Voyage en France 9/XV

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XV

LE CHEMIN DE FER DU COL DE CABRE

Châtillon-en-Diois. — Les mines de Menglon. — Zinc et calemine. — Un chemin de fer difficile. — luc-en-Diois. — Le Clapa. — Les lacs de la Drôme. — Un tunnel qui se promène. — Les schistes. — Une source de pétrole ignorée. — Le grand tunnel. — Arrivée dans les Hautes-Alpes.


Veynes, Juin.


Les montagnes voisines de Die recèlent des richesses peu connues encore. Un seul gisement, la mine de calamine de Menglon, est exploité. On sait que la calamine est le minerai de zinc ; les gîtes sont assez nombreux en France, mais se prêtent malaisément à l’exploitation ; dans une autre partie du Dauphiné, près de Vienne, une mine donnait de grandes espérances, on a dû l’abandonner. À Menglon, au contraire, on a l’espoir d’une exploitation fructueuse ; les recherches entreprises depuis 1885 ont permis, vers 1889, de marcher en avant ; depuis, lors, le travail n’a pas été interrompu.

Je suis allé visiter ces mines, situées non loin de la Drôme, dans une vallée latérale. On remonte la vallée qui se présente ici sous son caractère le plus méridional par ses monta dénudés et la profondeur des horizons. La route est bordée de mamelons rocheux au pied desquels croissent les mûriers et les noyers. Sur l’un d’eux, le village de Molières, aux féodale allures, groupe ses maisons grises. Le gris est la note dominante du paysage. Lorsque, près de la gare de Pont-de-Quart-Châtillon, on quitte la route de Sisteron pour celle de Châtillon, on découvre le château d’Aix, tout gris dans un paysage sans arbres où la roche est de schiste gris ou noir. On monte au flanc d’un ravin sans eau courante, mais où doivent suinter d’invisibles fontaines, le thalweg est bordé de peupliers, d’ormes et de saules. Peu à peu la végétation reparaît ; aux abords du petit village de Saint-Romain, les prairies sont nombreuses, les sources abondent. La vigne, cultivée sur de hautes treilles, a résisté au phylloxéra. Les eaux, descendues de la montagne de Serre-de-Labet, haute de 1,283 mètres, sont recueillies avec soin par des conduites de ciment ou de pierre. Tout cela compose un site très frais, ce serait l’Arcadie si l’on reboisait les horribles mamelons schisteux qui surgissent de la verdure.

On descend maintenant vers un torrent aussi large que la Drôme, maie ses eaux sont moins abondantes, c’est le Bes ; en face, sur l’autre rive, au flanc de collines pelées, on voit les travaux de la mine de Menglon et les constructions basses où le minerai est préparé. Je n’y monte pas de suite ; la petite ville de Châtillon-en-Diois est proche, je lui dois bien une visite, car si les âpres pentes du Glandaz sont vertes maintenant jusqu’à la grande falaise terminale, on le doit à mon grand oncle, le sous-inspecteur des forêts Guy ; il a passé presque toute son existence dans sa chère montagne.

Le mot ville est bien ambitieux pour ce bourg bâti à l’étranglement de la vallée, près des vagues ruines du château qui lui donna son nom et qui commandait ce défilé entre la Drôme et le bassin du Drac. La mairie, du siècle dernier, est peinte à la manière italienne, ce devait être un charmant et pimpant édifice lorsqu’elle est sortie des mains du décorateur ; elle donne à la placette sur laquelle elle s’élève un aspect de décor d’opéra-comique. En dehors de cela, Châtillon n’a que les flots bleus de son torrent, venu d’une des plus belles gorges des Alpes dauphinoises. Pendant la saison des agneaux, elle fait un commerce important de ces animaux d’un goût exquis, paraît-il, et appelé « truands ».

En route pour Menglon. Les mines sont bien sur le territoire de cette commune, mais assez loin du chef-lieu, près du hameau riant des Boidans, enfoui dans la verdure au-dessus d’un torrent. La mine est depuis trop peu de temps exploitée pour avoir transformé le paysage et fait naître un centre populeux.

Le filon se dirige verticalement de l’est à l’ouest, il donne 20 tonnes par jour, mais le lavage lui fait perdre 30 p. 100 de son poids. Le minerai ne subit pas d’autres préparations sur place, il est envoyé à Auby, dans le Pas-de-Calais, où il est calciné ; il contient alors 42 ou 43 p. 100 de zinc. 130 ouvriers sont employés à la mine.

Menglon, le village qui a donné son nom au gisement, est un curieux exemple de bourg Tortillé, les maisons forment une muraille demi-circulaire encore flanquée d’une tour, La campagne serait assez belle sans les monticules infertiles qui la parsèment ; çà et là, de jeunes plantations de pins et de sapins ont commencé la transformation.

Un chemin a été récemment construit pour relier les mines à la gare de Recoubeau, au pied du mamelon portant le pittoresque village de ce nom.

J’y ai pris le dernier train du soir pour venir coucher à Veynes. Ce qu’il faut voir ici, c’est moins le paysage que les travaux extraordinaires accomplis pour le tracé de la ligne : ils s’harmonisent à merveille avec la vallée bordée de hautes montagnes schisteuses et à chaque instant barrée par les talus de déjection des torrents.

Beaucoup d’ouvrages d’art et de ponceaux, dans cette partie de la ligne. Parmi ces nombreux travaux figurent deux grands ponts métalliques : le plus important, celui de la traversée de la Drôme au claps de Luc, a son tablier à 44 mètres au-dessus du thalweg de cette rivière, formé de quatre travées en acier indépendantes, de 51 mètres de portée chacune.

« Dans la partie comprise entre Luc et le souterrain du col de Cabre, la ligne traverse des terrains marneux et détritiques, dans lesquels, dit le rapport des ingénieurs, se sont produits des écoulements considérables, notamment à Beaurières et à Baritel. Ces mouvements de terrain ont nécessité des travaux de consolidation d’une très grande importance et même un changement de tracé sur une longueur de 940 mètres, pour passer complètement, en souterrain, certaines parties trop ébranlées et dans lesquelles les travaux de consolidation exécutés, avec approbation ministérielle, avaient été reconnus inefficaces ou insuffisants.

« La ligue a une seule voie ; elle comporte dix-huit souterrains formant une longueur totale de 8,278m,80. Le grand tunnel de Cabre, qui donne accès dans le bassin de la Durance, a été percé en grande partie au moyen de la perforation mécanique ; il a ôté exécuté exceptionnellement avec la section d’un souterrain à double voie, dans l’unique but de mieux en assurer l’aérage. Pendant son percement, il s’est produit, en 1887, une terrible explosion de grisou, à la suite de laquelle on a dû prendre des mesures de précaution toutes spéciales pour continuer les travaux. » Les courbes du tracé n’ont pas de rayon inférieur à 300 mètres et les plus fortes déclivités n’excèdent pas 0m,020 par mètre. Le chemin de fer répond donc bien au rôle militaire qui, seul, explique de telles dépenses dans un pays pauvre et peu peuplé. Mais il relie directement la vallée du Rhône à Briançon, notre plus importante place de guerre de l’extrême frontière, gardant la route de Turin par le mont Genèvre.

Jusqu’à Luc-en-Diois, le chemin de fer suit le fond de la vallée ; lorsqu’il a desservi ce bourg, qui fut aussi une ville romaine, parsemé de débris assez nombreux encore — les habitants puisent l’eau d’une fontaine macabre, le bassin est formé par un tombeau du siècle d’Auguste, — il atteins la vallée supérieure au prix des travaux énormes que j’ai signalés. Un éboule mont de montagne, le Claps, est traversé par la voie ferrée.

C’est vraiment une chose fantastique. La montagne, haute de 1,121 mètres, est composée de strates calcaires inclinées à 45 degrés. En l’an 1442, la couche supérieure s’est ébranlée et a glissé dans la vallée au-dessus d’un village bâti sur un éperon rocheux. Le village a été recouvert, l’éperon a forcé les éboulis à se déverser à droite et à gauche ; d’énormes rochers, cubant parfois des milliers de mètres, ont formé deux barrages qui ont retenu les eaux du torrent et créé deux lacs encore limpides. Il y a cent ans, des tranchées et un tunnel ont vidé les eaux et rendu les fonds à la culture.

Au milieu même du torrent se dresse une aiguille immense qui commande la gorge, mince pyramide, parmi tous ces blocs sans nombre, épars sur la pente ou dans les eaux. Là-dessus passe le pont, très hardi ; toutes les piles ont leurs angles décorés de pierres taillées à facettes, très frustes mais d’une grande beauté. Ce pont, le premier pont droit exécuté en acier, est vraiment superbe.

Sur l’autre lace de l’éperon qui a divisé les éboulis, le chaos est plus puissant encore. Il a formé le lac supérieur ; on a dû percer un des blocs au moyen d’une galerie pour vider le bassin, la Drôme s’en échappe avec violence et tombe de cascade en cascade d’une hauteur de plus de 40 mètres. Ce site magique est comme la scène d’un théâtre antique. En face, un immense hémicycle de montagnes sévères, cachant quelques verdures et un village dans leur pli, ferme l’horizon.

Le chemin de fer et la route décrivent un grand lacet pour atteindre le plan de prairies mouillées qui a remplacé les deux lacs supérieurs. Le dessèchement, loin d’être achevé, a été entrepris à la veille de la Révolution par les Chartreux du célèbre couvent de Durbon. Au delà des anciens lacs, lorsque la voie a dépassé la station de Lesches-Beaumont, on atteint les montagnes schisteuses, délitées, fissurées qui ont causé tant de mécomptes et nécessité l’abandon d’un tunnel de 84 mètres qui s’éboulait sans cesse, par la malice d’un propriétaire, dit-on : il aurait au, par des irrigations, rendre les terres très fluides, espérant ainsi faire racheter ses eaux ! On a dépensé 600,000 fr. et perdu trois années, il fallut construire, à tout hasard, une voie de fortune au dehors du tunnel pour assurer, au moins en temps de guerre avec l’Italie, le passage des trains militaires. Mais la ligne ne put être ouverte au service public que le 22 mai 1894.

Sur certains points, pour assurer la solidité de la voie, on a dû enlever tout l’épiderme de la montagne, argile schisteuse sans cesse en mouvement ; des tunnels, des galeries creusées au flanc des monts permettent de franchir ce territoire tourmenté, un de ces tunnels forme une boucle presque parfaite. On quitte la vallée de la Drôme pour entrer dans le vallon de Maravel, mais, avant de l’abandonner, on peut apercevoir un moment le val supérieur si bien nommé le Valdrôme, à qui des cascades éblouissantes et la rivière, roulant furieuse au pied de hautes roches calcaires, donnent un grand caractère alpestre. Sur les pentes paissent des troupeaux de chèvres blanches.

La combe de Maravel est un cirque érodé, ravagé par les torrents, sans verdure, franchement laid. Autour du village de Beaurières, cependant, il y a encore des noyers et des lambeaux de prairies. Ce cirque de Beaurières est saisissant ; de hautes croupes, à chaque instant trouées par les tunnels, excavées par les galeries voûtées afin d’empêcher la voie d’être emportée, sont d’une beauté sauvage. La solitude est absolue là-haut, pas une maison, pas un champ, ou se croirait au bout du monde.

Près de la gare de Beaurières, les glissements dans les schistes sont d’une belle horreur, on dirait une plaie immense. Il a fallu enlever des masses de schistes ; en vain a-t-on essayé de creuser des tunnels et des galeries, la poussée des terres était telle que les étais et les revêtements en bois étaient brisés et réduits en morceaux semblables à des allumettes. Il a fallu trois ans d’efforts pour résoudre le problème posé aux ingénieurs par les forces aveugles de la montagne.

Lorsqu’on a dépassé le misérable village de Beaurières, le trajet devient vertigineux. Les lacets, les tunnels, les galeries se suivent. Le tunnel en boucle allongée qui ramène au-dessus du village et dont j’ai parlé déjà est une des plus belles et difficiles œuvres de nos voies ferrées.

En passant, on me montre le petit tunnel qui a causé tant de mécomptes. Il est abandonné maintenant, mais on constate que, chaque année, il avance de 12 centimètres, des lézardes se produisent, entre la voûte et le sol une large tissure donne à la maçonnerie l’air d’être décollée.

Le paysage est de plus en plus sévère, sinistre même, au moment où l’on atteint, au-dessous du col de Cabre, l’entrée du grand tunnel. Elle est à 888 mètres d’altitude, c’est 340 de moins que la hauteur du col de la Croix-Haute franchi par la ligne de Grenoble à Marseille ; aussi, passera-t-on fréquemment par le col de Cabre pendant les années où la neige amoncelée à la Croix-Haute empêchera la circulation. Le tunnel du col de Cabre est une des entreprises les plus pénibles de notre réseau. L’accident de grisou qui s’y est produit est dû, croit-on, à des gisements de pétrole qui seraient à environ 600 mètres de profondeur. On a trouvé du pétrole à l’état solide pendant les travaux et, tout le fait supposer, des recherches amèneraient des résultats importants. En Amérique, la catastrophe du tunnel de Cabre aurait fait accourir les chercheurs ; en France, nul ne s’est préoccupé de cette fortune, peut-être endormie sous les schistes de Beaurières.

L’entrée du souterrain est majestueuse : entre les parois dénudées d’une tranchée, un grand mur, percé d’une large ouverture, semble soutenir le poids énorme de la montagne.

On franchit le tunnel en quelques minutes. La lumière apparaît, on débouche dans une vallée sévère, entre de hautes murailles qui maintiennent les terres. Au front du souterrain, cette inscription :


COL DE CABRE


1886-1891


Là est établie la gare de Beaume-des-Arnauds, près d’un pauvre village où de maigres et rares cultures, des bois non moins rares s’efforcent de gagner le terrain raviné des monts. Le pays serait superbe s’il était reboisé, mais les pentes restent nues et, chaque année, les torrents emportent, quelque débris de verdure. La Chauranne, à sec en ce moment, doit être terrible en ses crues, à en juger par son cône de déjection. Des plantations d’arbres sauverait la ligne d’une catastrophe que tout semble faire présager. La vallée présente partout ces éboulis de schiste et ses apports de torrents, à travers lesquels la voie ferrée a dû se frayer un passage. Elle s’élargit encore par l’arrivée d’autres torrents, et la Chauranne se dirige vers le sud pour atteindre le Buech, un des plus terribles torrents des Alpes. Le chemin de fer quitte la Chauranne à Saint-Pierre-d’Argençon, bâti en un bassin présentant un peu plus de verdure ; des lambeaux de terre bien cultivés, verte de prairie, montrent ce que pourrait être ce pays si l’on éteignait les torrents.

Le train descend rapidement sur une longue pente de 20 millimètres par mètre ; il semble fuir au sein de ces montagnes grises. Enfin, voici l’importante gare d’Aspres-sur-Buech où l’on rejoint la ligne de Grenoble à Veynes qui se bifurquera plus loin, une branche allant sur Gap et Briançon, l’autre sur Aix et Marseille[1].


Ma course est achevée ici, je suis venu coucher à Veynes pour prendre, demain matin, le train qui me ramènera à Livron. Il me reste encore à visiter la forêt de Saou, je rentrerai ensuite à Die pour faire l’ascension du col du Rousset et descendre à Pont-en-Royans par le Vercors.

  1. Cette grande voie de montagne et la région des Hautes et Basses-Alpes feront en partie l’objet de la 10e série du Voyage en France.