Voyage en Orient (Lamartine)/Appendice à Fatalla

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Chez l’auteur (p. 307-322).


APPENDICE




J’ai vu Fatalla Sayeghir en 1847. Le vieil Arabe arrivait en France en pèlerin plutôt qu’en voyageur. Paris est pour les Orientaux une Mecque de curiosité et de fascination. L’ombre de protection et de puissance que la France chrétienne jetait par delà les mers sur la Syrie a pu décroître et se retirer avec les siècles : elle est restée fixée, dans l’imagination orientale, en mirage de respect et de prestige. La France était d’ailleurs presque une patrie pour Fatalla. Il savait qu’il avait été l’obscur émissaire de sa grandeur dans la Syrie, que ces vaisseaux du désert qu’il avait montés dans son grand voyage avec M. Lascaris devaient rapporter au grand sultan des Francs tout un monde d’ambition et de conquêtes.

Je reconnus presque Fatalla en le voyant pour la première fois, tant il est bien l’homme de son récit et de ses aventures. C’est un grand vieillard au profil mince, au nez aquilin, aux traits fins et mobiles : son œil doux et vif brille de l’intelligence et de la divination de l’interprète ; sa démarche mêle les gestes cérémonieux du drogman à l’allure brusque et rapide du voyageur. Il avait alors soixante ans ; mais sa figure, brûlée par le soleil de la vie nomade, marquait dix ans de plus. Le désert use l’homme comme la nature, et semble le frapper des rides et de la sécheresse de son sol.

Fatalla était vêtu de ce costume maronite dont l’indigence même a sa majesté, et que le regard du passant salue comme une robe de prêtre, quand il traverse les rues de nos villes. Il portait ce large turban syrien aux plis sombres, qui couronne si bien la vieillesse, et qui fait aux cheveux blancs comme une tiare de vénération et de dignité ; un large cafetan bleu dont la ceinture éclatante était agrafée d’un poignard, et les babouches à pointes recourbées du voyageur. Sa barbe grise, une de ces barbes de patriarche que les Orientaux baisent en s’inclinant, et sur lesquelles ils jurent comme sur les ornements sacerdotaux de la vieillesse, descendait en touffes épaisses jusque sur sa poitrine. C’était encore l’intrépide et aventureux compagnon de M. Lascaris, mais mûri d’années de sérénité et d’expérience.

Dès le premier jour de son arrivée à Paris, Fatalla s’était informé avec empressement de ma demeure. Il voulait non-seulement remercier celui qui avait payé son humble odyssée comme jamais calife n’aurait payé un poëme d’Antar, et qui avait rendu son nom célèbre parmi les Francs, mais encore voir cet émir Frengi, dont les drogmans et les cawas de Latakieh lui avaient si souvent parlé. L’imagination orientale est inflammable et féerique comme le sable de ses mirages. Il m’a suffi de traverser la Syrie au galop de beaux chevaux arabes, dans le tourbillon d’une escorte éclatante d’armes et de costumes, en jetant quelques milliers de piastres sur mon passage, pour y laisser un long reflet d’éblouissement et de magnificence. On parle encore de l’émir Frengi, de Bayruth à Jérusalem.

Je fus l’hôte de Fatalla pendant quelques-uns des jours qu’il passa à Paris. Le soir, assis au coin de mon feu, il allumait un des longs chibouques que j’ai rapportés de son pays, et nous causions ensemble longuement des nouvelles et des histoires du désert. C’était une veillée de caravane transportée dans un salon de Paris. Le souvenir est l’incantation du voyageur : la mémoire a, comme l’eau, ses méandres et ses reflets. Il suffit d’une parole ou d’un nom jeté dans le cours d’un entretien, pour dérouler des cercles indéfinis d’horizons, de sites, de villes, de paysages autrefois effleurés, et qu’on croyait à jamais effacés de ses yeux et de son esprit. Je repassai en quelques soirées avec Fatalla tous les sentiers, tous les campements, toutes les haltes, toutes les hospitalités, toutes les rencontres, toutes les contemplations, tous les ravissements, toutes les amitiés d’homme ou de tribu de mon voyage en Orient. Ses réponses évoquaient mes questions, ses récits complétaient les miens ; il fut le drogman de mon souvenir. Je l’interrogeai surtout sur les scheiks et les tribus du grand désert de Syrie, dont j’avais appris par lui les mœurs, le dénombrement et l’histoire. Je m’intéressai aux héros de cette chevalerie sauvage ; je voulais savoir la fin de leurs romans et de leur épopée, et personne autre que leur ancien hôte ne pouvait me la dire, car le désert garde le silence sur son histoire ; le sphinx est toujours sa divinité ; les mouvements, les guerres, les révolutions de ses tribus nomades, ne laissent pas plus de traces sur sa poussière que le vol, les combats et les migrations des oiseaux du ciel dans l’atmosphère.

Fatalla avait eu la fortune rare, pour un voyageur, de repasser par les sentiers de sa jeunesse. Il répondit à mes questions avec la prolixité voluptueuse d’une mémoire qui se rajeunit en s’épanchant. J’extrais de ces longues causeries quelques fragments qui m’ont semblé les épisodes naturels de son voyage, et je les transcris en leur conservant cette simplicité de ton et de récit qui est, pour ainsi dire, l’accent de la voix orientale.

Je demandai à Fatalla s’il avait revu les tribus dont il avait été l’hôte, le frère d’armes et le diplomate ; et surtout ce drayhy que ses récits avaient grandi, dans mon imagination, à la hauteur des héros fabuleux d’Antar.

« Depuis 1830, me répondit-il, je voyageais comme drogman ou comme interprète à la suite des voyageurs et des négociants européens. En 1843, je fis un dernier voyage : je devais aller jusqu’à Hama. C’était en été, la saison où les Arabes du désert viennent de Bagdad, de Bassora et même de Neggde, chercher les pâturages de Homs et de Hama. J’avais depuis longtemps comme le mal du pays du désert. Le désir de revoir les tribus dont j’avais mangé le pain et habité les camps me poursuivait sans cesse. Il y avait trente ans que je les avais quittées, et depuis aucune nouvelle ne m’en était parvenue. L’homme des villes n’a qu’une patrie ; le voyageur en a autant que de tentes plantées et de puits rencontrés dans le désert.

» Je partis donc un matin de Hama à la recherche de mes anciens hôtes. Au second jour de mon voyage, j’aperçois dans le lointain les tentes de la première tribu, reconnaissables pour moi aux couleurs et aux signes de leurs pavillons. Je presse le trot de mon chameau, j’entre dans le cercle du campement, je crie mon nom aux sentinelles, je me fais reconnaître des chefs : on m’entoure, on m’embrasse, on apporte le café de fête ; la tribu tout entière me reçoit comme un fils adoptif. Mais moi, je cherchais en vain des yeux mes souvenirs et mes images d’autrefois. La tribu avait vieilli comme un ami dont on a connu la jeunesse, et qu’on retrouve en cheveux blancs. Les anciens étaient morts, les jeunes gens étaient devenus des hommes, les hommes des vieillards.

» Quand les premiers saluts du retour furent échangés, les questions et les récits commencèrent. Je leur racontai la mort de Scheik-Ibrahim, et je leur demandai ce qu’était devenu mon ami et mon père d’autrefois, le grand scheik Drayhy-Ebn-Chahllan. À cette question, les visages de mes hôtes se froncèrent, et les femmes se mirent à pleurer. « Ah ! me dirent-ils, voila déjà bien longtemps que le drayhy est mort et qu’il a emporté avec lui l’âme de la tribu ! Où est le temps où elle commandait trente mille tentes, et où les poëtes l’appelaient la fleur de l’Arabie ? Maintenant nos ennemis l’appellent la mendiante du désert, car elle est faible et pauvre entre les plus pauvres. Elle, qui autrefois parcourait la Syrie au galop de dix mille chevaux, c’est à peine si maintenant elle se traîne jusqu’en Mésopotamie. On dirait un cavalier sans sa monture. À la mort du drayhy, poursuivaient-ils, toutes les tribus alliées qui marchaient en ordre sous ses drapeaux se sont divisées comme les djérids du faisceau que tu montrais aux chefs d’El-Fedhan. Son fils Sadhoun est mort aussi : il valait moins que son père, mais dix mille fois plus encore que son petit-fils Sahadoun qui nous gouverne aujourd’hui ; car, ajoutaient-ils en secouant la tête, tout décroît et dégénère. »

» Ces paroles m’affligèrent comme si j’avais appris des morts et des malheurs de famille, et la nuit se passa dans les regrets et les souvenirs du passé. Le lendemain, au point du jour, je pris congé de mes hôtes, et, accompagné d’un Bédouin à cheval, je m’enfonçai dans le désert, explorant tous ses sentiers et tous ses horizons, pour y découvrir de nouvelles tribus. Après un jour et une nuit de marche, j’arrivai à une grande plaine où campaient huit tribus, toutes de mes amis et des fils de mes hôtes. Hélas ! j’y retrouvai les mêmes changements et les mêmes vides. Les vieux scheiks étaient morts ; les jeunes gens que j’avais connus étaient déjà des vieillards, et des hommes à barbe noire venaient en s’inclinant me baiser la main, en m’appelant Maître : c’étaient les petits enfants auxquels j’avais autrefois appris à lire sur les genoux de leurs mères. Tous m’interrogèrent sur Scheik-Ibrahim, car sa mémoire était restée en vénération parmi eux ; ils pleurèrent, quand je leur racontai sa mort, car son nom leur rappelait la gloire et la prospérité passées de leur nation. J’entendis là les mêmes plaintes et les mêmes regrets ; le désert tout entier semblait encore en deuil de la mort du drayhy.

» Le treizième jour de mon séjour parmi ces tribus, je vois arriver au camp un chameau chargé d’un haudag en drap d’écarlate brodé d’or, et conduit en laisse par deux nègres. Une femme à demi aveugle et courbée par l’âge en descend sur les genoux des guerriers, qui se pressent avec respect autour d’elle. On la conduit au-devant de moi, et elle étend à tâtons ses bras comme pour m’embrasser. Comme l’étonnement me clouait sur place, muet et immobile, elle s’écria : « Fatalla Sayeghir, tu ne me reconnais donc pas ? — Hélas ! lui dis-je, ne savez-vous donc pas le vers d’Antar : « Les années foulent le visage de l’homme » comme les pas d’une caravane foulent la poussière. » Il y a trente années que j’ai quitté le désert. — Je suis, dit-elle, la fille d’Hédal, la femme de l’émir Bargiass, de la tribu de Mahedgi. C’est moi qui ai détourné le sabre de ta tête, qui t’ai couché sous ma tente, et qui ai veillé trois jours sur ton sommeil. » À ces paroles, je poussai un grand cri, je tombai à genoux, et je baisai sa main en la baignant de mes larmes.

» J’ai raconté dans mon voyage comment, tombé par surprise dans la tribu de Bargiass, alors ennemi de celle du drayhy, vingt sabres avaient rasé mon front. Un geste et un cri de la fille d’Hédal les avaient écartés, et elle m’avait recueilli sous son toit comme une mère plutôt que comme une hôtesse. Après avoir remercié ma libératrice, je lui demandai des nouvelles de sa famille. « Mon mari est vieux et cassé, me répondit-elle, mais les années n’ont point usé son sabre, et il gouverne encore sa tribu par lui-même. Il m’envoie te chercher pour fêter ton retour sous sa tente, et parler ensemble de Scheik-Ibrahim. » J’aurais voulu pouvoir accepter cette offre, mais mon congé de drogman expirait ; et je m’excusai en chargeant la femme de Bargiass de reporter à sa tribu les saluts et les bénédictions de mon cœur. Cependant je me disais en moi-même : Fatalla, où est ta patrie ? est-elle à Latakieh, ou au désert ? Quand tu es rentré dans ta ville natale après six ans d’absence, tu n’as été qu’un homme de plus dans ses murs : et voilà qu’au seul bruit de tes pas sur le sable tout le désert sort de ses tentes et t’entoure comme une famille ; tes anciens hôtes t’appellent par ton nom, les tribus te fêtent comme leur enfant, et une vieille femme qui t’a vu trois jours, il y a trente ans, accourt au-devant de toi comme une mère au-devant de son fils perdu et retrouvé.

» Je repartis le lendemain, après une veillée d’adieux remplie d’histoires et d’aventures. Les histoires sont les livres du désert ; elles circulent de bouche en bouche parmi les tribus et les caravanes, comme ces journaux venus d’Europe que les négociants francs de mon pays se passent de main en main quand arrive un bâtiment de Marseille ou de Livourne. Ce soir-là, un riche commerçant arabe nommé Hamzi me raconta une curieuse aventure qui lui était arrivée cinq ans auparavant.

» Hamzi avait entrepris un long voyage pour commercer avec les tribus éloignées de Neggde et Hamade, dont les chevaux sont la fleur des haras et des pâturages de l’Arabie. Après trois jours de marche dans le désert, il rencontre un voyageur assis par terre, et fumant sa pipe à l’ombre de son chameau, qui broutait les plantes épineuses que germe le sable après les pluies. La solitude est hospitalière ; elle rapproche tous ceux qu’elle entoure, et qui se rencontrent dans son sein. Hamzi descend de son chameau, aborde et salue l’étranger, allume sa pipe à la sienne, et les voilà qui se racontent l’un à l’autre les aventures de leur vie et de leurs voyages. L’étranger se nommait Hassan, de la tribu d’Hamour. Ils conversent ainsi longtemps jusqu’au déclin du soleil, qui les avertit de poursuivre leur route. L’un allait au sud, et l’autre au couchant. Ils se lèvent pour se séparer, mais leurs chameaux ont disparu. Hamzi ne conçoit d’abord aucune inquiétude, car le vent agite le désert comme la mer, et soulève parfois en un clin d’œil des vagues de sable entre les voyageurs d’une même caravane, comme les flots cachent les vaisseaux les uns aux autres pendant une tempête. Ils tournent les monticules, ils montent sur les dunes, pour découvrir plus d’horizon ; mais le désert est vide comme le ciel. Hamzi dit à son compagnon : « Qui sait si nos chameaux ne se seront pas battus entre eux, et si l’un n’aura pas tué l’autre ? Allons chacun de notre côté, et que celui qui le premier aura retrouvé sa monture revienne prendre son frère en croupe, et le ramène dans sa tribu. » Puis, après s’être embrassés amicalement, ils se séparent. Hassan court du côté du sud, et Hamzi du côté du levant.

» Hamzi marche pendant deux heures entre le ciel et le sable, sans voir seulement pointer un brin d’herbe à l’horizon. Le découragement le gagne, la soif brûle ses lèvres, il sent la mort venir avec la nuit ; il pense à sa femme, à ses enfants, à sa tribu, et il se couche par terre en s’écriant : « Dieu est Dieu ! mon heure est venue, et voici le lit de mon dernier sommeil. »

» Tout à coup il entrevoit, aux dernières lueurs du crépuscule, une grande ombre qui court dans le lointain. Il rassemble ses forces et s’élance pour l’atteindre. Ô bonheur ! c’est un chameau, le sien, sans doute, car il croit reconnaître à tâtons, dans l’obscurité, les sacoches et les outres pendues à ses flancs. Il saute sur son dos, et le lance à la recherche de Hassan ; mais il a beau l’appeler à grands cris et sonder le désert dans tous les sens, rien n’apparaît. Le troisième jour, il tombe dans le campement d’une tribu inconnue : c’était celle d’Hassan. Les Bédouins reconnaissent le chameau de leur frère, ils entourent Hamzi, ils lui demandent où est Hassan, ils l’accusent de l’avoir tué pour lui voler son chameau. Hamzi proteste, et raconte son aventure ; mais on refuse de le croire, et on l’entraîne devant le cadi. « Voilà, s’écrièrent les fils et les filles d’Hassan, voilà celui qui a tué notre père. Mort au meurtrier ! mort à celui qui massacre ses frères égarés dans le désert ! » Le cadi livre Hamzi à la colère de la tribu, et le condamne à être décapité avant le coucher du soleil.

» Hamzi se résigne à la volonté de Dieu ; mais il demande aux scheiks une trêve de six jours pour aller faire ses derniers adieux à sa famille et lui distribuer son héritage. Il leur jure, par le ciel, par le Prophète, par la tête de sa mère, par la barbe de son vieux père, de se vouer à leur sabre, et de revenir leur rendre sa tête le sixième jour. Les scheiks consentent à son désir ; mais les enfants d’Hassan réclament une caution, non pas une caution d’or, mais une caution de vie et de sang qui réponde de sa vie et de son sang. « Hélas ! s’écrie Hamzi, je suis étranger parmi vous : qui voudrait me cautionner contre la mort ? » Les enfants d’Hassan répondent d’une seule voix : « Nous ne pouvons laisser boire au sable, comme de l’eau, le sang de notre père. Il s’élèverait en criant, et retomberait sur nous. Il nous faut une tête en otage de la tienne. »

» Hamzi ramasse son courage dans son cœur. Il parcourt en désespéré les tentes de la tribu, en criant d’une voix lamentable : « Où sont parmi vous les hommes de pitié et de miséricorde ? » Mais partout les visages se détournent, et les tentes se ferment sur son passage. Enfin, un jeune homme s’avance et lui dit : « C’est moi, Ali, qui serai ta caution ; pars, et va dire adieu à ta famille : mais souviens-toi que tu emportes ma tête avec toi. » Il se présente devant le cadi, et jure de se livrer à la justice, si Hamzi n’est pas de retour avant le coucher du soleil du sixième jour ; puis se retournant vers Hamzi : « Souviens-toi, lui dit-il, de ta parole, et ne mens pas à Dieu que tu as invoqué. » Hamzi renouvelle son serment : « Par la foi des Arabes, la race de mes pères et la mienne, s’écrie-t-il, je ne mentirai pas à ma parole. Qu’il m’entende, le Dieu qui venge les parjures ! » Aussitôt les rangs s’ouvrent devant lui, on lui amène un cheval équipé d’avance, et il part au galop comme un homme qui sent la mort derrière lui.

» Arrivé dans sa tribu, Hamzi rassemble sa famille et ses troupeaux en caravane, et il repart sans s’arrêter pour le camp de la tribu, dans l’espoir de la fléchir par les prières de ses enfants et par la rançon de ses richesses. Le sixième jour, il arrive dans la plaine qu’il avait laissée couverte de ses tentes ; mais il la trouve vide et déserte. La tribu avait levé son camp et poursuivi sa route, car ses troupeaux avaient dévoré les pâturages de toute la contrée. Hamzi, suivi du groupe de suppliants qu’il traîne derrière lui, la suit à la trace de ses pas d’hommes et d’animaux sur le sable.

» Mais, à la fin du sixième jour, les enfants d’Hassan étaient venus dire à Ali : « Vois, le soleil se couche ; accomplis ton serment, et meurs à la place de l’étranger. » Ali avait répondu : « Mon sang vous appartient : que Dieu le redemande au parjure qui m’a trompé ! » Mais sa famille avait éclaté en plaintes et en lamentations, et elle avait obtenu un délai de trois jours pour les derniers adieux. Le septième jour, Hamzi arrive ; il offre tous ses trésors aux enfants d’Hassan pour racheter sa vie ; ses fils et ses filles embrassent leurs genoux en pleurant : mais ils restent sourds et inflexibles. L’arrêt est porté, il faut que leur sabre tranche sa tête. Ali intervient : « Vous m’aviez accordé trois jours de sursis, leur dit-il ; il est juste que l’étranger en profite. » Les scheiks, consultés, trouvent cette demande équitable, et ils ordonnent aux fils d’Hassan d’attendre trois jours encore. Ali emmène Hamzi sous sa tente ; il veut être son hôte comme il a été son otage.

» Le soir du deuxième jour, une heure avant le coucher du soleil, un nuage de poussière s’élève à l’horizon ; il se rapproche, il s’écarte, et Hassan en sort sur le chameau d’Hamzi, qu’il presse de ses cris et du fer de sa lance. La tribu se porte en tumulte au-devant de lui ; elle le ramène au camp en triomphe ; il tombe haletant dans les bras d’Hamzi, qu’il justifie et qu’il appelle son frère ; et les deux familles réconciliées se jurent une alliance éternelle.

» Voilà, poursuivit Fatalla, l’histoire d’Hamzi telle que je l’ai recueillie de sa propre bouche. J’ai pensé qu’elle vous plairait, à vous qui aimez les choses et les hommes du désert.

» — Et qu’est devenu, lui demandai-je, le roi des Wahabis, ce terrible Ebn-Sihoud, dont le nom remplit les récits de votre grand voyage ?

» — Oh ! me répondit Fatalla, sa fin a été aussi tragique que sa vie. Le hasard m’en a fait témoin oculaire.

» Peu de temps avant mon retour au désert, j’avais fait un voyage à Constantinople. Un jour que je me promenais sur le port, j’entendis une grande rumeur autour de moi, comme celle d’une foule qui s’interroge et qui s’écrie. Des groupes de marchands et de bateliers se montraient du doigt un vaisseau égyptien armé en guerre, qui arrivait voiles déployées ; et ils levaient les bras au ciel en glorifiant le Prophète. Je m’approchai d’un de ces groupes, et je demandai à un négociant turc quelle cargaison si magnifique ou si rare apportait donc ce vaisseau, pour attirer les yeux et l’attention de tous parmi les milliers de bâtiments qui encombraient le port. « Ce vaisseau, me répondit-il, apporte au padischah la tête du Wahabi Abdallah-Ebn-Sihoud, roi du Neggde, de l’Hégias et de l’Yémen, l’ennemi des Osmanlis et le blasphémateur du Prophète. C’est le pacha d’Égypte qui l’envoie prisonnier au sultan. Demain, sa tête sera au sérail. Ainsi périssent tous les ennemis du Prophète ! » Cette nouvelle me frappa de stupeur, et je rentrai chez moi pensif, louant Dieu et songeant au caprice de la destinée, qui m’avait conduit comme par la main à Constantinople pour voir mourir ce roi des rois, dont j’avais été, moi chétif giaour, le prisonnier et l’esclave. Le dernier de ses cawas n’aurait pas donné alors une piastre de ma tête, et c’était moi qui allais voir tomber la sienne !

» En effet, le lendemain le bruit se répandit dans Constantinople que le sultan, dès qu’il avait appris le débarquement du Wahabi, avait ordonné qu’on lui tranchât la tête, avant le coucher du soleil, sur la place de l’Atméidan. Une foule immense de toutes les nations et de tous les costumes, Arméniens, Grecs, Juifs, Européens, courait déjà par toutes les rues au lieu de l’exécution ; car ce n’est pas un spectacle vulgaire que celui d’un roi décapité par un bourreau !

» À midi, le cortége déboucha sur la place avec un grand bruit d’armes et de chevaux. Le Wahabi, tête nue, les mains liées, les pieds enchaînés, marchait au milieu d’un groupe de bostangis et de cavaliers à longues lances. Je le reconnus malgré son grand âge, car les années n’avaient fait que durcir ses traits et blanchir sa barbe, et son œil lançait encore ce regard de feu qui m’avait fait pâlir quand j’avais comparu au pied de son trône. Arrivé au centre de la place, il regarda un moment la foule, s’agenouilla et fit un signe de la main au bourreau, comme pour l’avertir qu’il était prêt. Il se fit un grand silence, car chacun crut que le moment suprême était arrivé. Mais le bourreau se pencha vers lui pour lui demander quel était son dernier désir : ainsi le veut la loi musulmane. Le Wahabi demanda le temps de faire une dernière prière, puis il se tourna du côté de l’orient et pria pendant quelques minutes, aussi calme que s’il eût été dans sa mosquée de Darkisch. Quand il se releva, il riait d’un air moqueur, comme un homme qui raille et qui méprise du fond de l’âme. Cet éclat de rire sous le sabre qui allait trancher sa tête parut si étrange aux officiers du sultan qui assistaient au supplice, qu’ils se pressèrent autour du patient pour lui en demander la cause.

« Je ris, répondit-il, de la folie du sultan et de la vanité de sa colère. Il ne pense qu’au jour de sa vengeance, sans s’inquiéter du lendemain. Je suis en son pouvoir, ma tête est sous le fil de son sabre, il peut la faire tomber quand il voudra d’un signe de sa main ; et il se hâte de me tuer comme un enfant étourdi qui casse une branche dont les épines l’ont piqué, sans songer à cueillir ses fruits. N’aurait-il pas dû, avant d’ordonner mon supplice, s’informer de mes plans, de mes secrets, de la richesse de mon trésor, du nombre de mes tentes, de la puissance de mon armée ; demander combien de milliers d’hommes avaient combattu sous mes drapeaux, combien étaient morts dans mes défaites, comment j’étais monté au trône du désert, pourquoi j’avais conquis le Hégias et changé la religion de ses tribus ? Encore une fois, le sultan est un insensé, et sa vengeance est celle d’un enfant sans barbe. »

» À ces paroles, un aga qui se trouvait mêlé au cortége s’écria : « Le Wahabi a raison contre lui-même ; le proverbe arabe a dit vrai : « La sagesse est sur les lèvres de ceux qui » vont mourir. » Et il courut à cheval au sérail rapporter au sultan les paroles d’Ebn-Sihoud, en ordonnant au bourreau de surseoir à l’exécution jusqu’à son retour. Mais il revint quelques instants après ; le sultan, sans vouloir l’entendre, l’avait renvoyé en colère à l’Atméidan, avec l’ordre de lui rapporter avant une heure la tête du Wahabi. Ebn-Sihoud, qui avait continué sa prière jusqu’au retour de l’aga, tendit tranquillement sa tête, et le bourreau l’abattit d’un seul coup de sabre. — Quelques jours après ce grand spectacle, je retournai à Latakieh, où je suis resté jusqu’à mon départ pour la France. »

Cet appendice n’est qu’une des heures de nos longs entretiens avec Fatalla. Les Orientaux sont conteurs comme tous les peuples assis au soleil. Les histoires, les légendes, les voyages, les aventures, tous les bruits et toutes les rumeurs qui traversent ces pays de silence s’amassent lentement dans leur mémoire, comme les pluies rares de leur ciel dans les citernes du désert : ils les versent à leurs hôtes aussi largement que l’eau de leurs puits. Chez eux, le récit est en quelque sorte une des fonctions et des offices de l’hospitalité. Mais je craindrais de fatiguer le lecteur en lui faisant veiller ces mille et une nuits du souvenir. Elles ne peuvent intéresser que ceux qui, comme moi, aiment dans l’Orient le pays natal de leur imagination.