Voyage en Asie (Duret 1871)/Java/02

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Michel Lévy (p. 165-175).


II

BANDONG


Départ pour l’intérieur. — Builenzorg. — Bandong. — de Bandong et ses danseuses. — Culture du thé et du quinquina. — La campagne Javanaise. — Ascension du Telagabodas.
Juillet 1872.


Il n’y a encore à Java que deux tronçons de chemin de fer, mais il y a presque partout des grandes routes et, pour voyager à l’intérieur, on va en poste avec les relais établis par le gouvernement. Nous quittons Batavia dans une berline qui, chassée d’Angleterre par les chemins de fer, est venue finir ici. Selon les relais, nous avons quatre à six chevaux avec cocher sur le siège et, d’après la coutume javanaise, deux piqueurs sur un marche-pied par derrière. Cocher et piqueurs font un tel bruit de cliquetis de fouet et de cris, qu’ils mettent dès l’abord nos petits chevaux javanais ventre à terre et les y maintiennent tout le temps. Jamais les beaux jours de nos malles-poste n’ont connu de plus belle vitesse. Cependant nous allons partout trouver des montagnes, alors on attellera quatre, six, jusqu’à douze buffles devant nos chevaux, et, passés d’une vitesse vertigineuse au pas le plus tranquille, nous franchirons les pentes des cols les plus élevés. De Batavia à Buitenzorg c’est l’affaire de quelques heures. A Buitenzorg habite le gouverneur général des Indes néerlandaises, dans une maison bâtie au milieu d’un jardin botanique célèbre. Le jardin mérite sans doute sa célébrité, mais j’avoue que, pour ma part, il m’a laissé assez froid. Il est rempli de palmiers, de bambous, de grandes fougères, c’est-à-dire d’à peu près les mêmes arbres qui poussent libres dans les champs javanais, et alors il vaut autant sortir tout de suite du jardin pour se jeter dans la campagne, qui est ici merveilleuse. Autour de Buitenzorg, l’horizon est fermé par deux volcans éteints, le Gedeck et le Slamat, et les ondulations que fait le terrain, en remontant de la plaine jusqu’à leurs crêtes, étalent aux yeux un amphithéâtre de cultures, d’arbres, de bois d’une puissance de végétation telle, qu’avant d’avoir vu Java on ne saurait la rêver.

Nous quittons Buitenzorg et arrivons, au bout de quelques postes, au pied du mont Mogamendoung. La montagne franchie à grand renfort de buffles, nous nous trouvons dans la résidence des Préanger, la plus grande de l’île. Nous traversons Tandjour et nous arrêtons à Bandong, la ville chef-lieu, qui a l’honneur de posséder le résident hollandais et, par-dessous lui, un régent indigène.

Le régent de Bandong est un de ces princes que les Hollandais, sans les supprimer tout à fait, annihilent chaque jour davantage. Autrefois ses ancêtres possédaient la souveraineté sur une partie du territoire des Préanger ; depuis longtemps, la souveraineté était passée aux mains des Hollandais. Ceux-ci avaient cependant laissé aux anciens princes et à leurs descendants le droit de lever et de s’appliquer l’impôt en nature sur les terres cultivées en riz. Mais dernièrement, faisant un pas de plus, ils ont arrêté avec le régent actuel de nouvelles conventions par lesquelles il leur abandonne sa prérogative à la levée de l’impôt, en échange d’une rente annuelle. Le régent de Bandong, quoique aujourd’hui réduit à n’être plus qu’un fonctionnaire dans l’engrenage administratif des Hollandais, n’en demeure pas moins un très-grand personnage pour ce pays-ci. Il habite, au milieu de Bandong, de vastes constructions donnant sur une place plantée d’arbres magnifiques. Le régent Wira-Nata-Kousouma est un homme d’une cinquantaine d’années, d’une politesse et d’une courtoisie parfaites. Il est vêtu à la javanaise, avec un mouchoir de couleur noué sur la tête, un petit gilet noir boutonné au corps, et un sarong attaché autour des reins. Le seul luxe de sa personne est le kriss qu’il porte au côté, et qui est généralement une arme d’un grand prix. Étant allés lui faire visite, il nous invite à passer chez lui la soirée.

Les princes javanais ont coutume d’entretenir dans leur maison des danseuses à eux, des shrimpi et des musiciens. Les danseuses du régent de Bandong sont particulièrement célèbres à Java, Elles ont hérité par tradition, dans sa famille, d’un costume et d’une danse qui leur sont tout à fait propres. Nous nous rendons le soir chez le régent. Il nous reçoit dans une vaste salle. On s’assied. Des serviteurs offrent du thé et des cigares. A nos pieds, ayant à la main une mèche allumée, prêt à donner du feu, se tient le nain favori du régent, un petit homme fort drôle, presque microscopique. Sur un signe du régent, les musiciens, placés en dehors de la salle, devant les portes restées ouvertes, commencent à jouer ; puis arrivent les danseuses. Elles sont vêtues dans l’antique costume du pays. Leur coiffure est ornée de lames d’or qui se recourbent sur le sommet de la tête en forme de cimier. Elles ont aux bras et aux poignets des bracelets d’or ; sur la poitrine, retenue par une chaîne, une plaque de même métal en forme de croissant. Par-dessus le jupon étroit, de couleur brune, qui leur tombe jusqu’aux pieds, elles portent un justaucorps écarlate qui serre les seins et la taille en laissant nus le haut du corps, les bras et les épaules. Leur ceinture se prolonge de chaque côté en une longue banderole qu’en dansant elles prennent de temps à autre à la main, et dont elles se servent alors comme d’écharpe pour accompagner leurs gestes ou marquer leurs poses.

Les danseuses, au nombre de quatre, se présentent à la fois et comme en partie liée ; leur danse a bien en effet un caractère particulier. C’est une danse de style sobre et sévère, quoique très-gracieuse et très-féminine ; c’est même plus que cela, c’est quelque chose d’épique. L’orchestre s’étant mis à jouer un air qui simule les péripéties d’un combat, et le chœur ayant entonné les vers appropriés d’un vieux poëme épique, les danseuses, qui ont pris a la main un arc et des flèches, dansent la bataille et miment le combat. Tout d’un coup elle s’arrêtent, et le chœur, qui seul alors continue, pleure les héros tombés et se lamente sur les morts.

Le régent, qui voit le plaisir que nous cause l’art délicat de ses danseuses, cherche encore à en rehausser l’éclat par le contraste, en laisant venir des ronggens. Ces ronggens sont des bayadères à la disposition du public, que chacun peut faire venir chez soi pour de l’argent. Elles sont vêtues d’une façon très-ordinaire. Ce sont pour le moins autant des chanteuses que des danseuses, car elles chantent en même temps qu’elles dansent. Leur principal mérite paraît même consister dans leur chant, qui est en partie improvisé, et émaillé de saillies, de brocards, de propos très-libres, toutes choses naturellement perdues pour des étrangers.

Les danses et la musique se prolongent chez le régent jusqu’au milieu de la nuit, et lorsque nous nous retirons et qu’il nous accompagne, la lune éclaire la foule, qui a envahi les cours et qui du dehors cherche à prendre sa part de la fête. Cependant, dès que le régent paraît sur le seuil de sa porte, toute cette foule tombe à genoux et reste à terre devant lui. Cet incident de la fin d’une fête me semble résumer toute l’histoire de l’Asie. D’éternels sultans et d’éternels rajahs qui, en échange de l’or qu’ils lui prennent et des corvées qu’ils en exigent, consentent à ce que la multitude se tienne dans la poussière à leur porte !

Bandong est au centre d’un pays d’une grande variété de cultures. Dans la plaine, des rizières, puis sur les montagnes, le tabac, le café, et encore le thé et le quinquina. Nous visitons avec un vif intérêt ces deux dernières cultures transplantées de si loin à Java. Nous trouvons à Tjioumboulouit de vastes terrains où l’arbre à thé est planté en ligne et taillé en buisson. Dans les champs, une nuée de travailleurs fait la cueillette des feuilles à la grosse et sans beaucoup de précautions. Le produit de la cueillette subira ensuite, à la maison d’exploitation, un triage et des préparatifs divers qui permettront de faire à la fois presque toutes les variétés de thé. Pour le thé vert, c’est une chauffe dans un poêlon en fer, alors que les feuilles sont encore fraîches, qui lui conserve sa couleur et lui donne ses qualités spéciales.

A quelque distance du thé, mais plus haut sur la montagne, sont les cultures de quinquina. Le gouvernement hollandais a fait les plus persévérants efforts pour acclimater l’arbre qui donne le quinquina, et il y a aujourd’hui à Java deux millions de pieds des diverses variétés du chinchona. Un vieux soldat, sur la plantation que nous visitons, préside aux opérations assez simples de la culture et de la récolte. On sème en serre les graines de l’arbre ; lorsque les jeunes pousses ont atteint quelques centimètres, on les transplante dans le champ préparé pour les recevoir. Pendant six ans, on cultive le terrain avec soin, et, au bout de ce temps, l’arbre qui a poussé une tige unique, terminée par un gros bouquet de feuillage, est coupé au ras du sol. Des Javanais, avec un simple couteau, enlèvent la précieuse écorce des arbres coupés et en font des paquets qu’on expédie en Europe pour les préparations. La souche restée dans la terre repousse une seconde fois et, au bout de six autres années, est coupée de nouveau, mais cette fois-ci pour jamais, car alors l’arbre meurt et doit être remplacé.

De Bandong nous poussons une pointe sur Garout. Garout, comme Tandjour et comme Bandong, est dans une grande plaine entourée de volcans. Le volcan est en effet le personnage principal sur la scène naturelle de Java ; il est sans cesse présent. Il n’y a point de coin du pays d’où l’on ne découvre quelque immense cône dominant tout de sa masse. La plaine est couverte de rizières. Les terres que l’on peut noyer prennent ici le nom de sawas et, sans jamais se lasser, donnent chaque année du riz. La sawa n’est cependant pas limitée aux terrains bas ; elle s’élève sur les coteaux et même dans certains endroits jusque sur le flanc des montagnes. Dans ce cas, le sol, qu’il faut horizontal pour retenir les eaux, doit être artificiellement nivelé et disposé en terrasses ou en escalier. Lorsqu’on voit tous ces petits champs inondés, placés à pic les uns au-dessus des autres, on sent que le travail incessant des générations s’est appliqué là, et l’on comprend qu’à Java, comme ailleurs, il n’y a qu’à marier le paysan à la terre pour en obtenir des prodiges.

Dans la sawa nul arbre ne pousse ; la campagne pourrait donc paraître vide et nue, si les Javanais n’avaient l’habitude de construire leurs maisons de bambou dans les arbres. Les nombreux villages cachés sous bois forment ainsi autant de bosquets et de massifs d’une éternelle verdure. Là croissent entremêlés, dans toute la splendeur d’une végétation luxuriante, le cocotier aux palmes sèches et rigides, presque métalliques, qui, pour produire tout son effet, doit être vu de loin, épars au milieu d’autres arbres ; le bambou au feuillage léger, coupé à jour et frissonnant, qui lui au contraire gagne à être admiré de près ; le bananier, la plus grande des herbacées, étalant en courbe de grandes feuilles d’un vert léger et d’une texture souple et onduleuse.

De Garout nous faisons l’ascension du Telagabodas, un ancien cratère d’éruption transformé en lac d’eau sulfureuse. En quittant la ville pour le lac, nous traversons d’abord les sawas et les bosquets de cocotiers, de bananiers ; à une certaine hauteur sur la montagne, les sawas disparaissent, les cocotiers et les bananiers se font de plus en plus rares, puis manquent à leur tour. Alors, à une élévation où déjà en Europe il n’y a plus que des conifères ou des pâturages, commencent les cultures de tabac et de café, qui s’étendent sur de vastes superficies. Continuant à monter, nous dépassons toutes les cultures utiles, et nous nous trouvons enfin dans la forêt vierge, région d’arbres gigantesques que la main de l’homme n’a point encore touchés. Ce sont maintenant des fougères d’une variété étonnante, quelques-unes arborescentes, grandes comme des palmiers, avec des lianes partout enchevêtrées, qui donnent son caractère à l’ensemble. Le lac lui-même est entouré par les parois boisées de l’ancien cratère. Sa surface est à plus de cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Ses eaux ont une couleur laiteuse et exhalent au loin une forte odeur de soufre, que viennent encore augmenter les vapeurs sulfureuses qui se dégagent du sol et de sources d’eau chaude.