Voyage en Asie (Duret 1871)/Inde/09

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Michel Lévy (p. 288-296).


IX

BÉNARÈS


Départ de Calcutta. — Le chemin de fer. — Bénarès. — Les pèlerins et les fakirs. — Grand nombre des édifices religieux. — La tour de Sarnath. — Les ghâts. — Le rajah de Bénarès et son fils. — Le palais de Ramnagouhr.
Novembre 1872.


De Calcutta au Punjab, par la vallée du Gange, il y a un chemin de fer qui, se dédoublant à Labore, va joindre l’Indus près de Moultan, et par Peshawer se prolongera jusqu’à la frontière du Caboul. Vous prenez à Howra, en face de Calcutta, le train pour Lahore et faites les douze cent soixante-dix-huit milles de la route dans un confortable wagon. Cela n’a plus aucune couleur locale, mais quand on a voyagé pendant des semaines en charrette à bœufs, comme nous l’avons fait dans le sud, je n’oserais pas dire que l’absence de couleur locale ne produise tout d’abord un véritable plaisir. On est d’autant plus satisfait d’aller vite que les plaines du Gange que l’on traverse sont des pays plats. Les terres y sont sans doute fertiles, et le riz, l’indigo, le sucre, le pavot, le coton, le jute y poussent à souhait, mais en revanche l’agrément pittoresque y fait absolument défaut.

Nous voici partis pour Lahore. Nous n’irons cependant point tout d’une traite ; en route nous descendrons assez souvent de wagon, en commençant par Bénarès.

Bénarès est la ville sainte des Hindous. C’est là que sont décidées les questions de dogme pour tout ce qui a rapport au culte brahmanique. Les brahmanes et les pandits de Bénarès émettent des décisions devant lesquelles tout s’incline. Bénarès n’est point seulement un foyer qui rayonne, c’est encore un centre qui attire. De tous côtés les dévots et les pèlerins y viennent en foule adorer Siva, au culte duquel la ville est presque exclusivement adonnée. Dans les rues et les carrefours de Bénarès, vous croisez des bandes de pèlerins aux vêtements usés par le voyage, qui, le bâton d’une main et leur vase à boire de l’autre, s’en vont faire leurs dévotions, de chapelle en chapelle. Des bœufs et des vaches, en leur qualité d’animaux sacrés, vaquent en liberté par la ville et, quand il leur plaît de s’aventurer dans les rues étroites, c’est au passant à se garer comme il peut de leurs cornes. On trouve aussi pas mal de mendiants, surtout à la porte des temples, qui se recommandent à la charité des personnes pieuses par leur aspect mal léché et par les énormes plaques de bouse de vache dont ils se couvrent le corps, en qualité d’adorateurs de Siva.

Quant aux fakirs du genre tout à fait extraordinaire, l’espèce s’en perd, aussi bien à Bénarès que dans toute l’Inde. A Bénarès même il n’y a plus aujourd’hui un seul homme qui se tienne assis pendant des années, les yeux immobiles fixés sur son nombril, ou le poing fermé jusqu’à ce que les ongles en poussant lui aient transpercé les chairs. Le scepticisme, au souffle venu d’Europe, fait dans l’Inde son travail souterrain ; les pratiques du bon vieux temps tendent à disparaître. Dans tout Bénarès, le seul fakir intéressant que nous ayons vu était une sorte de jongleur qui, dans un coin de la place publique, se tenait en équilibre sur une jambe, l’autre jambe retenue en l’air dans la main, et encore il pourrait très-bien se faire que ce que nous avons cru être un fakir n’ait été, après tout, qu’un pur saltimbanque.

Bénarès, en sa qualité de ville sacrée, est naturellement pleine de temples et de lieux consacrés au culte. Il n’y a point de rue où l’on n’en trouve des séries entières. On en compte jusqu’à quinze cents. Cependant, si ces édifices produisent tout d’abord une certaine impression par la multiplicité, ils n’en produisent plus aucune quand on vient à les considérer de près et en détail. Ils sont tous petits et mesquins. Ce ne sont pour la plupart que des chapelles ou de simples niches. Ils n’ont même pas le mérite de la grande ancienneté. Les villes de la vallée du Gange ont été soumises à tant de dévastations et de destructions répétées, qu’il n’y en a pas de très-anciennes ; le Bénarès actuel a été élevé, à une époque relativement récente, sur les ruines de villes précédentes ; on n’y trouve aucune construction qui remonte à plus de trois siècles.

Temples, chapelles, niches et reposoirs sont peuplés d’une quantité innombrable d’images sculptées dos divinités du panthéon brahmanique ; on va même jusqu’à prétendre que les dieux sculptés dépassent, à Bénarès, le nombre des habitants. Toute cette sculpture ne contribue guère à embellir les édifices ; elle est du dernier ordre et n’a aucun mérite ni d’exécution ni d’expression. Il faut dire aussi que les sujets à reproduire sont en dehors des données du goût et de l’art. Tous ces dieux hindous sont des êtres disgracieux et difformes, fruit d’une imagination déréglée. Ce Ganésa avec sa tête et sa trompe d’éléphant, ce Siva avec ses bras multiples, représentent pour la sculpture des créations auxquelles il est impossible de trouver une forme heureuse. On ne voit donc rien de comparable, chez les brahmanes, aux statues magistrales que les bouddhistes ont sculptées en tant de lieux ; mais aussi les bouddhistes on su éviter le monstrueux, ils se sont tenus sur le terrain purement humain pour idéaliser la forme humaine.

Nous n’avons, du reste, qu’à aller tout à côté, à Sarnath, pour voir ressortir la supériorité de l’art bouddhique. Les brahmanes n’ont pas toujours régné à Bénarès : il y a eu une époque où la ville a été convertie au bouddhisme et lui a appartenu. Les bouddhistes, après un temps, ont disparu de Bénarès comme de toute l’Inde, et les brahmanes ont repris leur ancienne place. Il est cependant resté un monument bouddhique : c’est une grande construction de forme ronde, pleine à l’intérieur, et qui devait être une dagoba. La tour de Sarnath, comme on l’appelle vulgairement, offre, par la simplicité de ses lignes et par le style de ses décorations, quelque chose de fort supérieur à tout ce que peut montrer le Bénarès brahmanique ; il y a surtout, se déroulant autour de l’édifice, à une assez faible élévation, un ornement d’architecture du plus grand goût, qu’on dirait inspiré par l’art grec.

La ville de Bénarès est formée de ruelles étroites bordées de hautes maisons. Cette ville, qui, a l’intérieur, n’est qu’une sorte d’entassement confus, vue de la rivière, prend un aspect de véritable grandeur. Elle s’étend sur un espace de trois kilomètres au bord du Gange, à un point où la berge domine sensiblement la rivière. Les maisons, les temples, les édifices de tout genre, pressés les uns contre les autres, arrivent jusque sur l’extrême bord de la berge, et de leur pied on a fait descendre dans le fleuve une série ininterrompue de grands escaliers, de ghâts. Ces ghâts sont de proportions monumentales ; à leur sommet ils ont pour couronnement un palais, un temple, ou quelque porte avec tours, les mettant en communication avec une des rues de la ville. Ils doivent leur construction à la munificence des rajahs ou de pieux et riches particuliers. Ils ont été bâtis pour fournir un lieu propice aux ablutions dans les eaux sacrées du Gange.

Le matin, au soleil levant, toute la population va se baigner dans le Gange. On a alors un spectacle extraordinaire. L’amphithéâtre des escaliers est couvert d’une foule animée qui monte et descend, et se presse sur les dernières marches à moitié plongées dans l’eau. C’est ici le lieu de prière et de réunion. Après les ablutions, on reste à causer. On entend comme la clameur qui s’élèverait d’une place publique. Non-seulement on se baigne, mais on boit l’eau sacrée, on la puise pour l’emporter, et les vases de cuivre, dont tous sont munis, brillent au soleil et reflètent partout la lumière.

À Bénarès, nous recevons l’hospitalité du rajah ; nous sommes logés à sa maison de ville. Le rajah de Bénarès, Issouripersad Naraïn Singh Bahadour, est un homme de haute caste, qui a passé la soixantaine. Il est pensionné par les Anglais et n’exerce aucune autorité politique ; il n’en jouit pas moins, auprès des Hindous, d’un très-haut degré de considération. Il nous fait voir la ville à dos d’éléphant. C’est tout ce quu’il y a de plus princier et de plus abominable. On ne monte sur la bête, qui cependant s’est accroupie, qu’à l’aide d’une échelle ; quand elle s’est relevée en vous donnant une affreuse secousse, on se croirait au sommet d’une tour branlante, on oscille et la tête vous tourne, Bénarès sert de lieu de résidence et de retraite à un grand nombre de riches Hindous et d’anciens rajahs ; aussi trouvons-nous le soir, chez notre hôte, toute une société de rajahs et de mamamouchis, affublés de turbans, de cachemires, d’étoffes de brocart et d’or, à faire pâmer d’aise les amateurs de pittoresque.

Nous faisons visite au fils du rajah dans le palais que possède le père, à Ramnagmihr. Le jeune prince, qui a l’air de tenir beaucoup à l’étiquette, a pris pour nous recevoir ses plus beaux atours ; il s’est mis sur la tête une aigrette de magnifiques rubis. Nous le trouvons assis en cérémonie, avec les gens de sa suite alignés à ses côtés ; debout devant lui sont deux porte-masse et un grand bel homme magnifiquement costumé, une sorte de tambour-major, qui tient à la main un glaive dans un fourreau de velours vert. Tout cet appareil nous avait fait craindre une de ces audiences ennuyeuses où l’on se travaille à causer par l’intermédiaire d’interprètes ; mais il se trouve que le prince et sa suite parlent anglais, et la conversation glisse assez facile.

Après l’entrevue, nous visitons les lieux. Le palais de Ramnagouhr est bâti sur la rive droite du Gange, en amont de Bénarès. Les tours et la façade s’élèvent sur le bord de l’eau, et un ghât monumental met l’entrée en communication avec le fleuve. Des fenêtres on jouit d’une vue superbe sur le Gange, la plaine, la ville de Bénarès. L’intérieur a assez bien conservé son cachet oriental et n’a pas été trop défiguré par l’introduction du bric-à-brac européen. Nous n’avions pas encore vu dans l’Inde d’aussi belle habitation.