Voyage en Asie (Duret 1871)/La Chine/11

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Michel Lévy (p. 154-160).


XI

CANTON


Impression que produit Canton. — Les Chinois travailleurs infatigables. — Costume simplifié des Cantonnais. — Multitude des bateaux. — Macao et Hong-Kong. — Les rapports entre les Européens et les Chinois.
Juin 1872.


Canton est sous les tropiques, et la vie chinoise y prend l’aspect que comporte le climat. Canton produit, à qui vient du nord de la Chine, une impression analogue à celle qu’on ressent en Europe en voyant Naples ; la vie est plus bruyante que dans le nord et se passe presque tout entière en plein air ; tout est d’un coloris plus vif, plus éclatant. A Canton, les rues sont plus étroites que dans les villes que nous connaissons déjà, les boutiques plus ouvertes, les enseignes plus bariolées, les gens sont plus gais, plus vifs, plus alertes, mais autrement Canton ressemble aux autres villes de la Chine et les Chinois qui l’habitent sont les mêmes qui peuplent toute la Chine.

Canton est une ruche en travail où se fabriquent et se vendent tous les objets connus de la Chine. Les métiers et les genres de commerce y sont rangés par quartiers et par rues, comme dans les villes du moyen âge européen : rue des éventaillistes, des parfumeurs, des libraires, des batteurs d’or, des faiseurs de chaussures, des brodeurs, des marchands de curiosités, et ainsi de suite à l’infini. On s’explique la force d’expansion des Chinois en voyant l’activité des ouvriers de Canton. Les Chinois se montrent en tout lieu des travailleurs infatigables, et je m’imagine, avec la chaleur humide qu’il fait ici, combien pénible doit être un travail continu, à juger par l’effort qu’il me faut faire seulement pour prendre la plume et pour tracer quelques lignes sur le papier.

Il est vrai que nous commençons à être au milieu de gens qui réduisent leur costume à la plus simple expression. Un large pantalon sert d’unique vêtement à la plus grande partie de la population. Les bourgeois et les hommes du peuple, allant par la rue à leurs affaires, portent par-dessus une sorte de chemise flottante. Autrement les gens au repos dans la maison ou les marchands attendant le chaland n’ajoutent au pantalon que l’éventail qu’ils ont à la main pour se rafraîchir. C’est plaisir que de voir avec quelle superbe les marchands, du fond de leur boutique, étalent aux yeux leur torse nu bien nourri et leur ventre gros et gras. Le type du poussah et du magot à la panse débordante et à la face épanouie n’est point sorti du rêve ou de l’imagination ; pour le trouver, l’artiste chinois n’a eu qu’à se placer en face du premier boutiquier de Canton venu, assis l’été à son comptoir.

Canton se dédouble comme en deux parts : la ville de terre et la ville du fleuve. Les Chinois, à Canton, ont trouvé moyen de résider aussi bien sur l’eau que sur la terre ferme. Un peuple entier vit et pullule dans des bateaux de toute forme. Il y a le grand bateau à fleurs, sédentaire et immobile, qui sert de café et de restaurant et sur lequel on voit le soir de joyeux compagnons souper au son de la musique et en compagnie féminine ; puis vient le bateau de luxe de moindre dimension, pour les promenades sur le fleuve. Il y a encore les grandes jonques avec château à l’arrière, employées pour les voyages dans les rivières voisines de Canton. À côté des grandes jonques, glissent les pirogues destinées aux transports maraîchers et à la pêche du fretin de rivière.

Mais de beaucoup les plus nombreux sont les vulgaires sampangs, à l’aide desquels on passe d’une rive à l’autre. Le mouvement entre les deux rives sur lesquelles sont bâtis Canton et son faubourg Hou-Nan est très-grand et le nombre de bateaux de passage constamment en mouvement proportionnel. Ces sampangs tout petits, dans lesquels quatre à cinq passagers au plus peuvent s’asseoir, n’en servent pas moins de demeure à toute une famille ; c’est cette famille qui vous fait passer la rivière. Le bateau peut être indistinctement conduit par l’homme ou la femme, mais plus généralement cependant il l’est par la femme. Tantôt c’est une vieille qui godille à l’arrière pendant que les demoiselles ses filles rament sur l’avant ; tantôt c’est une jeune mère ayant, attaché dans le dos, son nourrisson profondément endormi. Les opérations du ménage, qui a sa demeure dans le bateau, vont tout le temps leur train. On donne la picorée aux poulets que l’on élève, on épluche les légumes, on cuit le riz pour le repas du soir. En passant et repassant la rivière, on est fort égayé par l’équipage qui vous conduit.

Canton a été longtemps le seul trait d’union qui existât entre l’Europe et la Chine. C’est dans la rivière de Canton que, pendant ces derniers siècles, les marchands européens envoyaient leurs navires ; c’est à l’embouchure de la même rivière que les Européens ont fait leurs premiers établissements et planté leurs premières colonies sur le sol chinois. Les Portugais, venus les premiers, y possèdent depuis longtemps Macao ; les Anglais s’y sont en dernier lieu établis à Hong-Kong.

Le trajet de Macao à Hong-Kong ne prend que trois heures ; mais dans ces trois heures on passe d’un type de civilisation antique et arriéré au type le plus nouveau et le plus perfectionné. À Macao, tout est tranquille et semble dormir ; c’est la petite ville de province. Le port sans profondeur, où il n’entre que des barques, les vieux forts, les pittoresques églises, les maisons badigeonnées de couleurs voyantes et ornementées à la mode des derniers siècles, rappellent ces villes du midi de l’Europe pour lesquelles les grandes transformations de ce siècle n’existent point et n’existeront peut-être jamais. À Hong-Kong, au contraire, tout est jeune et nouveau, tout est bâti sur les plans les plus perfectionnés et conçu dans le sens du plus grand mouvement. L’île de Hong-Kong n’est à proprement parler qu’une montagne à pic sortant de la mer. Pour y trouver la place d’une ville, il a fallu accrocher les maisons au flanc même de la montagne, en les étageant les unes par-dessus les autres ; mais, entre la montagne de Hong-Kong et celles de la terre ferme, la mer a formé un des plus beaux ports du monde, dans lequel les navires de toutes les nations viennent jeter l’ancre. Aussi aucun genre d’obstacles n’a-t-il pu arrêter l’essor de la colonie.

Macao et Hong-Kong sont comme les deux points solides où les Européens se sont établis pour exploiter la Chine, et malheureusement ils l’exploitent de toutes sortes de manières. Macao est depuis des années le centre du commerce des coulies. Les horreurs qui ont marqué le voyage d’un grand nombre de navires ayant à bord des coulies, la proportion de coulies passagers qui meurent pendant les traversées, l’esclavage déguisé qui attend les travailleurs chinois à la Havane et au Pérou où on les conduit, tout contribue à donner à ce commerce de grands traits de ressemblance avec l’ancienne traite des nègres. Ce trafic de chair humaine ne se fait qu’à Macao ; à Hong-Kong il est interdit. Mais si les Anglais se sont fait scrupule de prendre part à la traite des Chinois, ils ne se sont jamais fait le moindre scrupule de les empoisonner en leur apportant de l’opium, et d’aller même jusqu’à leur faire la guerre pour leur imposer le poison. Quelque triste que cela soit, on est ainsi forcé de reconnaître que les rapports qui existent ici entre Européens et Chinois ont surtout conduit à la mise en commun de leurs vices.