés au culte du dieu, ce temple, disons-nous, avec ses cours, ses douze monolithes qui servaient de gnomons, ses volières d’oiseaux et sa ménagerie d’animaux féroces, ses greniers d’abondance et son célèbre jardin, offrait aux regards un tel amas de constructions, qu’on eût dit une cité dans la cité. Devant son parvis, entouré d’un mur à hauteur d’homme, se trouvait un rond-point dédié à Vénus ou Coyllur Chasca, l’étoile à la crinière hérissée, — ainsi nommée à cause de son rayonnement ; — quatre rues, ou plutôt quatre galeries, séparées par des murailles si élevées qu’elles interceptaient la chaleur et la lumière, mais permettaient au vent d’y mugir avec un bruit sinistre, allaient aboutir à la grande place de la Cité, qui servait de lieu de réjouissances à l’époque des fêtes équinoxiales Raymi et Citua ; cette place, de huit cents pas carrés, était bordée sur toutes ses faces d’un mur de granit percé de deux cents ouvertures, et huit monolithes, dont quatre grands et quatre petits, reliés par des chaînes d’or, en marquaient le centre.

Tel est sommairement le coup d’œil que présentait, vu du haut du Sacsahuaman, le faubourg Hurin, placé, comme nous l’avons dit, sous la protection de la Coya ou impératrice. Le faubourg Hanan, quoique relevant du chef de l’État, n’offrait qu’une agglomération de sales huttes, aux murs de terre, aux toits de chaume, absolument pareilles aux ranchos de nos jours. À quelque distance de ces huttes, deux édifices s’étaient fièrement retranchés, comme pour fuir le contact de la plèbe : l’un était le palais de l’Inca Huiracocha, situé entre celui de Manco-Capac et la maison des Vierges ; l’autre celui de Pachacutec, son fils et son successeur, placé sur le versant de la colline d’Amahuara, dont le faîte était couronné par la ménagerie de tigres que Yupanqui, père de l’Inca régnant, y avait fait construire.

Autour du parallélogramme architectural que nous venons d’indiquer à la hâte, s’étendaient les propriétés publiques et privées, consistant en carrés de fèves, de patates, de quinua[11] et de maïs. Ces verdures, bien que pâles et souffreteuses, ne laissaient pas que d’égayer un peu les alentours de la ville sacrée, à laquelle ses palais de granit à toiture de chaume et ses lourdes murailles d’un ton terreux donnaient un aspect peu séduisant. Au delà des plantations, un amphithéâtre circulaire de hautes montagnes aux pentes douces, aux sommets arrondis, aux flancs revêtus d’un gramen roussâtre, bornaient l’horizon de tous les côtés ; ainsi placée au fond de cet entonnoir, dont elle occupait le centre, la ville du Soleil justifiait admirablement l’épithète de Ccozcco (nombril) que son fondateur lui avait donnée.

L’Inca Tupac Yupanqui, dont nous avons parlé en commençant, se disposait à partir pour la province de Tumipampa, qu’il espérait enlever à la nation Charca, pour l’ajouter à son empire ; en son absence, un de ses oncles restait chargé du soin de l’État. Pour conjurer les divinités malfaisantes et assurer le succès des armes impériales, des sacrifices de chicha avaient été offerts au Soleil ; cent brassées de paille de maïs, teinte en rouge et noircie ensuite à la flamme, avaient été enterrées dans la campagne, et plus de mille cochons d’Inde, tachetés de roux et de blanc sans mélange d’autre couleur, avaient été brûlés vifs au seuil de la demeure des principaux caciques, dans la nuit de Pancumu ou d’expiation.

Un matin que l’Inca revenait du temple, après s’être prosterné devant les momies embaumées de ses aïeux qui formaient de chaque côté de l’autel une double ligne où chacun de ces illustres personnages était placé par ordre chronologique, sa litière s’arrêta au milieu de la grande place, à quelques pas des monolithes qui la décoraient. Si, parmi ceux qui nous lisent, quelqu’un est désireux d’avoir des renseignements sur la litière d’un Inca en l’an de grâce 1463, nous pouvons satisfaire sa curiosité. Cette litière, formée d’un bois odorant donné par la nation chilcas à titre de tribut, avait la forme prosaïque d’une civière : quatre verges d’or de la grosseur du doigt, partant des angles du carré et se courbant comme la carcasse d’un dais, formaient un dôme auquel, selon l’état atmosphérique ou la fantaisie de l’empereur, on pouvait adapter des rideaux de coton ; un siége et un escabeau ornés de lames d’or et d’incrustations précieuses étaient cloués à demeure sur le plancher de la litière, que huit hommes vigoureux de la tribu des Lucanas portaient sur leurs épaules.

Tupac Yupanqui, assis sur ce siége et les pieds posés sur l’escabeau, était vêtu d’une tunique de laine d’alpaca, d’une blancheur de neige, rehaussée par une bordure multicolore. Ce vêtement, tissé en forme de sac, avec une ouverture pour la tête et deux ouvertures latérales pour les bras, était si court, qu’il laissait voir les genouillères d’or que portait l’empereur. La coiffure de l’Inca se composait d’une mitre d’or ornée de chaque côté d’un éperon aigu. Un feston dentelé, qui rappelait la crête dorsale d’un iguane, dessinait les contours de cette mitre, sur laquelle était gravée la figure d’Inti-Churi, le dieu Soleil. Une frange de laine d’un rouge obscur, qui tombait sur le front, s’adaptait à ce bizarre diadème, complété par deux bandelettes pendant jusqu’à l’épaule, et par des oreillères d’or qui formaient un encadrement au visage.

Les pieds de Tupac Yupanqui étaient chaussés de souliers-sandales en or battu, avec un ornement de plumes rouges au-dessus des chevilles. De son épaule gauche pendait une mante rayée, tissée avec la laine des vigognes. Un cordon passé en sautoir soutenait sa chuspa ou bourse à coca[12], et le champpi, sceptre souverain, reposait dans sa main droite.

Quant au visage de l’empereur, malgré tout notre désir de satisfaire la curiosité que nous pouvons avoir éveillée, nous avouons qu’il ne nous est pas possible d’en donner une idée complète, les notes extraites des quippus, auxquelles nous empruntons nos renseignements, ne contenant que quatre mots à ce sujet. Il est vrai que ces quatre mots équivalent à quatre lignes : Sayaynin cumu cencca huarmicamayoc, ce qui signifie que notre Inca était de haute taille, d’apparence robuste, avait un long nez, et était fort adonné aux femmes, appréciation qui doit être exacte, à en juger par la postérité nombreuse qu’il laissa après lui.

Autour de sa litière se pressait une garde d’élite, composée de ces curacas ou caciques que les conquérants espagnols qualifièrent irrévérencieusement d’oreillards (orejones), sous prétexte que le lobe de leurs oreilles balayait leurs épaules. Quatre de ces dignitaires abritaient sous des parasols de plumes (achihuas) la personne de Tupac Yupanqui. À leur suite, venaient des musiciens (collas) jouant d’une flûte à cinq trous, et donnant le ton aux morions et aux baladins de Huamanga, qui exécutaient des danses de leur pays, se perçaient la langue avec des aiguilles, éteignaient dans leur bouche des charbons enflammés, ou simulaient entre eux des combats grotesques. Derrière cette troupe joyeuse s’avançait gravement, la tête couverte d’une draperie de laine teinte avec l’ayrampu, cette pourpre des Quechuas, le respectable corps des Amautas, savants, selon les uns, philosophes, selon les autres. Les Yaravicus ou rhapsodes fermaient la marche en chantant à haute voix les louanges du maître, que leurs vers hyperboliques appelaient Pachayachachic, c’est-à-dire vainqueur universel.

Village d’Ollantay-Tampu.

Au moment où la litière de l’Inca s’arrêtait devant les monolithes de la grande place, sur lesquels deux Amautas, assis à califourchon comme des ramoneurs sur le faîte d’une cheminée, étaient en train de calculer l’approche d’un équinoxe, un homme, caché derrière les piliers, et qui guettait apparemment l’arrivée du cortége, abandonna son poste et, s’avançant vers l’empereur, se prosterna à quelques pas de lui, la face contre terre. Cet homme était vêtu d’une tunique bleue ; il avait les cheveux coupés carrément sur le front et flottants sur les épaules. Un morceau de jonc, de la grosseur du doigt, traversait le lobe de ses oreilles. Tupac, occupé en ce moment de la préparation d’une chique de feuilles de coca, dont il retirait les nervures longitudinales avec le plus grand soin, suspendit son travail pour étendre vers l’inconnu le sceptre d’or qu’il tenait à la main. Il avait reconnu dans le suppliant son cacique Ollantay, récemment promu au grade de général, en récompense de ses bons et loyaux services.

« Relève-toi, mon fils, lui dit-il ; tu es un des fidèles qui réjouissent notre vue, et que nous aimons à voir auprès de nous. »

Ollantay se releva, fit trois pas de plus au-devant du maître, et croisa ses bras sur sa poitrine dans l’attitude d’un profond respect.

« Parle maintenant, » lui dit l’Inca.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 t. VII, p. 225, 241, 257, 273 et 289.
  2. Les gravures qui accompagnent le texte de M. Marcoy ont été exécutées d’après ses albums et sous ses yeux par M. Riou.
  3. Cette rivière, appelée Huilcamayo à l’endroit où elle prend sa source, sur le plateau de la Raya, a porté tour à tour les noms de rivière de Quiquijana, d’Urcos, de Calca et de Yucay, avant d’atteindre Urubamba. Là elle prend le nom de cette ville, qu’elle répudie quelques lieues plus loin pour celui de rivière de Silcay, sous lequel elle entre dans la vallée de Santa-Ana.
  4. Erythrina pisonay.
  5. Vernonia serratuloides.
  6. Scènes et paysages dans les Andes. 1re série. Paris, Hachette et Cie. 1861.
  7. Agave americana (fam. des Liliacées).
  8. Piper americanus (fam. des Pipéridées).
  9. Littéralement : l’homme aux perroquets.
  10. De mochiganga, mascarade ; mochiganguero, faiseur ou ordonnateur de mascarades.
  11. Chenopodium quinoa (fam. des Chénopodées).
  12. Erythroxilum coca (fam. des Malpighiacées)