Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/09

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Michel Lévy (p. 127-142).


IX

PÉKIN


État politique et social de la Chine. — La démocratie. — L’omnipotence de l’empereur. — L’échelle administrative. — Causes de l’immobilité de la Chine. — Les lettrés et les examens. — Les livres classiques. — Le culte des ancêtres.
Mai 1872.


Quel est l’état social de la Chine ? Que doit-on penser de son gouvernement et de son système politique ?

L’état social de la Chine est démocratique ; il n’y a ici aucune noblesse héréditaire, aucune classe à part revêtue de privilèges de naissance. Si l’on jette un regard sur la Chine, on n’y voit que des hommes aussi semblables entre eux qu’il est possible ; c’est une mer d’hommes passés au même moule, façonnés de la même manière, sans castes, sans classes héréditaires, sans aristocratie. Si l’on considère ensuite cet immense agrégat au point de vue politique, et si l’on se demande quelle est sa part d’action dans le mécanisme gouvernemental, on ne trouve absolument rien ; c’est qu’en effet il n’y a rien. Le peuple ici n’est la source d’aucun droit ; directement ou indirectement, par lui-même ou par délégation, il n’a part aucune au maniement de la chose publique ; rien ne vient de lui ou de son impulsion, qu’il s’agisse de législation, de gouvernement ou d’administration.

Par-dessus la poussière humaine, à une incommensurable hauteur, est l’empereur ou, comme les Chinois l’appellent, le houanti, et aussi bien c’est dans l’empereur que résident tous les droits et que sont concentrés tous les pouvoirs. L’empereur est suprême juge, législateur, administrateur. Seul il possède le sol. Il est en outre pontifex maximus, médiateur entre le ciel et la terre, aussi l’appelle-t-on Fils du ciel.

Auprès de l’empereur sont des conseils en assez grand nombre, avec des attributions et des fonctions diverses, mais ayant tous ceci en commun, qu’ils sont exclusivement composés d’hommes choisis et nommés par l’empereur, et que personne n’y entre ayant en lui-même, ou comme mandataire de qui que soit, un droit propre à y entrer. Puis vient, à tous les degrés de l’échelle et dans toutes les parties du pays, la multitude des mandarins. Il y a le vice-roi, qui a une délégation de pouvoirs des plus complètes, s’étendant généralement à deux provinces ; au-dessous, le gouverneur même de la province ; au-dessous de celui-ci, le taoutaï, qui administre une circonscription composée de plusieurs fou ; au-dessous du taoutaï, le chi-fou, qui administre le fou ou circonscription formée de plusieurs hien ; au-dessous du chi-fou, le chi-hien, qui administre le hien, c’est-à-dire la plus petite des circonscriptions territoriales ; et enfin le chi-hien a sous ses ordres toute une série d’officiers inférieurs, policiers, recors, scribes, collecteurs d’impôt.

Toute l’action politique, administrative et judiciaire est dans les mains des mandarins, qui n’ont d’ordre à recevoir que de l’empereur et de compte à rendre qu’à lui. La population chinoise est ainsi tenue emprisonnée dans les mailles d’un immense filet administratif sous les pieds de l’empereur et dans les mains des mandarins, et, en face, de ces puissances, elle n’a d’autre rôle que celui de tout accepter, et d’autre sort que celui de tout subir.

L’empire chinois est donc une de ces formes politiques où l’absolutisme le plus complet s’exerce dans une société démocratique, et, quand on l’étudie, on ne peut s’empêcher de reconnaître combien est grande cette vérité, si bien mise en lumière par Tocqueville, que la liberté et l’activité politiques sont plus nécessaires avec l’état social démocratique qu’avec tout autre. Quel est en effet le spectacle que présente la Chine ? Celui d’une population inerte, subissant passivement son gouvernement et son administration sans leur prêter aide ou concours. Chaque homme reste enfermé à perpétuité dans la sphère des intérêts domestiques. Tout ce qui, dans pays libres, rattache l’individu à ses semblables et à la patrie, manque absolument, et comme conséquence, tout ce qui s’appelle patriotisme, sentiment de l’honneur, vertus publiques, manque également.

Si la masse gouvernée despotiquement a les vices des populations tenues en servitude, ceux qui la gouvernent ont de leur côté les vices qu’engendre la possession d’un pouvoir sans contrôle. A tous les degrés de l’échelle administrative on trouve en Chine la corruption et l’esprit de rapine. Comme règle, point de mobile élevé, nul souci du bien général ou de l’intérêt de l’État, mais la préoccupation de faire fortune et de s’agrandir personnellement, et, pour arriver à cette double fin, le recours à tous les moyens. Or, comme de la base au sommet l’échelle administrative est remplie de gens ayant le même esprit et les mêmes appétits, et ne subissant d’autre contrôle que celui qu’il leur plaît d’exercer les uns sur les autres, on comprend que le corps des gouvernants soit en son entier rapace et corrompu. Aussi les fruits que porte cette centralisation administrative chinoise sont-ils bien connus : une atonie générale du corps politique, un affaiblissement complet de la machine gouvernementale, nulle impulsion ni d’en haut ni d’en bas, l’empire sans force contre ses ennemis du dehors et du dedans, et alors l’immobilité devenant l’unique règle d’un gouvernement trop vieux pour se rajeunir et trop faible pour se transformer.

Être immobile au dedans et vis-à-vis du dehors, voilà en effet depuis des siècles en quoi se résument tous les efforts de la Chine, et en cela la Chine a réussi, si bien réussi qu’on peut dire que l’immobilité forme depuis longtemps son caractère distinctif. Mise en contraste avec le rapide mouvement de transformation de l’Europe, cette immobilité a paru un fait si extraordinaire qu’on a presque fini par le considérer comme inexplicable. On revient cependant de cette impression, si on l’a jamais eue, à mesure qu’on essaye de pénétrer dans la connaissance de la Chine. On en arrive alors à penser que l’immobilité, loin d’être une propriété absolue de l’esprit chinois, n’est due avant tout qu’à des particularités d’organisation qui, si elles s’étaient retrouvées chez d’autres peuples, auraient bien pu y produire un résultat analogue. Partant de ce point de vue, deux faits saillants de l’organisation chinoise, en dehors du mécanisme purement politique, semblent donner raison d’une manière suffisante de la fixité et de l’immobilité de la Chine : la mise à part par les examens d’une classe de lettrés dans laquelle on prend les fonctionnaires publics ; et le fond de la morale et de la philosophie, depuis longtemps régnantes, qui donne aux ancêtres vis-à-vis des enfants, c’est-à-dire aux générations passées vis-à-vis des nouvelles, une position qu’elles n’occupent nulle part ailleurs.

Et d’abord la première de ces causes. La Chine, nous l’avons vu, est une démocratie gouvernée, administrée, régie à tous les degrés par un corps de fonctionnaires indépendants de la masse populaire et soustraits à son contrôle. Ces fonctionnaires, comment les recrute-t-on ? dans quel milieu sont-ils pris ? On les recrute à l’examen, et ils sont pris parmi les lettrés. Or les lettrés parmi lesquels sont pris les fonctionnaires ne constituent pas une partie flottante de population, mêlée avec elle d’une manière indistincte, une foule faisant partie de la foule. Non, le lettré qui plus tard pourra entrer dans l’administration est lui-même d’abord trié et mis à part. A la suite de trois examens successifs au hien, au fou et à la capitale de la province, on confère un premier grade littéraire, celui de sioutsaï. C’est à ce qui fait le véritable lettré, l’homme sorti de la foule et mis à part. Le sioutsaï se présentera ensuite à un nouvel examen qui se tient tous les trois ans au chef-lieu de la province, pour obtenir s’il se peut un second grade, celui de kioudjin. C’est ce second grade qui qualifie pour devenir fonctionnaire, le gouvernement ne recrutant son personnel administratif que parmi les lettrés qui, gradués deux fois, ont atteint le degré de kioudgin. Il en résulte qu’en Chine il y a, travaillant pour les examens et revenant s’y présenter sans cesse, des hommes de tout âge, et on peut voir l’aïeul, le fils et le petit-fiis, se rendre tous les trois comme siouisaï à l’examen où l’on confère le grade de kioudjin.

Tout le travail des intelligences d’élite est donc dirigé dans un unique et étroit canal, celui qui conduit aux examens et y fait réussir. C’est que tout est là. Le pouvoir, la fortune, les honneurs pour les plus favorisés, qui passent à la solde de l’État et deviennent mandarins, et pour ceux qui, les places administratives occupées, restent à l’état de simples gradués sioutsaï ou kioudjin, un haut degré de considération personnelle et d’influence morale.

Qu’on se figure maintenant qu’en Chine il n’y a point de classe correspondante à celle que forment en Europe les hommes adonnés spécialement à la connaissance des lois, qu’il n’y a non plus rien qui corresponde à l’étude de nos sciences exactes, et que par conséquent, à côté des lettrés, il n’y a point de catégorie autre à faire sous le titre de légistes ou de savants, et l’on verra le rôle immense qui appartient aux lettrés, produit de l’examen officiel. Ils condensent en eux toute la vie intellectuelle, ils monopolisent la culture de l’esprit, et, même plus, eux seuls savent véritablement lire et écrire. Nous ne sommes pas ici, en effet, dans un pays d’écriture alphabétique, où un petit nombre de signes, s’arrangeant en syllabes, font de la lecture et de l’écriture des choses simplifiées ; nous sommes dans un pays qui a un système d’écriture en partie idéographique hiéroglyphique, où chaque mot est exprimé par un caractère particulier. Apprendre à lire consiste à se graver dans la mémoire plusieurs milliers de signes différents, équivalents chacun d’un mot différent, et écrire est l’opération de tracer tous ces signes à main levée dans leur infinie variété. Apprendre à lire et à écrire est ici une chose dont on ne voit jamais la fin ; car, si l’on passe d’un livre à un autre ou d’un genre d’étude à un autre, on se trouve sans cesse en face de caractères nouveaux qu’il faut apprendre à connaître. Il en résulte qu’en dehors des hommes qui font de l’étude des lettres la grande affaire de la vie et qui se destinent aux examens, il n’y a point de culture littéraire sérieuse possible. La séparation qui existe ici entre les lettrés et ceux qui ne le sont pas est, de par la force des choses, plus grande qu’ailleurs, et le prestige des premiers s’en trouve accru d’autant.

Il faut en outre se rendre bien compte du genre d’étude suivi par les lettrés. Les lettrés chinois donnent pour assise à leurs connaissances l’étude assidue des classiques. Les livres classiques, qui ont pour eux l’autorité la plus haute qu’il soit possible d’acquérir, se divisent en deux parts : dans l’une, sont les cinq King ou cinq Classiques proprement dits ; dans l’autre les quatre Shou ou quatre Livrer. Les cinq King sont : le Yih ou livre des changements, composé par Ouan-Ouang 1150 ans avant Jésus-Christ ; le Shou ou livre des documents historiques, dans lequel se trouve l’histoire de la Chine, de 2350 à 770 ans avant Jésus-Christ ; le Shi ou livre des poésies, une des plus anciennes collections d’odes connues ; le Liki ou recueil des rites, écrit par Chau-King sous l’inspiration des idées de Confucius, et le Tchoun-Tsiou ou le printemps et l’automne, chroniques historiques attribuées à Confucius et contenant l’histoire de la Chine, de 742 à environ 480 ans avant Jésus-Christ. Les quatre Shou sont l’œuvre de quatre philosophes : le premier est rempli des conversations de Confucius ; le second est généralement attribue à Tsang-Sin, un de ses disciples ; le troisième est attribue à son petit-fils, et enfin le quatrième contient les ouvrages de Mencius. Ainsi toute cette littérature remonte à une époque antérieure à l’ère chrétienne, et Confucius, qui vivait de 554 à 478 avant Jésus-Christ, en est l’inspirateur par excellence.

Quand l’aspirant aux grades littéraires se croit suffisamment préparé par la fréquentation des classiques, il se présenté aux examens et il est mis, en même temps que chacun de ses compétiteurs, dans une petite cellule. Là il reçoit, pour sujet de composition, des fragments de texte tirés des cinq Classiques ou des quatre Livres, sur lesquels il doit produire des commentaires ou amplifications d’une longueur minimum fixée, l’un des essais devant être écrit en vers. Voilà le fond de ce qu’on lui demande. Seul le lettré qui passe l’examen pour le grade de kioudjin est appelé, le dernier jour, à composer sur des sujets se rapportant à l’histoire, à la législation et à la géographie de la Chine.

Quand on passe en revue l’ordre de choses que nous venons d’exposer, on commence à s’expliquer l’immobilité de la Chine. On ne voit pas en effet d’où pourrait naître ici l’esprit de changement et par où des idées nouvelles pourraient s’infiltrer. La grande masse de la nation est tenue en dehors de l’étude sérieuse des lettres ; ceux qui s’y consacrent sont une minorité triée, mise à part et d’essence absolument conservatrice, puisqu’elle est placée dans une position privilégiée et qu’elle a le monopole des honneurs et des emplois ; en outre, cette minorité reste étrangère à toute éducation scientifique, au point de vue des connaissances positives, elle demeure dans un état d’enfance intellectuelle absolue, sa culture d’esprit est exclusivement littéraire, et elle s’est claquemurée dans une littérature primitive, composée de livres qui ont plus de deux mille ans. On peut bien penser qu’il n’y a point de peuple qui, ayant été conduit à une pareille organisation, ne restât condamné, comme la Chine, à ressasser perpétuellement les mêmes idées.

Voyons maintenant comment le degré de révérence, qui existe en Chine envers les générations passées, achève de tenir la société chinoise immobile sur elle-même.

C’est la philosophie de Confucius qui inspire les livres classiques objet de l’étude des lettrés. Confucius, en Chine, est le maître par excellence ; son autorité, depuis plus de deux mille ans qu’elle s’exerce, non-seulement n’a jamais été contestée, mais elle n’a même jamais cessé d’aller en grandissant. Qu’une philosophie reste ainsi maîtresse de l’intelligence d’un peuple pendant un tel laps de temps, marque assez que pour ce peuple c’est ce qui vient du passé qui est le meilleur ; mais on se convainc qu’il en est absolument ainsi quand on voit que Confucius n’a lui-même acquis son autorité qu’en se donnant comme l’interprète de l’esprit des anciens sages, ses devanciers. Dans les préceptes de la morale et de la philosophie de Confucius, les Chinois considèrent donc qu’ils vénèrent, comme le dépôt de la suprême sagesse, quelque chose qui ne date point seulement de Confucius, mais qui par delà lui découle des commencements mêmes de la Chine. Aussi, comme on peut aisément le supposer, l’idée de progrès est-elle une idée qui n’existe pas plus dans l’esprit des Chinois que le mot dans leur langage. Bien faire pour eux n’est pas chercher à faire mieux, transformer, essayer du nouveau ; bien faire est conserver, tenir en état, demeurer dans la voie des ancêtres.

Après tout, si ce n’étaient là que des idées théoriques renfermées dans les livres, on pourrait penser que la société avec ses besoins de chaque jour trouverait moyen de se développer sans en tenir compte ; mais loin de là, la théorie dans ce cas-ci gouverne absolument les faits, car la constitution particulière qu’a prise la famille est en concordance avec elle, et toute la pratique de la vie en a reçu ainsi comme son diapason.

Le Chinois qui pense en théorie que la sagesse est dans le passé, en pratique est dans un état de servitude morale complète vis-à-vis de ses ancêtres. Le Chinois rend un culte religieux à ses ancêtres. La chapelle des ancêtres se trouve dans la maison de presque tous les membres de la famille, mais, dans tous les cas, toujours dans celle du fils aîné. Au sein des familles riches, c’est un bâtiment séparé ; chez les autres, une chambre à part, ou même, chez les plus pauvres, une simple niche ou étagère. Dans cette chapelle sont exposées les tablettes devant lesquelles se font les exercices du culte. Sur ces tablettes se trouvent gravés le nom de l’ancêtre et sa qualité avec la date de sa naissance et celle de sa mort. On brûle tous les jours devant elles de l’encens et des papiers en faisant un acte d’hommage, le tout forme une sorte de prière de famille. A certaines grandes occasions pour les familles, les tablettes sont honorées d’une manière particulière, et tous les ans, au commencement d’avril, il y a une grande fête en l’honneur des ancêtres, à laquelle prend part toute la population.

Le culte des ancêtres a donné lieu à des controverses théologiques célèbres. Les jésuites, à leur arrivée en Chine, avaient cru devoir le permettre à leurs convertis comme une chose innocente. Sur les réclamations des dominicains, qui vinrent après eux et qui prétendirent au contraire y voir un acte de véritable idolâtrie, la cour de Rome fut appelée à décider. Elle décida contre les jésuites. Au point de vue théologique, je ne saurais que dire ; mais si je juge au point de vue social, les conséquences de pareilles pratiques ne me paraissent nullement douteuses. Si, pour le vivant, l’ancêtre devient un être devant lequel il faille quand même plier le genou, si l’ancêtre est en quelque sorte divinisé et la mémoire ne l’évoque plus que pour en faire en tout le modèle, il me semble que les générations vivantes se trouvent forcément asservies aux générations écoulées, et qu’elles ne peuvent alors manquer de les suivre et de les imiter en tout, sans chercher à dévier de la voie qu’elles ont tracée. Et aussi bien en Chine est-ce absolument ce qui a lieu.