Voyage en Auvergne

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Le Figaro (Supplément littéraire du dimanche) des 04 et 11 août 1888 (p. 7-71).


Voyage en Auvergne




NOTES INÉDITES




Voici des pages inédites et charmantes, écrites sous forme de correspondance, qui sommeillaient depuis plus d’un demi-siècle dans des cartons. C’est de l’héritier de la destinataire que nous les tenons. Elles furent écrites avant Rose et Blanche, avant Lélia, avant la renommée et la gloire. George Sand se cherchait encore, tourmentée par son génie. On pourra s’en convaincre à la lecture du « Voyage au Mont-Dore ». Elle est encore sous l’influence visible de J.-J. Rousseau. « Ô nature, tu es bien ma mère », s’écrie-t-elle dans une de ces pages. Mais ce n’est qu’un incident. Il y a là une variété de tons et de couleurs bien curieuse à étudier. On dirait un prélude à son monument littéraire. Elle y donne, avant l’heure, toute la gamme de son génie.




Quiconque a beaucoup vu
Peut avoir beaucoup retenu.


Mont-Dore, dimanche 12 août.

J’arrive. Que c’est bête un voyage d’amateur. Je suis exténuée ! Que suis-je venue faire ici ?

Chercher la santé ? où est-elle la santé ? Je suis d’une humeur de chien.


Lundi. — C’est bizarre, une vie comme celle-ci. C’est même plaisant. Je me réconcilie. Cependant, je ne me sens pas encore assez d’aplomb pour rester au salon. Nouvelle débarquée, tous les regards se portent sur moi. Que c’est sot de faire attention à moi ! Je viens dans ma chambre. Elle est charmante, ma chambre ! quatre pieds carrés, mais une chaleur délicieuse, une alcôve pour Maurice et pour moi, avec deux lits jumeaux. Une autre chambre pour Casimir, des rideaux blancs, beaucoup de fenêtres et une propreté délicieuse.

On est à merveille ici.

Çà, que faire ? Il pleut. Jamais je n’ai eu tant envie de me promener. Je suis fantasque aujourd’hui. Je fais la jolie femme. Ah ! pour femme, pas trop ! Jolie encore moins. C’était bon il y a dix ans. Je n’ai pas de livre qui me plaise.

Ce que j’ai emporté est absurde. C’est égal, cela me donnera un maintien pour sortir seule.

J’aurai l’air de lire, de penser à quelque chose et je pourrai à mon aise ne penser à rien.

À rien ! Quand ne pense-t-on à rien ? Qu’on serait heureux si, un quart d’heure dans la vie, on pouvait ne penser à rien ! Mais en dormant même, on rêve !

Mais aujourd’hui que faire ? Le tour de ma chambre est bientôt fait. Si je rangeais ? Rien n’est ennuyeux comme de ranger. Le seul défaut qui me manque, c’est l’esprit d’ordre.

J’aime à voir un appartement bouleversé, mais propre. Oh ! pour propre, c’est un des premiers biens de la vie que de pouvoir l’être… Je me rappelle toujours cette robe noire… mes souliers étaient percés, mais je les cirais, ils étaient bien luisants, mais cette maudite robe !… si j’avais pu penser à cela, quelle vexation !

Ah ! il y a un bénitier auprès de mon lit. C’est une attention, cela me rappelle le couvent. Comment donc ! mais c’est charmant, un bénitier ! Me voilà bien, si j’écrivais à quelqu’un ? oui, à ma mère, par exemple ! à ma mère, ah Dieu !!! Ô ma mère, que vous ai-je fait ? pourquoi ne m’aimez-vous pas ? Je suis bonne pourtant. Je suis bonne, vous le savez bien. J’ai cent défauts, mais je suis bonne dans le fond. J’ai mes violences et elles sont terribles. Mais vous en aperçûtes-vous jamais ? Oh ! que j’étais facile à mener ! Un mot de vous détruisait toutes mes résolutions. Je vous avouais tout ce qu’en tenant caché j’aurais pu faire servir à adoucir mon sort. Mais, chose étrange, vous saviez également me faire peur et m’attendrir.

Quand vous étiez en colère, je tremblais, j’étais pâle et me sentais mourir. Quand vous m’entouriez de vos séductions, j’arrosais vos mains de pleurs… Oh ! que je vous aurais aimée, ma mère, si vous l’aviez voulu ! Mais vous m’avez trahie, vous m’avez menti, ma mère, est-ce possible ? vous m’avez menti ! Oh ! que vous êtes coupable ! Vous avez brisé mon cœur. Vous m’avez fait une blessure qui saignera toute la vie. Vous avez aigri mon caractère et faussé mon jugement.

Vous m’avez mis dans l’âme une sécheresse, une amertume que je retrouve dans tout.

Croyez-vous que j’ai oublié tout cela quand maintenant vous me caressez ? Oh ! vos caresses me font du mal. Quand vous m’embrassez, mon cœur se gonfle et, si j’osais pleurer devant vous, je pleurerais ! Et quand je vois une autre fille dans les bras de sa mère, heureuse, adorée, protégée, je me tords les mains et je pense à vous qui m’avez abandonnée. Ma mère, Dieu vous pardonne ! Il vous pardonnera. Dieu est parfait. Mais vous m’avez fait bien du mal.


Je voudrais me venger, je voudrais pouvoir vous faire du bien. Vous verriez que je ne suis pas une mauvaise fille ! Ah ! je n’étais pas née pour cela !!!

Voilà ma lettre ; l’enverrai-je ?

Pauvre mère ! que de chagrin elle vous ferait ! Vous êtes légère, mais vous n’êtes pas méchante. Non, vous ne l’êtes point. Vous n’êtes que bizarre. Ah ! je ne vous ferai jamais de reproches. Je pleurerai en silence. Vous vieillirez tranquille.

Je me sens très mal à présent. À quoi ai-je été songer ! Si j’allais consulter le médecin ? Encore quelque âne ? Je n’irai point, qu’ai-je à faire de lui ?

Mais, mon Dieu, à qui écrirai-je donc ? Je sais bien à qui je n’écrirai pas.

À Adolphe ? C’est un ami despote. Je n’aime pas la tyrannie. À Stéphane ? C’est un fou, un vrai pédant. Je déteste la science. À Gustave ? C’est une bête. Les bêtes m’ennuient. À mon père ? L’excellent cœur ! Mais que lui dirai-je ? Lui raconter ce que j’ai vu à Clermont ? l’éternelle relation obligée ! Mais je n’ai rien vu ! J’ai été partout. J’ai attrapé un coup de soleil au Puy-de-Dôme. Je me suis éreintée à cheval, époumonnée à pied. Et tout cela pourquoi ?

Si, je le sais !… Il n’y a pas là de quoi faire une lettre. Mon Dieu, qu’on est bête quand on a de l’humeur !


Je vas écrire à Zoé. Elle est si bonne ! C’est un ange. Oui, mais elle montrerait ma lettre et je ne veux pas qu’on se souvienne de moi. À Jane plutôt. C’est une reine. Mais elle est sévère, ma reine. Oh ! je lui ferais horreur dans ce moment-ci.

Décidément je n’écrirai pas, mais qu’est-ce que je fais donc à présent ?

Est-ce que c’est écrire cela ? Pour cela non, ce n’est pas écrire. C’est réfléchir. Belles réflexions ! Temps bien employé ! Tête bien organisée ! Utiles méditations ! Si je me tuais ? Mais non je ne peux pas. Maurice qui est là ! Ô mon fils, n’aye pas peur que je te quitte. Va, ta mère t’aimera ! C’est pourtant fort ennuyeux de ne pouvoir pas se tuer sans mourir tout à fait. Ne pourrait-on pas se débarrasser de la vie pour quelque temps et ne reprendre la corvée que quand on redevient utile ? C’est assommant d’être inutile. À Nohant au moins, je représente une maîtresse de maison ; pourvu que je sois assise dans mon fauteuil, je suis là, je joue mon rôle, j’en impose comme ces statues qui sont au Corps législatif. Mais ici je n’ai pas envie de représenter du tout. Que je suis malheureuse !

Je ne sais pas perdre mon temps. Ah ! voilà le gardien des bains !

— Madame, on dit que vous êtes minéralogiste.

— Qu’est-ce que c’est que cela, mon ami ?

— Madame, c’est mon fils,… le petit Garrick à qui vous avez eu la bonté d’acheter un échantillon de basalte ce matin, qui m’a dit que vous aviez l’air bien savante…

— J’ai l’air savante, moi ? C’est un plaisant petit drôle que votre fils, monsieur Garrick !

— Ah ! ne vous fâchez pas, madame, si vous ne voulez pas de mes services…

— Qu’est-ce donc que vous me voulez ? Vous êtes le gardien des bains. Eh ! j’en suis bien aise.

— Madame, je suis, de plus, naturaliste.

— Ah ! c’est fort bien. C’est un bel état !

— Si madame veut venir voir l’établissement, je lui montrerai en même temps une collection complète de toutes les matières volcaniques qui se trouvent dans la chaîne

— J’y vais, monsieur Garrick. Comment ? mais vous n’êtes pas un homme ordinaire. — En fait, je ne savais que devenir ! Voilà un homme qui vient me proposer de m’ennuyer une heure pour mes vingt francs. C’est une ressource. Profitons-en.



Dieu ! que c’est beau, l’établissement des bains du Mont-Dore ! Comment se fait-il qu’on sache à peine qu’il y en ait un ?

C’est un vrai monument. Quelle noblesse, quelle sévérité, quelle simplicité antique et majestueuse ! En entrant sous ces portiques sombres, en errant sous ces voûtes silencieuses, il m’a semblé que j’entrais réellement dans les bains qui furent bâtis sous César à cette même place.

Dans l’obscurité qui règne sous ces arcades et autour de ces piliers, je croyais à chaque instant voir passer auprès de moi un Romain enveloppé de son manteau. Voici, me dit Garrick, une lionne qui fut trouvée dans les ruines de l’ancien monument. Ce guerrier fut trouvé dans des fouilles un peu plus loin. On les a placés ici, et ils ne semblent point gothiques au milieu de ces constructions nouvelles. Car vous remarquerez qu’on a parfaitement conservé le style de l’architecture antique.

D’ailleurs, la couleur grisâtre des laves qui ont été employées donne déjà à ces murailles un air de vieillesse imposant. Voyez comme ces couvertures en matière basaltique, à laquelle on a donné la forme de larges tuiles courbes, sont d’un goût romain ! Ce basalte a la propriété de se cuire parfaitement. Il ne se taille pas mais on le fond, et l’on en fait non seulement des ardoises, mais des bouteilles d’un grain solide et léger. On le tire de la roche Sanadirre où mon fils vous conduira quand vous voudrez.

M. Garrick est un véritable savant en guenilles. C’est M. Ramond qui lui a mis en tête d’étudier et qui lui a donné quelques livres. Garrick emploie ses dix enfants à recueillir dans le lit de la Dordogne des échantillons, à chercher des plantes, des insectes, des reptiles, des oiseaux. Il les classe tant bien que mal et il en fait un petit commerce avec les amateurs. Il estropie un peu les noms, il a quelques idées singulières sur l’origine et la formation des volcans, mais il ne dit guère plus de bêtises que beaucoup de savants de ma connaissance. Je déteste les grands mots et le grand savoir en manchettes et en jabot. Je les aime à la folie en casquette et en sabots. Garrick est fort aimable et je ne m’étonne pas des bontés de M. Ramond pour lui.



On ne dînera que dans deux heures. Il m’est impossible de m’amuser de rien avec suite aujourd’hui. J’ai la tête fort malade. En vain j’ai cherché tous ces jours passés à m’étourdir par la fatigue. Ce chagrin, ce chagrin ne sait pas dormir et ne veut pas se taire. Ô angoisse !…

Au fait, si je me plaignais moi-même ? Comme ce serait nouveau, ce pourrait me distraire.

Si je me racontais mon histoire ? C’est une bonne idée. Écrivons des mémoires. C’est un genre à la portée de tout le monde, et cela fera bon effet. Les pensées d’hier feront diversion à celles d’aujourd’hui. Mais surtout pas un mot du présent. Je l’écrirais avec une plume de feu trempée dans du fiel. Aussi bien, puisque me voilà écrivant mon voyage, je suis bien aise qu’il y ait de tout, et que la chose dont il soit le moins question, soit précisément mon voyage. Commençons.

Ferai-je une préface ? Oui. Il en faut une. C’est indispensable et je veux faire un ouvrage complet. Passons à la préface.


MÉMOIRES INÉDITS


PRÉFACE


J’écris mon histoire pour me désennuyer. (Fin.)

Bien. Je ne vois pas ce qu’on peut dire de plus et de mieux. Cela est véritable, positif, clair, concis. On voit tout d’abord ce que je veux dire. — Passons au chapitre Ier, pour suivre les règles de l’art, il faudrait faire un peu l’histoire de mes parents et même remonter à celle de leurs parents à la seconde ou troisième génération. Mais comme je n’ai pas le temps et que je prétends finir mon ouvrage avant de dîner, je passe à ma propre histoire.

Chapitre Ier

Je naquis dans la rue Mélée l’an 12 de la république. Ma mère était au bal. J’arrivais entre la chaîne anglaise et la queue du chat.

On n’eut que le temps de m’envelopper dans un fichu de crêpe rose et de m’emporter. C’était d’un bon augure, dit-on. Les augures ne se justifient que quand ils annoncent le mal.


II

Je fus mise en sevrage à Chaillot, pendant que ma mère partit pour l’Italie. Clotilde et moi demeurâmes là chez une bonne femme jusqu’à deux ou trois ans.

On nous apportait le dimanche à Paris sur un âne, chacune dans un panier avec les choux et les carottes qu’on vendait à la halle.


III

Ma grand’mère me prit et fit de moi une demoiselle. J’arrivais d’Espagne. J’avais la fièvre, la gale et des poux. On m’apprit à lire, on me décrassa. Je devins gentille, un peu colère pourtant.


IV

Je jouais à colin-maillard, à traîne ballet, à la main-chaude, voire à l’oie. J’avais un précepteur.

VI

Quand j’eus seize ans, on s’aperçut comme j’arrivais du couvent que j’étais une jolie fille.

J’étais fraîche quoique brune. Je ressemblais à ces fleurs de buisson, un peu sauvages, sans art, sans culture, mais de couleurs vives et agréables. J’avais une profusion de cheveux presque noirs qui sont devenus depuis presque blonds. En me regardant dans une glace, je puis dire pourtant que je ne me suis jamais fait grand plaisir. Je suis noire, mes traits sont taillés et non pas finis. On dit que c’est l’expression de ma figure qui la rend intéressante. Et je le crois car en me regardant de sang-froid, comme je me regarde toujours, je n’ai jamais pu comprendre comment on a fait attention à moi. Mes yeux, qu’on a vantés souvent, me semblent froids et bêtes. D’où je conclus qu’il faut qu’une femme s’aime beaucoup pour avoir de l’expression dans la figure lorsqu’elle se regarde et pour se trouver jolie. Si je me voyais dans les yeux de quelqu’un que j’aime, je serais sans doute plus contente de l’ouvrage de ma mère.


VII

J’avais l’humeur gaie et pourtant rêveuse. Car il y a des contrastes dans tous les caractères et surtout dans le mien. L’expression la plus naturelle à mes traits était la méditation.

Et il y avait, disait-on, dans ce regard distrait, une fixité qui ressemblait à celle du serpent, lorsqu’il fascine sa proie. Du moins c’était la comparaison ampoulée de mes adorateurs de province. Un d’eux surtout s’y laissa prendre, tandis que je lui préférais Colette.


VIII

J’eus dix-sept ans. En vérité, ai-je jamais eu dix-sept ans ? C’est si loin que si l’on ne m’assurait qu’il est une époque dans la vie où personne ne peut passer sans compter dix-sept ans, je croirais que je n’ai jamais vu cette belle saison.

Je commençai les veilles et les larmes.


IX, X et XI

Je perdis ma bienfaitrice, mon bonheur et ma beauté.


X

Ma mère…


XI

Ma sœur me repoussa et me trahit.


XII

Mon frère… fut toujours bon mais faible. Il ne sut pas me défendre.


XIII

On chassa André, on m’ôta tous ceux que j’aimais. Arrachée à Nohant ma patrie, seule et désolée, il me restait un pauvre chien qui m’égayait par ses folies. On m’ôta mon pauvre chien.

XVI ou XVII

Quand je fus mariée, j’eus un fils, et il y a encore un ou deux chapitres qui me sont absolument sortis de la mémoire. Si l’on me montrait quelque chose qui eût rapport à ce temps-là, je tressaillerais peut-être d’effroi ou de douleur.

Mais si l’on ne m’en parle pas, je n’y songe pas. Je n’ai pourtant pas le don de l’oubli. J’ai le sentiment du passé si je n’en ai le souvenir. Hélas ! et quand je regarde mon teint flétri, ma vieillesse anticipée, quand je sens dans mon cœur éteint, glacé, quand je sens dans mon corps des douleurs affreuses, fruits amers du désespoir, des sanglots renfermés et des tristes veilles, je vois bien que j’ai vécu. Je n’ai pas besoin de me rappeler quels jours commencèrent ma ruine et quels jours la finirent.

XX

Le cœur demeura pur comme le miroir.

Eh ! ogni respiro appanna.

Il fut ardent, il fut sincère, mais il fut aveugle ; on ne put le ternir, on le brisa.


XXI

Je partis pour les Pyrénées… Qu’est-ce que j’entends là ? Déjà le dîner ? J’ai donc bien rêvassé au lieu d’écrire ! Oui, j’ai fait une pause après chaque chapitre et les deux heures sont écoulées, et je n’en suis qu’à la moitié. Que dis-je ? Je ne fais que commencer… Allons, ce sera pour un second volume, en attendant, envoyons celui-ci à un libraire, à M. Panckouke ou à M. Ladvocat ? À M. Ladvocat :


Monsieur, je vous envoie mon ouvrage. Il est bon, c’est moi qui vous le dis.

Je suis avec considération,



11 heures du soir. — Me sentant aujourd’hui un génie prodigieux et me trouvant assez vexée de ce que tout le monde me regardait à table, je profitai, dès que j’eus avalé mon café (chose assez difficile à obtenir ici), je profitai, dis-je, d’un pâle rayon de soleil couchant et, jetant mon manteau sur mes épaules, enfonçant mon bonnet fourré jusqu’au nez, je m’esquivai par le joli pont en fil de fer qui franchit la Dore.

Ce rayon rougeâtre qui souriait au travers des nuages violets et qui jetait un reflet d’incendie sur le pic du Capnein, ces pins d’un si beau-vert et si odorants vers le soir, les mille fleurs qui jonchent les gazons d’Auvergne et qui balançaient au vent humide leur calice tout brillant de gouttes de pluie, le mouvement de la campagne qui bientôt doit être suivi du silence du repos, me mirent le cœur en joie.


Pour chasser ces idées, je tirai de ma poche le 1er volume de mes mémoires, afin d’y faire quelques corrections si besoin en était, mais par une étrange gambade de mon esprit, je ne pus penser à autre chose qu’à l’âne dont il est question au chapitre 2. Je me rappelais avec attendrissement les vertus de cet excellent ami de ma jeunesse, et je me faisais d’amers reproches d’avoir passé aussi rapidement sur un sujet de pareille importance.

Comme j’ai dit que je me sentais depuis le dîner et depuis le café une importunité, un superflu de génie, que j’avais besoin d’épancher dans le sein de la nature, je me mis à déclamer sur le ton de l’élégie. Oh ! combien je regrette de n’avoir jamais eu l’esprit de tourner un vers !

Que la langue des dieux eût été bien plus digne de chanter la mémoire de mon âne ! mais n’ayant jamais pu trouver un hémistiche, force me fut de n’écrire qu’en prose : « Ô âne vertueux, ami de mon enfance, appui de mes premiers ans ! Que sont devenus ces jours de calme et d’insouciance, où je voyais sans émotion charger sur tes épaules robustes les paniers qui devaient me transporter du modeste toit de chaume au sein de la capitale somptueuse et bruyante. Dans l’une de ces honnêtes voitures, on plaçait l’enfant au teint brun et aux yeux noirs, dans l’autre la blanche et blonde petite fille. Enfants des deux sœurs, nous nous penchions sur ton échine patiente, ô estimable ami ! et nos petites mains caressaient tantôt les cheveux l’une de l’autre, tantôt la raie noire qui se dessine en croix sur ta robe noire.

» Tu marchais, tu marchais d’un pas ferme et mesuré, évitant sans doute la moindre secousse à nos membres délicats ! Derrière nous fuyaient les maisonnettes blanches, et les arbres chargés de fruits et les champs engraissés qui entourent Paris d’une verte ceinture. La jeune villageoise chargée de nous conduire marchait derrière nous, égayant la route par une douce chanson, et confiant l’avenir de nos destins à ta marche sage et prudente.

» Hélas nous devions nous quitter bientôt, pour ne nous revoir jamais, compagnon de nos premiers jeux, protecteur de notre faiblesse ! La famille de l’homme n’est que d’un jour !

» Le lendemain disperse sur la terre les frères, les amis, comme les semences que le vent enlève et répand loin de la tige qui les fit éclore !

» Que devins-tu, ami généreux ? Dans quel toit terminas-tu ta laborieuse et utile carrière ? Quelles mains t’ont fermé les yeux ? Quels amis t’entourèrent de leurs consolations à ton heure dernière ? Hélas ! seul, abandonné peut-être, loin de la demeure des hommes, repoussé de ceux que tu nourris de tes sueurs, tu expiras de fatigue et de misère sur la terre nue, sans qu’une main amie t’offrît quelques brins de paille pour reposer tes membres raidis et glacés !

» Que ta mémoire soit à jamais bénie ! Elle vivra toujours dans mon cœur parmi celles des âmes de bien pour qui l’éternelle justice a sans doute des récompenses et des jours meilleurs !


George Sand.

(À suivre.)


Voyage en Auvergne




NOTES INÉDITES




— Suite et fin —




Voici la fin des pages inédites de George Sand, dont nous avons commencé la publication samedi dernier. Cette seconde partie est égayée par la satire bon enfant du monde des villes d’eaux. La mise en scène des personnes qui se trouvaient au Mont-Dore avec la baronne Dudevant — elle ne répondait encore qu’à ce nom — révèle déjà le futur auteur dramatique.

Mont-Dore, lundi 13 août.


Eh bien ! madame, comment vous trouvez-vous des eaux ? — À merveille, madame, je ne les prends pas. — Quoi ! vous venez au Mont-Dore et vous ne prenez pas les eaux ? — Je prends la douche. — Mais, madame, cela ne suffit pas. — Comment savez-vous si cela ne suffit pas ? Je viens ici pour me remettre mes pieds des suites d’une chute, je ne vois pas qu’il faille boire pour m’empêcher de boiter. — Cela ne fait rien, les eaux sont bonnes pour tous les maux. — C’est la panacée universelle, dis-je en riant. — Oui, madame, les maux les plus opposés y trouvent une guérison certaine. — Qui dit cela ? — M. Bertrand. — Ah ! le directeur de l’établissement. Belle merveille ! — Madame, dit un Champenois, n’ayez pas l’imprudence de railler M. Bertrand. Il fait le beau temps et la pluie. — Je me garderai bien de le railler, mais s’il m’ordonne les eaux, j’aurai le chagrin de lui désobéir. — Si vous ne voulez pas suivre ses avis, dit un Bordelais (M. Lacour), il vous empêchera de prendre la douche. — Et de quel droit ? Il est le directeur de l’établissement. — Je le sais, c’est écrit sur la porte. Mais il est écrit aussi que tout individu propriétaire d’une pièce de vingt sous a droit à une douche…


Le 14. — M. Bertrand est une manière de petit souverain qui a sa police secrète, tout comme un autre. Il sait déjà ce que j’ai dit hier au salon et il m’a reçue d’un air tout à fait aimable. — Monsieur, je viens prendre la douche. C’est vous qui distribuez l’emploi des heures. Veuillez m’en assigner une. — Monsieur Garrick, parlez à Madame.

Et l’Esculape, enfonçant ses mains dans les poches de sa redingote sale, s’éloigna d’un air majestueux.

Garrick, à qui mes 20 francs ont assuré une élasticité merveilleuse dans la colonne vertébrale, vient humblement prendre mes ordres et m’ouvrir un cabinet. — Madame, quand M. Bertrand voudra entrer… — M. Bertrand n’entrera pas, Garrick. — Pardonnez, madame, c’est l’usage. — C’est possible, mais ce n’est pas le mien. — Mais le degré de chaleur que madame peut supporter, c’est M. Bertrand qui doit… — Je n’ai que faire de M. Bertrand pour cela. Allez, Garrick, fermez mon cabinet, et si quelqu’un y entre, c’est à vous que je m’en prendrai. — Ah ! suffit, madame. Il n’entrera pas.

Mais, dit-il en s’en allant, cela ne s’est jamais vu ! Refuser la visite de M. Bertrand, c’est incroyable !

Je suis en guerre ouverte avec M. Bertrand, conséquemment avec beaucoup de malades.


Le 15. — Le Champenois est un original, je dirais même un fou. Nous avons fait ce matin quinze lieues au galop. Le pic de Sancy offre une vue délicieuse. On y arrive à cheval. En regardant d’en bas, je ne l’aurais pas cru. — Allons, madame, dit le Champenois, qui vous arrête ? Vous aurez le temps d’admirer là-haut. — J’allais descendre de cheval. — Gardez-vous en, le chemin est superbe. — Monsieur, êtes-vous sûr d’avoir l’esprit bien sain ? — Ma foi, madame, je le croyais il y a une heure, mais depuis que je vous écoute, je sens ma raison déménager. — C’est très galant ; c’est qu’apparemment la folie est un mal contagieux ? — Ce n’est pas vous qui êtes folle, madame, c’est moi qui le deviendrai si je vous vois encore longtemps. — Allons, lui dis-je, voir si nos folies ne sont pas là-haut.

Ces petites rosses du Mont-Dore sont extraordinaires pour la maigreur, la taille et l’adresse. Ce sont des animaux participant plus de la nature de la chèvre que de celle du cheval. En trois sauts, nous voilà au sommet. Il y a plus d’une demi-lieue presque à pic. C’est effrayant à voir. C’est amusant à grimper. — Quelle femme ! dit le curé en posant son bréviaire. — Madame, s’écria le Champenois en prenant la bride de ma monture, vous donnez des distractions à M. le curé. — Monsieur le curé, dis-je, je vous en demande pardon. Vous êtes là tout près du ciel, l’endroit est bien choisi pour prier Dieu. — Et pour admirer ses œuvres. — Ce curé n’était pas une bête, nous causâmes longtemps.

Le Champenois prétendit que le bon prêtre s’exposait à perdre la vie éternelle, et celui-ci prit fort gracieusement la plaisanterie.

Ce pic de Sancy est plus élevé que le Puy de Dôme. Il y a un obélisque portant pour inscription six mesures géométriques. Ce sont choses qui m’importent peu et que je ne lis jamais. Le curé auvergnat me fit la description du pays déroulé sous nos yeux comme une carte de géographie. Je n’aime pas ces sortes de tableaux, cela m’enivre.

— Voici les Alpes, me dit-il. — Et les Pyrénées, où sont-elles ? — Il sourit et crut que je n’avais pas d’idée de leur position. Il pensa sûrement que sa science était perdue avec une telle bête et rejoignit le groupe de nos compagnons.


C’est joli l’Auvergne, mais il y a trop de vert. Nulle variété dans les aspects. C’est ce qui fait que ces montagnes semblent plus tristes.

À mes pieds serpentait un ruisseau d’azur, c’est la Dore. Dordogne, c’est le fleuve redoutable que j’ai traversé avec assez de peur dans sa vaste étendue, c’est ce bras de mer qui se couvre vers Bordeaux d’une forêt de mâts. En voyant couler l’étroit torrent, je pensais à ces belles contrées aimées du soleil auxquelles il va porter ses ondes, patrie des âmes de feu, terre des brûlants étés que je ne reverrai plus.

Le village d’Aydet se compose de deux maisons, dont l’une est l’église, où loge le curé, et l’autre l’auberge, où descendent les voyageurs. Nous mourions de faim. — Avez-vous quelque chose à nous donner ? — Oui, du pain. — Rien de plus ? — Rien. — Eh ! ma femme, ce gigot que les muletiers ont mangé hier au soir ? — Ah ! c’est parbleu vrai ! — On apporte le reste du gigot. — Ces diables de muletiers, dit le Champenois en saisissant le manche du gigot et contemplant avec douleur l’énorme brèche qu’y avait faite l’appétit de nos devanciers, ces diables de muletiers, comme ça mange ! N’avez-vous pas une serviette pour madame ? — Nous ne nous servons pas de ça. — Eh ! femme, qu’est-ce que tu dis donc ? Tu ôterais le crédit à notre auberge. — Il y a le conducteur d’outres de la Limagne, qui en demande toujours ; tenez, madame, voilà la sienne. Il ne s’en est servi que trois fois. — Et du fromage, mon ami ? — Oh ! il y en a du bon ! — Tais-toi donc, dit la femme qui est gracieuse comme une ortie, est-ce que ça mangera de notre fromage ? Tu ne vois point qu’ils se moquent de nous ? — Ah çà ! dit le mari, d’un air menaçant, en descendant de la chaise sur laquelle il était monté pour décrocher un fromage enfumé, n’allez pas vous donner les airs de nous mépriser… Et il montrait le poing prêt à nous assommer pour nous prouver comme on était bien reçu chez lui.

Mais en nous voyant assis déjà autour du gigot et moi déployant de bonne grâce la serviette tachée de vin du conducteur d’outres, il reprit sa belle humeur. — Tais-toi, ma femme, tu n’es qu’une bête, voilà une petite dame qui n’a pas l’air fier. Ah çà ! n’est-ce pas que ce gigot est bon ? Les muletiers l’ont trouvé excellent hier au soir. — Parbleu, mon ami, dit B. (le Champenois) il n’y paraît que trop.


Au fait, il était délicieux, nous avions tellement faim ! Ce lac d’Aydet ne vaut pas la peine qu’on fasse quinze lieues pour le voir ; cependant il est joli, son eau est bleue comme le ciel et sur ses bords croissent mille fleurs charmantes dont nous fîmes provision. — Ma comtesse, dit B…, m’a chargé de lui rapporter un bouquet. Madame D. aidez-moi, je vous en supplie. — Ah ! de tout mon cœur, pourvu que vous me disiez qui est votre comtesse. — Eh parbleu, Mme de Dorton. — Quoi ! la grosse amie du prince de Condé ? — Oui, la grosse comtesse, enfin. — Ah cela fait honneur à votre discernement, c’est bien la plus aimable femme… — Et qui vous aime beaucoup. — J’en suis charmée et c’est fort heureux que quelqu’un prenne mon parti, car je n’ai pas pris dans votre société, à ce qu’il me semble. — Que diable vous avisez-vous de contredire M. Bertrand ? — Mais Mme de Dorton a confiance en ce médecin et ne m’en traite pas plus mal. — C’est que Mme de Dorton est une femme d’esprit et que les autres sont des sottes.




Le 16. — En feuilletant mon livre, voici ce que j’ai trouvé sur une feuille volante : qui l’a fait ? Je n’en sais rien. C’est écrit au crayon et presque indéchiffrable.


MANUSCRIT TROUVÉ


« Pourquoi déjà dans nos plaines, corbeaux amis des frimas ? La verdure est encore belle et le ciel encore pur. Le soleil répand sur vos sombres ailes un reflet violet qui vous fait prendre au loin pour les douces palombes de l’automne.

» Enfants du Nord, pourquoi vos aigres gémissements troublent-ils le délicieux silence des champs ? Attendez que la bise froide mêle ses sifflements à vos tristes concerts ; attendez que le vent glacé se plaigne autour de nos murailles et murmure dans les branches de l’ortie desséchée sur les créneaux des vieilles tours.

» Pourquoi te percher sur mon arbre favori, prophétesse de mauvais augure ? Viens-tu me dévoiler les secrets de l’avenir ? Viens-tu m’annoncer le deuil et les larmes ? Je ne te chasserai pas. Dis. Ta chanson rauque et lugubre m’attriste sans m’effrayer. J’aime les superstitions de l’espérance et ne redoute point celles de la douleur… J’aime toutes ces fables qu’on me débitait jadis sur la science des pronostics et tous ces contes mélancoliques dont on berça mon enfance. Rien ne ressemble plus à la sorcière centenaire que la corneille avec son mantelet couleur de cendre et sa tête pelée. Chante, chante, vieille compagne de l’hiver. N’est-ce pas toi qui chantas sur mon berceau ? Qu’as-tu prédit, le jour des douleurs de ma mère ?

» Ah ! si tu racontas des malheurs pires que ceux de Philomèle et de Progné, tu fus vraiment devineresse. Mais aujourd’hui qu’annoncent ces cris tristes comme la dernière plainte d’un mourant ? Viens-tu m’appeler ?…

« Tu reprends ton vol à travers les cieux. Est-ce la route que je prendrai bientôt moi-même ?

» Ces nuages, ces légères vapeurs que le vent pousse dans le vague de l’air seront-ils la demeure de mon âme errante et toujours inquiète, serai-je porté sur tes ailes vers ces régions bleuâtres ?

» Eh ! que m’importe le mystère de ma destinée ? Moi qui supportai la vie, que craindrais-je de la mort ? Va, quand même ce cri lointain dont tu poursuis encore mon oreille m’annoncerait une suite de jours comme les tiens, avec des misères comme celles de ma jeunesse, je ne reculerais pas. J’ai lassé la fatalité, ou je la lasserai. Que la crainte des mauvais jours éveille les enfants de la prospérité, elle échouera contre l’âme aguerrie des malheureux qui n’ont plus rien à perdre.

» Plus rien ? Non, rien. Car le bien qui m’est resté ne saurait m’échapper, trésor caché dans mon sein, feu sacré qui ne s’éteindra qu’avec ma vie.

» Que la neige des ans blanchisse ma tête, l’éternel été réchauffera mon âme. Tout astre doit pâlir et céder à un astre sa lumière et sa splendeur. Le soleil qui nous éclaire aura son jour de ténèbres. Vous à qui une étoile brillante traça la route du bonheur, craignez de la voir s’évanouir et disparaître de la voûte des cieux.

» Mais moi qui vis la mienne se lever pâle et sinistre sur mon horizon, moi qui regardai sans trembler sa clarté menaçante, je marcherai à cette lueur funeste. Je marcherais à celle de l’enfer. Mes pas sont assurés, sous la dévorante chaleur du jour, comme par le froid pénétrant des nuits sans étoiles. Voyageur infatigable, j’arriverai. J’arriverai, dussé-je ne saluer qu’un jour la maison du repos et mourir en touchant le seuil !! »




Le dernier paragraphe de cette bizarre composition est presque illisible. J’ai eu beaucoup de peine à le recopier. Chose étrange, le papier portait l’empreinte de larmes qui en avaient effacé les caractères.

Comment celui qui traça cette bravade, qui écrivit ce cartel à la fortune, sait-il pleurer et défier tout à la fois ? Comment ressent-on dans le même moment la sensibilité qui est un retour de tendresse sur nous-même, et la fierté du courage qui prouve un stoïque mépris pour nos propres maux ? Cette âme inexplicable renferma-t-elle les passions contraires, fut-elle un diable dont la raison chercherait vainement à suivre les détours et à pénétrer les mystères ? ou plutôt l’auteur malheureux, en se vengeant par l’orgueil et l’audace des torts de la destinée, ne sentait-il pas son cœur le désavouer et saigner encore au souvenir du passé ? Hélas ! qui nous dira les tortures, qui nous expliquera les contradictions d’un cœur brisé par la douleur, aigri par l’injustice, désolé par le passé, menacé par l’avenir ? Il n’est donné qu’au bœuf stupide de sentir le joug et de baisser la tête ; le cheval mord son frein et tremble de colère, mais l’homme ? l’homme ? il ne sait ni se soumettre, ni résister.



Le 17, 10 heures du matin. — Très certainement j’aurai une déclaration aujourd’hui si je n’y prends garde. Il faut pourtant tâcher de prévenir cela. Ces sortes de choses gâtent tout. Nous sommes ici plusieurs qui nous sommes rencontrés d’hier et qui vivons dans une intimité charmante. Le même séjour, le même toit, les mêmes plaisirs, la même table, les mêmes promenades et, par-dessus tout, le besoin qu’on a les uns des autres établissent de prompts rapports ; mais si les fadeurs s’en mêlent, adieu la joie ! Qu’une femme qui a le malheur de n’être pas coquette a souvent d’ennui d’être femme !


10 heures du soir. — Cet homme-là ne comprend rien, ne devine rien, il est fou. Il prend la douche ! C’est la glace qu’il lui faut. Allons ! encore un amoureux ! C’est bien la peine de vieillir ! Et un original ! Je n’en fais jamais d’autres. — Monsieur, je veux bien qu’on m’aime, mais je ne veux pas qu’on m’adore. — Soyez donc moins aimable. — Compliment banal. Laissons cela, croyez-moi. Nous nous amusons, nous sommes de bonnes gens, on peut même dire que nous sommes charmants les uns et les autres. Mais si nous voulons nous lancer dans le roman, nous deviendrons insupportables. — Vous ne me ferez point croire à cette insouciance de caractère. Avec des yeux comme les vôtres… — Mes yeux sont peut-être fort impertinents, mais mon caractère est tel que je vous le dis. — Non, je ne vous crois pas. Mais je vous déplais. — Allons ! voilà l’amour-propre qui s’en mêle. Nous étions si gais. Pourquoi voulez-vous brouiller les cartes ? — Vous avez raison, vous, mais moi je suis fou et par votre faute. — Oh ! là-dessus, j’ai la conscience bien nette. — Il y avait des dispositions, j’en conviens, mais vous avez donné le dernier coup et vous avez détraqué la machine. Eh bien ! pour la remonter, je m’en vais. — Allons ! quelle folie ! — Vous verrez !

S’en ira-t-il ? Bon ! quand il aura dormi là-dessus, il n’y pensera plus. Ce serait dommage, c’est l’âme de toutes nos parties, c’est notre boute-en-train. Nous nous ennuierons sans lui. Pourtant, s’il le veut… cette fois, ce ne sera pas la faute de ma vertu.


Le 18. — Il est parti : vraiment c’est bête ! Allons ! que Dieu le conduise et le guérisse. Bah ! il était forcé de partir, je le parierais. Amours des eaux, intrigues de comédie, matière à vaudevilles. Heureusement le Champenois nous reste. Il est si bête ! Il est charmant.


Le 19. Au salon, neuf heures du soir.

Mme de Dorton. — Mme Lacour ne vient pas ?

Moi. — Elle est souffrante.

M. X…, à demi-voix. — Et maussade.

Moi. — C’est ce qui arrive quand on est malade.

M. X… — Vous plaît-elle ?

Moi. — Je ne sais pas. Quant au physique, je la trouve charmante.

M. X… — Vous aimez cette figure-là ? Je la déteste. Quelle bégueule !

Moi. — Vous êtes sévère. C’est une femme fort malade.

Lui. — Grimaces !

Moi. — Je ne crois pas que cette retraite soit volontaire, ou bien elle n’est pas coquette.

Lui. — Comment pouvez-vous la défendre ? Elle est avec vous d’une impertinence !

Moi. — Raison de plus pour que je sois juste envers elle.

M. de Colagrigoff, s’approchant. — Mme Dudevant il être ponne.

Mme de Dorton. — Qui veut jouer ?

Moi. — Me voici.

Elle. — Mais vous n’aimez pas le jeu ?

Moi. — Mais j’aime à être avec vous. C’est à moi de donner.

Elle. — Monsieur de Colagrigoff, pariez-vous pour moi ?

Le Russe, à M. Lescène. — Mon ami, pariez-vous pour Mme de Dorton ?

M. Lescène. — Mon ami, je le veux bien.

Moi. — Ah ! voici Mme Lacour ! Monsieur Lacour, pariez-vous pour moi ?

M. Lacour. — Voici, Madame, mais vous ne ferez pas la mauvaise tête aujourd’hui.

Moi. — Ai-je donc fait ici la mauvaise tête ?

Lui. — Vous n’avez pas voulu suivre hier les conseils de M. F.…

Moi. — Ce n’est pas une raison pour que je ne veuille pas suivre les vôtres.

Mme de Dorton. — Ah ! vous avez bien fait, avant-hier, de l’envoyer promener. Il brouille tout le jeu.

Mme Lacour, d’une petite voix. — Ah ! quel homme bruyant !

Moi. — Vous ne l’aimiez guère, ce me semble ?

Elle. — Et qui pourrait l’aimer ? Dès cinq heures du matin, il donne du cor, et puis il joue du violon, et puis il chante à tue-tête. Et puis il chasse au chien courant dans sa chambre, et pour achever de me réjouir, comme il n’y a qu’une cloison de sapin qui nous sépare, il se met à fumer et il infecte ma chambre. Dieu soit loué, il est parti.

Moi. — C’est charmant les eaux ! Comme on y dit ce qu’on pense les uns des autres : c’est très commode, chacun est là pour son compte ; point de coterie, point d’esprit de parti. À peine avez-vous le dos tourné qu’on vous habille de la tête aux pieds.

M. de Colagrigoff. — Ce pon M. de F… Il est bien bruyant et bien taquin. C’est un drôle de corps. C’est l’enfant de la nature, mais la nature il a été ponne mère pour lui.

Moi. — Je suis bien aise que vous le défendiez. J’en prends encore meilleure opinion de lui. Je demande des cartes.

Mme de Dorton. — Combien ? Eh bien ! moi aussi, je l’aime, ce pauvre F… Il est bon, il est obligeant, il est serviable, et tout cela sans affectation et sans spéculation. (Je regardais dans les yeux, encore beaux, de l’amie du prince de Condé. Elle avait une intention. Je compris, elle le vit et sourit, de ce sourire malin et bon qui me rappelle à tout instant ma grand’mère.)

M. L… — Mais, au fait, pourquoi est-il parti, cet original de F… ? Nous l’aimions tous. Il devait encore nous égayer huit jours. Il doit être encore à Clermont. Il a dit qu’il y passerait le reste de la semaine.

M. B…, le Champenois. — Écrivons-lui une adresse pour le prier de revenir ! Mme Dudevant la rédigera, M. de Colagrigoff l’écrira…

Moi, riant. — Et Mme Lacour la signera. (On rit.)

Mme Lacour fait la grimace.

M. L…, prenant un crayon. — Allons, madame Dudevant, aidez-moi.

Moi, me levant. — Nous avons perdu la partie ; tâchons de retrouver notre original. Écrivez : « Monsieur » — c’est toujours cela de trouvé ? Monsieur X…, — C’est écrit, Monsieur.

Moi. — Monsieur F…

M. X…, écrivant et lisant très haut : — Monsieur F…

F…, entrant. — Me voici, messieurs, qu’y a-t-il pour votre service ? (Grande surprise, grande rumeur.)

Mme Lacour, avec aigreur. — C’est Mme Dudevant qui vous demande.

F…, très étourdiment. — En vérité, c’est vous ?

Moi. — C’est tout le monde.

Mme de Dorton. — Oui, c’est nous tous. Soyez le bienvenu, mais comment cela se fait-il ?

F… — Est-ce que je le sais ? (Avec beaucoup de nature.) Au fait, madame Dudevant, pourriez-vous me le dire ? Y a-t-il quelqu’un ici qui puisse me faire l’amitié de me dire pourquoi je suis parti et pourquoi je suis revenu ?

Mme Lacour, à demi-voix. — Pour nous faire enrager.

F… l’ayant entendue, dit encore plus bas. — Et j’y ferai de mon mieux.

On joue, on cause.


M. de Colagrigoff, à M. Lescène. — Mon ami, quelle heure est-il à votre montre ?

M. Lescène. — Dix heures moins cinq minutes.

M. de Colagrigoff. — À la mienne, il est dix heures. — Laquelle va bien ?

M. Lescène. — C’est la mienne.

M. de Colagrigoff. — En ce cas, je joue encore cette partie… Cependant attendez ! je me rappelle, mon ami, que vous avez retardé ce matin et qu’ensuite j’ai mis la mienne à l’heure de midi. C’est moi qui vais bien.

M. Lescène. — Mon ami, vous vous trompez. J’ai réglé ma montre au coucher du soleil.

M. de Colagrigoff. — En ce cas, elle va mal, très mal. Le soleil disparaît bien plus tôt dans ces montagnes que dans la plaine., etc., etc.


Ils perdent plus d’un quart d’heure à disserter sur les cinq minutes dont ils veulent profiter. Enfin la pendule du salon sonne dix heures. Ils se lèvent tous deux à la fois comme si un même ressort les faisait mouvoir et sortent, passant de front par la porte, sans que l’un ait l’avance d’une ligne sur l’autre.

Moi. — Oreste et Pylade.

M. L. — Voilà deux machines qui font honneur au mécanicien, pas un soupçon de différence, pas un iota de déviation dans le mouvement de l’une plus que dans l’autre. C’est la perfection de la similitude.

Mme Lacour. — Qu’ils sont ennuyeux !

F. — Ils sont aussi bons l’un que l’autre. Mais à les voir agir si gravement, à les entendre parler si lentement, le sang me bout dans les veines.

M. C. — N’en dites pas de mal, Mme Dudevant est folle de M. de Colagrigoff.

Moi, riant. — Oh ! tout me plaît en lui, depuis son nom jusqu’à sa tournure.

Mme de Dorton. — M. Lescène est à merveille.

Mme Lacour. — Il est mieux. Il est plus jeune.

M. C. — Et beau garçon.

F. — Comme ça, un peu transi !

Moi. — Je vous apprendrai ce que vous ne savez pas, c’est que {{|M.|Lescène}}, à qui vous donnez tout au plus trente ans, est précisément de l’âge de M. de Colagrigoff, à qui vous en donnez cinquante, c’est-à-dire qu’ils ont l’un et l’autre quarante ans.

Tout le monde. — C’est impossible.

Moi. — C’est pourtant sûr. M. Lescène me l’a dit et vous savez qu’il n’est pas plaisant !

M. C. — Quelle différence d’air, pourtant !

Moi. — C’est ce qui vous prouve qu’il n’existe point de vraie similitude, puisqu’il est écrit sur son visage que dans le même espace de temps, l’un a vécu vingt ans de plus que l’autre.

M. C. — Cela n’est pas prouvé.

Moi. — Mais c’est bien probable pour moi. Je suis très éloignée de croire que ces deux hommes se ressemblent autant que vous le dites. Il y a conformité de manières et d’habitudes, même froideur extérieure, même gravité de part et d’autre. Et puis, quand on voit deux personnes faire la même chose, on est tenté de croire qu’elles la font de la même manière. Cependant on se trompe : M. Lescène fait en se promenant des pas exactement de la même dimension que ceux de son compagnon qui est très petit, mais c’est parce qu’il marche à côté de M. de Colagrigoff, qu’il se met à sa portée ; s’il marchait seul, il marcherait autrement. De son côté, le Russe allonge tant qu’il peut ses petites jambes et beaucoup plus qu’il ne le ferait sans cette raison, afin de suivre M. Lescène, et moyennant une modification de part et d’autre, nous les voyons sur la même ligne. C’est la volonté qui a créé pour eux une manière d’être pareille et uniforme ; mais sans ce lien, ils eussent sans doute été de tous points dissemblables. M. Lescène aurait marché bien plus en avant et M. de Colagrigoff bien plus en arrière. Quand on voyage avec quelqu’un, on se fait son compagnon, on n’est pas pour cela son sosie.


Cette dissertation endormit les trois quarts de l’assemblée. J’eus le déboire de voir que l’effet de mon éloquence fut d’envoyer coucher M. et Mme Lacour. Mais Mme de Dorton posant ses cartes, faute de partenaire (car la bonne dame aime le jeu), se rapprocha de la cheminée et continua la discussion. Elle était de mon avis, il s’agissait de définir les différences morales. — Elles sont, dis-je, tout opposées aux différences physiques. Si M. Lescène marche plus vite avec ses jambes, il marche plus lentement avec sa tête. Vous voyez comme il a l’air jeune, et d’ailleurs son œil bleu est doux et calme, l’œil noir du Russe est vif et fier. Dans une question il est toujours de l’avis des gens qui réfléchissent.


M. C. — Et qu’en dites-vous ?

Moi. — Ah c’est une confession générale que vous demandez, faites la vôtre d’abord.

M. C. — La voici. Dans un cas difficile je consulterais M. Lescène.

Moi. — Et moi j’agirais comme M. de Colagrigoff.

Mme de Dorton. — Ah doucement, ma chère dame, les gens qui réfléchissent avant d’agir font mieux que ceux qui agissent avant de réfléchir.

Moi. — D’accord, je ne généralisais pas. Je parlais de M. Lescène et de M. de Colagrigoff.

M. F. moitié endormi. — On voit que vous en êtes folle.

Moi, riant. — Je ne m’en défends pas. Sa figure de gros dogue m’en impose et dans ses discours il y a de la persuasion.

M. C. — Quand on peut les comprendre, car le cher homme a un accent !…

Moi. — Fort agréable… !

M. F. — Allons, la passion vous aveugle.


Mme de Dorton fit circuler sa tabatière. On changea de propos. M. F. et la grosse comtesse parlèrent de je ne sais quoi. F. vint se poster près de moi, au loin de la cheminée. — Que je suis heureux malgré vos duretés ! Je vous vois et je vous entends ! — Ah ! vous n’avez pas laissé cette fantaisie à Clermont ? — Dites cette passion. Elle m’a tellement poursuivi qu’elle m’a ramené ici ! — Si j’allais deviner qu’une affaire d’intérêt ou toute autre affaire vous a forcé d’aller à Clermont, que vous saviez très bien revenir au bout de deux jours, mais que vous avez fait cette algarade pour donner l’éveil à mon amour-propre et me forcer à vous tenir compte d’une démarche à laquelle je suis probablement très étrangère ?

F., fort en colère. — Vous êtes inconcevable !

Moi. — Je devine bien, n’est-ce pas ?

Lui. — Vous avez certainement votre magie, mais ce n’est pas celle-là. Du moins me permettez-vous de rester ? — Cela ne me regarde point du tout. C’est M. Bertrand qui est le souverain du canton. — Mais c’est vous qui êtes ma souveraine. — Je n’aime pas les grandeurs. J’abdique. Bonsoir.



Beaucoup de médisances, beaucoup d’originaux, des ridicules, des fous, des sots, des bêtes, des jugements à tort et à travers, avec de graves commentaires sur ce qu’on ne sait point, un peu d’aigreur, un peu de gaieté, un peu de confiance, du sentiment de comédie et beaucoup de bruit, voilà les eaux du Mont-Dore, voilà une réunion de gens qui ne se sont jamais vus, qui ne se reverront plus et qui profitent les uns des autres. Transeuntibus.


Le 22. — J’ai vu de fort belles choses, mais je n’ai ni le temps, ni l’envie de les écrire. Je pars. Il y a eu un bal, la robe rose a fait merveille. Par une grande bizarrerie de la part de ces amateurs, j’ai eu tout le triomphe de la soirée. Mme Lacour n’était pas contente ; Mme de Dorton était toujours la même. Si j’avais une mère comme cela !

Puisque dans ce monde-ci on a le mauvais goût de me trouver charmante, je m’en vais pour ne pas vivre plus longtemps avec des gens qui n’ont pas le sens commun et qui voudraient me faire perdre le peu que j’en ai.

F. m’a vue deux jours de plus. Il est guéri radicalement. Tout ce que je regrette, c’est Garrick, Jacob et la mère la Grillade.

fin
George Sand.