Voyage de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, à travers l’Amérique du Sud/32

La bibliothèque libre.


Fabrication d’un tapis à Sarayacu.


VOYAGE DE L’OCÉAN PACIFIQUE À L’OCÉAN ATLANTIQUE,

À TRAVERS L’AMÉRIQUE DU SUD,


PAR M. PAUL MARCOY[1].
1848-1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




PÉROU.




NEUVIÈME ÉTAPE.

DE SARAYACU À TIERRA BLANCA (suite).


Un portrait en miniature. — Départ de la mission de Sarayacu. — Sacrifice de singes fait à l’Ucayali. — Le canal Yapaya. — Un village et ses habitants représentés par deux chemises. — Le phare de Tierra Blanca.

Grâce au nombre des couturières, plutôt qu’à l’agilité de leurs doigts, le tapis fut bientôt assemblé ; il mesurait dix mètres de long sur huit de large. Je le fis porter dans l’église où j’avais résolu d’établir mon atelier ; puis quand on l’eut posé à plat sur le sol, je le fis tendre au moyen de cordes et de piquets. Toute la journée fut consacrée à ces préliminaires, auxquels j’employai les deux sexes de la Mission.

Pendant qu’hommes et femmes s’agitaient devant moi, il me vint une idée extralumineuse ; c’était d’affecter à la décoration picturale de ce tapis les veuves qui venaient de le coudre, et de m’éviter de la sorte une besogne fastidieuse. Ces femmes, me dis-je, ont le talent, comme celles des Conibos, d’orner de fleurs, de grecques, d’entre-lacs leurs jarres, leurs plats, leurs assiettes ; rien ne les empêche de faire en grand ce que d’habitude elles font en petit, et de décorer un tapis au lieu d’un pot à soupe. J’allai communiquer mon idée au prieur, qui l’approuva sans restriction et enjoignit à mes rapins femelles de m’obéir aveuglément en toutes choses, sous peine de lier connaissance avec martin-chicote. C’est par ce nom qu’on désigne à Sarayacu le nerf de lamantin qui sert à punir les méfaits du beau sexe.

Je donnai vingt-quatre heures à mes aides pour se procurer des couleurs et des pinceaux, et cela en quantité suffisante pour que le travail une fois entrepris n’eût à souffrir d’aucun retard. À l’expiration du délai, elles arrivèrent à la file, portant chacune une terrine et une poignée de petits balais. Ces terrines étaient les pots à couleurs. Il y avait du bleu, du jaune, du rouge-brun, du vert, du violet, du blanc et du noir[2]. Les petits balais étaient des pinceaux formés de brins d’herbes. De mon côté, je n’étais pas resté oisif. Tandis que les veuves fabriquaient couleurs et pinceaux, j’avais arrêté ma composition et tracé mon esquisse à l’aide d’un tison éteint, pris au foyer de la cuisine. Une guirlande d’épis de blé et de grappes de raisin, destinés à symboliser le pain et le vin, la chair et le sang, cette nourriture réelle et mystique de l’homme et du chrétien, formait la bordure de mon tapis. Aux angles, s’étalaient les armes de la République, comme un mémento relatif à l’obéissance que tout sujet doit à César. Une grande ellipse dont la ligne disparaissait sous des fleurs, des fruits et des papillons, occupait le champ du tapis et retenait captifs quatre oiseaux de farouche mine, postés aux quatre vents du ciel. Ces oiseaux, l’œil irrité, le bec ouvert, les serres contractées, semblaient se disputer avec acharnement une orange de la grosseur d’un cantaloup, formant le point central de la composition. Dans cette orange, j’avais écrit le mot Ecclesia, et chaque oiseau portait au cou dans un cartouche, le nom d’un des grands hérétiques dont les schismes ont bouleversé l’Église.

Chaque veuve munie de sa terrine et de ses pinceaux, vint s’accroupir devant la partie du tapis qu’elle devait peindre. L’une eut pour tâche de passer au violet les grappes de raisin, l’autre de badigeonner d’ocre jaune les épis de blé, celle-ci de remplir les émaux des écus d’armes, celle-là de teinter le corps des oiseaux. La distribution du blanc et du noir, de la lumière et de l’ombre, était faite par moi. Dès qu’une de mes aides avait terminé sa besogne, je m’emparais de la partie ébauchée par elle, j’en arrêtais nettement les contours, puis au moyen de noir de fumée et de plâtre liquide, je lui donnais avec les ombres et les clairs, le relief nécessaire. La hampe d’un drapeau qui me servait d’appui-main dans ce travail, me servait aussi de bâton de commandement pour rappeler à l’ordre mes loquaces élèves.

Le remplissage de ce mirifique tapis me prit une semaine qui me parut durer un mois ; mais je fus dédommagé de l’ennui que m’avait causé cette œuvre sans équivalent dans mes souvenirs, par le concert d’éloges qui retentit autour de moi. Mes oiseaux en particulier obtinrent un succès d’enthousiasme parmi les néophytes. Hommes, femmes, enfants, équarquillant leurs yeux, se demandaient avec admiration quel était le pays assez favorisé du ciel pour posséder de pareilles bêtes à plumes.

Je laissai les deux sexes de Sarayacu chanter à l’envi mes louanges, et je repris mes travaux d’emballage interrompus depuis neuf jours. Quand j’eus fini, j’allai trouver le révérend prieur et lui annonçant mon départ immédiat, je le priai de me donner un canot et deux hommes pour me conduire jusqu’à Nauta.

Tu mérites mieux que cela, me dit-il très-obligeamment ; ton tapis de l’hérésie est une merveille, et pour reconnaître le plaisir qu’il m’a fait, je veux que tu descendes la rivière comme un grand personnage et non comme un churupaco. Je te donnerai donc une pirogue à huit rameurs avec un pilote interprète. Tu emporteras des provisions de toutes sortes, auxquelles je joindrai du tafia pour tes hommes, et trois carottes de tabac pour tes cigarettes. En outre, je te remettrai un assortiment de frioleras, couteaux, ciseaux, hameçons, fausses perles qui te serviront à acheter aux infidèles de l’Ucayali, des munitions de bouche, quand les tiennes seront épuisées. — Es-tu satisfait, Pablito ?

— Comment donc, padre mio, mais je suis ravi, enchanté !

— Tant mieux alors que tu sois enchanté ; cela m’enhardit à te demander un petit service que j’éloignais sans cesse, mais que ton départ précipité ne me permet plus d’ajourner… »

À un geste plus expressif que poli qui m’échappa, le révérend répondit par le plus aimable de ses sourires.

« J’ai une sœur qui habite Riobamba, continua-t-il. L’excellente femme de quatre ans plus jeune que moi, me fit promettre lors de notre dernière entrevue en 1828, de lui envoyer mon portrait. Jusqu’à ce jour je n’ai pu tenir ma promesse, et ma pauvre sœur a dû croire que je ne songeais plus à elle ; mais je l’ai si peu oubliée, que je compte sur toi, Pablito, pour faire ce portrait qu’elle attend depuis si longtemps et qui la rendra bien heureuse. »

J’allais répondre au révérend Plaza, que n’ayant sous la main ni toile, ni couleurs, il m’était impossible de faire son portrait, dût sa respectable sœur en être marrie, lorsqu’il me prévint en ajoutant :

« Ce n’est pas un grand portrait que j’exige de toi ; un petit suffira. Une miniaturita, par exemple. Sais-tu ce que je veux dire ? »

Je le savais si bien que je priai le digne vieillard de se préparer à me donner le lendemain une première séance.

Rentré dans ma cellule, je me demandai en déclouant la caisse où j’avais renfermé couleurs et papiers, si j’étais destiné à renouveler à Sarayacu les douze travaux d’Hercule. Pareil honneur m’agréait d’autant moins, que le P. Antonio, seul compagnon avec qui j’eusse échangé quelques idées, était parti pour sa mission de Tierra Blanca à notre retour de Cosiabatay et qu’en son absence, l’oisiveté d’esprit à laquelle me condamnait l’achèvement de mes travaux, me rendait plus pesant encore l’ennui que j’éprouvais à Sarayacu.

Tout en faisant ces réflexions, je furetais dans mes cartons pour y trouver du papier convenable. Un carré de Bristol que j’y découvris, me parut pouvoir suppléer jusqu’à un certain point à l’ivoire qui me manquait pour ma miniature. Je collai mon papier par les angles, je lavai mes meilleurs pinceaux, garnis ma palette, et le lendemain venu, j’attendis mon modèle.

À onze heures il entrait chez moi, vêtu d’une robe neuve et la barbe faite avec soin. Je le fis asseoir près de la fenêtre et l’engageai à rester immobile. Dix minutes n’étaient pas écoulées, qu’il avait fermé les yeux et ronflait doucement. Je le laissai dormir et continuai ma besogne. À midi, la cloche qui appelait au réfectoire le réveilla.

« Allons dîner, me dit-il ; car à rester ainsi tranquille, je finirais par m’endormir. »

Après cinq séances qui parurent un peu longues au révérend, bien que le sommeil en eût abrégé la durée, je lui remis son portrait, qu’il examina avec un plaisir évident. Certain rideau de damas sombre sur lequel il se détachait, et le fauteuil rouge et or dans lequel je l’avais assis, furent trouvés par lui d’excellent goût, bien qu’ils me parussent jurer un peu avec le vœu de pauvreté fait par les disciples de saint François.

Une séance artistique.

Deux heures après la remise de ce portrait, je réclamais de mon modèle l’exécution de sa promesse.

« Demain, à midi, tu pourras partir, me dit-il. Ta pirogue est déjà choisie ; on s’occupe des provisions qui te sont destinées, et les rameurs qui doivent te conduire à Nauta font leurs adieux à leur famille. Maintenant aurais-je oublié quelque chose, n’as-tu rien à me demander ?

— Absolument rien, padre mio, si ce n’est qu’au lieu de huit rameurs que vous m’avez offerts, vous ne m’en donniez que deux avec mon rapin Julio pour pilote. Huit hommes me rompraient la tête avec leur babil et leurs chants, et d’ailleurs consommeraient trop de vivres.

— Avec huit hommes tu eusses voyagé plus vite.

— Je tiens au contraire à voyager très-lentement ; à présent que rien ne me presse et que ceux qui m’attendaient au Para ne m’attendent plus, j’en profiterai pour aller doucement et voir les choses à mon aise.

Fiat voluntas tua,  » termina le prieur.

On ne vit pas quatre mois dans une cellule, au milieu d’une solitude et d’une paix profondes, livré à de calmes études et à des recherches intéressantes, sans que l’esprit, à défaut de cœur, ne s’attache un peu à ses quatre murs. C’est ce que j’expérimentai par moi-même. La veille encore, retenu contre mon gré à Sarayacu, la cellule que j’habitais m’était odieuse et je lui trouvais l’air sinistre d’une prison ; à présent que l’heure était venue de la quitter, je me surprenais à la regarder avec émotion, et, Dieu me pardonne, je regrettais presque de l’abandonner pour toujours.

Par suite de cette inconséquence naturelle à l’homme, j’employai la dernière journée que je passai à la Mission à revoir un à un les lieux que naguère je voulais fuir en toute hâte. Je visitai les chaumières des néophytes ; j’entrai dans la forge où se fabriquaient les dards à tortue et dans la cuisine où s’élaboraient les potages. Je n’oubliai ni l’humble église, ni le moulin à cannes, ni le parc à tortues. Quand vint le soir, j’adressai mes adieux à la brise imprégnée de musc, à la nuit, aux étoiles, aux masses sombres des forêts qui cerclaient l’horizon, aux canards huananas errants sur la place, puis quand j’eus donné un dernier regard et un souvenir aux choses qui m’avaient charmé, je rentrai chez moi et m’allongeai sur ma barbacoa où, jusqu’au matin, je ne fis qu’un somme.

La forge de Sarayacu.

En me réveillant je courus au port. J’y trouvai Julio, mon futur pilote, occupé à tresser les folioles de palmier destinées au pamacari de notre pirogue. L’honnête sexagénaire m’avoua que le petit voyage que nous allions faire ensemble lui souriait infiniment. Je connaissais assez mon vieux rapin pour savoir que l’idée de vagabonder à son aise entrait pour beaucoup dans le plaisir qu’il se promettait. L’air de la civilisation qu’autrefois il avait respiré à Lima, ne lui avait été que médiocrement favorable. Aux merveilles de la cité des Rois, il préférait l’humble couvert de ses forêts et les plages de ses rivières. Le seul produit de cette civilisation dont il ne fît pas fi était le rhum, qu’il aimait beaucoup et qu’il déclarait préférable comme boisson à l’eau de pluie ou de rivière.

Je le laissai à sa besogne et revins au couvent donner un tour de corde à mes bagages. Pendant cette dernière matinée, je reçus les visites du majordome, du charpentier, du fendeur de bûches de la cuisine, des gouverneurs et des alcades. Je m’enrouai à répondre aux souhaits de santé, de bonheur, de prospérité qui me furent adressés par ces bonnes gens. Les femmes, à qui les statuts du couvent interdisaient l’entrée de ma cellule, se groupèrent à l’intérieur, devant ma fenêtre, et passant leurs bras à travers ses barreaux, me lancèrent, en manière d’adieu, des patates douces, des ananas et des oranges. La troupe des veuves, en souvenir de mon œuvre artistique à laquelle elles avaient si vaillamment collaboré, vinrent ajouter leurs souhaits aux vœux de la foule.

La cuisine de Sarayacu.

À deux heures après midi, le prieur et ses religieux m’accompagnaient au port. La pirogue était démarrée, les rameurs étaient à leur poste et mon vieux Julio, sa pagaye en main, avait pris place à l’arrière du canot. Le fond de l’embarcation disparaissait sous un pantagruélique amas de poules, de tortues, de viandes boucanées, de poisson salé, de bananes et de tronçons de cannes à sucre. Des jarres ventrues, pleines de sirop noir, de café moulu, de tafia, brochaient sur le tout et complétaient cette réunion de choses joyeuses. Le seul objet qui les déparât était une nasse carrée renfermant six singes de la grande espèce, écorchés et fumés, que le digne prieur avait cru devoir ajouter comme supplément à mes provisions de route. On eût dit de jeunes nègres retirés de la broche et n’attendant que le moment d’être accommodés en salmis. Je me promis bien de ne pas voyager longtemps en compagnie de ces hôtes funèbres.

L’heure d’une séparation éternelle était arrivée. J’échangeai de tendres adieux avec le révérend Plaza et les deux religieux ; puis, leur ayant serré la main et donné rendez-vous dans un monde meilleur, je me laissai tomber sous le pamacari de la pirogue, qui quitta le bord, mit le cap à l’est et fila bientôt comme une anguille sur la petite rivière de Sarayacu.

Départ de Sarayacu.

Notre navigation, au milieu des plantes aquatiques et sous un couvert d’arbres et de lianes, dura plus d’une heure, puis nous débouchâmes brusquement sur l’Ucayali. Trois lieues marines nous séparaient en ce moment de la Mission de Sarayacu. Certain que son vénérable prieur ne pouvait me voir, je me glissai hors du pamacari, pris à deux mains la nasse aux singes et la lançai à la rivière. En voyant les hideuses bêtes descendre au fond de l’eau, mes rameurs jetèrent un cri et mon pilote leva les bras au ciel. Comme ces bonnes gens semblaient scandalisés de mon action et murmuraient tout bas qu’elle allégeait d’autant la masse des provisions communes, je leur montrai les viandes boucanées, les poules, les tortues entassées dans l’embarcation et leur dis simplement que lorsque ces munitions de bouche seraient épuisées, j’avais les moyens de m’en procurer d’autres ; qu’en conséquence point n’était besoin de s’alimenter de viande de singe et d’avoir sans cesse sous les yeux cette lamentable caricature de l’espèce humaine. Je ne sais si mes conducteurs se rangèrent à mon avis ; mais après avoir bu chacun un verre de tafia que je leur versai, ils se mirent à jacasser comme des pies, tout en ramant comme des forcenés. Je profitai de leurs bonnes dispositions pour les prier de rallier la rive gauche de l’Ucayali, dont la direction du courant nous avait un peu éloignés.

Le paysage, considéré dans son ensemble, n’offrait rien de bien remarquable ; devant nous la grande rivière décrivait une courbe immense qui s’allait perdre à l’horizon ; à notre gauche, d’épais fourrés voilaient la berge et retombaient dans l’eau, qui reflétait très-nettement leur silhouette. À notre droite, les noires verdures du territoire des Sensis, estompées par la distance, cachaient le pied des cerros de Cuntamana, dont on n’apercevait que les ramifications du nord et du sud, couvertes de végétation de la base au faîte.

Parvenus à l’extrémité de la courbe décrite par l’Ucayali, nous rangeâmes à l’honneur l’entrée du canal Tipichca ou mieux du Tipichca[3], chemin de traverse que prennent les gens affairés qui vont de Tierra Blanca à Sarayacu. Ce canal, qui s’achève dans l’intérieur des terres, à une courte distance de Sarayacu, abrége de six lieues le trajet d’une mission à l’autre.

L’entrée du Tipichca dépassée, nous atteignîmes bientôt l’embouchure du canal Yapaya, qui n’est pas comme son voisin un conduit sans écoulement, mais le trop plein d’un lac du nom de Yapaya, formé par une petite rivière descendue des versants orientaux de la sierra de San Carlos. Comme les rameurs se disposaient à passer outre, j’ordonnai à Julio d’entrer dans ce canal, ce qu’il fit aussitôt, tout en paraissant étonné de recevoir un pareil ordre.

Rien ne recommandait à l’attention ce maigre affluent de l’Ucayali, large à peine de quatre mètres à son embouchure, et sans les nuées de moustiques que l’embarcation faisait lever en frôlant les buissons du bord et qui retombaient sur nous en pluie d’aiguilles, je fusse resté étendu et rêvant sous mon dais de feuillage ; mais les piqûres de ces insectes m’interdisaient toute torpeur physique et intellectuelle. Forcé par la douleur de me débattre, de bondir, de rouler çà et là des yeux effarés, j’enregistrais malgré moi des détails que sans mes tourmenteurs j’eusse très-probablement négligés.

Grâce à l’activité de corps et d’esprit que n’imprimait leur aiguillon, je pus constater que les bords du canal Yapaya étaient revêtus de faux maïs, d’arums, de canacorus et de marantas à demi submergés. De hauts buissons de bignone odorante et d’une passiflore épineuse à fleurs pourpres alternaient avec des massifs de ces palmiers sans stipe appelés Yarina, — le Nipa fruticans des botanistes — dont les palmes, semblables à d’élégantes plumes d’autruche, servent aux indigènes à couvrir leurs demeures. Le feuillage des cécropias penchés sur l’eau y découpait de grands trapèzes d’ombre blonde, traversée par des rayons d’or lumineux. Des martins-pêcheurs au dos d’aventurine, aux ailes d’azur ; des jacanas à la crête osseuse, des agamis ou oiseaux-trompettes, troublés dans leur partie de pêche ou leur méditation par le passage de la pirogue, fuyaient devant elle et s’allaient poser quelques pas plus loin. Une odeur de musc répandue dans l’air décelait le voisinage des caïmans vautrés dans l’épaisseur des herbes.

Le canal de Yapaya.

À ce canal de Yapaya que nous remontâmes pendant deux heures, au milieu des gymnotes électriques à robes de sangsue que nous voyions filer entre deux eaux et dont le contact faisait trembler la rame aux mains des rameurs, à ce canal succéda un lac d’une lieue de circuit. Quatre habitations d’indiens Schetibos s’élevaient sur ses bords. Les propriétaires de trois d’entre elles étaient allés pêcher sur la rivière Ucayali, laissant leur demeure et leur mobilier sous la sauvegarde de deux Indiens de leur tribu, un homme et une femme établis dans la quatrième habitation. Au moment où notre pirogue accosta la berge, il y eut entre mes rameurs et ces Schetibos un échange de cris joyeux et de politesses qui prouvait que leur connaissance mutuelle datait de loin.

L’étonnement que Julio avait manifesté en recevant l’ordre de remonter le canal Yapaya, au lieu de continuer à descendre l’Ucayali, devint de la stupéfaction quand je lui annonçai mon intention de passer la nuit chez ses amis les Schetibos. Sans lui laisser le temps de me questionner sur cette nouvelle fantaisie, je fis décharger la pirogue, porter ma moustiquaire dans celle des trois maisons vides qui me parut la mieux balayée, et comme la nuit était venue sur ces entrefaites, je soupai à la clarté des étoiles et pris possession de mon cadre d’étoffe après avoir recommandé à mes gens de m’éveiller au petit jour.

À l’heure dite, Julio secouait les cordes de ma moustiquaire pour m’avertir qu’il était temps de me lever ; la pirogue était rechargée, et lorsque je m’y fus installé, nous quittâmes la rive. Comme mon pilote dirigeait l’embarcation à l’est, vers le goulet du lac qui communiquait avec l’Ucayali, je le priai de changer de manœuvre et de gouverner à l’ouest. « Mais où allons-nous donc ? s’écria-t-il. — À Santa-Catalina, » répondis-je.

Santa-Catalina est une des trois Missions de la plaine du Sacrement encore existantes, et j’eusse cru manquer à mes devoirs de voyageur en passant devant elle sans la visiter. Quand je dis devant elle, j’abuse peut-être un peu de la préposition de lieu, car dix-huit lieues la séparent du lit de l’Ucayali ; mais comme aux débuts du voyage il m’était arrivé d’en faire vingt-cinq pour saluer un digne prêtre, ce trajet de dix-huit lieues ne pouvait me coûter, pour voir une ancienne Mission.

En quittant le lac Yapaya, nous nous étions engagés dans la petite rivière de Santa-Catalina qui l’alimente et dont le courant est assez rapide. Mes hommes ramèrent pendant tout le jour avec une bonne volonté et une énergie que j’eus soin d’entretenir par quelques rations de tafia. Au coucher du soleil, nous débarquâmes à un endroit de la rive gauche où s’épanouissait un ficus énorme. Nous allumâmes sous cet arbre le feu du campement, et nous goûtâmes à son ombre un sommeil paisible. Le lendemain à l’aube nous nous mettions en route, et vers midi nous entrions dans le port de Santa-Catalina.

Ce port était une simple échancrure pratiquée dans la berge par les empiétements de la rivière. La Mission, élevée de quelques pieds au-dessus de l’eau, en était distante d’un jet de flèche et se composait de onze chaumières et d’un carré long à toiture de palmes, qui me parut être l’église. Tout cela était éparpillé sur une pelouse d’herbe rase et jaunie, dont une croix de bois, jadis peinte au rocou, occupait le centre. Dans ce mélancolique ensemble, un détail pittoresque attirait le regard ; c’était un groupe de papayers, au tronc lisse, gris, argenté, d’une rectitude parfaite, et couronné à leur extrémité d’un chapiteau de feuilles lamelliformes. On eût dit de sveltes colonnes corinthiennes.

Une solitude complète régnait dans la localité. Je visitai l’une après l’autre toutes les cases, sans trouver homme ou perroquet à qui parler. Si mes rameurs ne m’eussent assuré que les néophytes de Santa-Catalina devaient être occupés à cette heure dans leurs plantations, j’aurais cru la Mission dépeuplée par une épidémie. En errant à travers ces demeures abandonnées, j’arrivai devant le carré long, qu’à distance j’avais pris pour l’église du lieu. C’était bien l’église en effet ; et, par les lézardes de ses parois, je pus m’assurer qu’elle était complétement nue. Sur un cube en torchis qui jadis avait été l’autel, de pâles lizerons et des polypodes, graines et spores tombées de la toiture ou chassées par les vents, s’étaient développées et végétaient languissamment dans la pénombre.

Je revins au rivage assez désappointé. Au lieu d’une Mission vivante et florissante que je m’étais attendu à voir, je n’avais trouvé qu’une église en ruines et des maisons sans habitants. Adieu les dessins ethnographiques que je m’étais promis de faire du type de ses néophytes, Indiens Cumbazas et Balsanos[4], croisés de Schetibos. Ces dessins étaient annulés par l’absence des gens qui devaient me servir de modèles. Un moment je regrettai d’avoir fait dix-huit lieues pour enregistrer ce néant.

En regagnant ma pirogue, j’aperçus à gauche du port, sous un bouquet d’arbres que la hache avait épargnés, deux chemises lavées par quelque ménagère, et suspendues à une corde pour y sécher. C’était, en l’absence de l’homme, le seul objet qui le représentât. L’abandon momentané de ces chemises, que le premier passant venu eût pu s’approprier, témoignait chez celle qui les avait blanchies, sinon une grande confiance dans l’honnêteté du prochain, du moins une intime persuasion que le site était bien désert, et qu’à moins d’un miracle il ne pouvait passer personne. Pour prouver à la ménagère Catalina[5] que le miracle avait eu lieu, je nouai les manches de ses chemises et les suspendis par un lien d’écorce à une branche d’arbre. Cette innocente espièglerie qu’on ne manqua pas d’attribuer à Yurima, l’esprit du mal, dut défrayer pendant huit jours la conversation des néophytes de Santa-Catalina.

Mission de Santa-Catalina.

Nous mîmes immédiatement le cap à l’est et descendîmes, avec la rapidité d’une flèche, la rivière de Santa-Catalina que nous avions remontée assez péniblement. Le lendemain, dans l’après-midi, nous laissions derrière nous le canal Yapaya et rentrions dans l’Ucayali. Nous coupâmes la rivière en diagonale pour atteindre un îlot de sable placé au milieu de son lit. Une halte de quelques heures que nous y fîmes, nous permit de souper et de tenir conseil. Deux courbes de la rivière, d’environ trois lieues chacune, nous séparaient encore de Tierra Blanca ; au lieu de passe r la nuit sur l’îlot, comme d’abord nous l’avions résolu, nous convînmes de la passer dans notre pirogue, et d’abandonner celle-ci à l’impulsion du courant. D’après l’évaluation de Julio elle devait se trouver par le travers de Tierra Blanca entre trois heures et quatre du matin. Confiant dans l’expérience de mon vieux Palinure, à dix heures je fis larguer l’amarre et prendre le large. Un moment après chacun de nous ronflait dans un ton différent, laissant l’embarcation flotter à la dérive comme un bouchon de liége.

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, ni quel songe heureux me berçait, lorsque la main de Julio, en touchant mon épaule, interrompit mon sommeil et mon rêve. « Tierra Blanca », dit-il. Je me dressai sur mon séant et regardai autour de moi. La nuit était sombre. Les étoiles brillaient au ciel. Un brouillard léger rampait sur la rivière dont les berges étaient accusées par deux bandes d’un noir opaque. À notre gauche un point lumineux tremblait dans la brume. Julio gouverna sur ce phare inconnu en invitant ses compagnons à peser sur la rame. À mesure que nous en approchions, un vent frais, précurseur de l’aube, ridait la surface de l’Ucayali. Cependant le jour n’avait pas encore paru, quand nous atterrîmes devant Tierra Blanca. Laissant à mes gens le soin de désarmer la pirogue, je sautai en terre, et marchai vers le phare qui continuait à briller dans l’obscurité.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)




Traversée de l’Amérique du Sud par Paul Marcoy. — Carte no 8.

  1. Suite. — Voy. t. VI, p. 81, 97, 241, 257, 273 ; t. VII, p. 225, 241, 257, 273, 289 ; t. VIII, p. 97, 113, 129 ; t. IX, p. 129, 145, 161, 177, 193, 209, t. X, p. 129, 145, 161, 177, t. XI, p. 161 et la note 2, 177 193 et 209.
  2. J’ai dit, dans ma revue des Conibos, à quelles écorces et à quelles plantes, leurs femmes empruntaient les couleurs dont elles se servent. Ces mêmes végétaux sont employés par les femmes de Sarayacu.
  3. En langue pano, les mots tipi schca (ce qui abrége ou raccourcit) sont appliqué à tout canal formé par une rivière qui a déserté son ancien lit pour porter plus à l’est ou à l’ouest, fait très-commun dans ces parages. Certains tipicheas ou canaux, abrégent en effet la distance d’un point à un autre ; mais le plus grand nombre ne servent qu’à remiser le poisson. Le fretin surtout y abonde. Les indigènes le pêchent à coups de flèches ou en barrant le canal et en empoisonnant ses eaux à l’aide du barbasco (jacquinia armillaris).
  4. Cumbazas et Balsanos habitaient autrefois les environs de Balsapuerto (port de la Balsa), sur le Huallaga. Catéchisés au XVIIe siècle par les Franciscains de Lima, et réunis dans les Missions que ces religieux avaient fondées sur les rives du Huallaga, ils y vécurent et leurs descendants après eux, jusqu’au commencement de ce siècle. Des démêlés qu’ils eurent à cette époque avec les Xeberos de la rive gauche du Marañon, ayant décidé leur émigration à travers la plaine du Sacrement, ils se répandirent jusque dans les Missions de l’Ucayali, où ils contractèrent des alliances avec les Panos-Schetibos chrétiens qui y étaient établis.
  5. Les néophytes de Santa-Catalina sont désignés, dans les Missions voisines, par le nom de Catalinos.