Voyage en Orient (Lamartine)/Journal 1

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Chez l’auteur (Œuvres complètes, tome 7p. 121-131).


18 novembre.


J’arrive d’une excursion au monastère d’Antoura, un des plus beaux et des plus célèbres du Liban. En quittant Bayruth, on marche pendant une heure le long du rivage de la mer, sous une voûte d’arbres de tous les feuillages et de toutes les formes. La plupart sont des arbres fruitiers, figuiers, grenadiers, orangers, aloès, figuiers sycomores, arbre gigantesque dont les fruits innombrables, pareils à de petites figues, ne poussent pas à l’extrémité des rameaux, mais sont attachés au tronc et aux branches comme des mousses. Après avoir traversé le fleuve sur le pont romain dont j’ai décrit l’aspect plus haut, on suit une plage sablonneuse jusqu’au cap Batroûne, formé par un bras du Liban projeté dans la mer. Ce bras n’est qu’un rocher dans lequel on a taillé, dans l’antiquité, une route en corniche, d’où la vue est magnifique. Les flancs du rocher sont couverts, en plusieurs endroits, d’inscriptions grecques, latines et syriaques, et de figures sculptées dans le roc même, dont les symboles et les significations sont perdus. Il est vraisemblable qu’ils se rapportent au culte d’Adonis, pratiqué jadis dans ces contrées ; il avait, selon les traditions, des temples et des cérémonies funèbres près du lieu où il périt. On croit que c’est au bord du fleuve que nous venions de traverser. En redescendant de cette haute et pittoresque corniche, le pays change tout à coup de caractère. Le regard s’engouffre dans une gorge étroite, profonde, toute remplie par un autre fleuve, Nahr-el-Kelb, le fleuve du Chien. Il coule silencieusement entre deux parois de rochers perpendiculaires, de deux ou trois cents pieds d’élévation. Il remplit toute la vallée dans certains endroits ; dans d’autres, il laisse seulement une marge étroite entre ses ondes et le rocher. Cette marge est couverte d’arbres, de cannes à sucre, de roseaux et de lianes, qui forment une voûte verte et épaisse sur les rives et quelquefois sur le lit entier du fleuve. Un kan ruiné est jeté sur le roc, au bord de l’eau, vis-à-vis d’un pont à arche élancée, sur lequel on passe en tremblant. Dans les flancs des rochers qui forment cette vallée, la patience des Arabes a creusé quelques sentiers en gradins de pierre, qui pendent presque à pic sur le fleuve, et qu’il faut cependant gravir et descendre à cheval. Nous nous abandonnâmes à l’instinct et aux pieds de biche de nos chevaux ; mais il était impossible de ne pas fermer les yeux dans certains passages, pour ne pas voir la hauteur des degrés, le poli des pierres, l’inclinaison du sentier, et la profondeur du précipice. C’est là que le dernier légat du pape auprès des Maronites fut précipité par un faux pas de son cheval, et périt il y a quelques années.

À l’issue de ce sentier on se trouve sur des plateaux élevés, couverts de cultures, de vignes, et de petits villages maronites. On aperçoit sur un mamelon, devant soi, une jolie maison neuve, d’architecture italienne, avec portique, terrasses et balustrades. C’est la demeure que monsignor Lozanna, évêque d’Abydos, et légat actuel du saint-siége en Syrie, s’est fait construire pour passer les hivers. Il habite l’été le monastère de Kanobin, résidence du patriarche, et capitale ecclésiastique des Maronites. Ce couvent, beaucoup plus élevé dans la montagne, est presque inaccessible, et enseveli l’hiver dans les neiges.

Monsignor Lozanna, homme de mœurs élégantes, de manières romaines, d’esprit orné, d’érudition profonde, et d’intelligence ferme et rapide, a été heureusement choisi par la cour de Rome pour aller représenter la politique et ménager l’influence catholique auprès du haut clergé maronite. Il serait fait pour les représenter à Vienne ou à Paris : c’est le type d’un de ces prélats romains héritiers des grandes et nobles traditions diplomatiques de ce gouvernement, où la force n’est rien, où l’habileté et la dignité personnelles sont tout. Monsignor Lozanna est Piémontais ; il ne restera sans doute pas longtemps dans ces solitudes, Rome l’emploiera plus utilement sur un plus orageux théâtre. Il est un de ces hommes qui justifient la fortune, et dont la fortune est écrite d’avance sur un front actif et intelligent. Il affecte avec raison, parmi ces peuples, un luxe oriental et une solennité de costume et de manières sans lesquels les hommes de l’Asie ne reconnaissent ni la sainteté ni la puissance. Il a pris le costume arabe ; sa barbe immense, et soigneusement peignée, descend à flots d’or sur sa robe de pourpre, et sa jument arabe de pur sang, brillante et docile dans sa main, défie la plus belle jument des scheiks du désert. Nous l’aperçûmes bientôt, venant au-devant de nous, suivi d’une escorte nombreuse, et caracolant sur des précipices de rocher où nous n’avancions qu’avec précaution. Après les premières paroles de compliment, il nous conduisit à sa charmante villa, où une collation nous attendait, et nous accompagna bientôt après au monastère d’Antoura, où il résidait provisoirement. Deux jeunes prêtres lazaristes, venus de France après la révolution de Juillet, occupent maintenant seuls ce beau et vaste couvent, bâti jadis par les jésuites ; les jésuites ont essayé plusieurs fois d’établir leur mission et leur influence parmi les Arabes ; ils n’ont jamais réussi, et ne paraissent pas destinés à plus de succès de nos jours. La raison en est simple : il n’y a point de politique dans la religion des hommes de l’Orient ; complètement séparée de la puissance civile, elle ne donne ni influence ni action dans l’État ; l’État est mahométan, le catholicisme est libre, mais il n’a aucun moyen humain de domination ; or, c’est surtout par les moyens humains que le système des jésuites a essayé d’agir et agit religieusement : ce pays ne leur convenait pas. La religion y est divisée en communions orthodoxes ou schismatiques, dont les croyances font partie du sang et de l’esprit héréditaire des familles. Il y a repoussement et haine irréconciliables entre les diverses communions chrétiennes, bien plus qu’entre les Turcs et les chrétiens. Les conversions sont impossibles là où le changement de communion serait un opprobre qui flétrirait, et que punirait souvent de mort une tribu, un village, une famille : quant aux mahométans, il est inouï qu’on en ait jamais converti. Leur religion est un déisme pratique, dont la morale est la même en principe que celle du christianisme, moins le dogme de la divinité de l’homme. Le dogme du mahométisme n’est que la croyance dans l’inspiration divine, manifestée par un homme plus sage et plus favorisé de l’émanation céleste que le reste de ses semblables ; on a mêlé plus tard quelques faits miraculeux à la mission de Mahomet, mais ces miracles des légendes islamiques ne sont pas le fond de la religion, et ne sont pas admis par les Turcs éclairés. Toutes les religions ont leurs légendes, leurs traditions absurdes, leur côté populaire ; le côté philosophique du mahométisme est pur de ces grossiers mélanges : il n’est que résignation à la volonté de Dieu, et charité envers les hommes. J’ai vu un grand nombre de Turcs et d’Arabes profondément religieux, qui n’admettaient de leur religion que ce qu’elle a de raisonnable et d’humain. C’est un théisme pratique et contemplatif. On ne convertit guère de pareils hommes : il est plus facile de descendre du dogme merveilleux au dogme simple, que de remonter du dogme simple au dogme merveilleux.

L’intervention des jésuites avait un autre inconvénient parmi les Maronites. Par la nature même de leur institution, ils créent facilement des partis, des factions pieuses dans le clergé et dans la population ; ils inspirent, par l’ardeur même de leur zèle, ou l’enthousiasme ou la haine. Rien ne reste tiède autour d’eux : le haut clergé maronite, quoique simple et bon, ne pouvait voir d’un œil bienveillant l’établissement parmi eux d’un corps religieux qui aurait enlevé une partie des populations catholiques à leur domination spirituelle.

Les jésuites n’existent donc plus en Syrie. Ces dernières années seulement, il y est arrivé deux jeunes pères, l’un Français, l’autre Allemand, qu’un évêque maronite a fait venir pour professer dans l’école maronite qu’il fonde. J’ai connu ces deux excellents jeunes gens, tous les deux pleins de foi et consumés d’un zèle désintéressé. Ils ne négligeaient rien pour propager parmi les Druzes, leurs voisins, quelques idées de christianisme ; mais l’effet de leurs démarches se bornait à baptiser en secret, à l’insu des parents, de petits enfants dans les familles où ils s’introduisaient sous prétexte d’y donner des conseils médicaux. Ils me parurent peu disposés à se soumettre aux habitudes un peu ignorantes des évêques maronites en matière d’instruction, et je crois qu’ils reviendront en Europe sans avoir réussi à naturaliser le goût d’une plus haute instruction. Le père français était digne de professer à Rome et à Paris.

Le couvent d’Antoura a passé aux lazaristes après l’extinction de l’ordre des jésuites. Les deux jeunes pères qui l’habitaient étaient venus souvent nous rendre visite à Bayruth. Nous avions trouvé en eux une société aussi aimable qu’inattendue : bons, simples, modestes, uniquement occupés d’études sévères et élevées, au courant de toutes les choses de l’Europe, et participant au mouvement d’esprit qui nous emporte, leur conversation universelle et savante nous avait d’autant plus charmés, que les occasions en sont plus rares dans ces déserts. Quand nous passions une soirée avec eux, parlant des événements politiques de notre patrie, des partis intellectuels qui tombaient ou de ceux qui se reformaient en France, des écrivains qui se disputaient la presse, des orateurs qui conquéraient tour à tour la tribune, des doctrines de l’avenir ou de celles des saint-simoniens, nous aurions pu nous croire à deux lieues de la rue du Bac, causant avec des hommes sortant de Paris le matin pour y rentrer le soir. Ces deux lazaristes étaient en même temps des modèles de sainteté et de ferveur simple et pieuse. L’un d’eux était très-souffrant : l’air vif du Liban rongeait sa poitrine, et raccourcissait le nombre de ses années. Il n’avait qu’un mot à écrire à ses supérieurs pour obtenir son rappel en France ; il ne voulait pas le prendre sur sa conscience. Il vint consulter M. de Laroyère, que j’avais auprès de moi, et lui demanda si, en sa qualité de médecin, il pouvait lui donner l’avis formel et consciencieux que l’air de Syrie était mortel pour sa constitution. M. de Laroyère, dont la conscience est aussi sévèrement scrupuleuse que celle du jeune prêtre, n’osa pas lui dire aussi explicitement sa pensée, et le bon religieux se tut et resta.

Ces ecclésiastiques, perdus dans ce vaste monastère où ils n’ont qu’un seul Arabe pour les servir, nous reçurent avec cette cordialité que le nom de la patrie inspire à ceux qui se rencontrent loin d’elle. Nous passâmes deux jours avec eux : nous avions chacun une assez grande cellule avec un lit et des chaises, meubles inusités dans ces montagnes. Le couvent est situé dans le creux d’un vallon, au pied d’un bois de pins ; mais ce vallon lui-même, à mi-hauteur du Liban, a, par une gorge, une échappée de vue sans bornes sur les côtes et sur la mer de Syrie ; le reste de l’horizon se compose de sommets et d’aiguilles de roches grises, couronnés de villages ou de grands monastères maronites. Quelques sapins, des orangers et des figuiers, croissent çà et là dans les abris de roc, et aux environs des torrents et des sources : c’est un site digne de Naples et du golfe de Gênes.

Le couvent d’Antoura est voisin d’un couvent de femmes maronites, dont les religieuses appartiennent aux principales familles du Liban. Des fenêtres de nos cellules nous voyions celles de ces jeunes Syriennes, que l’arrivée d’une compagnie d’étrangers dans leur voisinage semblait vivement préoccuper. Ces couvents de femmes n’ont ici aucune utilité sociale. Volney parle, dans son Voyage en Syrie, de ce couvent près d’Antoura, où une femme, nommée Hindia, exerçait, dit-on, d’horribles atrocités sur ses novices. Le nom et l’histoire de cette Hindia sont encore très-présents dans ces montagnes. Emprisonnée pendant longues années par ordre du patriarche maronite, son repentir et sa bonne conduite lui obtinrent sa liberté. Elle est morte il y a peu de temps, en renommée de sainteté parmi quelques chrétiens de sa secte. C’était une femme fanatisée par sa volonté ou par son imagination, et qui avait réussi à fanatiser un certain nombre d’imaginations simples et crédules. Cette terre arabe est la terre des prodiges ; tout y germe, et tout homme crédule ou fanatique peut y devenir prophète à son tour : lady Stanhope en sera une preuve de plus. Cette disposition au merveilleux tient à deux causes : à un sentiment religieux très-développé, et à un défaut d’équilibre entre l’imagination et la raison. Les fantômes ne paraissent que la nuit ; toute terre ignorante est miraculeuse.

La terrasse du couvent d’Antoura, où nous nous promenions une partie du jour, est ombragée d’orangers magnifiques, cités déjà par Volney comme les plus beaux et les plus anciens de la Syrie : ils n’ont point péri ; semblables à des noyers de cinquante ans dans nos pays, ils ombragent le jardin et le toit du couvent de leur ombre épaisse et embaumée, et portent sur leurs troncs les noms de Volney et de voyageurs anglais qui avaient, comme nous, passé quelques moments à leurs pieds.

Le groupe de montagnes dans lequel se trouve compris Antoura est connu sous le nom de Kesrouan, ou de la chaîne de Castravan : cette contrée s’étend du Nahr-el-Kébir au Nahr-el-Kelb. C’est le pays, proprement dit, dés Maronites : cette terre leur appartient : c’est là seulement que leurs priviléges s’étendent, bien que de jour en jour ils se répandent dans le pays des Druzes, et y portent leurs lois et leurs mœurs. Le principal produit de ces montagnes est la soie. Le miri, ou l’impôt territorial, est fixé d’après le nombre des mûriers que chacun possède. Les Turcs exigent de l’émir Beschir un ou deux miris par an comme tribut, et l’émir en perçoit souvent en outre plusieurs pour son propre compte : néanmoins, et malgré les plaintes des Maronites sur l’excès des taxes, ces impôts ne sont pas à comparer avec ce que nous payons en France ou en Angleterre. Ce n’est pas le taux de l’impôt, c’est son arbitraire, c’est son irrégularité qui opprime une nation. Si l’impôt en Turquie était légal et fixe, on ne le sentirait pas ; mais là où la taxe n’est pas déterminée par la loi, il n’y a pas de propriété, ou bien la propriété est incertaine et languissante : la richesse d’un peuple, c’est la bonne constitution de la propriété. Chaque scheik de village répartit l’impôt, et s’en attribue une portion à lui-même. Au fond, ce peuple est heureux. Ses dominateurs le craignent, et n’osent s’établir dans ses provinces ; sa religion est libre et honorée ; ses couvents, ses églises couvrent les sommets de ses collines ; ses cloches, qu’il aime comme une voix de liberté et d’indépendance, sonnent nuit et jour la prière dans les vallées ; il est gouverné par ses propres chefs, choisis par l’usage, ou donnés par l’hérédité parmi ses principales familles ; une police rigoureuse, mais juste, maintient l’ordre et la sécurité dans les villages ; la propriété est connue, garantie, transmissible du père au fils ; le commerce est actif, les mœurs parfaitement simples et pures. Je n’ai vu aucune population au monde portant sur ses traits plus d’apparence de santé, de noblesse et de civilisation, que ces hommes du Liban. L’instruction du peuple, bien que bornée à la lecture, à l’écriture, au calcul, au catéchisme, y est universelle, et donne aux Maronites un ascendant légitime sur les autres populations syriennes. Je ne saurais les comparer qu’aux paysans de la Saxe et de l’Écosse.

Nous revînmes à Bayruth par le bord de la mer. Les montagnes qui bordent la côte sont couvertes de monastères construits dans le style des villas florentines du moyen âge. Un village est planté sur chaque mamelon, couronné d’une forêt de pins parasols, et traversé par un torrent qui tombe en cascade brillante au fond d’un ravin. De petits ports de pêcheurs sont ouverts sur toute cette côte dentelée, et remplis de petites barques attachées aux môles ou aux rochers. De belles cultures de vigne, d’orge, de mûriers, descendent des villages à la mer. Les clochers des monastères et des églises s’élèvent au-dessus de la sombre verdure des figuiers ou des cyprès ; une grève de sable blanc sépare le pied des montagnes de la vague, limpide et bleue comme celle d’une rivière. Il y a deux lieues de pays qui tromperaient l’œil du voyageur, s’il ne se souvenait qu’il est à huit cents lieues de l’Europe : il pourrait se croire sur les bords du lac de Genève, entre Lausanne et Vevay, ou sur les rives enchantées de la Saône, entre Mâcon et Lyon ; seulement le cadre du tableau est plus majestueux à Antoura, et quand il lève les yeux, il voit les cimes de neige du Sannin, qui fendent le ciel comme des langues d’incendie…




Le journal de l’auteur fut interrompu ici. Au commencement de décembre il perdit sa fille unique ; elle fut emportée en deux jours, au moment où sa santé, altérée en France, paraissait complétement rétablie par l’air de l’Asie. Elle mourut entre les bras de son père et de sa mère, dans la maison de campagne où M. de Lamartine avait établi sa famille pour passer l’hiver, aux environs de Bayruth. Le vaisseau que M. de Lamartine avait renvoyé en Europe ne devait revenir qu’au mois de mai 1833 toucher aux côtes de Syrie et reprendre les voyageurs : ils restèrent six mois dans le Liban après cet affreux événement, atterrés du coup dont la Providence les avait frappés, et sans aucune diversion à leur douleur que les larmes de leurs compagnons de voyage et de leurs amis. Au mois de mai, le navire l’Alceste revint à Bayruth, comme il avait été convenu : les voyageurs, pour épargner une douleur de plus à la malheureuse mère, ne remontèrent pas sur le même navire qui les avait apportés, heureux et confiants, avec la charmante enfant qu’ils avaient perdue. M. de Lamartine avait fait embaumer le corps de sa fille pour le rapporter à Saint-Point, où, à ses derniers moments, elle avait témoigné le désir d’être ensevelie. Il confia ce dépôt sacré à l’Alceste, qui devait naviguer de conserve avec lui, et il affréta un second bâtiment, le brick la Sophie, capitaine Coulonne, pour s’y embarquer lui-même avec sa femme et ses amis.