Voyage en Orient (Lamartine)/Départ de Jaffa

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 315-341).


DÉPART DE JAFFA




Même date.


Nous nous embarquons par une mer déjà forte, dont les lames énormes arrivent comme des collines d’écume contre la passe des rochers ; on attend un moment derrière ces rochers que la vague soit passée, et on se lance à force de rames en pleine mer ; les lames reviennent, et vous soulèvent comme un liége sur leur dos ; vous redescendez comme dans un abîme, on ne voit plus ni le vaisseau ni le rivage ; on remonte, on roule encore ; l’écume vous couvre d’un voile de pluie. — Nous arrivons enfin aux flancs du navire, mais ses mouvements sont si forts qu’on n’ose s’approcher, de peur d’être frappé par les vergues qui trempent dans les vagues ; on attend un intervalle de lames ; une corde est lancée ; l’échelle est placée : nous sommes sur le pont. Le vent devient contraire ; nous restons sur deux ancres, exposés à chaque instant au naufrage, si le mouvement énorme des vagues vient à les briser ; heures d’angoisses physiques et morales dans cet affreux roulis ; le soir et la nuit, le vent siffle, comme dans des tuyaux aigus d’orgue, parmi les mâts et les cordages ; le navire bondit comme un bélier qui frapperait la terre de ses cornes ; la proue plonge dans la mer, et semble prête à s’y abîmer chaque fois que la vague arrive et soulève la poupe ; on entend les cris des matelots arabes de quelques autres navires qui ont amené les pauvres pèlerins grecs à Jérusalem. Ces petits navires, chargés quelques-uns de deux ou trois cents femmes et enfants, essayent de mettre à la voile pour fuir la côte ; quelques-uns passent près de nous ; les femmes poussent des cris en nous tendant les mains ; les grandes lames les engloutissent, et les remontrent à une forte distance ; quelques-uns de ces navires réussissent à s’éloigner de la côte ; deux sont jetés sur les brisants de la rade du côté de Gaza ; nos ancres cèdent, et nous sommes entraînés vers les rochers du port intérieur ; le capitaine en fait jeter une autre. Le vent se modère, il tourne un peu pour nous ; nous fuyons, par un temps gris et brumeux, vers le golfe de Damiette ; nous perdons de vue toute terre ; la journée, nous faisons bonne route ; la mer est douce, mais des signes précurseurs de tempête préoccupent le capitaine et le second ; elle éclate au tomber du jour ; le vent fraîchit d’heure en heure, les vagues deviennent de plus en plus montueuses ; le navire crie et fatigue ; tous les cordages sifflent et vibrent sous les coups de vent comme des fibres de métal ; ces sons aigus et plaintifs ressemblent aux lamentations des femmes grecques aux convois de leurs morts ; nous ne portons plus de voiles ; le vaisseau roule d’un abîme à l’autre, et, chaque fois qu’il tombe sur le flanc, ses mâts semblent s’écrouler dans la mer comme des arbres déracinés, et la vague écrasée sous le poids rejaillit, et couvre le pont ; tout le monde, excepté l’équipage et moi, est descendu dans l’entre-pont ; on entend les gémissements des malades et le roulis des caisses et des meubles qui se heurtent dans les flancs du brick. Le brick lui-même, malgré ses fortes membrures et les pièces de bois énormes qui le traversent d’un bord à l’autre, craque et se froisse comme s’il allait s’entr’ouvrir. Les coups de mer sur la poupe retentissent de moment en moment comme des coups de canon ; à deux heures du matin, la tempête augmente encore ; je m’attache avec des cordes au grand mât, pour n’être pas emporté par la vague et ne pas rouler dans la mer, lorsque le pont incline presque perpendiculairement. Enveloppé dans mon manteau, je contemple ce spectacle sublime ; je descends de temps en temps sous l’entre-pont pour rassurer ma femme, couchée dans son hamac. Le second capitaine, au milieu de cette tourmente affreuse, ne quitte la manœuvre que pour passer d’une chambre à l’autre, et porter à chacun les secours que son état exige : homme de fer pour le péril, et cœur de femme pour la pitié.

Toute la nuit se passe ainsi. Le lever du soleil, dont on ne s’aperçoit qu’au jour blafard qui se répand sur les vagues et dans les nuages confondus, loin de diminuer la force du vent semble l’accroître encore ; nous voyons venir, d’aussi loin que porte le regard, des collines d’eau écumante derrière d’autres collines. Pendant qu’elles passent, le brick se torture dans tous les sens, écrasé par l’une, relevé par l’autre ; lancé dans un sens par une lame, arrêté par une autre qui lui imprime de force une direction nouvelle, il se jette tantôt sur un flanc, tantôt sur l’autre ; il plonge la proue en avant comme s’il allait s’engloutir ; la mer qui court sur lui fond sur sa poupe, et le traverse d’un bord à l’autre ; de temps en temps il se relève ; la mer, écrasée par le vent, semble n’avoir plus de vagues et n’être qu’un champ d’écumes tournoyantes ; il y a comme des plaines, entre ces énormes collines d’eau, qui laissent reposer un instant les mâts : mais on rentre bientôt dans la région des hautes vagues ; on roule de nouveau de précipices en précipices.

Dans ces alternatives horribles, le jour s’écoule ; le capitaine me consulte : les côtes d’Égypte sont basses ; on peut y être jeté sans les avoir aperçues ; les côtes de Syrie sont sans rade et sans port ; il faut se résoudre à mettre en panne au milieu de cette mer, ou suivre le vent qui nous pousse vers Chypre. Là, nous aurions une rade et un asile ; mais nous en sommes à plus de quatre-vingts lieues. Je fais mettre la barre sur l’île de Chypre ; le vent nous fait filer trois lieues à l’heure, mais la mer ne baisse pas. Quelques gouttes de bouillon froid soutiennent les forces de ma femme et de mes compagnons, toujours couchés dans leurs hamacs. Je mange moi-même quelques morceaux de biscuit, et je fume avec le capitaine et le second, toujours dans la même attitude sur le pont, près de l’habitacle, les mains passées dans les cordages qui me soutiennent contre les coups de mer. La nuit vient plus horrible encore ; les nuages pèsent sur la mer, tout l’horizon se déchire d’éclairs, tout est feu autour de nous ; la foudre semble jaillir de la crête des vagues, confondues avec les nuées ; elle tombe trois fois autour de nous : une fois, c’est au moment où le brick est jeté sur le flanc par une lame colossale ; les vergues plongent, les mâts frappent la vague, l’écume qu’ils font jaillir sous le coup s’élance comme un manteau de feu déchiré dont le vent disperse les lambeaux, semblables à des serpents de flamme ; tout l’équipage jette un cri ; nous semblons précipités dans un cratère de volcan : c’est l’effet de tempête le plus effrayant et le plus admirable que j’aie vu pendant cette longue nuit ; neuf heures de suite le tonnerre nous enveloppe ; à chaque minute nous croyons voir nos mâts enflammés tomber sur nous et embraser le navire. Le matin, le ciel est moins chargé, mais la mer ressemble à une lave bouillante ; le vent, qui tombe un peu et qui ne soutient plus le navire, rend le roulis plus lourd : nous devons être à trente lieues de l’île de Chypre. À onze heures nous commençons à apercevoir une terre ; d’heure en heure elle blanchit davantage : c’est Limasol, un des ports de cette île ; nous faisons force de voiles pour nous trouver plus tôt sous le vent : en approchant, la mer diminue un peu ; nous longeons les côtes à deux lieues de distance ; nous cherchons la rade de Larnaca, où nous apercevons déjà les mâts d’un grand nombre de bâtiments qui y ont cherché comme nous un refuge : le vent furieux se ravive, et nous y pousse en peu d’instants ; l’impulsion du navire est si forte, que nous craignons de briser nos câbles en jetant l’ancre : enfin l’ancre est tombée ; elle chasse quelques brasses et mord le fond. Nous sommes sur une mer encore clapoteuse, mais dont les vagues ne font que nous bercer sans péril ; je revois les mâts de pavillon des consuls européens de Chypre qui nous saluent, et la terrasse du consulat de France, où notre ami M. Bottu nous fait des signaux de reconnaissance ; tout le monde reste à bord ; ma femme ne pourrait revoir sans déchirements de cœur cette excellente et heureuse famille de M. Bottu, où elle avait, si heureuse alors elle-même, reçu l’hospitalité il y a quinze mois.

Je descends à terre avec le capitaine ; je reçois de M. et madame Bottu, de MM. Perthier et Guillois, jeunes Français attachés à ce consulat, les marques touchantes de bienveillance et d’amitié que j’attendais d’eux ; je visite M. Mathéi, banquier grec auquel je suis recommandé ; nous envoyons des provisions de tout genre au brick ; M. Mathéi y joint des présents de vins de Chypre et de moutons de Syrie. Pendant que je parcours les environs de la ville avec M. Bottu, la tempête, calmée, recommence ; on ne peut plus communiquer avec les vaisseaux en rade ; les vagues couvrent les quais et lancent leur écume jusqu’aux fenêtres des maisons ; soirée et nuit affreuses que je passe sur la terrasse ou à la fenêtre de ma chambre, au consulat de France, à regarder le brick, où est ma femme, ballotté dans la rade par des lames immenses, tremblant à chaque instant que les ancres ne chassent, et ne jettent le navire sur les écueils, avec tout ce qui me reste de mon bonheur en ce monde.

Le lendemain soir, la mer se calme enfin ; nous regagnons le brick, nous passons trois heures en rade, attendant des vents meilleurs, et visités sans cesse par M. Mathéi et par M. Bottu. Ce jeune et aimable consul est celui de tous les agents français dans l’Orient qui accueillait le plus cordialement ses compatriotes et honorait le plus le nom de sa nation ; j’emportais un poids de reconnaissance et une amitié véritable du souvenir de ses deux réceptions : il était heureux, entouré d’une femme selon son cœur, et d’enfants qui faisaient toute sa joie. J’apprends que la mort l’a frappé peu de jours après notre passage ; son emploi était la seule fortune de sa famille ; cette fortune, il la consacrait tout entière à ses devoirs de consul ; sa pauvre femme et ses beaux enfants sont maintenant à la merci de la France, qu’il servait et honorait de tous ses appointements : puisse la France penser à eux en se souvenant de lui !




30 avril 1833.


Mis à la voile ; vents variables ; trois jours employés à doubler la pointe occidentale de l’île en courant des bordées sur la terre ; vu le mont Olympe et Paphos, et Amathonte ; ravissant aspect des côtes et des montagnes de Chypre de ce côté. Cette île serait la plus belle colonie de l’Asie Mineure ; elle n’a plus que trente mille âmes ; elle nourrirait et enrichirait des millions d’hommes ; partout cultivable, partout féconde, boisée, arrosée, avec des rades et des ports naturels sur tous ses flancs ; placée entre la Syrie, la Caramanie, l’Archipel, l’Égypte et les côtes de l’Europe, ce serait le jardin du monde.




3 mai 1833.


Le matin, aperçu les premières cimes de la Caramanie ; mont Taurus dans le lointain ; cimes dentelées et couvertes de neige comme les Alpes vues de Lyon ; vents doux et variables ; nuits splendides d’étoiles ; entré de nuit dans le golfe de Satalie ; aspect de ce golfe, semblable à une mer intérieure ; le vent tombe, le navire dort comme sur un lac ; de quelque côté que le regard se porte, il tombe sur l’encadrement montagneux des baies ; des plans de montagnes de toutes formes et de toutes hauteurs fuient les uns derrière les autres, laissant quelquefois entre leurs cimes inégales de hautes vallées où nage la lumière argentée de la lune ; des vapeurs blanches se traînent sur leurs flancs, et leurs crêtes sont noyées dans des vagues d’un pourpre pâle ; derrière s’élèvent les cimes anguleuses du Taurus avec ses dents de neige ; quelques caps bas et boisés se prolongent de loin en loin dans la mer, et de petites îles, comme des vaisseaux à l’ancre, se détachent çà et là des rivages ; un profond silence règne sur la mer et sur la terre ; on n’entend que le bruit que font les dauphins en s’élançant de temps en temps du sein des flots, pour bondir comme des chevreaux sur une pelouse ; les vagues unies et marbrées d’argent et d’or semblaient cannelées comme des colonnes ioniennes couchées à terre ; le brick n’éprouve pas la moindre oscillation ; à minuit s’élève une brise de terre qui nous fait sortir lentement du golfe de Satalie, et raser les côtes de l’Asie Mineure jusqu’à la hauteur de Castelrozzo ; nous entrons dans tous les golfes, nous touchons presque la terre ; les ruines de cette terre qui formait plusieurs royaumes, le Pont, la Cappadoce, la Bithynie, terre vide et solitaire maintenant, se dessinent sur les promontoires ; les vallées et les plaines sont couvertes de forêts ; les Turcomans viennent y planter leurs tentes pendant l’hiver ; l’été, tout est désert, excepté quelques points de la côte, comme Tarsous, Satalie, Castelrozzo et Marmorizza, dans le golfe de Macri.




Mai 1833.


Le courant qui règne le long de la Caramanie nous pousse vers la pointe de ce continent et vers l’embouchure du golfe de Macri ; pendant la nuit nous courons des bordées pour nous rapprocher de l’île de Rhodes ; le capitaine, craignant le voisinage de la côte d’Asie par le vent d’ouest qui s’élève, nous relance en pleine mer ; nous nous réveillons, à peine en vue de Rhodes. Nous trouvons non loin de nous notre brick de conserve, l’Alceste ; le calme nous empêche de nous en approcher pendant toute la journée ; le soir, vent frais qui nous pousse au fond du golfe de Marmorizza ; à minuit, le vent de terre reprend ; nous entrons au jour dans le port de Rhodes.




Mai 1833.


Nous passons trois jours à parcourir les environs de Rhodes, sites ravissants, sur les flancs de la montagne qui regarde l’Archipel. Après deux heures de marche le long de la grève, j’entre dans une vallée ombragée de beaux arbres et arrosée d’un petit ruisseau ; en suivant les bords du ruisseau, tracés par les lauriers-roses, j’arrive à un petit plateau qui forme le dernier gradin de la vallée. Il y a là une petite maison habitée par une pauvre famille grecque ; la maison, presque entièrement couverte par les branches des figuiers et des orangers, a, dans son jardin, les ruines d’un petit temple des Nymphes, une grotte et quelques colonnes et chapiteaux épars, à demi cachés par le lierre et les racines des arbustes ; au-dessus, une pelouse de deux ou trois cents pas de large, avec une source ; là, croissent deux ou trois sycomores ; un des sycomores ombrage à lui seul toute la pelouse : c’est l’arbre sacré de l’île ; les Turcs le respectent, et le malheureux paysan grec ayant voulu un jour en couper une branche, le pacha de Rhodes lui fit donner la bastonnade. Il n’est pas vrai que les Turcs dégradent la nature ou les ouvrages de l’art : ils laissent toutes choses comme elles sont ; leur seule manière de ruiner tout est de ne rien améliorer.

Au-dessus de la pelouse et des sycomores, les collines, qui se dressent à pic, portent des bois de sapins, et ruissellent de petits torrents qui creusent des ravins autour de leurs flancs ; puis les hautes montagnes de l’île dominent et ombragent les collines, la pelouse et la source. Des bords de la fontaine où je suis couché, je vois, à travers les rameaux des pins et des sycomores, la mer de l’archipel d’Asie, qui ressemble à un lac semé d’îles, et les golfes profonds qui s’enfoncent entre les hautes et sombres montagnes de Macri, toutes couronnées de créneaux de neige ; je n’entends rien que le bruit de la source, du vent dans les feuilles, le vol d’un bulbul que ma présence alarme, et le chant plaintif de la paysanne grecque qui berce son enfant sur le toit de sa cabane. — Que ce lieu m’eût été beau il y a six mois !

Je rencontre, dans un sentier des hautes montagnes de Rhodes, un chef cypriote, vêtu à l’européenne, mais coiffé du bonnet grec, et portant une longue barbe blanche. Je le reconnais : il se nomme Thésée, il est neveu du patriarche de Chypre ; il s’est distingué dans la guerre de l’indépendance. Revenu à Chypre après la pacification de la Morée, son nom, son esprit, son activité, lui ont attaché la population grecque de Chypre. À l’époque du soulèvement qui vient d’avoir lieu dans l’île, les paysans des montagnes se sont rangés sous ses ordres ; il a employé son influence à les calmer ; et après avoir, de concert avec M. Bottu, le consul de France, obtenu le redressement de quelques griefs, il a dispersé sa troupe, et s’est réfugié au consulat de France pour échapper à la vengeance des Turcs. Un bâtiment grec l’a jeté à Rhodes, où il n’est pas en sûreté ; je lui offre une place sur un de mes bricks, il s’y réfugie ; je le transporterai à Constantinople, en Grèce ou en Europe, selon son désir. C’est un homme qui a joué constamment sa vie et sa fortune avec la destinée : homme étincelant d’esprit et d’audace, parlant toutes les langues, connaissant tous les pays, d’une conversation intéressante et intarissable, aussi prompt à l’action qu’à la pensée ; un de ces hommes dont le mouvement est la nature, et qui s’élèvent comme les oiseaux de la tempête, avec le tourbillon des révolutions, pour retomber avec elles. La nature jette peu d’âmes dans ce moule. Les hommes ainsi faits sont ordinairement malheureux : on les craint, on les persécute ; ils seraient des instruments admirables si on savait les employer à leur œuvre. — J’envoie une barque à Marmorizza, porter un jeune Grec qui attendra là mes chevaux, et donnera ordre à mes saïs de venir me joindre à Constantinople. Nous nous décidons à aller par mer, en visitant les îles de la côte d’Asie et les bords du continent.

Mis à la voile à minuit, par un vent léger ; — doublé le cap Krio le soir du premier jour ; belle et douce navigation entre les îles de Piscopia, de Nizyra et l’île enchantée de Cos, patrie d’Esculape. Après Rhodes, Cos me semble l’île la plus riante et la plus gracieuse de cet archipel ; des villages charmants, ombragés de beaux platanes, bordent ses rives ; la ville est riante et élégamment bâtie. Le soir, nous nous trouvons comme égarés, avec nos deux bricks, au milieu d’un dédale de petites îles inhabitées ; elles sont couvertes, jusqu’aux flots, d’un tapis de hautes herbes ; il y a des canaux charmants entre elles, et presque toutes ont de petites anses où des navires pourraient jeter l’ancre. Que de séjours enchanteurs pour les hommes qui se plaignent de manquer de place en Europe ! c’est le climat et la fertilité de Rhodes et de Cos ; un immense continent est à deux lieues ; nous courons des bordées sans fin entre ce continent et ces îles ; nous voyons le soleil resplendir sur les grandes ruines des villes grecques et romaines de l’Asie Mineure. Le lendemain, nous nous revenons dans le Boghaz étroit de Samos, entre cette île et celle d’Ikaria ; la haute montagne qui forme presque à elle seule l’île de Samos est sur nos têtes, couverte de rochers et de bois de sapins ; nous apercevons des femmes et des enfants au milieu de ces rochers. La population de Samos, soulevée en ce moment contre les Turcs, s’est réfugiée sur la montagne ; les hommes sont armés dans la ville et sur les côtes. Samos est une montagne du lac de Lucerne, éclairée par le ciel d’Asie ; elle touche presque, par sa base, au continent ; nous n’apercevons qu’un étroit canal qui l’en sépare.

La tempête nous prend dans le golfe de Scala-Nova, non loin des ruines d’Éphèse ; nous entrons le matin dans le canal de Scio, et nous cherchons un asile dans la rade de Tschesmé, célèbre par la destruction de la flotte ottomane par Orloff. L’île ravissante de Scio s’étend, comme une verte colline, de l’autre côté d’un grand fleuve ; ses maisons blanches, ses villes, ses villages, groupés sur les croupes ombragées de ses coteaux, brillent entre les orangers et les pampres ; ce qui reste annonce une immense prospérité récente et une nombreuse population. Le régime turc, à la servitude près, n’avait pas pu étouffer le génie actif, industrieux, commerçant, cultivateur, des populations grecques de ces belles îles ; je ne connais rien en Europe qui présente l’aspect d’une plus grande richesse que Scio ; c’est un jardin de soixante lieues de tour.

Voyage d’un jour aux ruines et aux eaux minérales de Tschesmé.

La mer est calmée ; nous mettons à la voile pour Smyrne, journée de vent variable, employée à suivre doucement la côte de Scio ; les bois descendent jusque dans la mer ; les golfes ont tous leurs villes fortifiées, avec leurs ports remplis de petits bâtiments ; la moindre anse a son village ; une foule innombrable de petites voiles rasent les rivages, portant des femmes et des filles grecques qui vont à leurs églises ; sur toutes les croupes, dans toutes les gorges de collines, on voit blanchir une église ou un village. Nous doublons la pointe de l’île, et nous trouvons un contre-vent qui nous pousse dans le golfe de Smyrne ; jusqu’à la nuit nous jouissons de l’aspect des belles forêts et des grands villages alpestres qui touchent la côte occidentale du golfe ; la nuit, nous sommes en calme non loin des îles de Vourla, où nous voyons briller les feux de la flotte française, mouillée là depuis six mois ; le matin, nous apercevons Smyrne adossée à une immense colline de cyprès, au fond du golfe ; de hautes murailles crénelées couronnent la partie supérieure de la ville ; de belles campagnes boisées s’étendent sur la gauche jusqu’aux montagnes. — Là coule le fleuve Mélès ; le souvenir d’Homère plane pour moi sur tous les rivages de Smyrne ; je cherche des yeux cet arbre au bord du fleuve, inconnu alors, où la pauvre esclave déposa son fruit entre les roseaux : cet enfant devait emporter un jour, dans son éternelle gloire, et le nom du fleuve, et le continent, et les îles. Cette imagination que le ciel donnait à la terre devait réfléchir pour nous toute l’antiquité divine et humaine ; il naissait abandonné aux bords d’un fleuve, comme le Moïse de la poésie ; il vécut misérable et aveugle comme ces incarnations des Indes, qui traversaient le monde sous des habits de mendiants, et qu’on ne reconnaissait pour dieux qu’après leur passage. L’érudition moderne affecte de ne pas voir un homme, mais un type, dans Homère ; c’est un des cent mille paradoxes savants avec lesquels les hommes essayent de combattre l’évidence de leur instinct intime : pour moi, Homère est un seul homme, un homme qui a le même accent dans la voix, les mêmes larmes dans le cœur, les mêmes couleurs dans la parole ; admettre une race d’hommes homériques me paraît plus difficile que d’admettre une race de géants ; la nature ne jette pas ses prodiges par séries ; elle fait Homère, et défie les siècles de reproduire un si parfait ensemble de raison, de philosophie, de sensibilité et de génie.

Je descends à Smyrne pour parcourir la ville et les environs avec M. Salzani, banquier et négociant de Smyrne, homme aussi bienveillant qu’aimable et instruit ; pendant trois jours j’abuse de sa bonté ; nous revenons tous les jours coucher à bord de notre brick. Smyrne ne répond en rien à ce que j’attends d’une ville d’Orient ; c’est Marseille sur la côte de l’Asie Mineure ; vaste et élégant comptoir où les consuls et les négociants européens mènent la vie de Paris et de Londres ; la vue du golfe et de la ville est belle du haut des cyprès de la montagne. En redescendant, nous trouvons au bord du fleuve, que j’aime à prendre pour le Mélès, un site charmant, non loin d’une porte de la ville ; c’est le pont des Caravanes : le fleuve est un ruisseau limpide, et dormant sous la voûte paisible des sycomores et des cyprès ; on s’assied sur ses bords, et des Turcs nous apportent des pipes et du café. Si ces flots ont entendu les premiers vagissements d’Homère, j’aime à les entendre doucement murmurer entre les racines des platanes ; j’en porte à mes lèvres, j’en lave mon front brûlant : puisse renaître, pour le monde d’Occident, l’homme qui doit faire le poëme de son histoire, de ses rêves et de son ciel ! un poëme pareil est le sépulcre des temps écoulés, où l’avenir vient vénérer les traditions mortes, et éterniser par son culte les grands actes et les grandes pensées de l’humanité ; celui qui le construit grave son nom au pied de la statue qu’il élève à l’homme, et il vit dans toutes les images dont il a rempli le monde des idées.

Ce soir, on m’a mené chez un vieillard qui vit seul avec deux servantes grecques, dans une petite maison sur le quai de Smyrne ; l’escalier, le vestibule et les chambres sont pleins de débris de sculpture, de plans d’Athènes en relief, et de fragments de marbre et de porphyre : c’est M. Fauvel, notre ancien consul en Grèce. Chassé d’Athènes, qui était devenue sa patrie, et dont il avait, comme un fils, balayé toute sa vie la poussière pour rendre sa statue au monde, il vit maintenant pauvre et inconnu à Smyrne ; il a emporté là ses dieux, et leur rend son culte de toutes les heures. M. de Chateaubriand l’a vu, dans sa jeunesse, heureux au milieu des admirables ruines du Parthénon ; je le voyais vieux et exilé, et meurtri de l’ingratitude des hommes, mais ferme et gai dans le malheur, et plein de cette philosophie naturelle qui fait supporter patiemment l’infortune à ceux qui ont leur fortune dans leur cœur : je passai une heure d’oubli délicieuse à écouter ce charmant vieillard.

Retrouvé à Smyrne un jeune homme de talent que j’avais connu en Italie, M. Deschamps, rédacteur du journal de Smyrne ; il nous témoigna souvenir et sensibilité. Les débris du saint-simonisme avaient été jetés par la tempête à Smyrne, réduits aux dernières extrémités, mais supportant leurs revers avec la résignation et la constance d’une conviction forte ; j’en reçois à bord deux lettres remarquables. — Il ne faut pas juger des idées nouvelles par le dédain qu’elles inspirent au siècle ; toutes les grandes pensées sont reçues en étrangères dans ce monde. Le saint-simonisme a en lui quelque chose de vrai, de grand et de fécond : l’application du christianisme à la société politique, la législation de la fraternité humaine ; sous ce point de vue, je suis saint-simonien. Ce n’est pas l’idée qui a manqué à cette secte éclipsée, mais non morte ; ce ne sont pas les disciples qui lui ont failli non plus ; ce qui leur a manqué, selon moi, c’est un chef, c’est un maître : c’est un régulateur ; je ne doute pas que si un homme de génie et de vertu, un homme à la fois religieux et politique, confondant les deux horizons dans un regard à portée juste et longue, se fût trouvé placé à la direction de cette idée naissante, il ne l’eût métamorphosée en une puissante réalité ; les temps d’anarchie d’idées sont des saisons favorables à la germination des pensées fortes et neuves : la société, aux yeux du philosophe, est dans un moment de déroute ; elle n’a ni direction, ni but, ni chef ; elle en est réduite à l’instinct de conservation : une secte religieuse, morale, sociale et politique, ayant un symbole, un mot d’ordre, un but, un chef, un esprit, et marchant compacte et droit devant elle au milieu de ces rangs en désordre, aurait inévitablement la victoire ; mais il fallait apporter à la société son salut et non sa ruine, n’attaquer en elle que ce qui lui nuit et non ce qui lui sert, rappeler la religion à la raison et à l’amour, la politique à la fraternité chrétienne, la propriété à la charité et à l’utilité universelle, son seul titre et sa seule base. — Un législateur a manqué à ces jeunes hommes ardents de zèle, dévorés d’un besoin de foi, mais à qui on a jeté des dogmes insensés ; les organisateurs du saint-simonisme ont pris pour premier symbole : Guerre à mort entre la famille, la propriété, la religion, et nous ! ils devaient périr. On ne conquiert pas le monde par la force d’une parole, on le convertit, on le remue, on le travaille et on le change ; tant qu’une idée n’est pas pratique, elle n’est pas présentable au monde social ; l’humanité procède du connu à l’inconnu, mais elle ne procède pas du connu à l’absurde. — Cela sera repris en sous-œuvre avant les grandes révolutions ; on voit des signes sur la terre et dans le ciel ; les saint-simoniens ont été un de ces signes ; ils se dissoudront comme corps, et feront plus tard, comme individus, des chefs et des soldats de l’armée nouvelle.




15 mai.


Sorti à pleines voiles du golfe de Smyrne ; arrivé à la hauteur de Vourla ; en courant une bordée à l’embouchure du golfe, le brick touche sur un banc de sable par la maladresse du pilote grec ; le vaisseau reçoit une secousse qui fait trembler les mâts, et reste immobile à trois lieues des terres ; la vague grossissante vient se briser sur ses flancs ; nous montons tous sur le pont : c’est un moment d’anxiété calme et solennel, que celui où tant de vies attendent leur arrêt du succès incertain des manœuvres qu’on tente. Un silence complet règne ; pas une marque de terreur ; l’homme est grand dans les grandes circonstances ! Après quelques minutes d’efforts impuissants, le vent nous seconde et nous fait tourner sur notre quille ; le brick se dégage, et aucune voie d’eau ne se déclare ; nous entrons en pleine mer, l’île de Mitylène à notre droite. — Belle journée ; nous approchons du canal qui sépare l’île du continent ; mais le vent faiblit, les nuages s’accumulent sur la pleine mer ; à la tombée de la nuit, le vent s’échappe de ces nuages avec la foudre ; tempête furieuse, obscurité totale ; les deux bricks se font des signaux de reconnaissance, et cherchent la rade de Foglieri, l’antique Phocée, entre les rochers qui forment la pointe nord du golfe de Smyrne ; en deux heures la force du vent nous chasse de dix lieues le long de la côte ; à chaque instant la foudre tombe et siffle dans les flots ; le ciel, la mer et les rochers retentissants de la côte sont illuminés par des éclairs qui suppléent le jour, et nous montrent de temps en temps notre route ; les deux bricks se touchent presque, et nous tremblons de nous briser. Enfin une manœuvre, hardie en pleine nuit, nous fait prendre l’embouchure étroite de la rade de Phocée ; nous entendons mugir à droite et à gauche les vagues sur les rochers ; un faux coup de gouvernail nous y jetterait en lambeaux ; nous sommes tous muets sur le pont, attendant que notre sort s’éclaircisse ; nous ne voyons pas nos propres mâts, tant la nuit est sombre ; tout à coup nous sentons le brick qui glisse sur une surface immobile ; quelques lumières brillent autour de nous sur les contours du bassin où nous sommes heureusement entrés, et nous jetons l’ancre sans savoir où ; le vent rugit toute la nuit dans nos mâts et dans nos vergues, comme s’il allait les emporter ; mais la mer est immobile.

Délicieux bassin de l’antique Phocée, d’une demi-lieue de tour, creusé comme un fort circulaire entre de gracieuses collines couvertes de maisons peintes en rouge, de chaumières sous les oliviers, de jardins, de vignes grimpantes, et surtout de magnifiques champs de cyprès, au pied desquels blanchissent les tombes des cimetières turcs ; — descendus à terre ; visité les ruines de la ville qui enfanta Marseille. Reçus avec accueil et grâce dans deux maisons turques, et passé la journée dans leurs jardins d’orangers. — La mer se calme le troisième jour, et nous sortons à minuit du port naturel de Phocée.




17 mai 1833.


Nous avons suivi tout le jour le canal de Mitylène, où fut Lesbos. Souvenir poétique de la seule femme de l’antiquité dont la voix ait eu la force de traverser les siècles. Il reste quelques vers de Sapho, mais ces vers suffisent pour constater un génie de premier ordre. Un fragment du bras ou du torse d’une statue de Phidias nous révèle la statue tout entière. Le cœur qui a laissé couler les stances de Sapho devait être un abîme de passion et d’images.

L’île de Lesbos est plus belle encore à mes yeux que l’île de Scio. Les groupes de ses hautes et vertes montagnes crénelées de sapins sont plus élevés et plus pittoresquement accouplés. La mer s’insinue plus profondément dans son large golfe intérieur ; les groupes de ses collines, qui pendent sur la mer et voient l’Asie de si près, sont plus solitaires, plus inaccessibles ; au lieu de ces nombreux villages répandus dans les jardins de Scio, on ne voit que rarement la fumée d’une cabane grecque rouler entre les têtes des châtaigniers et des cyprès, et quelques bergers sur la pointe d’un rocher, gardant de grands troupeaux de chèvres blanches. — Le soir, nous doublons, par un vent toujours favorable, l’extrémité nord de Mitylène, et nous apercevons à l’horizon devant nous, dans la brume rose de la mer, deux taches sombres, Lemnos et Ténédos.




Même date.


Il est minuit : la mer est calme comme une glace ; le brick plane comme une ombre immobile sur sa surface resplendissante ; Ténédos sort des flots à notre gauche, et nous cache la pleine mer ; à notre droite, et tout près de nous, s’étend, comme une barre noirâtre, le rivage bas et dentelé de la plaine de Troie. La pleine lune, qui se lève au sommet du mont Ida, taché de neige, répand une lumière sereine et douteuse sur les cimes des montagnes, sur les collines et sur la plaine ; elle vient ensuite frapper la mer, et la fait briller jusqu’à l’ombre de notre brick, comme une route splendide où les ombres n’osent glisser. Nous distinguons les tumulus ou petits monticules coniques que la tradition assigne comme les tombeaux de Patrocle et d’Hector. La lune large et rouge qui rase les ondulations des collines ressemble au bouclier sanglant d’Achille ; aucune lumière sur toute cette côte, qu’un feu lointain allumé par les bergers sur une croupe de l’Ida ; aucun bruit que le battement de la voile qui n’a point de vent, et que le branle du mât fait retentir de temps en temps contre la grande vergue : tout semble mort comme le passé dans cette scène terne et muette. Penché sur les haubans du navire, je vois cette terre, ces montagnes, ces ruines, ces tombeaux, sortir comme l’ombre évoquée d’un monde fini, apparaître, du sein de la mer, avec ses formes vaporeuses et ses contours indécis, aux rayons dormants et silencieux de l’astre de la nuit, et s’évanouir à mesure que la lune s’enfonce derrière les sommets d’autres montagnes ; c’est une belle page de plus du poëme homérique ; c’est la fin de toute histoire et de tout poëme : des tombeaux inconnus, des ruines sans nom certain, une terre nue et sombre, éclairée confusément par des astres immortels ; — et de nouveaux spectateurs passant indifférents devant ces rivages, et répétant pour la millième fois l’épitaphe de toute chose : « Ci-gisent un empire, une ville, un peuple, des héros. » Dieu seul est grand ! et la pensée qui le cherche et qui l’adore est seule impérissable.

Je n’éprouve nul désir d’aller visiter de plus près et de jour les restes douteux des ruines de Troie ; j’aime mieux cette apparition nocturne qui permet à la pensée de repeupler ces déserts, et ne s’éclaire que du pâle flambeau de la lune et de la poésie d’Homère : d’ailleurs que m’importent Troie, et ses dieux et ses héros ? cette page du monde héroïque est tournée pour jamais.

Le vent de terre commence à se lever ; nous en profitons pour nous approcher toujours de plus en plus des Dardanelles. Déjà plusieurs grands navires, qui cherchent comme nous cette entrée difficile, s’approchent de nous ; leurs grandes voiles, grises comme les ailes d’oiseaux de nuit, glissent en silence entre notre brick et Ténédos ; je descends à l’entre-pont, et je m’endors.




18 mai 1833.


Réveillé au jour : j’entends le rapide sillage du vaisseau et les petites vagues du matin, qui résonnent comme des chants d’oiseaux autour des flancs du brick ; j’ouvre le sabord, et je vois, sur une chaîne de collines basses et arrondies, les châteaux des Dardanelles avec leurs murailles blanches, leurs tours, et leurs immenses embouchures de canon ; le canal n’a guère qu’une lieue de large dans cet endroit ; il serpente, comme un beau fleuve, entre la côte d’Asie et la côte d’Europe, parfaitement semblables. Les châteaux ferment cette mer, comme les deux battants d’une porte ; mais, dans l’état présent de la Turquie et de l’Europe, il est facile de forcer le passage par mer, ou de faire un débarquement et de prendre les forts à revers ; le passage des Dardanelles n’est inexpugnable que gardé par les Russes.

Le courant rapide nous fait passer, comme la flèche, devant Gallipoli et les villages qui bordent le canal ; nous voyons les îles de la mer de Marmara gronder devant nous ; nous suivons la côte d’Europe pendant deux jours et deux nuits, contrariés par des vents du nord. Le matin, nous apercevons les îles des Princes au fond de la mer de Marmara, dans le golfe de Nicée, et à notre gauche le château des Sept-Tours et les sommités aériennes des innombrables minarets de Stamboul, qui passent du front les sept collines de Constantinople. Chaque bordée en approche, et nous en découvre de nouveaux. À cette première apparition de Constantinople, je n’éprouvai qu’une émotion pénible de surprise et de désenchantement. Quoi ! ce sont là, disais-je en moi-même, ces mers, ces rivages, cette ville merveilleuse, pour lesquels les maîtres du monde abandonnèrent Rome et les côtes de Naples ? C’est là cette capitale de l’univers, assise sur l’Europe et sur l’Asie, que toutes les nations conquérantes se disputèrent tour à tour comme le signe de la royauté du monde ? C’est là cette ville que les peintres et les poëtes imaginent comme la reine des cités, planant sur ses collines et sur sa double mer, enceinte de ses golfes, de ses tours, de ses montagnes, et renfermant tous les trésors de la nature, et du luxe de l’Orient ? C’est là ce que l’on compare au golfe de Naples, portant une ville blanchissante dans son sein creusé en vaste amphithéâtre, avec le Vésuve perdant sa croupe dorée dans des nuages de fumée et de pourpre ; les forêts de Castellamare plongeant leurs noirs feuillages dans une mer bleue, et les îles de Procida et d’Ischia, avec leurs cimes volcaniques et leurs flancs jaunis de pampres et blanchis de villas, fermant la baie immense comme des môles gigantesques jetés par Dieu même à l’embouchure de ce port ? Je ne vois rien là à comparer à ce spectacle dont mes yeux sont toujours empreints ; je navigue, il est vrai, sur une belle et gracieuse mer, mais les bords sont plats, ou s’élèvent en collines monotones et arrondies ; les neiges de l’Olympe de Thrace, qui blanchissent, il est vrai, à l’horizon, ne sont qu’un nuage blanc dans le ciel, et ne solennisent pas d’assez près le paysage. Au fond du golfe je ne vois que les mêmes collines arrondies au même niveau, sans rochers, sans anses, sans échancrures ; et Constantinople, que le pilote me montre du doigt, n’est qu’une ville blanche et circonscrite sur un grand mamelon de la côte d’Europe. Était-ce la peine de venir chercher un désenchantement si loin ? Je ne voulais plus regarder.

Cependant les bordées sans fin du navire nous rapprochaient sensiblement ; nous rasâmes le château des Sept-Tours, immense bloc de construction, sévère et grise, du moyen âge, qui flanque sur la mer l’angle des murailles grecques de l’ancienne Byzance, et nous vînmes mouiller sous les maisons de Stamboul dans la mer de Marmara, au milieu d’une foule de navires et de barques, retenus comme nous hors du port par la violence des vents du nord. Il était cinq heures du soir, le ciel était serein et le soleil éclatant ; je commençais à revenir de mon dédain pour Constantinople : les murs d’enceinte de cette partie de la ville, pittoresquement bâtis de débris de murs antiques, et surmontés de jardins, de kiosques et de maisonnettes de bois peintes en rouge, formaient le premier plan du tableau ; au-dessus, des terrasses de maisons sans nombre pyramidaient comme des gradins d’étages en étages, entrecoupées de têtes d’orangers, et de flèches aiguës et noires de cyprès ; plus haut, sept ou huit grandes mosquées couronnaient la colline, et, flanquées de leurs minarets sculptés à jour, de leurs colonnades moresques, portaient dans le ciel leurs dômes dorés, qu’enflammait la réverbération du soleil : les murs peints en azur tendre de ces mosquées, les couvertures de plomb des coupoles qui les entourent, leur donnaient l’apparence et le vernis transparent de monuments de porcelaine. Les cyprès séculaires accompagnaient ces dômes de leurs cimes immobiles et sombres, et les peintures de diverses teintes des maisons de la ville faisaient briller la vaste colline de toutes les couleurs d’un jardin de fleurs ; aucun bruit ne sortait des rues ; aucune grille des innombrables fenêtres ne s’ouvrait ; aucun mouvement ne trahissait l’habitation d’une si grande multitude d’hommes : tout semblait endormi sous le soleil brûlant du jour ; le golfe seul, sillonné en tout sens de voiles de toutes formes et de toutes grandeurs, donnait signe de vie. Nous voyions à chaque instant déboucher de la Corne-d’Or (ouverture du Bosphore), du vrai port de Constantinople, des vaisseaux à pleines voiles qui passaient à côté de nous en fuyant vers les Dardanelles ; mais nous ne pouvions apercevoir l’entrée du Bosphore, ni comprendre même sa position. Nous dînons sur le pont, en face de ce magique spectacle ; des caïques turcs viennent nous interroger, et nous apporter des provisions et des vivres ; les bateliers nous disent qu’il n’y a presque plus de peste. J’envoie mes lettres à la ville ; à sept heures, M. Truqui, consul général de Sardaigne, accompagné des officiers de sa légation, vient nous rendre visite, et nous offrir l’hospitalité dans sa maison à Péra ; il n’y a aucune possibilité de trouver un logement dans la ville, récemment incendiée ; la cordialité obligeante et l’attrait que nous inspire, dès le premier abord, M. Truqui, nous engagent à accepter. Le vent contraire régnant toujours, les bricks ne peuvent lever l’ancre ce soir : nous couchons à bord.