Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/04

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Michel Lévy (p. 256-264).


IV

TANJORE


La poste à bœufs. — Trichinopoly et son roc. — Le grand temple de Shirangham, en partie habité par les singes. — Le pays de Tanjore confisqué par les Anglais. — Le grand temple de Tanjore. — L’architecture du sud de l’Inde.
Septembre 1872.


Depuis que nous sommes dans l’Ind, nous avons dû continuer à nous servir de charrettes à bœufs. En changeant presque chaque jour d’équipage et en prenant alors des bœufs frais, nous sommes parvenus à dépasser sensiblement les vitesses de Ceylan ; cependant voici encore mieux. De Madura à Trichinopoly, nous trouvons un service de poste organisé ; la charrette primitive se transforme en une sorte de boîte suspendue sur des sortes de ressorts, et, de huit en huit milles, un troupeau de bœufs stationne sur la route nous fournit un relai. Les bœufs vont au trot. Imaginez cela ! Que si par hasard leur pas vient à se ralentir, le cocher, en tirant la corde qu’il leur a passée dans le nez et en les pinçant avec force à la naissance de la queue, les remet de suite à la course. Quelque étonnant que cela soit, les relais succèdent rapidement aux relais, et nous franchissons en vingt-deux heures les quatre-vingt-huit milles anglais qui séparent Madura de Trichinopoly.

Trichinopoly est signalé au loin par un roc, une sorte de gigantesque caillou de quatre cents pieds de haut, qui se trouve là isolé dans la plaine. Sur une plate-forme due à un brusque rétrécissement du roc un peu avant le sommet, on a bâti un grand temple, et sur le point tout à fait culminant on a placé un de ces petits édifices élégants comme on en voit ici : un groupe de colonnes disposées en carré sans murailles et supportant un toit plat. Du sommet du roc, on a une vue magnifique sur les rizières et les palmiers luxuriants qui couvrent la plaine du Cauvery. De là aussi on découvre à ses pieds le temple de Shirangham, bâti dans une île à laquelle donnent naissance le Cauvery et le Coleroun.

Shirangham forme un ensemble colossal. Les grands temples que nous voyons depuis Ramisseram ne consistent point en des bâtiments circonscrits, comme la cathédrale gothique ou le temple bouddhique, mais comprennent au contraire des constructions diverses, disposées dans l’enceinte rectangulaire de hautes murailles extérieures. Ce sont des séries de galeries avec colonnes, de vastes salles couvertes avec des espaces vides ou des cours, et encore de grandes piscines pour les ablutions.

A l’opposé de ce qui se voit dans presque tous les édifices religieux, le saint des saints, le sanctuaire où est la statue du dieu, quoique placé au milieu des constructions, n’est cependant point ici mis en vue ou en relief. Au lieu d’être le morceau de résistance, ce n’est le plus souvent qu’une simple niche ou chapelle assez insignifiante, qui ne se découvre pas plus du dehors que du dedans. Les parties qui attirent le plus les regards et donnent à l’ensemble le cachet de grandeur qu’il peut avoir sont situées à l’extérieur et aux côtés de l’enceinte. Elles consistent en des pyramides qui surmontent les portes par lesquelles on pénètre dans l’intérieur. Ces pyramides atteignent, dans les grands temples, des hauteurs considérables ; elles rappellent un peu la forme du pylône égyptien. De la base au sommet elles sont couvertes d’un fouillis de sculptures représentant des figures grotesques ou difformes de dieux quelconques. Au dehors de l’enceinte, à côté d’une des portes, on est sûr de voir les chars massifs et lourdement sculptés qui servent, pendant les processions, à voiturer la statue du dieu par les rues et, en pénétrant dans les cours, les éléphants que le temple entretient pour aller au dehors recueillir les offrandes.

A Shirangham il y a sept enceintes successives. Les premières sont occupées par les brahmanes, lis ont là leurs maisons, et, comme ils forment une population considérable à laquelle se sont encore adjoints des gens de boutique et de métiers, la meilleure idée qu’on puisse avoir de Shirangham est celle d’une petite ville avec un édifice sacré au milieu.

Concurremment avec sa population humaine, Shirangham abrite toute une population de singes. Ces messieurs sont là parfaitement chez eux, à juger par la tranquillité avec laquelle ils se promènent dans les rues et du sans-gêne qu’ils montrent en grimpant sur les parties les plus sacrées du temple. Étant nous-mêmes montés sur le toit d’une des galeries, pour juger de l’ensemble des constructions, notre guide pousse un cri particulier. Ce cri est celui que les singes sont accoutumés de voir suivre d’une distribution de vivres, et les voici qui accourent de tous côtés. Nous en avons bientôt au moins deux cents, rangés en cercle autour de nous ; mais, comme nous n’avions rien prévu de pareil, nous sommes sans le moindre rogaton à leur offrir. Après être restés assez longtemps dans l’attente, voyant que nous nous retirons sans rien leur donner, ils prennent eux-mêmes le parti de se disperser, quoique de fort mauvaise humeur.

Nous étions arrivés à Trichinopoly allant en poste avec des bœufs ; nous en repartons en chemin de fer pour Tanjore.

Tanjore, jusqu’en 1855, possédait un rajah. En 1855, le rajah régnant vint à mourir sans enfants mâles. D’après la loi hindoue, l’adoption confère les mêmes droits que la naissance : le fils par adoption est donc aussi strictement l’héritier que le fils par le sang. Mais ce n’est point ainsi que l’entendait alors la compagnie des Indes. Celle-ci avait au contraire pour jurisprudence que, les héritiers mâles et du sang venant à manquer, la principauté avec tous les droits afférents devait lui faire retour comme au souverain pouvoir et au suzerain du pays. Le rajah mort, la compagnie ne trouvant pas devant elle d’héritier mâle, sans se préoccuper autrement des droits des filles ou des héritiers adoptifs, a tout simplement déclaré le Tanjore annexé à ses terres, et depuis lors c’est un collecteur anglais qui administre le pays.

Ce refus systématique et généralisé de reconnaître aux princes hindous le droit d’adoption est une des causes qui ont contribué à amener la grande révolte de 1857. Vers l’époque où le rajah de Tanjore mourait sans héritiers naturels, plusieurs autres princes hindous, et en particulier des princes de sang mahratte, mouraient dans le même cas. De même que pour le rajah de Tanjore, annexion de leurs terres ou retrait complet de leurs pensions. De là des ennemis implacables, et en particulier Nana-Saïb, héritier adoptif du Peshwa mahratte. Profitant de la leçon, le gouvernement de la reine, aujourd’hui substitué à la compagnie, a renoncé à de pareilles prétentions. Il a absolument reconnu aux princes hindous le droit d’adoption, et si le rajah de Tanjore était seulement mort quelques années plus tard, au lieu du collecteur anglais, ce serait un de ses gendres ou tout autre héritier adoptif que nous trouverions trônant à Tanjore.

Le dernier rajah a laissé derrière lui seize veuves et deux filles, auxquelles les Anglais ont fait des pensions. Tout ce monde a continué à vivre dans le palais, qui a été conservé dans son ancien état. On trouve là, dans les cours, des rangées d’éléphants, puis une ménagerie, ce qui est le grand objet d’amusement des princes de l’Inde, Dans l’intérieur, les salles d’audience et de réception qu’on visite sont meublées d’une façon qui force à rire. C’est un incroyable assemblage de bimbeloterie européenne : des verres de quatre sous, des pendules de Nuremberg, des joujoux de la foire de Saint-Cloud.

Le plus beau temple de la religion brahmanique de toute l’Inde est le grand temple de Tanjore. Ici c’est la pièce du milieu, servant d’abri à la divinité qui est heureusement la partie capitale et mise en relief ; elle s’élève isolée au milieu de constructions accessoires et forme un monument puissant. La partie inférieure se compose d’un solide carré de quatre-vingt-deux pieds au côté, surmonté d’une construction pyramidale qui porte la hauteur totale de l’édifice à deux cents pieds. Le carré du bas et la pyramide du haut sont extérieurement, pour l’apparence architecturale, divisés en étages ornementés de moulures et de fenêtres avec colonnettes et chapiteaux. . En face du temple de Tanjore, on est frappé plus que partout ailleurs de l’air de ressemblance qui s’accuse entre le style de l’architecture hindoue et celui de l’architecture grecque. Il faut forcément que l’un ait pris et que l’autre ait donné. Mais alors de quelle époque datent les commencements de l’architecture de l’Inde ? D’après les travaux les plus récents, il paraîtrait que l’on ne trouve aucune trace de véritable architecture dans l’Inde antérieurement au iiie siècle avant notre ère. On ne connaît du moins aucune ruine qui remonte au delà, et même les plus anciens monuments de l’Inde seraient bouddhiques ; les gens de religion brahmanique paraissant n’avoir commencé à construire qu’assez longtemps après les bouddhistes.

Les grands temples brahmaniques que nous rencontrons dans le sud de l’Inde sont relativement récents ; les plus vieux ne remontent pas au delà du xe siècle de notre ère, Il y a du reste des styles fort différents dans l’architecture de l’Inde. Le style du sud n’est pas le même que celui qui a fleuri dans la vallée du Gange et dans d’autres parties de la péninsule. La classification de ces divers styles, leur parenté ou leur filiation, sont autant de questions encore assez mal élucidées. Quoi qu’il en soit, il n’y a qu’à comparer l’âge des monuments de l’Égypte et de la Grèce avec l’âge de ceux de l’Inde, pour voir que ce dernier pays n’est entré que bien après les deux autres dans la voie des grandes constructions ; par conséquent, s’il y a eu emprunt, c’est l’Inde qui forcément a emprunté aux deux autres.