Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/02

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Michel Lévy (p. 70-78).


II

HAN-KAU


Vou-Tchang, Han-Kau et Han-Yang, leur population exagérée. — Les yamens. — Le bâtiment des examens. — Saleté repoussante. — Les femmes. — La campagne couverte de tombeaux.
Février 1872.


On ne saurait parvenir d’une manière plus superbe au cœur d’un pays qu’on ne le fait au cœur de la Chine, en remontant le Yang-Tse. Quel énorme fleuve que ce Yang-Tse ! Ici, à son confluent avec le Han, à 900 kilomètres de son embouchure, il est encore large d’un kilomètre, et il porte les navires venus de la haute mer. Le commerce intérieur du pays se concentre sur ses bords : à Han-Kau, on voit des jonques venues de toutes les rivières du centre de la Chine. Cependant Han-Kau n’a pas l’honneur d’être une ville administrative, ce n’est qu’une ville d’affaires, un village, diraient les Chinois. En face de Han-Kau, sur la rive droite du Yang-Tse, est la ville de Vou-Tchang, qui possède dans ses murs un viceroi et le gouverneur de la province de Hou-Pe. Du même côté du Yang-Tse qu’Han-Kau, c’est-à-dire sur la rive gauche, mais de l’autre côté du Han, est une seconde ville administrative, Han-Yang, servant de résidence à des mandarins d’un rang secondaire.

Ces trois villes, Han-Kau, Vou-Tchang et Han-Yang, bâties en face les unes des autres et se regardant à travers le fleuve et la rivière, forment un grand centre qui a toujours passé pour l’un des plus populeux de la Chine. Le père Huc va jusqu’à parler de huit millions d’habitants ; d’autres voyageurs se sont contentés de trois, puis de deux millions, ou même, dans ces derniers temps, de douze cent mille, mais personne n’a encore osé rabattre du million. En arrivant ici, l’imagination échauffée par ces chiffres, nous nous attendions à trouver une prodigieuse agglomération d’êtres humains ; nous en avons été quittes pour nos frais d’imagination. Il n’y a, comme mouvement et comme foule, rien qui dénote le million. En montant sur les collines qui dominent de près les habitations, on voit très-bien que l’espace ceint par les murailles et couvert de maisons est relativement restreint, et il ne paraît pas que la population des trois villes, de quelque manière qu’on la suppute, puisse actuellement dépasser 500 000 habitants. L’opinion que la population de la Chine a été fort exagérée commence du reste à prévaloir parmi les Européens qui résident en Chine. Il n’existe point ici de statistique vraiment digne de foi, chacun suppute les chiffres à sa manière, et les premiers Européens qui nous ont parlé de la Chine avec cet amour du merveilleux qui s’empare si facilement des gens revenus de loin, auront sans aucun doute de beaucoup grossi les chiffres de la population.

A Han-Kau, nous sommes en pleine Chine. Il y a bien encore en vue les maisons de la concession européenne qui s’alignent le long du fleuve, mais ce n’est plus qu’un point dans le paysage. Nous complétons ici l’idée que nous nous sommes déjà faite d’une ville chinoise on voyant successivement la ville chinoise de Shanghaï, et Ching-Kiang et Kiou-Kiangj sur le Yang-Tse. Au fond, toutes ces villes se ressemblent ; décrire l’une, c’est les décrire toutes, et le meilleur type à prendre est encore Vou-Tchang, la capitale d’une province.

On est tout d’abord frappé, en approchant de Vou-Tchang, par la vue des murailles dont elle est ceinte. Ces murailles sont la conséquence de sa dignité de capitale de province, car qui dit chef-lieu de province ou de district dit forcément en Chine ville fortifiée. Du reste on ne trouve rien ici qui ressemble à la fortification européenne : les murs d’une ville sont de vrais murs avec créneaux et meurtrières s’élevant à une respectable hauteur au-dessus du sol de la campagne. Cela donne du pittoresque à la ville vue du dehors, mais rien de plus.

Si, passé les murs, nous cherchons à nous expliquer le plan de la ville et le système qui a pu autrefois présider à sa construction, nous découvrons qu’à vrai dire il n’y a eu ni plan ni système. Le tracé géométrique et la recherche de la perspective doivent être considérés comme des choses inconnues à la Chine. Les villes chinoises n’offrent qu’un dédale d’allées et de couloirs. Ce que nous appellerions ici les grandes rues, ailleurs ne serait que des ruelles. Ces rues, qui, par comparaison, sont cependant assez droites, se coupent et se relient entre elles de manière à traverser la ville dans ses divers sens et à conduire aux portes. Là sont les boutiques, et comme elles demeurent sans devantures, entièrement ouvertes, la grande rue chinoise a la physionomie d’un bazar. On ne circule par les rues qu’à pied ou porté en chaise, et en fait d’engins roulants on ne voit que des brouettes.

Vou-Tchang, capitale de province et résidence de nombreux mandarins, renferme naturellement un certain nombre de yamens. Les yamens correspondent à ce que l’on appellerait ailleurs les édifices publics : ils servent de résidence officielle aux mandarins, c’est là qu’ils donnent leurs audiences et rendent la justice. Ces constructions, en grande partie en bois, généralement assez mesquines d’aspect, n’attireraient en rien le regard, si ce n’étaient deux grands mâts plantés à l’entrée, du sommet desquels pendent des oriflammes triangulaires aux couleurs éclatantes.

Comme construction réellement singulière, il faut visiter le local qui sert aux examens littéraires. Chaque lettré doit être mis à part pendant les examens. On a donc rempli un vaste terrain de longs murs, bâtis parallèlement les uns aux autres, de six pieds en six pieds, puis on a divisé de trois pieds en trois pieds, par des cloisons perpendiculaires, les couloirs compris entre les longs murs, en laissant cependant un passage libre pour les communications le long d’un des murs. On a ainsi obtenu plusieurs milliers de petites cases ou guérites fermées de trois côtés seulement et dans lesquelles on met les candidats à l’époque des examens. Les candidats doivent rester plusieurs jours blottis dans ces petites cases, tout le temps exposés à l’air, et il paraît que les souffrances sont telles dans ces conditions qu’il n’est pas rare d’en voir mourir sur place. En fait d’édifices, il n’y a plus après cela que des pagodes ; mais, avec la meilleure volonté du monde, entre Vou-Tchang, Han-Kau et Han-Yang, il n’y a pas moyen de trouver autrement que bizarres les pagodes de toute forme qui se rencontrent en assez grand nombre, et aucune d’entre elles ne nous a paru s’élever à la dignité d’un véritable monument d’architecture.

Mais le caractère saillant, le trait dominant de la ville chinoise, c’est la saleté, une saleté sans nom, une saleté qui offense à la fois tous les sens. Le Chinois vit dans l’ordure et le nez sur la crotte. Ses villes sont des cloaques. Il n’y a point de rue qui ne soit pleine de toutes sortes d’immondices s’accumulant sur le pavé avec ce qu’on n’ose nommer. On est tout le temps sur un fumier. Ce sont des puanteurs à faire perdre contenance. Et quels spectacles ! Dans les carrefours et devant les pagodes grouille un peuple en guenilles ; là vous êtes assailli par des culs-de-jatte et des mendiants couverts de gale, de teigne, de lèpre et d’ulcères, qui ont sur le dos la vermine de plusieurs générations, et auprès desquels les mendiants de Callot feraient effet de gentilshommes. On se demande comment un peuple peut vivre dans un aussi incroyable état de malpropreté. On en est d’autant plus étonné qu’à part le pauvre peuple, qui porte forcément les haillons de la misère, le Chinois est extérieurement assez soigné dans sa tenue. Les Chinois de la classe officielle sont revêtus de luxueux costumes de soie, et les simples bourgeois et marchands, dans la saison où nous sommes, portent de longs vêtements de fourrure qui ont un aspect des plus confortables. Aussi ce qu’il y a de mieux dans les villes chinoises, ce sont les gens bien vêtus, qui s’y trouvent encore en assez grand nombre pour que, dans les principales rues, la foule qui circule ait un air relatif de bonne tenue.

Par contre, on ne voit de femmes qu’en petit nombre. Les femmes se tiennent à la maison, dans un état de réserve et d’effacement qui les fait presque disparaître de la rue. Ainsi l’exigent les bienséances. On ne voit donc guère en public que les femmes du peuple et de cette classe que les nécessités de la vie obligent à vaquer au soin des affaires de la famille. Les femmes chinoises que l’on rencontre font du reste une singulière figure avec leurs petits pieds ; elles paraissent absolument estropiées. Les pauvrettes se meuvent d’un pas chancelant et incertain ; on dirait, à les voir, qu’elles marchent sur des noix ; elles sont obligées de recourir à leurs bras pour se tenir en équilibre, et en marchant elles les tiennent étendus dans un état de balancement continu.

Après une promenade prolongée dans les rues de Vou-Tchang, nous allons chercher dans la campagne un air pur qui nous remette des miasmes de la ville. Sur le sentier que nous suivons, nous rencontrons d’honnêtes citadins passant dans le repos les fêtes du jour de l’an chinois. De droite et de gauche, nous les voyons dans de rustiques maisons de thé, occupés à boire du thé et à croquer des pois et des pépins de pastèques rôtis. On ne saurait imaginer de population plus paisible. Du reste, la campagne est nue et ce n’est qu’un cimetière. Au sortir des portes de la ville, les tombeaux commencent. Tant que la vue peut s’étendre au loin sur les collines, on découvre une succession ininterrompue de petits tertres tumulaires de gazon. En Chine, toute terre est propre aux sépultures et l’espace appartient aux morts.