Voyage en Orient (Lamartine)/Le Couteau d’or

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Chez l’auteur (p. 37-42).


LE COUTEAU D’OR




Une fois deux sapins croissaient l’un près de l’autre ;
Au milieu d’eux s’élevait la cime élégante d’un mélèze ;
Mais ce n’étaient point deux sapins verts,
Ce n’était point un élégant mélèze :
C’étaient deux frères nés d’un même sein,
L’un nommé Paul, l’autre Radul,
Et entre eux la dame Jélitza leur sœur.
Ils l’aimaient tendrement, les deux frères,
Et lui donnaient de fréquents gages d’amitié ;
L’un tantôt plus, l’autre tantôt moins.

Ils lui donnèrent enfin un beau couteau
À lame, enfermé dans un étui d’argent.
Quand la jeune épouse de Paul vit ceci,
L’envie s’alluma dans son cœur,
Et, courroucée, elle dit à l’épouse de Radul :
« Belle-sœur, ma belle sœur,
Dis, ne connais-tu pas quelque herbe haineuse,
Dont je puisse diviser cet amour de frère ? »
Et l’épouse de Radul lui répondit :

« Pour Dieu ! que dis-tu là, ma belle-sœur ?
Je ne connais aucune plante haineuse ;
Et j’en connaîtrais, que je ne te les nommerais pas !…
Ma sœur m’aime, et plus d’une fois
Elle m’a donné des marques de tendresse. »
Quand l’épouse de Paul ouït ce discours,
Elle alla auprès des chevaux dans la prairie,
Et traîtreusement elle donna un coup au coursier ;
Et, courant vers son époux et maître, elle s’écria :

« Pour ton malheur, tu as aimé ta sœur !
Pour ton malheur, tu l’as gratifiée !
Sur la prairie, elle vient de percer le flanc de ton coursier. »

Paul alors questionnant sa sœur :
« Pourquoi cela ? Sœur, que Dieu t’en punisse !… »

La sœur jura par tout ce qui lui était cher :

« Ce n’est pas moi, frère ! sur ma vie ;
Oui, sur ma vie aussi bien que sur la tienne ! »
Et le frère crut aux serments de sa sœur.
Quand la jeune épouse de Paul vit ceci,
Elle alla pendant la nuit dans la fauconnerie ;
Elle coupa la tête au gris faucon de Paul,
Et, se présentant le lendemain devant son époux :

« Pour ton malheur, tu as aimé ta sœur !
Pour ton malheur, tu l’as gratifiée d’un couteau !
Voici qu’elle a coupé la tête à ton faucon. »

Paul, irrité, questionna Jélitza sa sœur :
« Pourquoi cela ? Sœur, que Dieu te punisse ! »

La sœur jura par tout ce qui lui était cher :
« Mon frère, ce n’est pas moi ! sur ma vie,
Sur ma vie comme sur la tienne ! »
Et le frère crut encore aux serments de sa sœur.
Lorsque la jeune épouse de Paul vit ceci,
Elle se glissa le soir, après le souper,
Près de la belle-sœur, et, lui dérobant le couteau d’or,
Elle en frappa son propre enfant au berceau.
Mais quand l’aube du matin parut,
Elle se précipita en criant vers son époux,
Criant et se déchirant le visage :

« Oh ! pour ton malheur, tu as aimé cette sœur !

Pour un plus grand encore, tu l’as gratifiée !
Dans le berceau elle a égorgé ton enfant !…
Mais ne veux-tu pas me croire ?
Visite toi-même le couteau qu’elle porte à sa ceinture ! »
Paul s’élança comme saisi de fureur :
Il monta vers les chambres hautes,
Où dormait sa sœur étendue sur ses coussins.
Sous sa tête était placé le couteau d’or ;
Le frère le prit alors,
Il le tira hors de l’étui d’argent…
Et le couteau était baigné de sang !…

Quand le noble Paul vit ceci,
Il saisit la main de sa sœur :
« Ma sœur, que Dieu te foudroie !
Que tu m’eusses tué mon coursier aux champs,
Mon noble faucon dans la fauconnerie :
Mais pourquoi tuer mon doux enfant au berceau ? »

Sa sœur jura partout ce qui lui était cher :
« Non, frère, ce ne fut pas moi ! sur ma vie,
Sur ma vie aussi bien que sur la tienne !
Mais ne veux-tu pas me croire ?
Conduis-moi aux champs, en rase campagne ;
Là, attache-moi à la queue de tes coursiers,
Et qu’ils me déchirent de quatre côtés ! »

Mais cette fois le frère ne crut point sa sœur ;

Plein de fureur, il la prit par ses blanches mains,
Il l’entraîna aux champs, en rase campagne ;
Il l’attacha à la queue de ses coursiers,
Et les lâcha tous quatre sur la vaste plaine.
Là où tomba une goutte de son sang,
Crûrent des immortelles et des basilics ;
Mais à l’endroit où elle tomba morte,
S’éleva subitement une église.

Peu de temps s’était écoulé depuis ceci,
Lorsque la jeune épouse de Paul tomba malade.
Gravement malade elle demeura durant neuf années ;
La corruption se mit dans ses os ;
Des vers venimeux fourmillaient dans ses plaies,
Et en secret rongeaient ses chairs.
Pleine de douleur et de désespoir, elle gémit,
Et parle ainsi à son époux et maître :

« Écoute-moi, ô mon époux et seigneur !
Conduis-moi à l’église de ta sœur,
Pour essayer de me réconcilier avec elle. »
Quand Paul eut entendu ces paroles,
Il conduisit son épouse à l’église merveilleuse ;
Mais quand elle fut devant ses murs,
Une voix menaçante sortit de la blanche église :
« N’avance point, épouse de Paul !
Rien ne peut te réconcilier avec l’église ! »
La jeune femme entendit ceci avec épouvante,
Et implora ainsi son seigneur :


« Oh ! pour Dieu, mon Paul, mon époux et maître,
Ne me ramène point vers notre blanche demeure,
Mais attache-moi aussi à la queue de tes coursiers !
Chasse-les vers la vaste campagne,
Et qu’ils me déchirent toute vivante ! »

Paul obéit aux paroles de la jeune femme ;
Il l’attacha à la queue de ses coursiers,
Et les chassa tous quatre sur la vaste plaine.
Là où tomba une goutte de son sang,
Crûrent des ronces et des épines ;
Mais à l’endroit où elle tomba morte,
La terre ébranlée enfanta un lac profond.
Sur le lac voguait un coursier noir ;
À ses côtés voguait un berceau d’or ;
Sur le berceau perchait un gris faucon ;
Dans le berceau reposait un enfant endormi ;
Tout près de son cou, la main de sa propre mère
Armée du fatal couteau d’or !