Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/02

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Michel Lévy (p. 239-247).


II

RAMNAD


Le rajah de Ramnad réduit à la position d’un zemindar. — La propriété dans l’Inde. — Le souverain, les raïots et les zemindars. — Le rajah de Ramnad mis sous tutelle par les Anglais. — Un secrétaire photographe.
Septembre 1872.


A Pomben, nous louons une barque pour passer sur le continent. Nous prenons terre à Deviapatam et partons aussitôt pour Ramnad, à huit milles dans l’intérieur.

Ramnad est l’ancienne capitale de la contrée. Elle a conserve son rajah. En apprenant qu’à Ramnad il y a encore un rajah, nous nous enquérons de sa position vis-à-vis du gouvernement anglais et de la nature des prérogatives qu’il a pu conserver. Il se trouve que nous touchons ainsi aux questions les plus difficiles de la politique de l’Inde. De prince souverain, le rajah de Ramnad a été réduit ou ramenée par les Anglais au status d’un zemindar ; c’est-à-dire que les Anglais lui ont enlevé toute action sur le gouvernement de son État — un pays ayant un peu plus de deux cent mille habitants — et qu’il n’a plus rien à voir dans les attributions qui constituent l’essence de la souveraineté ; ils ne lui ont laissé d’action indépendante qu’au point de vue fiscal pour la levée des impôts, sauf, bien entendu, a réapparaître, les impôts une foiss levés.

Il faut en effet se rendre compte que dans l’Inde la propriété du sol n’est point conçue autrement que comme un attribut de la souveraineté. Le souverain est souverain, et ipso facto il est possesseur, maître du sol. Pourtant ce sol est couvert de populations qui le cultivent : quelle sera leur position par rapport à la terre et au maître de la terre ? Le sol sera ainsi délimité et réparti que le village aura en propre la jouissance d’une certaine fraction territoriale. Là les limites seront fixes, on n’y touchera point, la coutume et la tradition feront que, de génération en génération, les mêmes villages auront les mêmes terres. Mais alors, dans l’intérieur du village, la terre restera la chose indivise de la collectivité ; l’idée d’un droit perpétuel propre à un homme quelconque du village, sur un coin de terre particulier, comme règle, n’existera pas.

Le paysan, le raïot, sur le champ qu’il cultive, ne sera donc qu’un tenancier, les termes et les conditions de sa tenue variant du reste considérablement. Or voici ce qui découle de cet état de choses : dans la redevance territoriale qu’il perçoit du raïot, le souverain ne prélève pas seulement, comme en Europe, l’impôt à titre de dépositaire de la puissance publique, il prélève encore la rente, le loyer de la terre à titre de propriétaire du sol. Aussi, dans l’Inde, la part que la terre paye au souverain est-elle en proportion de ce qu’elle produit beaucoup plus élevée que la part payée en Europe, où la notion de la propriété est différente.

Cependant, dans la plus grande partie de l’Inde, les rapports pour la redevance de la terre ne sont pas directs entre le souverain et les raïots. Il y a entre eux une classe intermédiaire, celle des zemindars ou des talouquedars. Dire avec précision quelle est la nature de cette classe, quels sont au juste ses droits et ses prérogatives, n’est pas chose facile, car du nord au sud, de l’est à l’ouest, cela varie à l’infini. En ne prenant que deux ou trois traits essentiels, les zemindars apparaissent assez bien comme formant une sorte de noblesse ou de classe aristocratique assise sur la terre. Leur origine sera à tous fort, diverse. Tel sera sur sa terre pour y avoir été trouvé et laissé par le plus ancien conquérant du pays ; tel y sera pour l’avoir reçue en don de ce même conquérant. Il pourra se faire ainsi que les différents maîtres qui auront successivement conquis ou régi le pays auront contribué à la formation de la classe des zemindars, en reconnaissant ou en assignant de temps en temps à de certaines personnes la jouissance d’une certaine fraction du territoire.

Quant aux prérogatives des zemindars, comme règle on ne trouve point qu’ils puissent prétendre à la nu-propriété du sol ni à un droit antérieur sur la terre, cela reste essentiellement l’apanage du souverain ; mais on trouve qu’ils ont le droit de régler tout ce qui a rapport à l’assessement et à la levée de la redevance territoriale. En dehors de cela, ils pourront encore posséder certaines attributions d’administration et de justice, selon que le consentement, l’éloignement ou la faiblesse du souverain le leur permettront.

Le zemindar perçoit la redevance territoriale, mais le souverain n’a jamais entendu lui en laisser qu’une part ou tantième ; un règlement intervient donc entre les deux, par lequel partage est fait. Le plus généralement, une somme fixe et une fois convenue, pour un certain nombre d’années, est arrêtée, que le zemindar paye au souverain, et c’est la différence existant entre ce qu’il paye ainsi et ce qu’il perçoit du raïot, qui, retenue par lui, constitue son revenu propre.

L’exacte appréciation des droits propres aux zemindars et aux raïots avec un équitable ajustement des rapports qui doivent exister entre les uns et les autres, et entre tous les deux et le souverain, sont certainement parmi les questions les plus ardues de la politique de l’Inde. Là il ne semble point qu’il y ait de règle générale, tout parait divers et cas particulier. Toujours est-il que c’est dans cet ordre de choses que les Anglais ont été le plus de temps à s’éclairer, et qu’en attendant ils ont le plus tâtonné et le plus commis de fautes. Aujourd’hui, après l’application de mesures différentes à des provinces différentes, et l’abandon et la reprise successive de systèmes opposés, la situation du gouvernement anglais vis-à-vis des populations établies sur le sol demeure différente dans les diverses parties de l’Inde. Dans le Bengale, une convention est intervenue en 1793 avec les zemindars, par laquelle la quotité à payer par eux à l’État a été fixée une fois pour toutes et à perpétuité. Les Anglais ne peuvent revenir sur cet arrangement, mais ils cherchent aujourd’hui à intervenir le plus possible en faveur des raïots pour les préserver contre les exactions des zemindars. Dans l’Oude, où prévalent les talouquedars, l’État a fait avec eux un assessement pour trente ans, se réservant, au bout de ce temps, d’en faire un nouveau, avec surélévation de la quotité de l’impôt, s’il y a lieu. Dans les présidences de Bombay et de Madras, l’assessement se fait généralement d’une manière directe avec les raïots ou les villages pour un nombre d’années déterminé. De tous les systèmes appliqués par le fisc, c’est ce dernier qui paraît offrir aux raïots le plus de protection et de garanties,

Quoique sur son territoire, dans la présidence de Madras, le gouvernement anglais soit presque partout et pour toutes choses en rapport direct avec les populations, il est cependant certains rajahs qui ont été conservés. Dans la partie du pays où nous sommes débarqués, il en subsiste jusqu’à trois : les rajahs de Poudoucoutah, de Shevagonga, et enfin de Ramnad. Le gouvernement anglais a enlevé à ces rajahs les attributions administratives et les droits de justice ; toutefois, les maintenant sur leurs terres à titre de zemindars, il leur a laissé le soin d’asseoir et de lever eux-mêmes i’impôt. Mais alors une convention a été faite avec eux, par laquelle ils se sont engagés à verser chaque année au collecteur anglais, pour la part de l’État, une contribution fixe d’un certain nombre de roupies.

Pour le rajah de Ramnad en particulier, la somme qu’il doit payer au trésor a été ainsi fixée qu’il y a une assez large marge entre ce qu’il perçoit et ce qu’il paye. Avec le revenu qu’il peut se faire, il passerait pour un homme riche en tout pays. Malheureusement presque tous ces rajahs hindous sont la proie de parasites et de concubines. La dilapidation est énorme autour d’eux, et généralement leurs revenus, quels qu’ils soient, finissent par ne plus y suffire. C’est ce qui est arrivé au rajah de Ramnad. Il s’est trouvé un beau jour criblé de dettes et accablé de procès, dans l’impossibilité de verser au collecteur anglais sa redevance annuelle. Le gouvernement anglais, qui n’entend pas raillerie en pareille matière, lui a alors dépêché un administrateur qui s’est emparé de la gestion de ses biens et qui reste chargé de faire rentrer les impôts, pour les appliquer au payement des sommes dues à l’État. En attendant que l’État soit entièrement payé, l’administrateur anglais ne laisse toucher au rajah qu’un nombre de roupies tellement en dehors de proportion avec ce qu’il était accoutumé de dépenser, que, n’ayant plus possibilité de faire figure et de tenir son rang, il s’est renfermé dans sa maison et ne voit plus personne.

Le rajah ainsi abaissé n’en est pas moins l’héritier de gens qui ont autrefois joué un grand rôle dans ce coin de l’Inde. La domination des anciens rajahs s’étendait jusque sur l'île de Ramisseram. Ce sont eux qui étaient les protecteurs du saint lieu, qui veillaient à la sécurité des routes qui y conduisent. Dans le temple de Ramisseram, nous avons vu les statues de plusieurs d’entre eux érigées en signe de gratitude. Ramnad était ceinte de murailles ; les Anglais, au dernier siècle, n’ont pu y entrer qu’en faisant marcher une armée et qu’en employant le canon. De toute cette grandeur il ne reste plus rien ; mais le rajah n’en a point perdu le souvenir, et il prétend exercer ses anciennes prérogatives, au moins pour ce qui a rapport aux devoirs de l’hospitalité.

En apprenant notre arrivée dans sa bonne ville de Ramnad, il nous envoie son secrétaire, qui, après nous avoir installés dans la meilleure maison de l’endroit, nous promène par la ville dans une voiture attelée de deux magnifiques bœufs blancs. Notre secrétaire est un Tamoul fort intelligent, qui cumule plusieurs qualités, entre autres celle de photographe ; et même, après quelques heures de conversation, il ne fait aucune difficulté de nous avouer que la raison principale de sa présence auprès du rajah est son habileté comme photographe. Le rajah est grand amateur de photographie ; il se console de ses malheurs avec son secrétaire en faisant des portraits.